Nulle part où aller, plus d’issue. On se trouve là, au fond de la grotte, après avoir glissé dans des galeries de plus en plus étroites. Impossible de rebrousser chemin. Le regard tombe sur une vaste salle, barrée par un lac dont les eaux, sombres comme l’onyx, n’invitent guère à la traversée. Le plafond, une voûte immense, se perd dans une obscurité où seuls les yeux, désormais habitués, perçoivent les strates calcaires, les bancs de roche et les concrétions pendues, menaces silencieuses. Des fissures suintent, laissant une patine glissante sur les parois sculptées par les millénaires.
On s’assied, exténué, sur le sol argileux et rocailleux. Le carnet est là, dans la poche. Pas besoin de lumière. Dans cette pénombre, tout s’éclaire. On se souvient des héros d’Homère, Ulysse, Achille, Hector, Agamemnon, figures de manuels scolaires. Et l’on constate, avec une clarté presque cruelle : tout n’était que mensonge. La vérité n’étant pas le moindre d’entre eux. Cette prise de conscience, c’est elle qui a poussé vers ce gouffre, vers la nappe phréatique, les profondeurs insondables. Chaque pas de la descente dans les entrailles de la terre, à travers les diaclases et cheminées, dénouait une illusion. Arrivé ici, devant ce lac noir, cet ultime siphon, on sait qu’on a touché au but. Le fond est atteint, l’idée de revenir en arrière ou d’aller au-delà n’a plus lieu d’être. On s’est assis, et on le note, poussé par une fidélité de chien envers quelque maître imaginaire.
C’est la seule chose qui vienne ce matin. Cet embryon d’histoire. Comme une nécessité, une compulsion inéluctable de conter. C’est la fin. La fin du monde, cet anéantissement ; la fin de tout, cette vacuité abyssale ; sa propre fin, cette dissolution. Pourtant, rien d’autre à faire que de se raconter des histoires, encore et encore, jusqu’à l’écœurement que la moindre fiction, la moindre fabulation, finit par imposer.
Puis, le décor bascule. La chaleur est moins accablante ce matin. Les stridences des martinets déchirent l’air, déchirent la quiétude. Une solution pour la pâtée de la chatte : moitié le matin, moitié le soir, le reste au frigo. S’il y a faim, des croquettes. Ces derniers jours, la souffrance des corps – bêtes et humains – était un liant, une connexion tangible. Une empathie primale, née de l’accablement généralisé. Elle s’évanouit avec la fraîcheur. Aucune pitié pour ce gros insecte qui peine à se redresser. Une godasse. Le béton. Le balai. La bouche d’évacuation, un gouffre plus insignifiant, mais tout aussi définitif.
On tente de se souvenir. Comment faisait-on, autrefois, face à l’absurdité crue, à l’horreur indicible ? L’observation était une lame à aiguiser jour après jour, heure après heure. Elle permettait de prendre appui sur quelque chose de tangible, de concret. D’évaluer, de relativiser, de prendre un minimum de distance. Souvent, cette vigilance constante s’achevait en ironie cinglante, parfois en cynisme mordant. C’était aussi une forme de descente, vers le trou du cul du monde. Une fois au point d’orgue, au terminus, peut-être se produirait-il enfin quelque chose. Un choix décisif entre stalactite et stalagmite. Entre le cynisme dévastateur et l’amour rédempteur.
C’est là, le bureau. Un tableau, oui, mais une ébauche primale, la strate inaugurale d’une œuvre en gestation. Le modus operandi est intuitif, une quête délibérée sans feuille de route. On procède par impulsions aléatoires sur la toile, ou sur la page. Ici, une figure ample ; là, une silhouette discrète ; ailleurs, des notes ténues. L’enjeu : trouver une modalité inédite d’investir l’espace, parce qu’on ne sait toujours pas comment l’occuper, quelle est sa corrélation intrinsèque avec soi, quelle raison fondamentale justifie leur coexistence.
Le fait d’user d’un vocabulaire distinct amuse. Il y a un sérieux profond dans cet amusement. Sortir d’une langue habituelle, pénétrer une autre, encore inconnue. Essayer de traduire la même chose avec des mots différents. N’est-ce pas la même démarche que de prendre des tubes de couleurs primaires et d’en extraire de nouveaux mélanges, si possible ceux que l’on n’a pas l’habitude d’utiliser, des nuances inédites ?
La justesse, ce n’est pas une perfection figée, mais un équilibre fragile né du déséquilibre même. Elle n’a rien de moral, c’est une harmonie purement esthétique, qui résonne d’abord à l’oreille. Elle n’est jamais un aboutissement, mais la force qui nous pousse à chercher inlassablement le mot "plus juste", quand ce que l’on pensait vouloir dire s’efface pour laisser place à l’indicible. Elle se manifeste non pas en effaçant l’imperfection, mais en l’embrassant pour atteindre ce qui vibre au plus profond.
Ce bureau est une extension, une sorte de métaphore palpable de son site web. Un chaos assumé. Des centaines de textes déposés depuis 2018, sans ordre apparent, comme des couches de sédiments accumulées. Le même désordre, la même impossibilité de savoir où l’on va, ou comment on y est arrivé. Cette conversation elle-même, qui a débuté dans un cul-de-sac, avec l’interrogation sur la nécessité intérieure, la description détaillée de ce bureau où l’on craint de se perdre, et cette prise de conscience que le site web en est le miroir. Un sujet, dira-t-on, nombriliste ?
Mais l’intime, on le sait, n’est jamais qu’une porte. Une porte étroite, certes, mais qui s’ouvre sur l’universel. La justesse d’une voix, de la sienne, ce koíranos invisible, est précisément là : dans sa capacité à parcourir les rangs, non pas pour imposer, mais pour sonder, pour relier les détails infimes du bureau aux vastes questions de la fin, de l’absurdité, et de cette impulsion inéluctable à tenter de dire, encore et toujours, même ce qui ne peut l’être, avec la force d’une vérité brute qui ne craint pas son propre chaos.
