27 octobre 2025

À partir d’un document trouvé sur le net : Gertrude Stein on Punctuation signé Kenneth Goldsmith. Poursuivre une réflexion sur la ponctuation. J’hésite entre deux titres encore. Arrêter sans interrompre. Économie de la respiration.

Le point selon Gertrude Stein : arrêter sans interrompre

Chez Gertrude Stein, le point n’est pas un signal de fin mais un organe. Il n’indique pas « ça s’arrête ici », il permet plutôt au mouvement de continuer après une prise d’appui nette. C’est une différence de nature : là où beaucoup de signes servent l’économie du lecteur, le point, lui, sert l’énergie de la phrase. Dans ses conférences américaines, Stein explique que le besoin de going on — d’écrire sans s’interrompre — l’a conduite à éprouver chaque marque pour ce qu’elle fait au flux. Le point a gagné parce qu’il autorise la pause sans imposer le repos, une bascule franche qui clarifie la poussée au lieu de la diluer. On pourrait imaginer la phrase comme une marche en terrain accidenté : la virgule nivelle et tient la main ; le point plante un bâton dans le sol, prend l’appui, et relance.

Ce renversement explique son aversion pour les signes « serviles » — son mot est dur, mais précis. La virgule, chez elle, sert d’abord une gestion assistée du souffle. Elle aide, donc elle affaiblit : on délègue à une petite prothèse typographique ce que la construction devrait faire sentir d’elle-même. Le point, à l’inverse, ne materne pas, il décide. Il ne « fait pas joli », il ne simule pas la nuance ; il tranche pour rendre à la syntaxe sa responsabilité. La conséquence stylistique est claire : plus la phrase se complexifie, plus le point devient un allié, parce qu’il oblige l’auteur à prendre position sur la structure, et le lecteur à se savoir en train de traverser un relief. Si l’on aime vraiment les longues périodes, dit Stein en substance, on préfère démêler que couper le nœud : le point marque le moment où l’on a vraiment démêlé.

Ce n’est pas une morale de l’austérité pour l’austérité. Chez Stein, le point finit par acquérir une « vie propre ». Il n’est plus seulement un arrêt nécessaire ; il devient une force qui compose. Dans certains textes tardifs, la ponctuation pose ses jalons comme un motif rythmique indépendant, installant une logique de coupes qui n’obéit plus au seul découpage narratif. On n’est pas loin d’une prosodie : le point articule des blocs d’attention. Il ne sert pas la « clôture », il sert la forme — au sens où la forme est ce qui distribue la tension et gouverne la durée. C’est pourquoi, paradoxalement, l’usage radical du point n’éteint pas la durée, il l’invente : chaque arrêt permet que « ça reparte » en sachant mieux ce que l’on porte.

En creux, ce parti pris fait apparaître l’ambiguïté du point-virgule et du deux-points. On peut les pousser du côté du point — gestes de décision — ou les laisser glisser vers la virgule — gestes d’assistance. Stein tranche : sous leurs airs imposants, ils restent de nature comma, plus décoratifs que structurants. Autrement dit, ils risquent de produire de la nuance en prêt-à-porter, sans nous obliger à faire le travail d’architecture. Le point, lui, oblige. C’est sa rugosité — et sa vertu. Les guillemets de distance ou l’exclamation spectaculaire, pour Stein, déplacent le sens hors de la phrase ; la virgule déplace l’effort ; le point, au contraire, recentre l’un et l’autre là où ils doivent se résoudre : dans la syntaxe.

Qu’est-ce que cela change pour nous, aujourd’hui, dans l’écriture courante ? D’abord, de cesser de craindre l’arrêt net. Un point trop tôt n’est pas un échec si l’on a formulé un vrai nœud d’idée : il devient la condition d’une reprise plus exacte. Ensuite, d’accepter que la clarté n’est pas la multiplication de petites béquilles mais la netteté des décisions. Une page révisée « au point » n’est pas une page courte ; c’est une page où chaque unité d’énonciation est assumée comme telle. Enfin, de voir le point comme un test d’attention : si l’on ne parvient pas à placer un point, c’est souvent que la phrase n’a pas décidé ce qu’elle voulait faire — décrire, relier, conclure, renverser — et qu’on lui demande de tout faire à la fois.

Le geste steinien n’ordonne pas de bannir la virgule ; il nous apprend ce qu’elle coûte. À chaque virgule insérée pour « aider », demander : est-ce une articulation logique indispensable ou un palliatif qui empêche la phrase de tenir par elle-même ? À chaque point posé, vérifier : relance-t-il vraiment ou sert-il d’écran de fumée à une idée qui n’ose pas se formuler ? En ce sens, le point est moins un signe de ponctuation qu’un instrument de responsabilité. Arrêter sans interrompre, c’est accepter que le sens naisse d’un enchaînement de décisions visibles, non d’un ruissellement d’effets. Et c’est rendre au lecteur non pas la facilité, mais l’attention : cette manière de marcher dans la phrase en sentant, sous le pied, la fermeté du terrain.


Maintenant, il faut que je parle de la différence entre écrire pour le numérique et écrire pour l’objet-livre. Je ne me dis jamais, avant d’écrire, si je veux écrire pour le numérique ou faire un livre. Je ne pense pas à ça. Mais je suis plus attentif, ces derniers temps, à un dilemme qui pointe : écrire en me laissant porter par ce qui vient au moment où j’écris — appelons ça le hasard de l’écriture — ou bien élaborer une stratégie plus orientée « article ». Je dis rarement « article », je dis « texte » pour tout : il y a là une résistance. C’est-à-dire que ça ne me plaît pas de saucissonner l’écriture. Il y a surtout le mot « écriture ». Celui-ci, tant que je ne l’ouvre pas en deux, tout va bien ; c’est sans doute le seul à ne pas ouvrir. Pour le reste, me concentrer sur les poissons-pilotes — articles, textes, billets, rubriques, collections — sert à apprivoiser le format et à poser quelques rambardes de sécurité, afin de ne pas me laisser distraire de l’essentiel : l’économie de respiration. L’écriture est ma ligne de flottaison ; la tenir me rend plus présent aux miens.


Tension descendue à 10. L’année passée, à la même période, j’étais à 16–17. En discutant avec l’infirmière, elle me dit que c’est plutôt pas mal d’avoir une tension basse ; il faut juste faire attention à l’essoufflement, prendre son temps pour gravir un escalier, pour se relever d’un siège… Mon Dieu, tout ce qu’il faut bricoler pour tenir, j’ai dit, elle s’est marrée.
Je termine ici, avec cette histoire de tension qui descend et de marche à gravir sans bravade : écrire pour l’écran m’a appris la même chose que l’infirmière m’a rappelée ce matin, une économie de respiration. Des points comme des paliers, des virgules comme de courts soupirs, pas de signes qui crient pour donner l’illusion de courir plus vite que le sang. On tient mieux en posant l’appui puis en relançant, et ce que je bricole pour rester debout — me lever en trois temps, monter les escaliers sans me prouver quoi que ce soit — ressemble beaucoup à ce que je demande à mes phrases : décider, reprendre souffle, continuer.

illustration Escaliers, Escher