Octobre 2025-Synthèse du mois
1er octobre — Lecture nocturne de Perturbation. Rien n’y est apaisant, pourtant cette crudité calme. C’est l’absence d’illusion qui agit. Papiers, devis, dents arrachées. L’arrogance des gestionnaires me coupe le souffle. Je serre les dents pour ne pas être blessant. Ma fragilité dentaire vient peut-être de là. Inutile de nier qu’on est un numéro : vous l’êtes. L’histoire ne se décide pas en amont. Elle surgit une fois écrite.
2 octobre — Je décide de modifier le rythme en supprimant la ponctuation. Cela devient une psalmodie. L’émotion ne vient plus de ce que j’écris, mais de la manière dont je le lis. Déjeuner avec M. et B. Les conversations s’orientent vers les maladies. L’ennui s’installent. Double mouvement de gratitude pour la présence des amis et de fuite vers un silence qui m’appartient seul.
3 octobre — Écrire est d’abord une affaire avec soi-même. J’en fais un dossier sans témoin, porte close. Parler de ce que j’écris m’apparaît obscène. Peinture : deux heures à chercher des clairs. À la fin, j’ai reculé : j’avais détruit une grande part de ce qui tenait. Je ne m’installe plus. Ni dans la peinture, ni dans l’écriture. Je marche d’un point immobile vers un point immobile.
4 octobre — Mon père dans le couloir. Je vois sa bouche s’ouvrir et se fermer sur l’absence de dents. Hier je me suis regardé dans la glace et j’ai ouvert la bouche. Nous sommes pareils. Être pareil ne m’apparaît plus aussi monstrueux. C’est même apaisant d’une certaine façon. Je sais ce que c’est que ne pas tomber.
5 octobre — Je me réveille d’un coup. La masse arrive, déjà sur moi. Mon père revient comme ça. Sans prévenir. Ancien militaire sans uniforme. Dans ma sueur, la sienne. Sel. Tabac. Cuir. Il se rue. M’empoigne. Me couche au sol. Je bois brûlant. Tasse. Table. Torchon. Alignés. Ça tient.
6 octobre — Plusieurs fois que je reprends le même texte et, à la fin, je l’efface. Peut-être qu’aujourd’hui il ne faut rien écrire. Seulement ce que je fais sur le site. Considérer le journal comme une sismographie. Retour à mon cœur de métier : image, peinture, ligne, forme, vide et plein.
7 octobre — Quelqu’un a dit que c’était un cauchemar et qu’on allait se réveiller. J’ai fait hmm. Quand les gens dorment debout, il ne faut pas les contredire. Au point où nous en sommes, l’étonnement serait encore un prétexte pour fabriquer du réel. Cheap. Une lucidité qui peut vous péter entre les mains à tout instant. Un genre de lampe-torche pour se diriger dans les ténèbres.
8 octobre — Si nos raisons sont des figures, le dialogue consiste à proposer une meilleure mise en forme du vrai. Simenon : un crime pour ouvrir l’humain. Le meurtre n’est pas une fin mais un levier. La honte comme moteur. Simenon montre, il commente très peu. Le réel parle.
9 octobre — Mal dormi, mauvaise humeur. L’immense camion planté devant la maison. Le marché quasi vide. Les gens au volant encore moins miséricordieux que d’habitude. Parfois je pense à la mort. Mourir, ne plus voir tout ça, bon débarras.
10 octobre — Je dis que je reconnais la façade par trois signes simples : un vieux numéro, un joint jauni, une tache. Je dis que c’est incontestable, et je retire ma certitude. La mémoire adore les trajets courts et les gestes ronds. Je dis, pour finir en le défaisant, que la vérité de ces souvenirs tient dans la manière même dont ils m’échappent.
11 octobre — Page nue, marge large, blancs bloqués. Ici, j’ai supprimé les verbes pour éprouver l’hypostase du nom. La page sert d’unité, non la phrase. Revenir sur les lieux par l’imagination. Rester dans l’ignorance et s’y tenir, non dans l’accablement mais dans la disponibilité.
12 octobre — On dit vivre au présent. Le présent n’a pas lieu. Il se soutient d’une lacune qu’on nomme instant. Nommer l’instant le retire. Rien à retenir. Aller sans objet. Il y a, peut-être, urgence. Non à comprendre. À sortir. Un pas se fait, sans direction.
13 octobre — Pas écrit. La mise à jour du site a pris le relais. L’urgence d’une bonne soupe m’a détourné. Lecture de Gros œuvre de Joy Sorman. Rousseau revient : « les fruits à tous, la terre à personne ». Facture d’eau : on paie pour confirmer qu’on a payé.
14 octobre — Mon cousin C. est mort hier en pleine conversation téléphonique. La littérature paraît tellement futile soudain. Comme si j’étais en colère de ne pas l’avoir mieux connu. Départ Lyon, médecin. Une hémorragie. « Rendez à César » : se réjouir du manque d’argent, cela permet, parfois, de penser à autre chose.
15 octobre — Nous pensons revendre la maison. Pas de tristesse. Avoir un projet tient. Sur la route, vertige : il y a plus de morts que de vivants. J’essaie d’imaginer ma tombe. Déjà un peu mort, je regarde sans rien dire. À Caluire, je revois la dalle vide et un pot de chrysanthèmes.
16 octobre — Elle choisit une photographie. Il dit : « Oublie tout. Peins le moment. » Elle fabrique sa palette, peint. Ils regardent sans parler. Il pose la tasse sur la soucoupe, exactement au point. Là où, tout à l’heure, il avait cru que la place bougeait.
17 octobre — Je suis reparti en apnée. Ce que j’écris ne me semble pas partageable. Pourtant je m’acharne à tenir le rythme. Comme un gardon qui gigote au bout d’une ligne. Hier, sur le parking, trois feuilles jaunes en triangle. Cette émotion semblait m’emporter vers un autre monde. Par la fiction, recréer une réalité plus acceptable.
18 octobre — Éprouver physiquement la vitesse du temps me terrifie autant qu’elle me soulage. Au bout du compte il faut accepter de crever, d’être devenu quantité négligeable. Qu’y a-t-il de plus attristant que voir ce que d’autres ne voient pas et vivre parmi des somnambules ? La nuit, les rêves insistent : nous traversons la cour vide d’un camp d’extermination. Au réveil, il reste une phrase : tant pis, au moins aurons-nous essayé.
19 octobre — Étymologie de « suffoquer » : étouffer par la fumée. Cela m’a ramené à l’enfance, où nous braquions le soleil dans une loupe pour voir l’herbe grésiller. L’empilement des taxes et des injustices produira le même effet et fera lever une parole qui dise clairement non.
20 octobre — L’accumulation des rêves lucides semble corrélée à la nourriture, aux soupes riches en vitamine B6. Tout ceci découlant des ennuis dentaires. Un mal pour un bien. Lorsque je vois l’étendue de mon ignorance en matière d’outils informatiques, il arrive que je me déprime. Et pourtant c’est un plaisir, toujours, de se gratter les croûtes.
21 octobre — J’ai tenté de saisir les premières images hypnagogiques, mais l’anesthésie m’a pris de vitesse. Dommage. Quand je me suis réveillé, il y avait un plafond crème assez laid. Vie qui est ainsi faite : le pire et le meilleur se côtoyant sans cesse. Il paraît que l’univers n’a pas seulement de l’humour, il serait aussi conscient.
22 octobre — J’ai écrit sept petits textes d’affilée. Il se peut que cela ait un rapport avec le mot sept comme avec le mot rêves. Sensation pénible d’être dans une suite de rêves s’emboîtant comme des poupées russes. Publier est pour s’en débarrasser, comme on retourne un tableau contre un mur pour ne plus le voir.
23 octobre — Adorno regarde les signes de ponctuation comme des petites figures. Pour lui, ce sont des gestes qui règlent la respiration. Bruce Andrews soutient que lire Gertrude Stein, c’est lâcher l’idée que les mots « représentent » : la langue agit directement, par sons et rythmes.
24 octobre — [RÉCIT] Il est des heures où l’âme revient vers ce penchant ancien : ne rien représenter. Mon père, représentant de son état, avait inscrit dans ce mot une ambiguïté dont je me défiais. Nous n’héritons pas tant d’objets que d’une manière d’habiter les mots. Lorsque vint le moment de vider la maison, chaque chose se mit à parler d’une voix douce et têtue. Le reste demeure en moi comme cette poussière claire qu’on découvre le lendemain sur un meuble qu’on croyait propre.
25 octobre — Le code et la composition des textes se répondent : qu’une seule classe CSS soit modifiée et tout l’édifice se déplace. J’ai parfois l’impression de me réfugier dans le code par crainte. C’est sans doute plus proche du désir : je veux quelque chose et je redoute de l’obtenir. J’ai essayé d’écarter le désir ; le plus attristant fut la disparition de l’humour.
26 octobre — Reçu M. et C. C. me parle de sa chimio et m’annonce qu’il y renonce. « Quatre-vingts ans, je n’ai plus envie d’y retourner ». Cela me ramène à Henri-Mondor, l’opération de mon père. C’est là que s’est évanoui quelque chose que je croyais être la réalité. Ma génération a pu être bernée par le déversement de grands idéaux, déjà produit par une élite à la solde des fabricants de réalité.
27 octobre — Chez Gertrude Stein, le point n’est pas un signal de fin mais un organe. Il permet au mouvement de continuer après une prise d’appui nette. La virgule aide, donc elle affaiblit. Le point ne materne pas, il décide. Tension descendue à 10. L’infirmière me dit que c’est pas mal. Tout ce qu’il faut bricoler pour tenir. Économie de respiration. Des points comme des paliers.
28 octobre — Insupportable, la moindre exigence administrative. Toute cette morgue affichée, cette farce grotesque. Le dibbouk me charrie : — Tu veux parler des cinq personnes de plus qui lisent tes articles ? — J’ai quand même doublé mon score, je rétorque. — Dispersion, tout ça ; tu écris quand ton roman ? Là je ne dis plus rien.
29 octobre — Je ne dors toujours pas. J’ai lu quelques livres de Gustave Le Rouge. Je pense à FB, plongé de son côté dans la vie de Lovecraft. Chacun faisant comme il peut pour échapper à l’imminence d’une catastrophe. Ce chaos, ces peurs que l’on ne cesse de nous brandir. Je crois que cet immense théâtre de guignol montre à quel point le système est malade.
30 octobre — J’ouvre les yeux. Quelques secondes durant, le monde est neuf, propre, étincelant. Puis quelqu’un ricane de ce que j’écris, et tout redevient terne, sale, puant. La petite vengeance de l’ordinaire sur l’intact. En parcourant de nombreux sites hier : personne n’étale ses états d’âme comme moi. Je dois être une sorte de monstruosité, une anomalie littéraire.
31 octobre — Impression d’accélération du rythme enthousiasme/dépression. Sensation d’être balancé contre les murs. J’imagine être battu, roué de coups, sans pour autant broncher. Ce n’est pas moi qu’ils rouent de coups, c’est eux-mêmes. Quand je discute avec les gens, ils sont ulcérés. Il va falloir que ça change, disent-ils, puis surgit un propos décalé. Vision de rats serrés les uns contre les autres dans l’obscurité. Je n’avais pas peur. Je pense que la chaleur humaine n’est pas l’apanage de sapiens.