Éprouver physiquement la vitesse du temps me terrifie autant qu’elle me soulage. Au bout du compte il faut accepter de crever, de quitter cette cuvette de deuil, d’être devenu quantité négligeable : une statistique dans la gueule noire des algorithmes qui nous forent la cervelle, le cœur, l’âme, et nous apprennent à nous dévaluer. Nous ne sommes plus tout à fait humains mais des laissés-pour-compte d’une minorité assoiffée d’argent, de pouvoir et de sexe. Ce qui m’accable, c’est de voir les plus proches ne rien percevoir de l’avachissement général ; ils n’en saisissent qu’un fragment, souvent par égoïsme. Persiste alors l’image fantôme des manuels : démocratie, République, récit lisse fabriqué par une élite d’argent ou de naissance. Le pillage commencé à la chute de l’Empire romain n’a jamais cessé ; il avance masqué, affublé de slogans ternes, mal rejoué sur la scène qu’on appelle encore l’État, l’Assemblée, le Sénat, le Gouvernement. Je me suis éloigné, j’ai creusé l’écart, puis je me suis terré. Non par héroïsme : par manque d’insouciance. Pour éviter les querelles et la douleur d’une vigilance que j’appelle, parfois, lucidité. Qu’y a-t-il de plus attristant que voir ce que d’autres ne voient pas et vivre parmi des somnambules ? Cela vous fait aussitôt douter de l’être vous-même. La nuit, les rêves insistent : je marche dans des ruines avec un groupe ; des impasses, des couloirs bouchés ; quelqu’un mène et c’est peut-être moi, un moi qui sait s’orienter. Nous traversons la cour vide d’un camp d’extermination ; ce moi onirique nous fait grimper sur un âne gigantesque qui refuse d’avancer, puis se décide, nous emporte vers un portail. La vitesse devient ahurissante, comme si nous allions passer de l’autre côté du monde. Tout s’arrête. Silence, obscurité. La moindre lueur, fût-elle d’une imbécillité affligeante, nous attire et nous ramène. Au réveil, il reste une phrase : tant pis, au moins aurons-nous essayé.