26 octobre 2025
Reçu M. et C. hier soir. Bonne soirée. À peine ont-ils franchi la porte que M. et S. se ruent sur le sujet des petits-enfants. C., à qui je demande des nouvelles de sa santé, m’arrête dans la cuisine : il me parle de sa chimio et m’annonce qu’en fin de compte il y renonce. « Quatre-vingts ans, je n’ai plus envie d’y retourner », me dit-il, et, pour se rassurer sans doute, ajoute que si ça repart, le temps que la maladie se propage à nouveau, ce sera sans doute lent, se rassure-t-il à voix haute. Je ne sais quoi répondre. La maladie et la mort sont pour moi des sujets tellement terrifiants que je les expédie presque aussitôt dans l’indicible. J’arrive assez bien, je crois, à les écrire, mais non à en parler dans le vif.
Cela me ramène encore une fois à Henri-Mondor, Créteil. Cette salle d’attente où j’attendais des nouvelles de l’opération de mon père : l’ablation d’une partie de son pancréas. Je me souviens à tel point de cet instant que je pourrais décrire cette pièce dans les moindres détails ainsi que les expressions des visages qui la peuplaient. Une famille était là, une famille turque : une vieille femme et ses enfants. Il y avait des larmes, des corps prostrés, des mains serrées dont les jointures blanchies formaient comme de petites montagnes enneigées. Il y avait le rythme des sanglots, des reniflements, des raclements de semelles sur le carrelage ; la ponctuation d’un néon défaillant ; les bips lointains des appareils ; le va-et-vient du personnel derrière une porte coulissante, peut-être une cloison de plastique dont chaque froissement était à la fois l’espoir d’avoir des nouvelles et la déception de n’en pas obtenir.
C’est là que s’est évanoui quelque chose que je croyais être la réalité. J’étais arrivé en imaginant une opération bénigne — je voulais surtout continuer à y croire —, que mon père ressortirait tel qu’il avait toujours été dans mon esprit, indestructible, hélas. Or non. Ce jour-là, en le découvrant vulnérable comme tous les autres, je me suis retrouvé face à ma propre fragilité : ce que je nommais « la réalité » devait tenir à cela.
En relisant, je suis tenté d’ajouter ce « hélas » après indestructible, parce que, s’il avait continué de l’être, il est possible que j’aie moi-même continué à me laisser leurrer par ce mot. En ce sens, puis-je encore me leurrer sur cette notion d’indestructibilité, à plus de cinquante ans ? Je ne le crois pas. C’était sans doute l’enfant que j’avais été, battu, qui prit alors le relais de l’homme, cet enfant qui voyait le sujet de sa haine risquer de s’évanouir. Et ainsi, voyant cette hargne disparaître en même temps que son sujet, sa cause, cette sensation d’être soudain dans une ignorance totale du monde, de la vie, de soi-même, dans la carcasse d’un homme de cinquante ans.
Je revois le jeune médecin m’annoncer le peu de chances qu’avait mon père de s’en sortir. Il débitait lentement ses mots, d’un ton clinique. Quel âge pouvait-il avoir ? Moins de quarante ans. Qui était mon père pour lui ? Un patient comme un autre ; et moi, un interlocuteur parmi des centaines, sans doute. Je comprenais que cette froideur était une manière de se protéger derrière la blouse blanche, qu’il était difficile d’adopter pour chacun une attitude vraiment personnalisée. Je le comprenais parfaitement à ce moment-là ; mais, la haine n’ayant soudain plus d’objet à l’annonce de cette nouvelle, je sentais que ce jeune médecin, puis le corps médical tout entier, l’administration hospitalière, la ville de Créteil elle-même, pourraient bien devenir le nouvel objet de cette haine.
M. et C. sont repartis vers vingt deux heures. Et, oui, nous passâmes une bonne soirée.
Ces réflexions, notamment au sujet du bonheur et de la liberté, me reviennent. C. est issu d’une famille de huit enfants ;Il dû assez vite travailler chez Rhône-Poulenc. Il me raconte qu’il aurait pu poursuivre des études ; des bourses lui étaient accessibles, bon élève qu’il était ; mais le trousseau, le départ pour Saint-Étienne, devenir instituteur, auraient coûté trop cher à la famille. Seul l’aîné put aller un peu plus loin. Jusqu’à Lyon. Il n’en fut pas malheureux, dit-il ; il accepta d’aller travailler sans rechigner, ne perdit pas son temps en ressentiments ni en rancœurs, pas davantage en jalousies. Au contraire, il suivit des cours du soir, tenta de s’élever à force d’efforts et d’obstination. Il monta ainsi en grade et ne s’en glorifie pas pour autant, car c’était, tout compte fait, le seul choix possible à ce moment-là. Les choses étaient ainsi : pas d’autre choix qu’accepter le « c’est comme ça ». Nous évoquâmes alors des moments communs où quelque chose se passait entre collègues de travail : ces petits moments partagés, parfois même des solidarités inattendues entre « petites gens », que j’ai moi-même eu la chance de connaître. La vie était différente, c’est certain : on ne cherchait pas tant à être libre et heureux qu’à assumer des responsabilités et à être en paix, à conserver un cœur léger.
En l’écoutant raconter, je ne pouvais m’empêcher de penser à quel point ma génération, comme tant d’autres, avait pu être bernée par le déversement de grands idéaux, déjà produit par une élite à la solde des fabricants de réalité. Cette fabrication d’une réalité, inscrite au fronton des mairies — « Liberté, Égalité, Fraternité » —, avait subi tant de modifications subtiles, imperceptibles, tant d’amendements inaperçus, qu’elle s’en était trouvée totalement changée en à peine quelques décennies. On nous rabattait encore les oreilles avec de grands mots ; ils tournaient pourtant de plus en plus à vide, ne voulaient plus dire grand-chose pour les nouvelles générations, qui, comme il se doit, étaient tenues — et maintenues — dans l’ignorance, au nom de l’éternelle antienne : « n’a pas su, n’a pas souffert ».
Prêt d’un livre à C. "Soleil Hopi". Collection Terres Humaines Décision de se rendre au cinéma tous les quatre une fois par mois, le mardi ? Peut-être à Annonay aussi pour festival premier film. Anniversaire de M. 30/08.
Pour continuer
Carnets | octobre 2025
31 octobre 2025
Impression d'accélération du rythme enthousiasme/dépression, mais je regarde ça de manière détachée, ce qui est assez inconfortable. Comme si je ne pouvais plus reprendre la main, observer seulement et patienter, attendre que ce rythme ralentisse. Ce qui procure une sensation bizarre d'être balancé contre les murs de la pièce dans laquelle je me trouve, que ce soit dans le bureau, dans l'atelier, dans la cuisine. À moins que ce texte ait besoin de débuter ainsi, par cette image. Car, dans le fond, derrière cette image, il pourrait y en avoir mille autres. J'imagine bien volontiers être battu, roué de coups, bringueballé par des gens ivres, cogné et recogné… sans pour autant broncher, les observant ainsi faire sans pouvoir agir, sachant pertinemment qu'il ne servirait à rien d'agir, sauf à envenimer encore plus les choses. Non, je regarde, je vois tout, je n'en loupe pas une seule miette. Cela pourrait se produire dans une prison, sur un champ de bataille, au pensionnat… Le point commun est quelque chose d'inscrit dans l'étroitesse de leur front. L'implantation basse de leurs cheveux, leurs regards hallucinés : ce n'est pas moi qu'ils rouent de coups, c'est eux-mêmes. Ils n'en ont aucune conscience. Et à cet instant, le silence atteint un degré extraordinaire. Aucun cri, aucune récrimination de ma part. Je m'enfonce dans ce silence comme dans un havre de paix en plein centre du cyclone. Tout le monde voudrait certainement agir. Quand je discute avec les quelques personnes que je croise, elles sont ulcérées. Il va falloir que ça change, disent-elles, puis soudain, interruption, et surgit un propos décalé comme : "Il faut vite que j'aille acheter le pain avant que ça ferme." Ou encore ça parle de sport, de tout, de rien. Puis le rictus revient, comme une ombre dans le regard. Il va falloir que ça change. Bonne journée. Ce n'est pas une critique de ma part. Je pense faire de même. Tenter de temporiser la rage, l'écœurement, le dégoût. Quand cela devient trop intense, j'entre en catalepsie, je me concentre sur une aspérité d'un mur, je m'introduis dans la moindre fissure, le moindre orifice, je m'enfouis. Bien que j'aie chargé tous les flux dans Feedly, que j'aie exporté l'OPML, que j'aie créé une page pour pouvoir déposer la liste des sites suivis en Markdown, je me refuse à la mettre en ligne. Au final, quelle intention se cache derrière cela ? Je n'en sais rien. J'ai l'URL et je peux l'entrer moi-même dans la barre de navigation. C'est plus rapide que les favoris ? Je ne sais pas. Je continue à publier sur Mastodon et Seenthis, je dépose mon post et je m'en vais, je ne cherche même plus à suivre le flux. De temps en temps, un message auquel je réponds, mais souvent via messagerie ou en privé. S'exposer à la fois entièrement et très peu est encore une sorte de paradoxe. Mais je crois que c'est surtout la peur de perdre du temps qui me fait agir ainsi. Et aussi le déjà-vu. La peur d'un certain ennui. Ce soir, tandis que je m'assoupissais devant un article de blog, j'ai eu une vision de rats serrés les uns contre les autres dans une presque obscurité. Je n'avais pas peur, j'étais seulement étonné d'être là, rat parmi les rats. Je pense que la chaleur humaine, si je puis dire, n'est pas l'apanage de sapiens.|couper{180}
Carnets | octobre 2025
30 octobre 2025
J’ouvre les yeux. Quelques secondes durant, le monde est neuf, propre, étincelant comme au premier jour. Puis quelqu’un ricane de ce que j’écris, et tout redevient terne, sale, puant. La petite vengeance de l’ordinaire sur l’intact. Le sacré. Se lever avant que l’une des trois gunas ne décide de sa victoire. Direction le café. J’ai pris un somnifère, au radar, pause, et je croise les doigts. Effectivement, il fait gris. Mais ça peut ne pas durer. La chatte réclame. Plaisir du rythme indéfectible des estomacs. Sinon, peu de choses à dire qui puissent intéresser « le monde ». Il est même possible que, bientôt, très bientôt, tous les carnets rejoignent leur anonymat primordial. En parcourant de nombreux sites hier : personne n’étale ses états d’âme comme moi. Je dois être une sorte de monstruosité, une anomalie littéraire. Je suis même étonné qu’on ne soit pas encore venu me tuer. À mort le boomer ! Tout ce que j'espère, c'est que l'autre côté ne soit pas exactement semblable à celui-ci. Parfois j'y pense. Je pense même qu'on peut mourir sans même s'en rendre compte. Pas tout de suite. Et puis, au bout d'un certain laps de temps, on assiste à une sorte d'absurdité généralisée, de plus en plus d'anomalies surgissent, et l'on comprend que quelque chose s'est produit. Difficile alors de géolocaliser notre position... Enfer, purgatoire. Tout ce que l'on peut dire, c'est que ça n'a pas l'air d'être paradisiaque.|couper{180}
Carnets | octobre 2025
29 octobre 2025
Je ne dors toujours pas. Il est bientôt trois heures. J’ai pu ôter mon pansement. Toujours aucune douleur, ça cicatrise bien. Néanmoins il faut s’abstenir de porter des charges lourdes. J’ai lu, une bonne partie de la soirée et de la nuit, quelques livres de Gustave Le Rouge. Je pense à FB, plongé de son côté, probablement au même moment, dans la vie de Lovecraft, 1925, à moins qu’il ne soit dans celle de Balzac, de Rabelais. Chacun faisant comme il peut pour échapper à l’imminence d’une catastrophe que nous pressentons tous. Et, à côté de tout cela, le rouleau compresseur du quotidien. Cette réalité implacable du temps qui passe. Sur les cinq cent quatre-vingt-dix euros gagnés au cours des trois derniers mois, cent vingt-six iront à l’URSSAF. Regarder froidement les faits. Information lue par hasard — qu’au mois de novembre deux mille vingt-six — les découverts autorisés seront soumis au même régime que les crédits à la consommation. C’est-à-dire que de nombreuses personnes, ne gagnant guère plus que le salaire minimum, se verront refuser ce pseudo-crédit : un pas de plus vers la paupérisation en France. Ce chaos, ces peurs que l’on ne cesse de nous brandir, ces sempiternelles diversions : quelles fonctions ont-elles, vraiment ? Tout cela, apparemment, ne semble avoir aucun sens. Pour ma part, je crois que cet immense théâtre de guignol montre à quel point le système est malade ; à cet instant il devient véritablement plus dangereux, réellement prêt à tout, à tous nous tuer au besoin pour se survivre à lui-même. Ce qui fait que j’ai retardé le moment de remonter au grenier pour descendre les cartons de livres paternels ; en fin de compte, j’ai décidé de scanner un par un les ISBN et de les refourguer sur des plateformes de vente d’occasion. Je n’ai plus le temps de lire des policiers, j’ai tellement d’autres livres à lire encore. Et puis j’ai peur qu’à la fin tout cela s’abîme. Le froid s’est déjà logé là-haut et j’ai bien peur que l’humidité n’arrive d’ici peu. S. s’est fait vacciner contre la grippe. Ses analyses reçues hier sont bonnes. C’est de mon côté que ça se corse. J’ai envoyé celles-ci à M. par l’entremise de l’espace Santé. Qu’on sache tout de moi à travers ces divers espaces — finance, santé, littérature — quelle importance. Je n’ai pas, de moi-même, une si haute idée d’importance pour que la peur me vienne d’être à découvert, pas en très bonne santé, vieux et un peu plus mauvais qu’hier. En cela, ce que je pense ou dis n’a guère d’importance dans l’immédiat, c’est juste un témoignage comme un autre de la vie de notre temps. Pansement d’urgence pour remplacer les flipbooks défaillants. Mais il faudra revenir dans les boucles SPIP, car les compilations, si elles restituent bien les articles par rubrique et mots-clés, conservent toujours le titre « carnet / mois ». Ce qui ne va pas pour les rubriques Lectures, Fictions, etc. Création d'un .htaccess spécial dans le dossier JS pour débloquer turn.js. Étudié le lecteur de flux RSS Feedly et commencé à créer ma liste de sites suivis, en fait celle qui existe déjà dans les favoris du navigateur. J’ai réussi à bricoler un outil de conversion via les fichiers de TC récupérés sur son Git. Reste à étudier le problème des fréquences, qui semble dépendre de mon usage. En fait, je ne me pose pas la question de combien de fois je vais visiter tel ou tel site dans une journée, une semaine, un mois. Ce sont de nouvelles questions inédites. Et, comme telles, certainement plus intéressantes en soi que toute réponse à leur apporter. Repris aussi deux textes sur la littérature de SF en Chine et en Inde dans Histoire de l’imaginaire. Ajouté une réflexion dans la rubrique Fictions/archives/Instituteur. En tirant parti de ma lecture de Le Rouge. C’est après coup, en me demandant soudain pourquoi Le Rouge, que j’ai compris ce lien avec mon arrière-grand-père. illustration île de la Platière, Saint-Pierre-de-Boeuf|couper{180}