Éprouver physiquement la vitesse du temps me terrifie autant qu’elle me soulage. Au bout du compte il faut accepter de crever, de quitter cette cuvette de deuil, d’être devenu quantité négligeable : une statistique dans la gueule noire des algorithmes qui nous forent la cervelle, le cœur, l’âme, et nous apprennent à nous dévaluer. Nous ne sommes plus tout à fait humains mais des laissés-pour-compte d’une minorité assoiffée d’argent, de pouvoir et de sexe. Ce qui m’accable, c’est de voir les plus proches ne rien percevoir de l’avachissement général ; ils n’en saisissent qu’un fragment, souvent par égoïsme. Persiste alors l’image fantôme des manuels : démocratie, République, récit lisse fabriqué par une élite d’argent ou de naissance. Le pillage commencé à la chute de l’Empire romain n’a jamais cessé ; il avance masqué, affublé de slogans ternes, mal rejoué sur la scène qu’on appelle encore l’État, l’Assemblée, le Sénat, le Gouvernement. Je me suis éloigné, j’ai creusé l’écart, puis je me suis terré. Non par héroïsme : par manque d’insouciance. Pour éviter les querelles et la douleur d’une vigilance que j’appelle, parfois, lucidité. Qu’y a-t-il de plus attristant que voir ce que d’autres ne voient pas et vivre parmi des somnambules ? Cela vous fait aussitôt douter de l’être vous-même. La nuit, les rêves insistent : je marche dans des ruines avec un groupe ; des impasses, des couloirs bouchés ; quelqu’un mène et c’est peut-être moi, un moi qui sait s’orienter. Nous traversons la cour vide d’un camp d’extermination ; ce moi onirique nous fait grimper sur un âne gigantesque qui refuse d’avancer, puis se décide, nous emporte vers un portail. La vitesse devient ahurissante, comme si nous allions passer de l’autre côté du monde. Tout s’arrête. Silence, obscurité. La moindre lueur, fût-elle d’une imbécillité affligeante, nous attire et nous ramène. Au réveil, il reste une phrase : tant pis, au moins aurons-nous essayé.
18 octobre 2025

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Carnets | octobre 2025
19 octobre 2025
assumer la rétractation Par curiosité, je suis allé voir l’étymologie de « suffoquer » : du latin suffocare, sub- (« sous ») et focare (« exposer à la chaleur », de focus). D’abord « étouffer par la fumée », puis « priver d’air », enfin « troubler, oppresser ». Cela m’a ramené à l’enfance, aux jeudis et dimanches trop longs où nous braquions le soleil dans une loupe pour voir l’herbe grésiller, noircir, s’embraser, pendant que l’ennui commençait, lui, à suffoquer. De cette petite combustion à une plus vaste, le mécanisme tient : une chaleur se concentre, l’air se raréfie, puis vient l’inflammation. Peut-être que l’empilement des taxes et des injustices, cette convergence obstinée sur les plus vulnérables, produira le même effet et fera lever une parole qui dise clairement non. Par « peuple », j’entends l’ensemble dispersé des vies ordinaires aux contraintes communes, non un bloc mythique. Reste à savoir si cet ensemble tient encore : je vois surtout des communautés, des chapelles qui s’oxygènent entre elles et s’étouffent entre elles, comme un budget sans recettes d’air. À ce point, on voit bien ce qu’il manque : non une manne providentielle, mais faire quelque chose qui change quelque chose. « Travailler » se glisse aussitôt, et ne dit rien ; produire — de l’usage, du commun — semblerait moins vain. Aussitôt écrits, ces mots m’appauvrissent encore. L’individualisme qui me gouverne — comme, je le crains, nous tous — m’inciterait à tout raturer, à feindre une douleur, un regret, un remords, pour tromper le même vieil ennemi. Et voilà : une parole qui s’avance en sachant qu’elle retiendra son souffle. Tenir l'appel Par curiosité, je suis allé voir l’étymologie de « suffoquer » : du latin suffocare, « étouffer par la fumée », puis « priver d’air », enfin « oppresser ». L’image m’a renvoyé à l’enfance : la loupe, l’herbe qui grésille, le point de chaleur qui concentre la lumière jusqu’à l’embrasement, et l’ennui qui, un instant, suffoque. Le mécanisme est simple : la chaleur se concentre, l’air se raréfie, vient l’inflammation. Aujourd’hui, l’accumulation des taxes et des injustices concentre à son tour : l’iniquité converge sur les plus vulnérables. Peut-être cela suffira-t-il à faire lever une parole qui dise non. Par « peuple », j’appelle l’ensemble dispersé des vies ordinaires, pas un bloc mythique. Tient-il encore ? Je vois surtout des chapelles, antagonistes, qui ferment l’air comme on ferme un budget sans recettes. Ce qui manque n’est pas la manne : c’est faire quelque chose qui ouvre l’oxygène commun. « Travailler » ne répond pas à la faille ; produire — de la valeur d’usage, des lieux, des liens — y répond mieux. Écrire ces mots m’expose à leur appauvrissement, je le sais, mais je ne les rature pas. Qu’ils fassent au moins ce qu’ils disent : rouvrir un peu d’air, assez pour un nous ténu qui ne s’étouffe pas.|couper{180}

Carnets | octobre 2025
17 octobre 2025
Je suis reparti en apnée. Ce que j'écris ne me semble pas partageable, voilà le problème. Partageable vers les réseaux, ces endroits où l'on partage justement tout, absolument tout, sauf peut-être l'essentiel. Pourtant je m'acharne à tenir le rythme, à publier tous les jours. Comme un gardon qui gigote au bout d'une ligne — l'hameçon s'enfonçant un peu plus dans la mâchoire à chaque tentative sans succès. Sans succès, c'est-à-dire quoi ? Je ne le sais pas. Trouver une belle phrase, un bon texte ? Non, je ne crois pas que ça puisse se résumer ainsi. C'est autre chose, de plus caché. Essayer d'en finir avec la honte peut-être. Boire la coupe jusqu'à la lie, comme on dit dans les livres, même si personne ne boit plus de coupes depuis belle lurette. On boit des canettes, des gobelets en carton, des bouteilles en plastique. Mais l'expression demeure, tenace comme un vieux meuble qu'on n'arrive pas à jeter. Hier j'ai pensé que j'en avais terminé avec ce long cycle d'autofiction. Qu'il ne faudrait plus rien ajouter. Relire, découper dans le vif, réécrire une version lisible par quelqu'un qui s'intéresserait à l'autofiction — c'est-à-dire trois personnes en France, dont deux sont des parents. Mais sitôt que je me suis mis à penser à la somme de travail que j'avais devant moi, j'ai écrit deux petites fictions. Comme pour m'enfuir encore. Je ne sais faire que ça, je crois. Hier après-midi nous nous rendions sur le parking pour apporter la Twingo au contrôle technique. Ma femme conduisait. Mon regard s'est posé sur des feuilles jaunes qui contrastaient très fort avec l'asphalte gris. Trois feuilles exactement, disposées en triangle isocèle. J'ai pensé que cette émotion que je ressentais soudain à leur vision semblait m'emporter vers un autre monde. Un monde où les feuilles mortes auraient de l'importance, où leur arrangement géométrique signifierait quelque chose. J'imagine qu'à un degré particulier de solitude, de désespérance, il est assez aisé de trouver des portails vers d'autres mondes. Et même, au besoin, de s'en créer un. Par la fiction, ainsi recréer une réalité plus acceptable sans doute. Sauf que je ne sais pas ce que peut être une réalité « plus acceptable ». Je vis ici et maintenant, j'ai des cartes en main — un brelan de huit, pour être précis — je ne peux changer la donne en cours de route, me suis-je dit. Mais je philosophe beaucoup trop. Je fuis certainement encore quelque chose en m'égarant dans la philosophie, en essayant de chercher je ne sais quelles « raisons ». Les raisons ne sont jamais là où on les cherche. Elles sont derrière, sur le côté, parfois carrément dans l'autre pièce en train de faire la vaisselle. Non, il faut revenir en arrière, à ces feuilles jaunes sur l'asphalte gris. Se dire : tiens, c'est vraiment chouette, ces couleurs avec le gris. Et puis pas plus. Pas plus de ce côté-là. Mais de l'autre, va savoir. Toujours des idées qui fourmillent. Pas spécialement bonnes, mais on ne va quand même pas se plaindre. Les mauvaises idées mènent parfois quelque part, c'est leur principal avantage sur les bonnes idées qui, elles, savent déjà où elles vont et deviennent vite ennuyeuses. Parfois les idées ne sont d'ailleurs pas des idées, mais de l'information qui parvient à sa cervelle avec un temps de retard. Qui entre en gare neuronale et synaptique avec un énorme nuage de fumée, un crissement de métal et une odeur de feu. Une gare du XIXe siècle. Certainement pas une de ces gares modernes dans lesquelles on n'entend plus que des retards annoncés via des voix mellifluées. Des voix qui s'excusent poliment de vous faire perdre votre temps, comme si les excuses pouvaient compenser l'attente sur un quai glacé. Comme idées, par exemple : s'intéresser aux noms propres. Non qu'ils soient plus propres que les autres — en réalité beaucoup sont sales, porteurs d'histoires douteuses, de collaborations, de trahisons, de faillites. Les patronymes, que n'importe quel substantif, mais qu'ils veuillent bien indiquer, pas leur sonorité déjà, un personnage. Tout comme le nom d'une rue, d'un lieu peut tant être porteur de faits divers, de fiction. Ou plus généralement de dégoût. Et le dégoût est aussi une matière comme les autres. On peut le travailler, le façonner, lui donner une forme. Le dégoût a sa noblesse, sa texture propre. Il est même plus intéressant que l'admiration, sentiment trop lisse, trop satisfait de lui-même. Ce qui produit deux pistes : la description des lieux et la description de personnages. Il faudrait accumuler des exemples, des bons et des mauvais. Pour à la fin, soupirer, souffler, râler, se dire : ne suivons pas tous ces exemples, ne suivons plus rien du tout, allons seul de l'avant. Encore que lorsqu'on est désorienté, aller de l'avant soit une gageure. Il pourrait tout autant aller en arrière que ça n'y changerait pas grand-chose. Dans le noir complet, toutes les directions se valent. Peut-être que l'expression « aller de l'avant » fait semblant d'indiquer une « bonne » direction, et qu'elle n'est, à l'instar de toutes les autres directions, qu'une direction. Ni bonne ni mauvaise. Juste une direction avec des obstacles différents. J'ai écrit un texte sur la description des paysages il y a longtemps. Je crois que c'était en 1988 ou 89. Il était dans un de mes carnets évidemment, le premier jet. Un carnet à couverture verte, si ma mémoire est bonne, mais elle ne l'est jamais vraiment. La couverture pouvait tout aussi bien être bleue, rouge, ou ne pas exister du tout. J'ai certainement reparlé de cette affaire plusieurs fois — pas le genre à lâcher si facilement une idée ou une information. Les idées sont comme des chiens qu'on promène : elles reviennent constamment, redemandent de l'attention, vous fixent avec insistance jusqu'à ce que vous vous en occupiez à nouveau. Mais le problème, c'est de retrouver l'information. On a beau installer des rubriques, des groupes de mots, des mots-clés, elle s'échappe. Elle se faufile entre les catégories comme un poisson entre les mailles d'un filet. Cela vaudrait certainement le coup de s'interroger vraiment sur le pourquoi les choses nous échappent à ce point qu'on ne les retrouve jamais lorsqu'on en a besoin. Et qu'elles resurgissent comme par miracle lorsqu'on n'en a plus du tout l'intérêt. C'est une loi physique sans doute. La loi de Murphy appliquée à la mémoire. Ou peut-être une forme de malédiction douce, supportable, qui nous accompagne depuis toujours. On pourrait l'appeler : syndrome de la clé retrouvée après avoir fait refaire toutes les serrures. Ou : principe de la recette de cuisine qui réapparaît juste après avoir commandé le plat au restaurant. Je viens de relire ces pages. Elles ne valent probablement pas grand-chose. Mais elles existent, c'est déjà ça. Elles occupent de l'espace, du papier, des pixels, de la mémoire vive. Elles font partie du monde, comme les feuilles jaunes sur l'asphalte gris. Elles témoignent d'un passage, d'une tentative, d'une respiration entre deux apnées. Demain je recommencerai. Pas parce que c'est une bonne idée, mais parce que je ne sais pas faire autrement. Le gardon continuera de gigoter au bout de sa ligne. L'hameçon s'enfoncera un peu plus. Et peut-être qu'un jour, par accident, par fatigue ou par chance, quelque chose d'intéressant finira par sortir de tout ça. En attendant, je note : penser à retrouver ce texte de 1988 sur les paysages. Chercher dans le carnet vert. Ou bleu. Ou rouge. illustration trouvée sur le site actiroute.com, par hasard. « La couleur jaune peut indiquer un marquage temporaire, un arrêt ou un stationnement interdit. »|couper{180}

Carnets | octobre 2025
16 octobre 2025
Il regarde, et ce n’est jamais le même monde. Ce qu’il a vu hier n’est pas ce qu’il voit aujourd’hui, ni ce qu’il verra demain. Trois personnes devant la même fenêtre produiraient trois paysages. Pourtant la vitre reste froide, la paume râpe le rebord, et la tasse revient toujours au même point sur la soucoupe. Quand tout passe, que reste-t-il de lui ? Non un moi sauf, plutôt le corps rendu à la matière. Les mots tristesse, joie, douleur, plaisir ne lui appartiennent pas : des états le traversent puis se retirent. L’énigme demeure. Il serre les dents. La colère entre par les épaules, pèse sur les mains. Le point est minuscule, une aspérité qui grippe. Avant, il croit à la scène. Après, il sait. Parfois un bruit suffit : les cuillères qui s’entrechoquent, la tasse qui touche la soucoupe. Il joue les dupes : souffle régulier, gestes répétés. Le fil blanc se montre à la lumière. Inutile de tirer. Elle arrive. Café. Sujet : matières et collages. Elle choisit une photographie. Il dit : prends les masses, les lignes, les formes. Au fusain, bouillie. Collage, plus sec. Puis : « Oublie tout. Peins le moment. » Elle fabrique sa palette, peint. Ils regardent sans parler. Il pose la tasse sur la soucoupe, exactement au point. Là où, tout à l’heure, il avait cru que la place bougeait.|couper{180}
