Reçu M. et C. hier soir. Bonne soirée. À peine ont-ils franchi la porte que M. et S. se ruent sur le sujet des petits-enfants. C., à qui je demande des nouvelles de sa santé, m’arrête dans la cuisine : il me parle de sa chimio et m’annonce qu’en fin de compte il y renonce. « Quatre-vingts ans, je n’ai plus envie d’y retourner », me dit-il, et, pour se rassurer sans doute, ajoute que si ça repart, le temps que la maladie se propage à nouveau, ce sera sans doute lent, se rassure-t-il à voix haute. Je ne sais quoi répondre. La maladie et la mort sont pour moi des sujets tellement terrifiants que je les expédie presque aussitôt dans l’indicible. J’arrive assez bien, je crois, à les écrire, mais non à en parler dans le vif.
Cela me ramène encore une fois à Henri-Mondor, Créteil. Cette salle d’attente où j’attendais des nouvelles de l’opération de mon père : l’ablation d’une partie de son pancréas. Je me souviens à tel point de cet instant que je pourrais décrire cette pièce dans les moindres détails ainsi que les expressions des visages qui la peuplaient. Une famille était là, une famille turque : une vieille femme et ses enfants. Il y avait des larmes, des corps prostrés, des mains serrées dont les jointures blanchies formaient comme de petites montagnes enneigées. Il y avait le rythme des sanglots, des reniflements, des raclements de semelles sur le carrelage ; la ponctuation d’un néon défaillant ; les bips lointains des appareils ; le va-et-vient du personnel derrière une porte coulissante, peut-être une cloison de plastique dont chaque froissement était à la fois l’espoir d’avoir des nouvelles et la déception de n’en pas obtenir.
C’est là que s’est évanoui quelque chose que je croyais être la réalité. J’étais arrivé en imaginant une opération bénigne — je voulais surtout continuer à y croire —, que mon père ressortirait tel qu’il avait toujours été dans mon esprit, indestructible, hélas. Or non. Ce jour-là, en le découvrant vulnérable comme tous les autres, je me suis retrouvé face à ma propre fragilité : ce que je nommais « la réalité » devait tenir à cela.
En relisant, je suis tenté d’ajouter ce « hélas » après indestructible, parce que, s’il avait continué de l’être, il est possible que j’aie moi-même continué à me laisser leurrer par ce mot. En ce sens, puis-je encore me leurrer sur cette notion d’indestructibilité, à plus de cinquante ans ? Je ne le crois pas. C’était sans doute l’enfant que j’avais été, battu, qui prit alors le relais de l’homme, cet enfant qui voyait le sujet de sa haine risquer de s’évanouir. Et ainsi, voyant cette hargne disparaître en même temps que son sujet, sa cause, cette sensation d’être soudain dans une ignorance totale du monde, de la vie, de soi-même, dans la carcasse d’un homme de cinquante ans.
Je revois le jeune médecin m’annoncer le peu de chances qu’avait mon père de s’en sortir. Il débitait lentement ses mots, d’un ton clinique. Quel âge pouvait-il avoir ? Moins de quarante ans. Qui était mon père pour lui ? Un patient comme un autre ; et moi, un interlocuteur parmi des centaines, sans doute. Je comprenais que cette froideur était une manière de se protéger derrière la blouse blanche, qu’il était difficile d’adopter pour chacun une attitude vraiment personnalisée. Je le comprenais parfaitement à ce moment-là ; mais, la haine n’ayant soudain plus d’objet à l’annonce de cette nouvelle, je sentais que ce jeune médecin, puis le corps médical tout entier, l’administration hospitalière, la ville de Créteil elle-même, pourraient bien devenir le nouvel objet de cette haine.
M. et C. sont repartis vers vingt deux heures. Et, oui, nous passâmes une bonne soirée.
Ces réflexions, notamment au sujet du bonheur et de la liberté, me reviennent. C. est issu d’une famille de huit enfants ;Il dû assez vite travailler chez Rhône-Poulenc. Il me raconte qu’il aurait pu poursuivre des études ; des bourses lui étaient accessibles, bon élève qu’il était ; mais le trousseau, le départ pour Saint-Étienne, devenir instituteur, auraient coûté trop cher à la famille. Seul l’aîné put aller un peu plus loin. Jusqu’à Lyon. Il n’en fut pas malheureux, dit-il ; il accepta d’aller travailler sans rechigner, ne perdit pas son temps en ressentiments ni en rancœurs, pas davantage en jalousies. Au contraire, il suivit des cours du soir, tenta de s’élever à force d’efforts et d’obstination. Il monta ainsi en grade et ne s’en glorifie pas pour autant, car c’était, tout compte fait, le seul choix possible à ce moment-là. Les choses étaient ainsi : pas d’autre choix qu’accepter le « c’est comme ça ». Nous évoquâmes alors des moments communs où quelque chose se passait entre collègues de travail : ces petits moments partagés, parfois même des solidarités inattendues entre « petites gens », que j’ai moi-même eu la chance de connaître. La vie était différente, c’est certain : on ne cherchait pas tant à être libre et heureux qu’à assumer des responsabilités et à être en paix, à conserver un cœur léger.
En l’écoutant raconter, je ne pouvais m’empêcher de penser à quel point ma génération, comme tant d’autres, avait pu être bernée par le déversement de grands idéaux, déjà produit par une élite à la solde des fabricants de réalité. Cette fabrication d’une réalité, inscrite au fronton des mairies — « Liberté, Égalité, Fraternité » —, avait subi tant de modifications subtiles, imperceptibles, tant d’amendements inaperçus, qu’elle s’en était trouvée totalement changée en à peine quelques décennies. On nous rabattait encore les oreilles avec de grands mots ; ils tournaient pourtant de plus en plus à vide, ne voulaient plus dire grand-chose pour les nouvelles générations, qui, comme il se doit, étaient tenues — et maintenues — dans l’ignorance, au nom de l’éternelle antienne : « n’a pas su, n’a pas souffert ».
Prêt d’un livre à C. « Soleil Hopi ». Collection Terres Humaines
Décision de se rendre au cinéma tous les quatre une fois par mois, le mardi ? Peut-être à Annonay aussi pour festival premier film. Anniversaire de M. 30/08.