Je me réveille d’un coup. La masse arrive, déjà sur moi. Uniforme, torse, souffle. Le noir tient encore les murs. L’odeur avant la lumière. Sueur tiède, un peu de métal. Je ne sais pas à qui elle appartient. Je descends. Carrelage froid. La machine claque. Le café tombe, mince filet qui remet la bouche en ordre. Il revient comme ça, mon père. Sans prévenir. En travers de la marche, de la table, du matin. Ancien militaire sans uniforme. La coupe reste dans les gestes. Dans ma sueur, la sienne. Sel. Tabac. Cuir. Il se rue. M’empoigne. Me couche au sol. Ne parle pas. Les mots sont usés. Trempe. Maintien. Faire l’homme. Je respire court. Le souffle cherche sa place et n’en trouve pas.
Je tiens la tasse. Je bois brûlant. La chaleur pousse l’eau froide de la nuit. La fenêtre garde des plaques de buée. Dans la cour, un seau bleu renversé. Je m’y accroche. Tasse. Table. Torchon. Alignés. Ça tient. Je sais la seconde d’avant. Toujours elle. Silence bref. Le corps sait et ne sait pas encore. J’habite là souvent. Les phrases viennent avant les bouches. La main avant la prise.
Je pense à B., un soir, sur le quai. Il dit qu’il a perdu l’appartement. Rien d’autre. Je n’entends que ça. Je voudrais effacer. Je regarde sa main serrer la sangle. Je me tais. Le souffle de la rame couvre tout. Un autre soir. Trop bu. J’appelle la famille de P. La sonnerie insiste. La voix du père répond. Elle comprend. Le visage se place net dans ma tête. Puis P. : encore toi, tu es ivre. Mon pouce pèse. Le silence derrière tient comme un frigo la nuit.
Je remonte la tasse sur la soucoupe. Le rond brun hésite entre cible et médaille. Je passe la main sur la nuque. Peau humide. Vieille alarme. Je respire par le nez. Lent. Jusqu’au ventre. Quelque chose lâche un peu. Pas lui. Pas moi. La corde entre. Elle prend du mou. Ça suffit pour tenir debout. Je n’ai pas besoin d’autre chose.
On dit père normal. Je teste le mot. Il glisse. Rien n’y reste. Je n’en fais pas une idée. Je regarde seulement ce que ça fait. Les visages qui pâlissent quand ça serre trop. Les regards qui coupent sans lever la main. Le froid dans le dos qui vient sans bruit. Ça s’arrête là.
Ces souvenirs me prennent. Ils reviennent seuls. Je les laisse passer. Je range les objets. Tasse. Table. Torchon. Je pose les paumes à plat. Le bois est tiède. La maison respire. Le frigo. La chaudière. Tout ce qui tient sans réclamer. J’y mets mon poids. Un peu. Pas trop. Juste assez.
Je ne sais pas ce qu’est réussir une vie. Je sais ce que c’est que ne pas tomber. Le matin est là. Le café passé. Le seau bleu n’a pas bougé. La buée décroche par bords. Dans la gorge, l’air circule mieux. Je reprends la tasse. Je souffle. Je bois. La seconde d’avant recule d’un pas. Elle n’est pas loin. Elle attend. Aujourd’hui, elle me laisse passer.


La journée bleue a glissé. Je m’étais préparé à tenir, elle est passée vite. Douce, presque bon enfant. J’ai refusé le déjeuner avec tous. Prétexté des amis. Parti avant l’apéro. Une belle journéé ensoleillée qui vire soudain à la pluie vers dix-sept heures. Arrivé à la maison la première chose que S. me dit : Il n’y a plus de téléphone ni de télévision. Internet reviendra vers vingt-trois heures, après que j’ai lu une bonne partie de Perturbation de Bernhart. Passage terrible sur la manière de tuer les oiseaux exotiques dans le moulin, au fond de cette gorge crépusculaire.