fictions brèves

Ici se rassemblent des fragments narratifs à la frontière du rêve, du souvenir, de la fable. Chaque texte est une tentative condensée, parfois minimale, parfois traversée de dialogues ou de silences qui en disent plus qu’un récit achevé. Ce ne sont pas des nouvelles classiques : souvent sans chute ni intrigue, mais des scènes mentales, des instants volés à l’indicible. Certaines relèvent de la microfiction, d’autres adoptent une voix théâtrale ou introspective, flirtant avec l’absurde. Ce sont des éclats de fiction, des condensations de mondes possibles, où reviennent des figures spectrales, des alter ego, des voix qui se dérobent. La fiction n’est pas un décor : elle est le moyen de percer la réalité autrement, de faire vaciller le quotidien.

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L’asile

Publié le 17 décembre 2025

La salle de lecture baignait dans l’obscurité, sauf à l’endroit où la poussière s’agitait à l’oblique, cherchant à s’évader de la lumière. C’était la fin d’après-midi. La chaleur de l’été déclinait, et la lumière des hautes fenêtres venait mourir sur le visage de l’homme sans en réchauffer la pâleur de pierre. Immobile, il fixait le même ouvrage qu’il lisait chaque matin.

Hésitante, comme tendue par une trop forte poussée de désir qu’elle ne pouvait contrôler, la main de l’homme — une main de maçon, épaisse — contrastait avec la fragilité de la page qu’elle allait tourner. Le regard brûlant, il voulait savoir la suite. C’était ce passage particulier où l’homme comprend qu’il n’a plus rien à perdre, que la société l’a rejeté comme une scorie, et que dès lors, toute action, fût-elle la plus terrible, n’est plus qu’un geste de liberté reconquise, un défi absolu lancé à […]

Soudain, une cloche sonna l’heure de rendre les ouvrages, et la main lentement reflua vers l’arrière. Ce passage, l’homme le connaissait déjà, bien sûr. Il n’avait pas besoin de tourner la page. Depuis toutes ces années qu’il végétait entre ces murs, il avait lu déjà plus de mille fois Souvenirs de la Maison des Morts du très grand Dostoïevski. Il n’en tournait pas moins la page, chaque jour, au même endroit, comme on vérifie la présence d’une clé en poche avant de commettre l’irréparable.

Madame Ch. leva les yeux de ses registres. Une femme en gris, taillée au cordeau, dont le visage semblait avoir été repassé avec les règlements qu’elle appliquait depuis trente ans. Ses lunettes, deux cercles d’acier froid, trichaient avec la lumière. Ses mains, sèches et précises, reposaient sur les colonnes de noms et de dates comme sur des preuves à charge. Elle était le règlement fait chair : l’ordre, la discipline, l’obéissance aveugle à la consigne, un univers où chaque chose devait être à sa place, surtout les hommes.

Elle le vit s’avancer vers elle. Il se mouvait dans un silence de poussière, comme s’il déplaçait de l’ombre avec lui. Son corps, large et noueux, semblait fait pour fendre le vent ou soulever des pierres, pas pour se glisser dans les couloirs étroits de l’asile. Tout en lui disait la force contrariée, l’animal pris au piège d’un monde qui n’était pas le sien. Il survivait ici, oui, mais en rampant, en lisant, en ruminant une colère de granit. Chaque pas qu’il faisait dans ce couloir propre et ciré était une trahison de sa nature véritable.

Il s’arrêta devant le bureau. Un silence. Puis il posa le livre entre eux, non pas comme on rend un objet, mais comme on dépose une offrande ou un ultimatum. La couverture usée toucha le bois ciré avec un choc sourd qui sembla sceller quelque chose. Alors que sa main droite reposait encore sur le volume, comme pour en retarder l’abandon, sa gauche, dissimulée sous le rebord de bois, serrait la lame plate cachée dans l’ourlet de son pantalon. Il ne souriait pas. Il fixait la gorge de Madame Ch., là où battait un pouls frêle, à peine visible sous la peau pâle. Il calcula la distance : un mètre peut-être. Le saut, le geste, l’effort — rien. Moins qu’un souffle. Le granit devient lave.

L’homme parla d’une voix douce bonsoir Madame Ch. belle soirée n’est-ce pas, l’automne viendra un peu plus tard cette année, ne le pensez vous pas, puis, sans attendre la réponse, il pivota vers l’allée et d’un même pas nonchalant se dirigea vers la sortie où des gardiens en blouse blanche surveillaient les mains des aliénés afin de constater qu’elles étaient vides.

L’acte passa presque inaperçu. Il fallut attendre quelques instant pour qu’un des fous ne ne se mette à hurler le sang le sang, l’un des gardiens gisait au sol la gorge entaillée, personne n’avait rien vu, l’homme avait continué sa route sans se presser jusqu’à l’angle du couloir au bout duquel se tenait sa cellule.

oscar

Publié le 17 décembre 2025

Reprise décembre 2025

Au début, elle riait quand je lui lisais mes phrases à voix haute. Pas par moquerie. Elle riait parce qu’elle trouvait ça drôle, la manière dont je tournais autour d’une idée pendant trois pages pour finalement dire quelque chose de très simple. « Tu compliques tout », elle disait. Elle avait raison, bien sûr. Mais à l’époque, ça me semblait une qualité.

C’était il y a six mois. Une éternité, dans une histoire comme la nôtre.

Maintenant je ne dormais plus. Le matin, elle partait travailler vers huit heures et je faisais semblant de dormir encore. Quand elle rentrait le soir, j’étais devant l’ordinateur avec trois lignes d’écrites et vingt pages de notes qui ne menaient nulle part.

« Tu as avancé ? » elle demandait.

« Un peu. »

Elle hochait la tête. Elle ne demandait jamais à lire.

Nous ne faisions plus l’amour depuis plusieurs semaines. L’âge de notre relation — six mois — aurait dû nous rendre insatiables. Mais je me couchais tard, très tard, après qu’elle s’était endormie. Je cherchais des mots. Je trouvais d’autres mots qui me cachaient les premiers. Des mots parasites, des mots brillants, des mots qui formaient des phrases que je notais dans un carnet : « Le ridicule, c’est le nom poli qu’on donne à l’impuissance. » J’avais trouvé ça lumineux. Je l’avais même recopié au propre.

Le problème, c’est que je collectionnais les formules sur l’impuissance au lieu d’affronter l’impuissance réelle. Mais ça, je ne le comprendrais que plus tard.

Un soir, elle est rentrée avec un sac de courses et elle a dit : « J’ai croisé ton éditeur. Il m’a demandé comment avançait le roman. »

J’ai fermé l’ordinateur.

« Qu’est-ce que tu lui as dit ? »

« Que tu travaillais beaucoup. »

Elle a posé les courses sur la table de la cuisine et elle est allée dans la chambre. J’ai entendu la porte de l’armoire. Le bruit des cintres. Puis plus rien.

Quand je suis entré, elle était assise au bord du lit, les mains sur les genoux. Elle regardait le mur.

« Il faut qu’on parle », elle a dit.

Mais nous n’avons pas parlé. J’ai dit que j’étais fatigué, qu’on en reparlerait demain, et je suis retourné devant l’écran blanc. J’ai entendu l’eau couler dans la salle de bain. Puis j’ai entendu autre chose, un bruit étouffé que j’ai fait semblant de ne pas reconnaître.

Le lendemain matin, quand je me suis levé, il y avait un mot sur la table : « Rendez-vous 18h, atelier. Apporte l’appareil. »

L’atelier, c’était son studio de photo au sous-sol de l’immeuble. Elle y allait parfois pour des projets personnels. Je n’y étais descendu que deux ou trois fois. Un espace blanc, trop éclairé, avec des toiles au fond et des projecteurs sur pied. Et Oscar, bien sûr. Le squelette pédagogique qu’elle avait récupéré je ne sais où.

« Tous les squelettes s’appellent Oscar », elle m’avait expliqué un jour. « C’est la règle. »

À dix-huit heures, je suis descendu avec le Nikon. Elle était déjà là. Elle avait disposé les lumières différemment, plus rasantes, presque théâtrales. Oscar était décroché de sa potence, allongé sur le fond blanc.

« Je vais faire une série », elle a dit sans me regarder. « Tu photographies. »

« Une série sur quoi ? »

« La mort. La proximité. Je sais pas. »

Elle portait une robe légère. Elle a commencé à se déshabiller. J’ai détourné les yeux, ce qui était absurde puisque nous avions vécu ensemble pendant six mois, puisque j’avais vu ce corps des dizaines de fois.

Mais quelque chose avait changé. Ce corps nu n’était plus le même. Il était devenu une proposition, un langage que je ne savais plus lire.

Elle s’est allongée contre le squelette. Sa peau contre les os. Sa tête près du crâne. Sa main gauche sur les côtes, comme une caresse.

« Vas-y », elle a dit.

J’ai regardé dans le viseur. J’ai fait la mise au point. C’était beau, d’une beauté dérangeante. La courbe de son dos, la ligne de sa hanche, et puis cette chose morte, blanche, articulée. On aurait dit qu’elle baisait avec Oscar. Ou plutôt : qu’elle baisait avec l’absence, avec le manque, avec tout ce que je n’étais plus capable de lui donner.

Ça aurait pu être moi, j’ai pensé. Le squelette. Ce qui reste quand on a tout brûlé.

L’idée est revenue plusieurs fois, par bouffées. Je l’ai chassée. J’ai continué à photographier. Des gestes techniques, anodins. Cadrer, régler, déclencher. Le bruit du déclencheur couvrait autre chose, un bruit sourd que je refusais d’entendre.

Elle a changé de position. Elle s’est mise sur le côté, face à Oscar, son visage près du sien. Les yeux fermés. Sa main pendait vers moi, paume ouverte.

J’ai pris plusieurs clichés. La lumière était bonne.

Ensuite elle s’est relevée sans un mot. Elle a remis Oscar à sa place, l’a raccroché à la potence avec des gestes méticuleux. Elle a enfilé un pull — pas la robe, juste un pull gris trop grand qui lui descendait à mi-cuisses.

« Tu pars quand ? » elle a demandé.

Je n’avais rien dit. Je n’avais rien décidé. Mais elle savait.

« Je ne sais pas. »

« Tu y penses depuis combien de temps ? »

« Quelques semaines. »

Elle a hoché la tête. Elle a éteint les projecteurs un par un. Dans la pénombre, je ne voyais plus son visage.

« Ce que tu veux, c’est écrire sur l’amour », elle a dit doucement. « Pas aimer. »

Elle a ramassé la robe par terre.

« Moi je te demande juste d’être là. En face de moi. C’est tout. »

Elle avait raison. Mais je ne l’ai pas dit. J’ai serré l’appareil contre moi et je suis remonté.

Cette nuit-là, j’ai regardé les photos sur l’écran de l’ordinateur. Elles étaient magnifiques. Troublantes. Je me suis dit que je pourrais écrire quelque chose là-dessus. Une nouvelle, peut-être. Sur un photographe et son modèle. Sur l’intimité et la distance. Sur les gestes techniques qui nous protègent de nos émotions.

J’ai ouvert un nouveau document. J’ai tapé quelques phrases. Puis je les ai effacées.

Je suis parti trois jours plus tard. Elle n’était pas là. J’ai laissé les clés sur la table de la cuisine, à côté du carnet où j’avais noté toutes mes belles formules sur le ridicule et l’impuissance.

Les photos, je ne les ai jamais regardées à nouveau. Elle ne me les a jamais réclamées. Elles sont quelque part dans un disque dur, dans un dossier que je n’ouvre pas. Un silence partagé. Une scène figée entre deux personnes qui avaient oublié comment se parler.

Vingt ans plus tard, je sais ce qui s’est brisé ce jour-là. Ce n’était pas l’amour. C’était plus simple et plus grave : elle m’avait tendu la main, paume ouverte, et j’avais choisi de regarder la lumière à la place.

J’ai fini par écrire des livres. Plusieurs. Certains ont même eu du succès. Mais aucun ne parlait de cette scène dans l’atelier, d’Oscar, de cette main tendue que j’avais cadrée si parfaitement avant de l’ignorer.

Ridicule. Grotesque. Les mots que j’avais trouvés à l’époque.

Maintenant j’en ai un autre : lâcheté.

Mis à part

Publié le 16 décembre 2025

La cuisine sent le citron chimique, le produit d’entretien. Ça laisse une trace dans la gorge. Je suis assis à table, j’ai renversé du lait. Ma mère range l’éponge sous l’évier et dit, sans se retourner : « On va s’occuper de toi. » La phrase tombe, neutre. Je ne sais pas si c’est bon ou mauvais.

Dans le couloir, j’entends mon prénom. Je ne bouge pas. J’entends aussi : « encore », « toujours », « tu vois bien ». Ça ne raconte rien, mais ça tombe toujours du même côté. Quand j’entre dans le salon, ils se taisent. Quand je ressors, ils reprennent.

Je commence à observer. La façon dont une voix monte. La façon dont elle coupe. Le moment où une porte claque. Le bruit d’un pas dans le couloir. Je m’accroche à ça. La curiosité ne demande pas la permission. Quand ma mère et mon père ne disent pas la même chose, je ne cherche pas qui a raison. Je cherche quand ça bascule. Hier, elle a posé son assiette trop fort. Aujourd’hui, le tiroir a claqué. Demain, quelque chose va céder.

Dans ma tête, je refais chaque scène. Je fais une deuxième version. Dans cette deuxième version, « on va s’occuper de toi » veut dire quelque chose de précis, avec un début et une fin. Dans cette deuxième version, il y a des règles. Dans la leur, les règles changent.

Le soir, dans mon lit, je fais un rêve qui revient. Des petites créatures s’approchent. Je suis ligoté au sol. Elles ne frappent pas. Elles tournent autour de moi. Elles s’arrêtent. Elles repartent. Elles posent d’abord des choses petites : un détail, une phrase, une remarque plate. Puis elles reculent. Puis elles reviennent. Elles attendent ma réaction. Elles testent.

Dans ce rêve, j’ai une arme. Je sais que c’est un rêve. Je leur dis : « Vous n’êtes qu’un rêve, je peux m’enfuir quand je veux. » Je le dis comme une formule. Parfois ça marche. Elles reculent d’un pas. Pas parce qu’elles ont peur. Parce que la phrase casse quelque chose.

Le lendemain, à l’école, je raconte le rêve à la maîtresse. Elle me regarde par-dessus ses lunettes et dit : « Il faut grandir. » Le soir, ma mère ferme la porte de ma chambre en disant : « Arrête ton cinéma. » Je ne comprends pas quel cinéma.

« Grandir », « cinéma ». Ces mots me restent. On les dit et je me sens déjà mis à part, comme si on m’avait rangé quelque part.

Le jour suivant, dans la cour, un garçon me bouscule. Je ne dis pas « arrête ». Je dis, très calmement : « Tu n’es qu’un rêve. » Il me regarde, il rit, il s’en va. Il ne recule pas, mais il hésite. Ça me suffit.

Je commence à essayer des phrases. Pas pour gagner. Pour voir l’effet. Il y a des phrases qui calment. Il y a des phrases qui font partir. Il y a des phrases qui font l’inverse. Je ne les teste pas à voix haute à la maison. Je les garde dedans, prêtes.

À table, l’odeur de citron revient matin et soir. Ma mère dit « dépêche-toi » comme si c’était une règle. Mon père dit « tu vois bien » comme si c’était une preuve. J’apprends à repérer le moment où ils passent de « nous » à « toi ». Avant, je suis juste là. Après, je deviens le sujet.

Parfois je les surprends. Je suis dans le couloir, je m’arrête avant le salon. J’entends mon prénom, puis un silence, puis un verre posé. Je colle l’oreille contre le mur. J’entends « fragile ». J’entends « comme son grand-père ». J’entends « on va faire ce qu’il faut ». J’entends encore : « on va s’occuper de toi ». Et je comprends que « s’occuper » peut vouloir dire plusieurs choses. Ça peut vouloir dire aider. Ça peut vouloir dire prendre en main. Ça peut vouloir dire tenir.

Je retourne dans ma chambre, je ferme doucement. Je m’assois sur le lit. Je refais encore une deuxième version. Dans ma tête, leurs mots ont une logique, leurs gestes aussi. Dans cette version-là, une phrase reste à sa place. Dans la leur, elle revient plus tard, autrement.

La nuit, les petites créatures reviennent. Elles ont l’air de jouets. Elles s’approchent pourtant comme si j’étais déjà fini. Elles posent une main sur ma cheville ligotée. Elles touchent le nœud. Elles attendent mon regard. Elles attendent que je les reconnaisse.

Je dis : « Vous n’êtes qu’un rêve. » Et elles répondent autrement. Elles me montrent le banal. Le lait renversé. L’éponge sous l’évier. Le citron dans la gorge. La maîtresse : « il faut grandir ». Ma mère : « arrête ton cinéma ». Elles alignent tout ça, sans parler, comme si c’était des preuves.

Je recommence : « Je peux m’enfuir quand je veux. » Elles reculent d’un pas, puis elles reviennent. Cette fois, elles ne tournent plus. Elles restent en face.

Au réveil, la phrase est moins forte. Je la répète en allant à l’école : « Vous n’êtes qu’un rêve. » Sur le trottoir, une vieille dame me sourit. Je me demande une seconde si je pourrais dire la phrase là, comme ça, dans la journée. Je ne la dis pas.

En classe, la maîtresse écrit au tableau. La craie grince. La poussière tombe. Elle tombe partout.

À la récréation, on joue à se poursuivre. Ils crient, ils rient, ils tombent. Moi aussi je cours. Mais je regarde les bords. Je regarde le moment où le jeu change, où un rire devient autre chose. Je vois venir ce moment une seconde avant les autres, et cette seconde me sert.

Le soir, en rentrant, je fais tomber un verre. Pas exprès. Jamais exprès. Mais le mot « exprès » est déjà là, prêt dans la bouche des adultes. Je regarde l’eau qui s’étale. Je regarde la main de ma mère qui cherche l’éponge. Je reviens à la curiosité. Je regarde le geste, le rythme, la pause.

Elle dit de nouveau : « On va s’occuper de toi. »

Illustration Bernard Buffet, Ulysse et les sirènes

L’ange rebelle

Publié le 14 décembre 2025

On dit qu’un ange n’accomplit pas deux missions. On dit aussi qu’il n’a pas de libre arbitre : il exécute, il transmet, puis il s’efface. Il ne discute pas. Il ne diffère pas. Il n’a pas ce luxe-là. Lui, au contraire, différait

Il avait découvert, sans l’avoir cherché, que la honte avait un talent particulier : elle savait se déguiser en prudence. Elle se présentait comme une vertu — ne pas déranger, ne pas s’imposer, ne pas faire d’histoire — alors qu’elle n’avait qu’une idée : le retirer de la scène, le faire disparaître proprement, le rendre invisible. Il connaissait ce mouvement. Il l’avait pratiqué longtemps. L’effacement comme hygiène. L’exil comme solution. Il se disait : je suis de passage. Il se disait : je ne dois rien. Il se disait : ce n’est pas grave. Et ce “ce n’est pas grave” était la forme polie du pire.

Cette semaine-là, pourtant, quelque chose avait tenu. Pas une résolution. Pas une conversion. Une manière de rester. Une perplexité active. Il aimait l’expression parce qu’elle ne promettait rien. Elle ne disait pas : je vais comprendre. Elle disait seulement : je ne vais pas fuir. Au lieu de chercher le sens, il cherchait la position. Où se placer pour ne pas mentir. Où se placer pour ne pas se sauver par une idée. Il s’installait dans l’entre-deux et il y restait, comme on reste debout dans un courant. Il répétait. Il reprenait. Il revenait. Ce n’était pas un art de conclure, c’était un art de maintenir.

La clef était restée accrochée à son trousseau, au fond de la poche de son manteau d’hiver. Une clef gardée par mégarde. Une affaire insignifiante. On lui avait écrit : tu peux la rendre ? Il avait répondu : oui, bien sûr. Il l’avait pensé : demain. Et demain avait passé. Il avait pensé : la semaine prochaine. Et la semaine suivante avait passé. Chaque fois, la honte venait se glisser dans les interstices : ne pas y aller, ne pas affronter le geste, ne pas voir l’autre en face. Rien de tragique. Rien d’important. Et pourtant une résistance entière, compacte, comme si le monde se jouait dans ce métal.

Il avait fini par comprendre ce qu’il redoutait. Accomplir la plus petite mission, dans son esprit, ce n’était pas “faire ce qu’il faut”. C’était se faire retirer du monde des vivants. Passer de la vie — avec ses retards, ses excuses, ses possibles — à une simple exécution. Une fonction. Un rouage. Une présence vague parmi d’autres présences vagues. Des milliers, peut-être des millions, toutes interchangeables, toutes occupées à des tâches minuscules, toutes définies par la même chose : leur insignifiance apparente. Il y avait là une terreur froide : rendre la clef, ce n’était pas rendre une clef, c’était accepter d’être quelqu’un qui rend des clefs. Et après ? Après il n’y aurait plus rien à tenir, plus de tension, plus de récit intérieur — seulement cette circulation d’actes sans épaisseur, la vie réduite à l’obéissance, l’existence à la liste.

La perplexité active, cette semaine-là, lui avait servi à autre chose qu’à écrire. Elle lui avait servi à ne pas se raconter d’histoire. Il s’était observé résister, sans s’excuser. Il s’était observé dramatiser, sans s’y croire. Il avait vu la honte à l’œuvre, non pas comme une faute, mais comme une technique de survie : garder une clef pour garder une possibilité, garder une possibilité pour ne pas tomber. Il était resté là, devant cette mécanique, sans la casser, sans l’adorer. Il l’avait laissée tourner jusqu’à ce qu’elle s’épuise.

Au bout du compte, il rendit la clef par un de ces concours de circonstances qu’on juge d’abord anodins. Une élève qu’il n’avait pas revue depuis des mois lui demanda, comme ça, si elle l’avait encore. Il alla dans le vestibule. Il fouilla les poches de son manteau d’hiver. Il sentit le trousseau. Il décrocha la clef. Il la tendit. La femme le remercia, la glissa dans son sac. Rien de plus. Une scène banale, sans relief. Il n’y eut pas de musique. Il n’y eut pas de phrase juste. Il n’y eut même pas, sur le moment, de panique. Il y eut un léger vide, comme après un bruit qui s’arrête.

C’est en revenant dans la pièce que cela arriva. L’impression d’avoir été vidé de toute raison d’exister, simple, nue, sans justification. Il s’était souvent demandé si l’on serait en mesure, quelques jours avant l’arrivée de la mort, d’en éprouver la venue par des indices quelconques. Il avait imaginé ces indices : une confusion, une présence floue, une manière différente d’habiter les choses. Maintenant que la clef n’était plus dans sa poche, que le trousseau s’était allégé, il oscillait entre un soulagement et cette peur qui revenait au galop.

Il eut envie de fuir, comme toujours. Fuir vers une explication. Fuir vers une morale. Fuir vers une grande mission qui recouvrirait la petite. Mais la perplexité, cette fois, resta active. Elle ne le sauva pas. Elle le retint. Elle lui dit : reste là. Reste dans ce vide. Ne le remplis pas. Ne l’appelle pas destin. Ne l’appelle pas maladie. Ne l’appelle pas révélation. Regarde ce que c’est : une clef rendue. Un trousseau allégé. Un homme qui tremble.

Durant un moment, les murs de la pièce vacillèrent légèrement. Il eut un vertige. Il s’assit par terre, sans décision, comme on s’assoit quand on n’a plus d’appui. Il attendit que ça passe. Il attendit sans savoir ce qu’était, au juste, “passer”. Puis il sentit, très faiblement, quelque chose d’autre que la peur : le fait qu’il était encore là. Pas sauvé. Pas grandi. Juste là. Et que ce “là” — même réduit, même pauvre — valait mieux que l’effacement.

**Illustration** L’ange déchu, Alexandre Cabanel 1823 - 1889

De passage

Publié le 14 décembre 2025

Il a travaillé là parce qu’il fallait travailler. Il n’y a pas de mystère. Le loyer, les factures, la base. Il se répétait ce mot, base, comme si ça suffisait à faire tenir le reste. Il prenait des boulots comme on prend un ticket : pour passer. Et dès qu’il avait deux heures, il allait se perdre dans les livres, comme si les livres pouvaient laver l’odeur de l’encre, comme si les livres pouvaient justifier le reste. Il lisait pour ne pas être là. Il travaillait pour avoir le droit de lire. Entre les deux, parfois, une femme. Deux. Une rencontre, une chambre, une parenthèse. Puis retour au train-train, ce mot qui dit bien ce qu’il dit : une ligne, un rail, un bruit.

L’imprimerie était près d’une gare. Les gares, il les aimait et il les détestait. Elles donnent l’impression qu’on pourrait partir, qu’on part, qu’on est déjà parti. Il a mis un pied dans l’atelier et il a senti tout de suite ce qu’il allait sentir chaque jour : l’encre, le métal, le bruit des machines, et cette idée idiote et tenace dans sa tête : je vaux mieux. Il avait fait un peu d’études. Pas beaucoup. Assez pour se croire différent. Et ce “différent” devient vite “supérieur” quand on a peur. Il avait peur de ressembler à ces hommes-là. Il les regardait travailler, les mains noires, les gestes sûrs, et il se disait qu’il n’était pas comme eux. Il se disait qu’il était de passage. Il se disait que son avenir serait forcément meilleur. Il ne le disait à personne. Il le gardait serré, comme une pièce chaude dans la poche. Et c’est de ça qu’il a honte aujourd’hui : non pas d’avoir été accueilli, mais d’avoir pris l’accueil sans s’y tenir.

Accueilli comme on accueille un blanc-bec. On lui montrait comment faire. On lui expliquait sans condescendance. On lui donnait une place, provisoire mais réelle. Et lui, au lieu de recevoir cette place, il la tenait à distance, comme on tient un outil qu’on n’a pas l’intention de garder.

Il y avait un homme, un peintre de lettres, un spécialiste des mots sur les surfaces. Ça lui plaisait, ce métier-là : écrire sur du dur, faire tenir une phrase sur une tôle, faire tenir un nom sur une vitrine. L’homme était vieux, ou du moins il lui paraissait vieux, avec cette lenteur dans les gestes qui vient quand on a fait le même geste mille fois. Il parlait souvent des femmes africaines, des antillaises. Il parlait des formes, et il le faisait comme on récite un inventaire qu’on ne veut pas perdre. Il n’était pas vulgaire. Il n’était pas discret non plus. Il avait une façon de regarder qui ne demandait pas la permission. Parfois il disait un mot qui n’allait pas là, un mot trop grand pour ce qu’il regardait. Un soir, il a dit : des vestales. Il ne riait pas. Il le disait comme on dit un mot appris dans un livre et qu’on garde parce qu’il sonne bien dans la bouche, parce qu’il donne une dignité à ce qu’on n’arrive pas à tenir autrement.

Le soir, ils marchaient ensemble vers une autre gare. Ils s’arrêtaient. Ils regardaient. Ils se disaient qu’ils ne faisaient pas de mal. Ils regardaient, c’est tout. Et lui, le jeune homme, il se laissait prendre, pas tant par les corps que par la possibilité d’être là, simplement là, sans devoir jouer au supérieur, sans devoir faire semblant d’être de passage. Dans ces arrêts, il y avait une fraternité étrange : deux hommes qui n’ont pas la même vie, qui ne viennent pas du même endroit, mais qui partagent un moment de silence, un moment d’accord, un moment où le monde n’exige rien. Et lui, dans ce silence, il se sentait presque à sa place. Presque.

Puis les patrons ont décidé de moderniser. Moderniser veut souvent dire casser. Casser ce qui marche. Casser ce qui a servi. Casser pour pouvoir dire que c’est neuf. Il a vu une machine qu’on avait toujours vue, qu’on croyait indestructible, recevoir des coups. Une vieille machine lourde, une bête de fer, une Marinoni. On la cassait comme on casse une habitude. Les ouvriers regardaient. L’un a craché par terre. Un autre a essuyé ses mains sur un chiffon déjà noir. Quelqu’un a dit : ça va finir au poids. Une phrase, rien. Les phrases, à ce moment-là, ne changent rien.

Lui, il avait des phrases. Lui, il avait des idées. Il avait aussi une colère. Une colère de lecteur, une colère de jeune homme, une colère politique, une colère qui aime se croire pure. Il militait, ou il croyait militer. Il a voulu soulever les autres. Il a voulu leur faire comprendre. Il a voulu qu’ils ne se laissent pas faire. Il a parlé. Il a parlé trop, peut-être. Il a parlé comme on parle quand on n’a rien à perdre. Ou quand on croit n’avoir rien à perdre.

L’homme à la machine cassée, celui qui connaissait la vieille bête, celui qui avait appris ses humeurs, ses caprices, ses bruits, a levé la tête vers lui. Et lui, il lui a dit une phrase qui se voulait rassurante : avec ton expertise tu retrouveras du travail partout. Il lui a dit comme on dit un conseil. Il lui a dit comme si c’était évident. L’autre a hoché la tête. L’autre est parti. Il a retrouvé du travail, oui. Il a fait ce qu’on fait quand on a un savoir réel : on va ailleurs. On recommence.

Et lui ? Lui, le militant, le blanc-bec, le lecteur, il est resté deux semaines, ou trois, jusqu’au jour où les patrons ont su. Ils ont su qu’il était l’instigateur. Instigateur, quel mot. Comme si une révolte naissait d’un seul homme. Comme si les autres n’avaient pas leurs yeux, leurs peurs, leurs calculs. Ils l’ont viré. Simplement. Un jour c’était fini. Il n’a pas résisté. Il n’a pas appelé. Il n’a pas écrit. Il a fait ce qu’il faisait toujours : il est passé à la scène suivante.

La honte est venue plus tard. Toujours plus tard. Elle est venue quand il a compris qu’il n’avait gardé aucun lien. Aucun numéro. Aucune adresse. Aucun visage auquel écrire : comment ça va. Il s’était répété qu’il était de passage, et cette phrase lui avait servi d’excuse pour ne pas aimer. Il s’était protégé de l’attachement comme il s’était protégé de la poussière : en gardant les mains loin.

Le vieux peintre, il ne sait pas ce qu’il est devenu. L’homme à la Marinoni non plus. Tous les autres, disparus. Pas forcément morts, non, mais disparus de lui. Effacés comme on efface un lieu quand on n’y revient pas. Aujourd’hui il se dit qu’il a pris l’accueil et qu’il l’a jeté. Il se dit qu’il a pris ces hommes comme un décor. Il se dit que beaucoup sont morts, ou qu’ils vont mourir, et que lui est là, seul, avec ses livres, avec ses phrases, avec son idée d’avenir meilleur qui s’est dissoute comme se dissout une promesse qu’on n’a jamais tenue. Il se dit qu’il a voulu sauver le monde et qu’il n’a pas su garder une amitié.

Il se dit : moderniser, casser, virer. Il se dit : de passage. Il se dit : honte. Il se dit : encore.

Le placard

Publié le 13 décembre 2025

Il y a des hontes qui ne reviennent pas comme des souvenirs, mais comme des objets retrouvés au fond d’une poche : on ne se rappelle pas les avoir mis là, on les palpe et pourtant ils sont là, lourds, lisses, indiscutables. Lui, il en a une qui commence avec une porte. Une porte qu’on ouvre quand on n’a pas le droit. Une porte qui donne sur une pièce trop blanche, trop provisoire, un endroit loué au nom d’un autre, par un autre, et dont il se sert comme si c’était sa chambre, comme si c’était son droit. Il ne dit pas “je m’installe”, il ne dit rien. Il vient, puis il revient, puis il reste. Il se glisse. Il s’incruste, voilà le mot, mais il ne le prononce pas au moment où il le fait, il ne le prononce que bien plus tard, quand le mot a déjà pris la forme d’une condamnation. Au début c’est simple : il y a l’endroit, il y a le lit, il y a la jeune femme, il y a la sensation d’être à Paris, ou dans une ville qui ressemble à Paris, une ville où l’on croit que tout est permis si personne ne regarde. Et pourtant quelqu’un regarde toujours. Même absent. Même de loin. Même dans l’imagination. Les parents, par exemple. Les parents qui ne savent pas, ou qui savent sans savoir, et dont la simple existence transforme un canapé en piège et une clé en preuve. Il se dit : on ne fera pas de bruit. Il se dit : ce n’est rien. Il se dit : ça passera. Il ne pense pas aux conséquences, non, il pense seulement à la scène suivante. La scène suivante arrive. La scène suivante, c’est un coup frappé à la porte. Par hasard, dit-il. Mais le hasard, quand on a peur, est un métier à plein temps. Un homme frappe. Un père, ou un homme qui tient lieu de père, et il frappe comme on frappe chez soi, pas comme un invité, comme un rappel. Elle se fige. Lui se lève. Il cherche où se mettre, et il choisit le placard. Voilà le détail qui colle. Le placard. Un espace étroit, qui sent le tissu, le bois, la poussière, et la peur. Il y reste longtemps. Il y reste trop longtemps. Il écoute les voix au travers de la porte, il écoute les pas, il écoute le rire forcé, il écoute la conversation qui fait semblant d’être normale alors qu’elle est construite sur un mensonge immédiat, sur sa présence niée. Ce qui le surprend, ce n’est pas la honte, elle est là, oui, mais ce qui le surprend c’est la colère. Il est en colère d’être caché. Il est en colère d’être l’ombre. Il est en colère contre elle, comme si c’était elle qui l’avait enfermé, comme si c’était elle qui avait inventé le père, inventé la loi, inventé la porte. Dans le noir du placard il se promet, ou il croit se promettre, qu’il ne se laissera pas faire. Il confond ne pas se laisser faire avec se venger. Il confond l’humiliation avec une dette qu’il faut faire payer. Le père s’en va. La porte se referme. La scène est finie, mais elle ne finit pas. Elle reste dans le corps. Elle reste comme une piqûre. Et lui, au lieu de la regarder, il la déplace. Il déplace la piqûre dans un autre endroit : des femmes plus âgées, des rencontres à côté, des corps qui n’exigent pas qu’il se cache, ou qu’il croit n’exiger rien. Il appelle ça la liberté. Il appelle ça l’expérience. Il appelle ça une manière de respirer. Il ne l’appelle pas par son vrai nom : une vengeance sans juge, sans témoin, sans aveu. Il ne force personne, non. Il insiste parfois, mais il ne force pas. Il se raconte qu’il est correct. Il se raconte que tout est consentant, et ça l’aide à ne pas voir l’autre scène, celle qui se joue sans elle : il revient vers sa jeune femme comme on revient vers un rôle, il sourit, il parle, il fait comme si la fidélité était un détail. Elle ne sait pas. Ou elle sait confusément, comme on sait l’odeur de la fumée sans voir le feu. Et lui garde le secret non pas par pudeur mais par lâcheté, et la lâcheté se mélange à une sorte de fierté stupide : il a sa double vie, il a sa zone à lui, il a repris du pouvoir. Cette idée du pouvoir revient toujours, et elle revient toujours au pire moment. Il ne pense pas aux conséquences, il pense aux répliques. Il pense à la scène suivante. La scène suivante, c’est la rupture, mais elle ne ressemble pas à une rupture. Elle ressemble à une dérive lente. La jeune femme part un week-end, puis un autre, puis elle part pour de bon. Elle quitte l’appartement comme on quitte un abri qu’on a cessé de reconnaître. Elle trouve un homme ailleurs, un homme stable, un homme qui porte une blouse, ou une autre forme de sécurité, un homme qui promet un pays lointain. Elle le suit. Elle s’en va. Lui ne la retient pas. Il ne la recontacte pas. Il laisse le fil se casser sans même tirer dessus. Et ce qui est étrange, c’est que l’absence de geste devient elle aussi une honte. Non pas l’acte, l’absence. Ne rien faire. Ne pas demander. Ne pas dire pardon. Ne pas dire : j’ai menti. Il garde le silence, il garde la version commode : ça s’est défait tout seul. Mais rien ne se défait tout seul. Pendant ce temps il y a l’appartement. L’appartement qui n’était pas à lui. L’appartement qu’un proche lui avait permis d’approcher, par complaisance, par confiance, par habitude de rendre service. Cet appartement, quand la jeune femme part, devient une dette. Une dette matérielle d’abord : le loyer. Une dette morale ensuite : l’abandon. Il ne peut plus payer. Il pourrait prévenir. Il pourrait rendre les clés. Il pourrait appeler. Il ne le fait pas. Il laisse l’endroit se vider, se salir, se transformer en pièce de théâtre après la dernière représentation, quand les décors restent debout mais que plus personne ne vient. Et il y a forcément un moment où quelqu’un vient. Le proche. Celui qui a loué, celui qui a signé, celui qui a cru. Il vient, il voit, il comprend. Il est en colère. Une colère claire, cette fois, une colère adulte, une colère qui nomme. Et lui reçoit cette colère comme une sentence. Il se défend mal. Il se tait. Il se justifie à moitié. Il dit qu’il n’a pas pu, qu’il a fait comme il a pu, qu’il n’a pas pensé, et c’est vrai : il n’a pas pensé. Ou plutôt : il a pensé à la scène suivante, jamais au tableau d’ensemble. Le proche le quitte sur cette colère, et la honte se fixe. Elle se fixe parce qu’elle a enfin une forme sociale : quelqu’un sait, quelqu’un juge, quelqu’un a le droit de juger. Et puis, quelque temps après, le proche tombe malade. Une maladie longue, une maladie que lui ne comprend pas, qu’il ne veut pas comprendre, une maladie qui s’installe comme s’installe la honte : sans bruit, sans phrase, en occupant tout. Le proche meurt. Et là, le mécanisme final se met en place : la honte devient causalité. Il se dit : c’est à cause de moi. Il se dit : je l’ai tué. Il se dit : ma lâcheté a fait ça. Il se dit : mon abandon a fait ça. Il se dit : si j’avais été un autre, il serait encore là. Il sait bien, quelque part, que ce n’est pas ainsi que les maladies fonctionnent, mais la honte se moque de la biologie. La honte veut un lien. Elle veut un fil. Elle veut une preuve que tout est cohérent, même l’incohérence. Elle veut qu’il paye au maximum, parce que payer moins serait encore une lâcheté. Alors il paye. Il paye en silence. Il paye en se souvenant de la scène du placard comme si tout était contenu dedans : l’intrusion, la peur, la colère, la vengeance, le mensonge, l’abandon, la colère du proche, la mort. Il met tout dans la même boîte, la même boîte noire. Il se dit parfois qu’il exagère. Il se dit parfois qu’il dramatise. Il se dit parfois qu’il se donne le beau rôle du coupable. Et puis il se corrige : ce n’est pas un beau rôle, c’est un rôle commode. Le coupable ne bouge pas. Le coupable reste là, il se condamne, il ne répare rien. Il se dit : je ne pense pas aux conséquences. Il se dit : je pense trop tard. Il se dit : je pense quand il n’y a plus rien à faire. Et cette phrase-là, à force de la répéter, devient elle aussi un refuge. Un refuge dans l’entre-deux. Il n’est pas innocent, il n’est pas monstrueux. Il est entre les deux, là où l’on peut survivre sans se regarder trop longtemps. Mais la honte, elle, le regarde. Elle le regarde à sa place. Et c’est peut-être ça, le plus humiliant : non pas ce qu’il a fait, mais la façon dont il continue de se cacher, des années après, dans un placard qui n’existe plus.

Illustration Edouard Vuillard (1868 - 1940), la femme au placard

Le nécessaire

Publié le 13 décembre 2025

Deux versions d’une même brève correspondance.

1- Elle

Je lui ai écrit parce que je l’avais lu. Lire quelqu’un sur un écran donne une illusion de proximité qui n’a rien à voir avec la proximité : sans odeur, sans température, sans délais. Une proximité qui s’allume quand on ouvre le navigateur et s’éteint quand on le ferme.

Dans cet interrupteur-là, on finit par croire qu’on maîtrise quelque chose.

Je l’avais lu tard, à l’heure où l’on se persuade que les phrases qu’on reçoit sont adressées à soi alors qu’elles ne sont adressées à personne, à l’heure aussi où l’on confond facilement l’intérêt et le signe. Je me souviens de la robe blanche d’une femme sur une photo qu’il avait publiée, pas une photo d’art, une photo comme ça, posée, et je me souviens de l’avoir regardée trop longtemps, comme si la blancheur était un message. Ce n’était pas la robe, au fond, c’était l’idée qu’il y avait quelqu’un derrière la phrase, quelqu’un qui regardait et qui pouvait répondre.

J’ai écrit un premier mail très simple. Objet : vide. Deux heures du matin. Je crois que j’ai commencé par "je vous lis" et j’ai ajouté une phrase sur un passage précis - la photo de la femme en robe blanche, ou peut-être une métaphore qu’il avait filée sur trois paragraphes - un détail, en tout cas, parce qu’on sait bien qu’il faut donner une preuve, sinon on a l’air d’un de ces lecteurs qui veulent juste être reconnus.

Je voulais être reconnue, évidemment, mais je voulais aussi que cela reste une preuve, un échange sur des mots, quelque chose de propre, quelque chose qui ne me mettrait pas en danger.

J’étais dans cette période où je disais à tout le monde que j’allais très bien. Je répondais "super" aux SMS. Je sortais le dimanche. Je dormais trois heures par nuit et je cherchais des signes dans les numéros de bus, dans l’ordre des notifications, dans la disposition des voitures garées devant chez moi. Ce qui est troublant, quand on est comme ça, c’est que ça ressemble à une intensité, et l’intensité a l’air d’une qualité. On se dit qu’on est plus vivante. On se dit qu’on est plus lucide. On se dit qu’on n’a plus peur. On a peur, mais on la confond avec une sorte d’électricité.

Je ne pensais pas à une "correspondance". Je pensais à une réponse. Je pensais à une phrase de lui qui viendrait confirmer que je n’avais pas halluciné sa présence dans ce que je lisais.

Il a répondu.

Et le premier mail était correct, presque trop correct, une politesse, une manière de rester dans le cadre, et j’ai été soulagée et déçue en même temps, ce mélange que je connais bien, ce moment où l’on se dit qu’on a obtenu ce qu’on voulait et que ce n’est pas ce qu’on voulait. J’ai répondu vite. Je répondais vite à tout à cette époque, comme si les délais étaient des menaces, comme si laisser une phrase en suspens revenait à l’abandonner. J’ai répondu vite et j’ai mis un peu plus de moi, pas beaucoup, juste une inflexion, une petite provocation, parce qu’il y a des moments où l’on teste, où l’on cherche la limite, non pas pour la franchir mais pour la voir.

Il a répondu avec une inflexion aussi. Ou bien c’est moi qui l’ai lue comme ça. Je ne sais pas. Je sais seulement ce que j’ai ressenti, ce petit coup de chaleur, ce sentiment qu’un échange est en train de s’ouvrir, qu’il n’est plus seulement "sur le travail". Et là, tout devient dangereux, parce que "sur le travail" est une zone où l’on peut se cacher sans mentir, tandis que l’autre zone, celle où l’on se sent choisie, est une zone où l’on ment sans même s’en rendre compte.

J’ai eu l’impression qu’il me voyait. C’est ridicule d’écrire ça, mais c’est exactement comme ça que ça se passe : on a l’impression d’être vue par quelqu’un qui, en réalité, ne voit qu’un écran et quelques lignes. Je lui ai écrit comme on jette une bouteille à la mer, mais une bouteille qu’on sait suivie par un GPS, une bouteille dont on attend une notification.

Je ne crois pas que je cherchais le sexe, pas au début. Je cherchais l’intensité, et l’intensité finit souvent par prendre cette forme, parce que c’est la forme la plus simple, la plus disponible, la plus immédiatement interprétable : désir, réponse, avance, recul. Il y avait aussi autre chose, une vieille histoire avec les hommes qui savent, les hommes qui expliquent, les hommes qui donnent une place, une place dont on se dit qu’on peut faire quelque chose, qu’on peut la transformer en faveur, en protection, en exception. J’ai honte de cette mécanique-là, mais je l’ai vue tourner en moi. Je suis capable de dire ça maintenant parce que je suis plus calme, parce que je peux relire la scène comme on relit un passage trop chargé en rouge.

À l’époque, je ne voyais pas la mécanique, je voyais une porte. Je voyais un homme qui avait une autorité sur des mots, et donc une autorité sur moi, parce que je vivais dans les mots comme dans une maison sans serrure.

Je faisais partie, par intermittence, d’un groupe en ligne. Une réunion du soir, pendant cette période où tout passait par l’écran. On entrait avec un prénom, parfois faux. On coupait la caméra. Il y avait des règles simples, et quelqu’un pour tenir le cadre.

J’avais un compagnon. Mon compagnon était de ces hommes qui protègent en refermant, qui protègent en coupant, qui protègent en décidant que quelque chose doit s’arrêter. Je le dis sans jugement. Il avait raison, sur le fond. Mais la manière dont cette raison s’exerce peut être brutale, même quand elle se veut douce. Je crois qu’il a compris avant moi qu’il y avait là un danger. Pas forcément un danger venant de cet homme, je ne suis pas en train de raconter une histoire de prédateur, je raconte plutôt une histoire de confusion, mais la confusion est un danger en soi.

Je sentais parfois, dans les réponses de cet homme, un ton qui me heurtait, comme si nous jouions à quelque chose qui pouvait me détruire. Je sentais une pointe de mépris, ou bien je l’inventais. Je sentais aussi que je le provoquais pour qu’il réponde, pour qu’il se découvre, pour qu’il perde un peu de sa prudence, parce que voir quelqu’un perdre sa prudence donne l’impression qu’on a du pouvoir.

Cette idée-là, "j’ai du pouvoir", est une drogue. Et quand on est fragile, on prend ce qu’on trouve.

Pourquoi n’ai-je pas mis fin à l’échange moi-même ? Parce que j’étais incapable de savoir, à ce moment-là, où finissait le jeu et où commençait la chute. Parce que j’étais incapable de distinguer l’élan et l’obsession. Parce que je me sentais justifiée par le simple fait que j’écrivais, comme si écrire transformait tout en littérature et donc en chose permise. Je me disais : ce n’est que des mails. Je me disais : ce n’est pas réel. Je me disais : c’est réel, enfin. Tout cela pouvait être vrai dans la même journée.

Je me souviens d’un message où il revenait au neutre, où il essayait de "rester sur le travail", et j’ai lu ça comme un retrait, une humiliation, une punition. J’ai répondu plus fort. Je répondais plus fort quand je me sentais punie, c’est un vieux réflexe. Je crois que je cherchais à le forcer à assumer quelque chose, mais je ne sais même pas quoi, peut-être juste à assumer qu’il existait, qu’il n’était pas seulement une voix polie.

Puis, d’un coup, cela s’est arrêté.

Un matin, j’ai ouvert ma boîte mail. Aucun message du groupe. J’ai cliqué sur le lien habituel : "Vous n’avez pas accès à cette ressource." Pas par moi. Pas par lui, directement. Par un tiers. Une main invisible sur un bouton. J’ai été retirée de la liste. C’est un geste technique, un clic, une opération de gestion, mais pour moi ça a eu la violence d’un effacement. Être retirée, c’était être mise hors du texte, sortie de la phrase.

J’ai ressenti une colère froide - contre moi, je crois - puis une honte, puis un soulagement, puis à nouveau cette colère, ce manège. J’ai eu l’impression d’être traitée comme un paquet fragile qu’on retire d’un convoyeur, sans explication, sans égard. J’ai eu l’impression aussi qu’on me protégeait contre moi-même, et il n’y a rien de plus humiliant que d’être protégée contre soi-même quand on se croit encore maîtresse de ses gestes.

Deux messages sont arrivés ensuite. L’un venait d’un proche. L’autre d’une personne du groupe. Ils étaient brefs, propres, sans couleur : refermer le cadre. Je ne peux pas leur reprocher d’avoir voulu protéger. Je peux seulement dire que, dans cette protection, il y avait quelque chose qui me rendait petite, opaque, irresponsable, comme si je n’avais pas voix au chapitre.

Ce qui est étrange, c’est que je ne me suis pas sentie coupable au sens où lui s’est senti coupable, je n’ai pas eu cette chute-là, parce que ma culpabilité était déjà partout, diffuse, ancienne, et qu’un épisode de plus n’avait pas la netteté d’une faute, c’était juste un jour de plus dans un désordre.

J’ai continué le groupe. Je suis revenue, oui. Je suis revenue parce que c’était un lieu où l’on existe devant des témoins, même à travers des carrés muets, et que je préférais exister mal devant des témoins qu’exister seule dans ma tête.

J’ai vu, plus tard, qu’il n’était plus là. J’ai compris qu’il s’était retiré. Personne ne l’a annoncé. Personne ne l’a commenté. C’est comme ça que les groupes fonctionnent : ils effacent la perturbation et ils se félicitent intérieurement d’avoir rétabli l’ordre.

J’ai eu, à ce moment-là, un sentiment très précis, pas de triomphe, pas de vengeance, plutôt une sorte de vertige : je n’avais pas voulu sa disparition. Je n’avais pas voulu être la cause d’un exil. Je n’avais pas non plus voulu être protégée comme une enfant. Je voulais seulement que quelqu’un réponde à mes phrases comme si elles comptaient, et je m’étais mise, sans le savoir, à jouer avec des forces qui ne se jouent pas par mail.

Lui a payé avec la honte. Moi avec le flou. Deux monnaies différentes, aucun bureau de change.

Je ne sais pas. Je sais seulement que, pendant un moment, un homme a répondu à mes messages et que cela m’a donné l’impression d’être vivante, et que cette impression a eu un coût, et que le coût, comme toujours, a été réglé par le silence.

2- Lui

Il reçoit un message. Pas une lettre, pas une vraie lettre, un message. Une adresse qu’il ne connaît pas, un nom qu’il ne situe pas, une formule qui pourrait être une politesse et qui sonne pourtant comme un crochet. Elle dit qu’elle lit. Elle dit qu’elle a lu. Elle dit qu’elle continue. Elle écrit comme si elle avait déjà parlé avec lui, comme si la conversation avait commencé avant le message, avant même qu’il ouvre l’écran.

Il lit une première fois, il lit une deuxième fois, il lit encore, comme on regarde une tache sur une vitre et qu’on n’arrive pas à décider si c’est dehors ou dedans.

Il donne des cours, il enseigne un art qui donne aux gens l’impression qu’on les regarde plus que les autres. Il le sait. Il le sait depuis longtemps. Il le sait et il fait avec. Il répond rarement. Il répond quand il a le temps. Il répond quand il n’a pas le temps aussi, et c’est là que ça commence.

Il répond parce que le ton l’a touché. Non, piqué.

Touché, piqué - la différence n’est pas claire, elle ne l’a jamais été.

Il répond avec prudence d’abord. Il se croit prudent. Une phrase neutre, un remerciement, deux lignes sur le travail, une porte entrouverte et déjà sa main sur la poignée pour la refermer.

Elle répond vite. Trop vite. Ou juste vite, mais lui le lit comme trop. Et il sent quelque chose remonter, quelque chose de vieux, pas une envie nette, plutôt une manière de se tenir dans l’échange, une manière d’être celui qui sait, celui qui mène, celui qui renvoie la balle.

Il se dit : attention. Il se dit : rien. Il se dit : je ne ferai rien.

Et il écrit. Il écrit un peu plus. Il écrit un peu plus loin. Il écrit en forçant légèrement le trait, juste pour voir. Elle répond en forçant aussi, du moins il croit. Il croit reconnaître un jeu. Il croit reconnaître une provocation. Il croit reconnaître une audace. Il croit, et ce "il croit" devient son alibi, son petit tampon humide sur le papier : croyance, donc pas intention.

Pourtant l’intention est là, pas forcément mauvaise, mais présente : il veut que ça brille, il veut que ça tienne, il veut que ce soit vivant, il veut que ce soit lui qui trouve le mot juste, celui qui déplace, celui qui fait rire ou qui fait mal, un mal sans conséquence, pense-t-il, un mal de phrase, un mal d’écriture, rien de plus.

Il se surprend à attendre. Il se surprend à regarder sa boîte de réception comme on écoute un couloir. Il se surprend à relire ses propres phrases, à les trouver tantôt trop sèches, tantôt trop chargées, tantôt ridicules, puis à les laisser quand même, parce que les retirer serait avouer qu’il y a là un enjeu. Il ne veut pas d’enjeu. Il dit qu’il ne veut pas. Il veut, autrement. Il veut sans vouloir, voilà.

Les messages s’accumulent, pas des dizaines, quelques-uns, assez pour que cela forme un fil, et qu’un fil donne déjà l’idée d’une histoire. Elle fait allusion à des textes qu’il avait laissés en ligne, des textes anciens, des textes d’une autre époque. Elle cite une phrase. Elle la cite mal, mais elle la cite, et lui sent la pointe : on l’a lu, on l’a gardé, on l’a retenu. Il se sent vu. Il se sent reconnu. Il se sent pris dans quelque chose qui le dépasse et qui lui plaît malgré lui.

Il se dit : on devrait s’arrêter. Il ne s’arrête pas. Il se dit : rester sur le travail. Il n’y reste pas. Il glisse. Il glisse en se disant qu’il ne glisse pas. Il glisse parce qu’elle glisse, parce qu’il croit qu’elle glisse, parce qu’il veut répondre à ce qu’il croit.

Il y a un moment où il remarque un détail. Un détail de syntaxe, un détail de logique, une intensité qui n’est pas celle d’un flirt, qui n’est pas celle d’un jeu, qui n’est pas celle d’une lecture enthousiaste. Une intensité qui mord, qui serre, qui réclame. Une urgence.

Il lit une phrase et il n’arrive plus à savoir si la phrase s’adresse à lui ou à une idée de lui. Il comprend alors qu’il ne connaît pas cette femme. Évidemment qu’il ne la connaît pas. Mais il comprend plus précisément : il ne connaît pas l’état dans lequel elle écrit. Il ne connaît pas ce qui la tient. Il ne connaît pas ce qu’il touche quand il touche.

Il se dit : fragilité. Il se dit : attention. Il se dit : trop tard.

Il pourrait s’arrêter là, poser une limite simple, refermer sans claquer. Il pourrait. Il hésite. Et l’hésitation est déjà une faute, non une faute morale, une faute de méthode : dans ces moments-là, il aurait fallu ne pas hésiter.

Il répond encore. Il tempère. Il tente de rectifier sans avouer. Il tente de revenir au neutre sans se dédire. Il tente de sauver son image de lui-même : un homme correct, un homme qui n’a jamais forcé, un homme qui ne joue pas avec les gens. Et à force de vouloir sauver cette image, il s’enfonce dans la zone trouble : il écrit trop, il explique, il nuance, il renvoie, il corrige.

Il y a un jour où un autre message arrive. Pas d’elle. D’un proche. Un ton bref, net, sans couleur : "Merci de la retirer de la liste."

Rien d’autre, ou presque. Il obéit immédiatement. Il se sent soulagé et humilié dans le même mouvement. Il se dit : c’est réglé. Il se dit : ce n’est pas réglé.

Un second message arrive, cette fois d’une personne qui tenait le cadre dans un groupe où il passait, où il venait parfois, où l’on parlait en tours, caméra coupée, micro ouvert : "Merci de faire le nécessaire."

Le même nécessaire. Il fait le nécessaire. Il fait. Il ferme. Il supprime. Il ne répond pas, ou il répond trop court.

Et là commence la vraie histoire, celle qui ne s’écrit pas dans les mails : la honte.

Elle n’a pas besoin qu’on la nomme, elle s’installe. Il se repasse ses phrases. Il se repasse son ton. Il se repasse le moment où il a cru lire une provocation et où il a répondu comme s’il avait raison de croire. Il se dit : j’ai été idiot. Il se dit : j’ai été mauvais. Il se dit : j’ai été humain, et ce mot-là ne l’aide pas.

Il choisit la solution la plus simple, la plus radicale, la plus commode pour tout le monde : il disparaît. Il ne revient plus dans ce groupe. Personne ne lui a dit "tu es interdit". Personne ne lui a dit "tu es dehors". Il s’est mis dehors. C’est plus propre. C’est plus rapide. C’est plus définitif.

Les années passent, peu, quelques-unes, et un jour il tombe sur une trace, un vieux fichier, une archive. Il regarde par curiosité, par masochisme aussi. Il la voit. Elle est là. Elle parle, ou elle écoute, ou elle apparaît simplement comme une vignette muette. Elle est revenue, elle n’a pas honte, ou elle a honte autrement, invisible, ou elle n’a pas les mêmes mécanismes, ou elle n’a pas choisi l’exil comme lui.

Le proche est là, peut-être, ou il n’est pas là, peu importe. La personne qui tenait le cadre est là. Le groupe continue.

La honte, elle, ne continue pas, elle reste : ronde, intacte, comme au premier jour.

Et il sent alors ce qu’il n’arrive pas à formuler : non pas qu’il aurait fallu qu’on le punisse moins, mais qu’il aurait fallu que la honte se répartisse, ou qu’elle se transforme en règle, en cadre, en phrase claire, en "voilà comment on fait ici", au lieu de devenir son affaire privée, son retrait, son silence.

Il se dit : il y a une injustice. Il se dit : je ne sais pas où. Il se dit : c’est peut-être ça l’injustice, ne pas savoir où elle est et la porter quand même.

Illustration : une petite peinture de Michaël Borremans montrée dans le cadre de l’exposition thématique Honte, 2016, Museum Dr Guislain à Gand.

12 décembre 2025

Publié le 12 décembre 2025

Je me dirigeais vers Tarjuman. Quelques lieues après le hameau de Hayra, sur une portion de route sans maison, l’attelage s’est arrêté net, puis les chevaux ont disparu. L’embarras surgit avec une violence telle que, durant quelques heures, je restais sur le bord de la route, à faire semblant de réfléchir, alors que je ruminai surtout : ce dialogue interne, bouclier vain contre les événements que produit le réel. La gêne de ne pas pouvoir me rendre à Tarjuman se mêlait déjà aux conséquences que j’imaginais désastreuses. Pour lutter contre mon désarroi, je sortis le petit carnet qui ne me quitte jamais et commençai à lister, en phrases brèves, comme je le fais toujours dans ces circonstances, tout ce que j’estimais terrifiant dans cette situation. 1. Je suis bloqué sur la route, au milieu de nulle part. 2. Je ne peux bénéficier, en l’état, d’aucune aide. 3. Les chevaux se sont détachés et sont partis dans la nature. 4. Je ne sais à quelle distance je me trouve de mon lieu d’arrivée. 5. Personne ne passe sur cette route, ou, essayons de ne pas être aussi radical : pas grand monde. 6. J’ai faim et soif et je n’ai pas pris la précaution de réserver des provisions. 7. Je pourrais partir à pied et tenter de rejoindre Tarjuman. 8. Je suis vieux et fatigué ; je doute de pouvoir atteindre mon but à pied. 9. Qu’ai-je fait au Bon Dieu pour en être arrivé là ? 10. Que se passerait-il si j’arrive trois jours après la date de mon rendez-vous ? 11. Rien n’est grave, car tout est illusion. 12. En attendant, je suis bloqué là, et je reste disponible à tout ce qui peut advenir. Tout le reste parlait de moi. Les chevaux parlaient du monde. J’ai suivi les chevaux. Attelage vide. Je comprends avant même de regarder qu’ils ne sont plus là, et cette compréhension est déjà une défaite : quelque chose a glissé hors de ma surveillance, sans bruit, sans témoin, et le monde continue comme si ce détail n’en était pas un. Je descends, je fais ce que je sais faire : je cherche des traces dans l’herbe, je calcule des directions possibles, je m’ordonne d’utiliser mes sens, d’écouter, de respirer, de rester au présent. Mais très vite je vois que je suis en train de fabriquer un plan pour ne pas entendre ce qui monte. Les chevaux ne sont qu’un fait ; ce que je ne supporte pas, c’est le fait qu’un fait puisse s’imposer à moi, nu, sans recours immédiat. Je m’enfonce dans la lisière avec l’idée que je vais les retrouver, et je sens en même temps que ce n’est pas seulement eux que je cherche : je cherche à rétablir l’ordre, à me prouver que rien ne m’échappe, que je ne dépends pas du hasard, que je ne suis pas celui qui reste sur le bord de la route à attendre. La digression arrive comme une protection : une phrase, une théorie, un détour, n’importe quoi pour ne pas regarder la peur en face. Alors je la regarde : elle n’est pas immense, elle est précise, elle a un but unique — me rendre la maîtrise, ou, à défaut, m’éviter la honte. Je continue pourtant à avancer, à scruter, à m’arrêter, mais ce qui me déroute n’est plus l’absence des chevaux, c’est cette perplexité active où je me vois faire tout ce que je fais pour ne pas laisser le réel gagner, et où je comprends que le réel gagne quand même. Et je comprends enfin ce que je fuyais depuis le début : ce n’est pas la route, ni le retard, ni même la disparition des chevaux. C’est la honte. La honte comme point d’arrivée, comme lieu prévu d’avance, comme endroit où tout ce qui m’arrive finit par vouloir me conduire. Tout ce que j’ai mis en liste, toutes mes précautions, mes calculs, mon plan d’action, ma disponibilité affichée, tout converge vers elle, comme si l’événement n’avait qu’un but : me faire revenir à Hayra et m’y laisser. Alors je m’enfonce. Je m’enfonce dans la lisière et je m’enfonce dans la honte, et je vois que je marche moins pour retrouver des chevaux que pour retarder ce moment où je serai simplement celui qui n’a pas su, celui qui n’a pas tenu, celui qui a été pris de court par le réel. Je m’arrête, je rouvre le carnet, et je constate que mes doigts tremblent légèrement au-dessus de la page, comme si le corps, lui, écrivait déjà la suite.

Illustration Atlas Marocain, 2010, pb

tant mieux

Publié le 7 décembre 2025

Il a dit une chose neuve :

Tant mieux si le prix du chocolat augmente, personne n’en achètera et ça leur restera sur les bras.

Puis un autre a dit :

T’as raison et ça leur rapportera moins de TVA.

Puis tout le monde a rebu un coup et c’était comme avant.

tous des chiens

Publié le 7 décembre 2025

Enfin, celui-là est arrivé avec son gros bonnet sur le crâne et il a dit que nous étions tous devenus des chiens.

tous, des chiens sans âme !

L’autre à cet instant a voulu la ramener. Genre :

ah oui ? et comment sais-tu que les chiens n’ont pas d’âme ?

Mais le gros avec son bonnet avait un regard si féroce que la conversation s’est tout de suite arrétée là.

Il manquait quelque chose à la scène et je ne savais pas dire quoi.

de soi

Publié le 7 décembre 2025

Le présentateur avait dit cette phrase bizarre : écrire de soi ou quelque chose comme ça. Il ne se souvenait plus de la phrase exacte et il n’avait pas non plus envie de la retrouver. Il était resté un moment à chercher la signification de ce de soi puis il avait laissé tomber. Et maintenant il y repensait, ça revenait d’une manière pressante, impérieuse, comme une vague.

Sortir du spectacle

Publié le 7 décembre 2025

La salle de théâtre était pleine. Il s’était installé en bout de rangée, près de la sortie. Dès les premières répliques, il sut que la pièce était mauvaise. Il se leva et sortit.

La rue dehors était vide. Il préféra marcher plutôt que de prendre le métro.

Il faisait froid et il aperçut la lumière d’un café au coin de la rue Custine. Il poussa la porte et alla s’installer au fond de la salle. La serveuse arriva et prit sa commande, mais quelque chose clochait dans le dialogue qu’ils échangèrent. Tout compte fait, ce n’étaient pas exactement les mots qui se ressemblaient, mais l’intonation fatiguée de la serveuse, qui rejoignait la fatigue des acteurs, ou la sienne, il ne savait plus.

le flagorneur

Publié le 17 novembre 2025

En dix secondes chrono, j’avais capté le personnage. En un mot : flagorneur. Il suait la complaisance, l’huile de coude linguistique, cette manière de sourire non pas à vous, mais à son propre reflet qu’il vous tendait. En était-il seulement conscient ? J’en doutais. L’habitude avait dû fossiliser la posture en nature.

Aussi, pour être charitable – ou par une perversion plus profonde encore –, j’endossai moi-même le costume. Je devins son thuriféraire officieux, le héraut bénévole de sa gloire supposée. Du matin au soir, je semais son nom dans les rues de la ville. « Comment, demandais-je à un inconnu devant l’étal du boucher, vous ne connaissez pas X ? » Et à la boulangère elle-même, sur un ton de confidence douloureuse : « Ah bon, vous n’avez pas lu trucbidulechouettte ? Quelle tristesse… »

Je me composais alors ma meilleure mine de componction, un masque de gravité qui devait faire sentir l’ampleur du manque, l’abîme de leur inculture. Mon jeu était subtil : il ne s’agissait pas de vanter X, mais de vanter mon propre bon goût de le vanter. Je tentais, par la bande, de faire naître un désir – le désir de ce que j’étais censé posséder, moi, l’initié. Un désir auquel, bien sûr, je resterais associé dans l’esprit de ces inconnus. J’étais le prêtre d’un dieu dont je doutais, espérant qu’on vénérerait ma foi plus que la divinité elle-même.

Illustration : : Les ambassadeurs. Hans Holbein le Jeune 1553

rêves

Publié le 16 novembre 2025

Les nuits où je rêvais de Charles Brunet ne se ressemblaient pas.

Il y eut d’abord, vers mes dix ans, les nuits de la leçon. Sa main, qui sentait l’encre et le bois des pupitres, m’attrapait par l’oreille. « Tu as encore menti, petit farceur. » Son haleine avait le parfum mentholé des pastilles Vichy qui crépitaient contre son palais. Il ne traçait pas au tableau, mais sur le plancher de ma chambre – avec sa canne, il gravait en pointillé : Menteur picoteur, les grenouilles t’attraperont. « Écris-le cent fois, me disait-il à travers le bois, sa voix provenant de sous le plancher. Apprends à écrire tes mensonges, au moins ils serviront à quelque chose. » Je me réveillais avec la paume cramoisie, comme si j’avais vraiment écrit. La frontière était poreuse : le rêve, le mensonge, l’écriture. Tout se confondait. Charles Brunet, mort depuis des années, poursuivait son enseignement nocturne, et dans ma bouche persistait le goût des pastilles Vichy auxquelles je n’avais plus jamais voulu toucher depuis son enterrement.

Puis vint la nuit d’Osny, au pensionnat Saint-Stanislas, alors que j’avais douze ans. Cette nuit-là, pour la première fois, je sus voler. Non pas cette ascension laborieuse des rêves d’enfance, mais un envol absolu, souverain, comme une évidence. Le rêve était saturé à mille pour cent – les couleurs hurlaient, l’air avait la consistance du miel. Je fendais la nuit de la région parisienne, survolais Pontoise endormie, lorsque la nostalgie me transperça. Une force irrésistible m’aspira vers le sud, vers la maison de La Grave. Je le vis alors : Charles Brunet, debout devant la maison, les deux mains appuyées sur sa canne. Il leva la main – non pas le geste théâtral de l’instituteur, mais un petit signe amical, complice, comme s’il m’attendait. Ses yeux riaient. Le réveil m’arracha. Je retrouvai ma cellule de pensionnaire, les draps rêche, l’odeur de cire et de soupière. Les sanglots montèrent, non de tristesse, mais de colère. On ne devrait jamais se réveiller d’un tel rêve.

Boost 02 #08 | Revenir à la langue

Publié le 12 novembre 2025

Revenir à la langue ce n’est pas rebrousser chemin. C’est ( espérons-le ) régler la tension d’une phrase jusqu’à ce qu’elle ne sonne plus faux.

J’étais repris par cette vieille obsession d’apparaître sans me trahir quand les livres soudain du haut de la bibliothèque sont tombés sur mes pieds. La connaissance entre encore par la douleur, soit. Je jette un regard vers la fenêtre : c’est bien l’automne, vieux cliché ; il y a, évidemment, une feuille restée collée à la vitre, immobile. Je me penche, je ramasse : Bloy, Bernanos, Boutang, Rebatet. Que de souvenirs. Un vertige fait de désir et de honte m’a poussé vers la fatigue puis dans le fauteuil. Les pieds endoloris, le corps et l’esprit engourdis je feuillette celui dont la reliure a cédé d’elle-même. Ce qui surgit d’abord, ce sont ces voix singulières qui m’ont jadis tant tenu en respect : moins leur fatras, leurs histoires que leur son, cette façon d’accoler, d’accoupler des mots que je ne me serais, à l’époque, jamais permis. En ce temps il me fallait un dictionnaire sous la main ; parfois je ne cherchais pas ; je ne cherchais plus, toujours cette même fatigue , et alors : je prononçais à voix haute et la compréhension venait par le grain. Leurs certitudes me glissaient dessus ; j’étais mon propre tamis de chercheur d’or. Je m’inventais des Klondike, des tombereaux de neige, des dents en or. À propos de mots, un nom passe : Rabelais, suivi de près par Villon comme une ombre. Des énigmes, un koan pour la cervelle de mes vingt ans. « Que voulaient-ils dire ? » C’était la grande question, il suffisait seulement de la poser. Elle restait sans réponse et, très vite, la question reculait dans l’ombre elle aussi : le langage lui-même m’emportait. J’ai gardé cette habitude de lire la tenue d’une phrase avant le récit qu’elle impose. J’ai voyagé, je me suis dispersé : le sucre d’une orange pelée dans un train vers Karachi m’a collé aux doigts plus longtemps que leurs idées ; un râle de chien crevant dans un fossé lyonnais a expulsé tous les poncifs autrefois anônnés en matière de ponctuation ; j’ai désappris ma langue pour une grammaire de gestes, d’ouies sanglantes et de fumée. J’ai feuilleté. le temps a passé, la culpabilité est revenue. Je cherche Rabelais sur les rayons : rien. Je reviens à la table de travail , à l’éditeur , à la page à peine noircie, au grand ouvert. Dans mon crâne une mécanique de bielles : garder-effacer. Un bruit régulier au loin — pendule ou ventilation, je parie pour la pendule. J’ouvre au hasard une page soulignée : je ne comprends rien du tout. La musicalité seule m’emporte ou me recrache. Je reviens à l’écran, à l’envie de trouver la jointure entre ces instants, de me tailler une peau qui tienne ( sans couture visible ). Ce que je cherche n’est pas un retour en arrière, une remise à zéro, mais un réglage : couper ce qui ne sert à rien dans le rien , tenir dans l’instable même. Ma main avance, hésite. Les livres sont restés par terre, une dorsale au bord du tapis ; la feuille contre la vitre ne bouge toujours pas. Un vide sur le rayon à la taille exacte d’un tome. Si j’efface maintenant, quelle question me tombera dessus de l’autre côté ? Est-ce que je veux vraiment garder mon secret ? En ai-je encore seulement les moyens ? Je n’en sais rien. Puis encore comme on s’enfuit : stop assez d’effort c’est assez : revenir à la langue, et reprendre.

ça ne ressemble à rien

Publié le 10 novembre 2025

L’eau bout. Il est 7 h. Dehors, le jour se lève. Une usine a été bombardée cette nuit. Il faut que j’aille acheter du beurre. Je n’aimerais pas souffrir au moment de mourir ; j’aimerais partir d’un coup, comme on prend une sortie d’autoroute au dernier moment. Il faut faire réparer le clignotant arrière droit. Noël approche : quoi offrir aux enfants ? Un chèque fera peut-être l’affaire. Des oignons aussi. Il y a quelque chose d’épuisant à devoir sans cesse faire des courses, se nourrir. Il faudrait que je recrée un rythme pour mes journées. Papa disait : commence par ce que tu n’aimes pas, le reste suivra. Papa disait un tas de choses qu’il ne faisait pas. Le nazisme existe toujours, tapi ; l’Europe serait gouvernée par les petits-enfants de nazis ; le management viendrait de théories nazies. Tu dois cacher que tu es juif sans l’être. Surtout ne pas aborder le sionisme. Penser aux fins de race, à la consanguinité. Les rejetons des milliardaires ont-ils une chance de devenir de plus en plus cons par multiplication du même ? Quoi manger à midi. Quelle fatigue. Heidegger est vraiment chiant à lire. En ce moment, tout est devenu un peu chiant à lire. Est-ce bientôt la fin du monde, et viendra-t-elle d’un seul coup, sans bavure, ou verra-t-on disparaître les gens qu’on aime, l’un après l’autre ? Y a-t-il une façon de rester seul face au désastre. On annonce 25 °C en novembre, du jamais vu. L’air de contentement de F. à la COB est insoutenable. L’imbécillité est la chose la mieux partagée du monde. Je suis tellement vieux que Mathusalem est un gamin. Est-ce que je ne pourrais pas faire du riz le lundi et tenir jusqu’à mercredi, sans plus me soucier de la bouffe ? Du riz avec des oignons. Et ne pas oublier le beurre. Le gruyère, non : je me suis mis à détester le fromage sans savoir pourquoi. Hier, une femme a dit tout haut : « Ça ne ressemble à rien. » Qu’est-ce que ça peut bien faire ? C’était presque une bouffée d’espoir, une éclaircie ; d’ailleurs, il s’est mis à faire beau. « Ça ne ressemble à rien », et paf, dans la rue, la renaissance du monde est arrivée d’un coup, sans prévenir. Ensuite, paraît-il qu’on peut sortir de son corps si l’on s’astreint à une certaine vacuité cérébrale. J’aimerais bien voir ça. Je ne sais pas ce que ça m’apportera — peut-être que ça ne ressemblera à rien, aussi. Chercher ce qui ne ressemble à rien pourrait être une saine occupation.

Dans mon rêve, la sonnette a retenti : on venait m’arrêter.

Publié le 10 novembre 2025

Dans mon rêve, la sonnette a retenti : on venait m’arrêter. Pourquoi, au juste ? Aucune raison valable. Quelques jours plus tôt, en plein jour, elle avait déjà sonné ; j’avais traversé la maison, ouvert : personne à gauche ni à droite. J’ai lu qu’on peut être arrêté arbitrairement, sans raison : on vient, on vous prend, on vous enferme. Je ne sais pas si j’en ai peur ou si, au fond, je l’espère. Se retrouver face à face avec un arbitraire authentique, c’est autre chose. Si tu veux, je te raconte. J’ai commencé à en parler par petites touches. Au café, derrière les vitres, le monde était flou. P. m’a demandé : « Alors, comment tu vas ? » J’ai dit qu’en ce moment je n’allais pas très bien. Comme introduction, c’était commode, ça expliquait le reste. Quand je lui ai raconté l’histoire de la sonnette et de l’arbitraire, il n’a même pas cillé. « C’est drôle que tu me racontes ça, a-t-il dit, c’est justement la même histoire que je m’apprêtais à te raconter. »

Ce matin, en ouvrant la fenêtre, l’odeur de merde m’a sauté au nez.

Publié le 10 novembre 2025

Ce matin, en ouvrant la fenêtre, l’odeur de merde m’a sauté au nez. Rien que d’y repenser, ça pique encore. Je me suis dit : tu voudrais que ça sente la rose, ou au moins ce mélange habituel — gazole, sang, pralines — ; dès que ça dévie un peu, tu paniques. De là à me traiter d’andouille, copieusement, puis à retourner à la fenêtre, l’ouvrir, renifler encore. Tu devrais peut-être remettre en cause tes habitudes. T’habituer à ce que ça sente la merde, ai-je pensé. Alors je me suis appuyé à la rambarde du balcon et j’ai respiré à pleins poumons.

Le coin de la rue

Publié le 10 novembre 2025

Quand il y a trop de mystères, l’alarme se déclenche. Ce que je refusais de voir ni d’entendre, c’était précisément ça : un trop-plein de mystère. Et, bien sûr, moins je voulais l’entendre, plus le son montait ; certains jours, c’était intenable. Alors je partais marcher dans la ville. Dans ces moments-là, j’étais comme en état second, avec la démarche d’un ivrogne assommé par l’évidence. Marcher me permettait de mâcher et de remâcher cette évidence puis, revenu à mon point de départ, dès que j’atteignais le coin de notre rue, survenait le reflux. Je prenais tout sur moi, m’en faisais l’unique responsable ; je persistais à vouloir voir le monde déformé — ce que tous nomment un mauvais œil. C’était ça, l’évidence. Au coin de la rue, je pénétrais de plain-pied dans l’idiotie et j’essayais de m’y habituer, quelques jours encore, avant que l’insupportable ne revienne m’emporter.

nom remis en relation

Publié le 9 novembre 2025

Dans une vieille maison, l’encre refuse d’adhérer. Une voix derrière la cloison prononce le nom d’une vivante pour tenir à sa place. Rendre au mort son nom devient la seule manière de rester.

On m’avait demandé d’inscrire mon nom sous la vitre jaunie du hall. J’ai tracé « Lise Arnoult » et l’encre n’a pas voulu prendre : elle s’est rassemblée en perles, a glissé, s’est dissoute comme sur une peau grasse. J’ai posé la paume contre le verre pour mieux voir : un froid net m’a remonté l’os du radius, un froid d’atelier, précis, sans poésie. Le papier me refusait. La maison aussi. On m’a donné la clef du troisième sur cour, un couloir étroit, des vitres ondulées qui creusent la lumière, une armoire profonde contre la cloison mitoyenne. La concierge, pâle, m’a dit de “repasser demain, l’humidité joue des tours au registre”. Le lendemain, même manège : mon nom s’effaçait au ralenti, laissait une buée de graphite sans lettres, puis plus rien. J’ai tenté le crayon gras, le feutre indélébile, l’entêtement n’a rien produit sinon ce goût métallique qu’on garde après avoir mordu sa langue. La nuit suivante a commencé la pente. Dans la cloison, juste derrière l’armoire, quelque chose a prononcé mon nom en le taillant. « Li—se », un s repris et reposé, « Ar— », puis « —noult », accroché comme un hameçon. À chaque syllabe, l’armoire a rendu un son de gosier, souple, presque honteux. Une odeur de linge humide a glissé dans la pièce, ténue d’abord, puis plus dense, comme si on venait de tirer un drap encore mouillé d’un coffre fermé depuis des années. J’ai touché le mur du plat de la main : la poussière y collait, grasse, et laissait sur mes doigts un film froid. Le jour, l’immeuble assurait sa comédie d’habitudes : bois qui prêche, pas mesurés, tuyau vertical en cour, voix de voisinage. Pourtant, des retraits minuscules se sont mis en place, nets, secs, administratifs. La sonnette, où la concierge avait inscrit « L. Arnoult » au marqueur, s’est retrouvée vierge au matin, plastique lisse sans trace de fibre. Ma boîte aux lettres, rectangle de plastique ordinaire, a brillé comme neuve. À la poste, on a renvoyé mes courriers “absent — inconnu à l’adresse indiquée”. Sur mon bail, une rature pâle traçait à travers mon patronyme une gomme délicate qui ne froissait pas la feuille. La concierge a haussé les épaules : “Vous avez pris le troisième sur cour. L’appartement d’à côté a été muré il y a longtemps. Le monsieur n’avait pas d’héritiers, on a effacé son nom. Ça arrive.” Le mot “effacé” a laissé dans la bouche la même râpe que la poussière du mur. La nuit, la répétition a gagné en adresse. Ce n’était plus un enfant qui épelle : c’était une bouche qui prend, une pratique. Le « Lise Arnoult » prononcé derrière la cloison avançait avec cette jubilation froide qu’ont les machines quand elles ont trouvé la cadence. À chaque reprise, mon nom se tenait un peu moins dans le monde : une voisine m’a croisée sur le palier sans me saluer, puis s’est excusée parce qu’elle croyait l’appartement vacant. Vacant. Le mot ouvre des bouches dans la trame du réel. J’ai voulu opposer du papier à la maison. Je suis allée au cadastre, plafond lézardé, guichets vides, tables qui sentent la craie. On m’a donné deux liasses à consulter, gants blancs, poussière qui sonne comme un drap qu’on secoue. Dans la première, une lettre de 1931, main ferme, réclamait “la restitution du nom de M. A. Roussel au registre”. Dans la seconde, un tampon ovale de 1954 rayait ce même nom “pour irrégularités” sans motifs. Entre les deux, pas de mort. Rien, un trou propre. J’ai repéré plus bas une mention qui n’était d’aucune main officielle : “Mur à établir. Nom à effacer.” Le papier a claqué entre mes doigts au moment où je l’ai reposé. Le goût de fer est remonté. Je suis rentrée avec ce vieux nom dans la bouche comme on rentre avec une tête d’allumette qu’on n’ose pas frotter : Abelard Roussel. La nuit suivante, j’ai plaqué l’oreille contre la cloison. Mon propre nom me revenait dans une cadence posée, mastiquée, déjà usée par l’usage. On peut se repaître de chair, on peut aussi se repaître de noms. La maison mangeait. Si l’appartement muré parasitait mon inscription pour se fixer, c’est qu’il n’avait plus la sienne. Et s’il n’avait plus la sienne, c’est qu’on la lui avait retirée. La logique tenait. La fatigue aussi. J’ai acheté une lampe, une pince, un marteau. J’ai vidé l’armoire, démonté ses planches, frappé au plâtre à la recherche d’un battant peint cent fois, d’un gonds oublié. Le plâtre a cédé avec ce bruit de pain rassis qu’on brise, puis le bois a répondu, grave, comme une basse qu’on accorde. L’odeur est sortie, nette, froide : linge rance, métal, suie tenue. La pièce derrière n’était pas un volume vide : c’était un souvenir enfermé. Une table basse et lourde avec, au centre, un cercle plus clair où un bol avait vécu ; sur le chevet, une marque ovale, reste d’une montre retirée chaque soir ; au clou du mur, l’absence pesante d’un chapeau. Les rideaux pendaient comme des peaux sans bêtes. Le lit étroit gardait non pas le creux d’un corps allongé mais la courbe tassée de quelqu’un assis, qui attend, et tient son nom comme on tient une fiole. La poussière déposée sur la table avait cette lourdeur qui vient quand la matière accepte d’être nommée. J’ai su que si je prononçais “Abelard Roussel” dans cet espace exact, quelque chose se produirait. Le vrai nom n’est pas une formule jetée au hasard : c’est un outil que l’on applique à un lieu précis. Le lieu répond. Je me suis assise. La chaise a craqué comme un bois qui se souvient de la sève. J’ai posé les paumes à plat, et j’ai dit : “Abelard Roussel.” Le plancher a répondu, creux, un battement de gosier qui remonte par les lambourdes. J’ai répété : “Abelard Roussel.” La poussière est devenue lourde dans ma bouche, j’ai senti les grains sous la langue comme une farine froide. À la troisième fois, une pointe de sang m’a perlé au nez et a laissé sur la peau un trait net et tiède qui a refroidi tout de suite. Dans le hall, quelque chose inscrivait pour moi en différé : Lise. Ar. —noul—. Le papier prenait par impulsions, par vagues, pas d’un bloc. Le “t” n’est pas venu. Je l’ai entendu pourtant, claquer dans ma bouche. Le papier l’a refusé. Il l’a refusé pour toujours. Dans la chambre murée, une voix qui n’était pas la mienne a tenté une dernière fois “Li—se Ar—noult”, avec cette fringale qui m’avait tenue la nuit, puis la flamme a cligné : on coupe un tirage, la flamme baisse d’un coup, c’était cela. J’ai dit “Non. Ici, c’est vous.” Et j’ai répété encore “Abelard Roussel”, jusqu’à ce que les gonds cessent de respirer comme des branchies, jusqu’à ce que l’odeur de linge humide se retire par à-coups, jusqu’à ce que la poussière devienne sèche et simple, poussière de maison et plus poussière de nom. Dans le couloir, un pas est passé, un seul, pesant, avec cette gravité que les morts gardent au talon. Il a traversé jusqu’au palier, puis rien. En bas, sous la vitre, mon nom tenait à demi : “Lise Arnoul”. La concierge a dit “Ah, vous voilà enfin, je vous cherchais partout hier”, et ses mains pâles ont glissé sur le verre avec cette compétence qu’ont les doigts qui manipulent des papiers depuis trente ans. J’ai gardé le silence. Je suis restée deux mois, par économie et par défi, à vivre dans ce troisième où l’armoire refusait désormais de plaquer contre la cloison — comme si elle respectait un passage — et où les nuits redevenaient simples, à ceci près qu’un craquement de lit revenait parfois, net, sec, administratif, au moment où l’on s’endort. Je sais ce que la logique propose : retrait du bois, dilatation des pièces, circulation de l’air. La logique n’habite pas seule les maisons anciennes. À la poste, mes lettres n’étaient plus refusées ; sur la boîte, on lisait clair “L. Arnoul” ; l’agent du cadastre m’a confirmé que l’appartement muré demeurait “sans occupant”. J’ai remonté une dernière fois. Dans la chambre, la poussière reposée avait perdu sa graisse et reprenait sous la main ce grain banal qui ne colle plus. L’ovale plus clair sur la table brillait doucement, comme brillent le soir les visages qu’on nomme enfin. J’ai retroussé un peu le rideau, l’air est entré avec une odeur d’eau et de pierre. J’ai senti sous ma langue un petit vide, rien, la place exacte du “t” qui me manquait. Je n’ai pas tenté de l’ajouter. On n’appelle pas une lettre comme on appelle un chien. Je suis redescendue. Le hall, avec ses processions de noms inscrits par des mains oubliées, avait repris son ordre. Un coin du vitrage laissait passer un souffle froid. La concierge a tourné une page, on a entendu le bruit propre du papier qui change de règne. Je suis partie plus tard. Dans la rue, l’orme calciné à l’angle tenait debout comme tiennent debout les colonnes que la mer a oubliées. J’ai pensé que les noms ressemblent aux amarres : ils retiennent si l’on sait où les nouer ; ils étouffent si l’on se les serre autour des poignets. La nuit, maintenant que je vis ailleurs, il m’arrive de prononcer “Arnou—” et de laisser l’air finir sans moi. La maison garde une syllabe. J’en garde un battement. C’est un marché sans signature, un règlement en marge. Quand je passe devant un registre sous verre, il me remonte dans l’os le même froid d’atelier et, sous la langue, la farine sèche d’un mot bien posé. Si je crois à quelque chose, ce n’est pas aux liturgies : c’est à ce poids minime que possède un nom dit en face, dans le juste lieu, à la bonne vitesse. Ce poids-là ne relève ni des anges ni des juristes. Il habite les planchers, les fibres, la poussière, et parfois il saigne un peu au moment d’agir. Alors on sait que l’outil a pris. On n’obtient jamais tout. On arrache juste assez pour respirer. Le “t”, lui, reste là-bas, dans la vitre, comme une dent que la maison a voulue. Ça suffit.

drôle de nuit

Publié le 16 octobre 2025

-- Cette nuit, j’ai rêvé que j’étais un cube empilé parmi d’autres cubes. Cette promiscuité était d’autant plus difficile à vivre que je ne pouvais faire aucun mouvement ni même protester : aucun son ne sortait de ma bouche. D’ailleurs je n’avais pas de bouche. Juste une face lisse, une face avant exactement semblable aux cinq autres. Pour m’en sortir, j’ai rêvé dans mon rêve que je devenais sphérique, puis j’arrivais à m’extraire de la pile, non sans mal ; j’ai fait une chute vertigineuse. Une chute dans le noir sans fin qui durait durait durait. Pour m’évader de ce rêve-ci, je me suis encore transformé en mouche parce que je ne pouvais pas vraiment faire autre chose. J’aurais préféré quelque chose de plus noble. Mais on fait avec ce qu’on peut. En fin de compte, au moment même où j’apercevais enfin la lumière, que j’allais m’élever dans les airs au-dessus de je ne sais quel paysage, voici que je me suis fait gober par un oiseau et je suis devenu oiseau par je ne sais quelle alchimie onirique. Mais l’oiseau est mécanique, il est un produit d’une gigantesque intelligence artificielle qui désormais gouverne toute la Terre. Ses rêves sont des rêves de cubes, et me revoici à mon point de départ. La question, au réveil : seules les mouches sont-elles vivantes, non altérées encore par l’intelligence artificielle ?

fait divers

Publié le 16 octobre 2025

La chaise a dû heurter le carrelage, bruit bref, net. Dans l’évier, deux tasses, marc collé au fond. Courbevoie, cinquième, fenêtre entrouverte, rideau qui remue à peine. Je dis “fait divers” pour me protéger du reste (comme si le mot suffisait). On raconte qu’ils se voyaient depuis un moment. Il aurait voulu “arrêter de parler”. Ou qu’elle se taise. Formule pratique. Ce serait plutôt se taire lui-même, mais je retire ce “plutôt”. Ce matin-là, la télévision chuchotait. Sur la table, un couteau à manche de bois, détail inutile, donc important. On aime ces détails quand on n’a plus accès au reste. On dira qu’il a eu peur. On dira qu’elle l’a poussé. On dira tout et son contraire. Est-ce qu’on tue pour avoir la paix ou pour ne pas perdre ce qui en faisait office ? La paix ou raison, c’est souvent la même manie, deux faces du même couteau : clore la scène, distribuer le silence, ranger vite le plan de travail et ne rien régler. On croit qu’une phrase finale mettra de l’ordre. Elle met un couvercle. Le lendemain, tout recommence, plus bas, plus sourd. Je regarde la fenêtre. L’air passe. Rien ne conclut.

La lisière

Publié le 9 octobre 2025

décembre 2025, reprise de ce texte écrit en octobre 2025

Ce matin, Chaville, huit heures. J’ai pris le vélo sans but précis, juste pour sortir de l’appartement où les mots tournaient en rond depuis trois jours.

La forêt commence après le pont. Odeur d’humus, écorce humide, cette lisière où la parole cesse. Le corps trouve sa cadence. Les jambes prennent le relais de la tête.

Je ne fuis pas. Je tiens au bord.

Chaque jour un peu plus loin. La route gagne sur la pièce. Vingt kilomètres hier, vingt-cinq aujourd’hui. Pas de l’héroïsme. Juste allonger la distance jusqu’à ce que le nom s’use.

La colère revient par vagues. Pas un cri. Une nappe qui monte, régulière, exacte. Elle s’est déposée quelque part entre les côtes et le sternum. Je pédale pour la diluer.

L’étang de Ville-d’Avray, surface lisse. Je m’arrête. La roue avant tourne encore dans le vide. Un chien aboie quelque part, sans insister.

On voudrait disparaître. On reste. On voudrait rester, mais autrement : n’être plus que jambes, souffle, goudron. Que la tête décroche.

La haine gonfle. Pas pour détruire. Pour tenir l’aveu à distance. Compter les fautes, les miennes, les siennes. Compter encore. Les nombres n’ouvrent rien.

L’amour n’est pas cela. Ce n’est pas l’effort. Ce n’est pas la dette payée de plus. Ce n’est pas comprendre. C’est laisser être.

Le vent plisse à peine la surface de l’étang. Les arbres se succèdent. La chaîne claque.

Je repars vers Sèvres. Quinze kilomètres encore avant de rentrer.

tenir l’aveu à distance

Publié le 9 octobre 2025

La cuisine tient lieu de tout. Carrelage froid, formica jauni, pieds de table en aluminium, peinture verte qui n’a jamais été refaite. Les cuivres reposent propres sur la paillasse. C’est octobre. L’humidité entre avec les manteaux.

Mon père est rentré en fin d’après-midi. Parkings, chambres d’hôtel, odeur d’essence dans la camionnette. Il a posé son sac dans l’entrée et il a demandé : « Les résultats ? »

J’ai sorti le bulletin de mon cartable. Il l’a lu debout, sans enlever sa veste.

« Douze en math. »

Il ne m’a pas regardé. Il a posé le bulletin sur la table. J’ai vu sa main se refermer, puis s’ouvrir, puis se refermer encore.

Ce n’est pas que je ne comprends pas. C’est que je comprends trop. La même inflexion dans la voix. La même manière de se dérober. L’obligation tacite de réparer ce qui a manqué chez lui, cette école qu’il n’a pas finie, ces chiffres qui l’ont humilié.

Le geste survient comme s’il avait toujours été là. Sa main contre ma tempe. Pas un coup violent. Un coup sec, destiné à remettre quelque chose en place.

Je ne bouge pas. Je reste debout près de la table. Le quadrillage des dalles. La ligne brillante des pieds en aluminium. On respire court. On attend que la pièce relâche.

Ma mère est dans la chambre. Elle n’est pas sortie. Elle ne sortira pas.

La violence, la rage, l’amour — tout ensemble dans cette cuisine d’octobre. On croit que c’est une première fois. C’est une répétition. Loi domestique, saisonnière, exacte.

Mon père va dans le salon. J’entends la télévision. Ma mère sort de la chambre, met le café à chauffer. Elle ne dit rien. Les cuivres tiennent le silence. Le formica renvoie nos visages.

Alors l’automne se replie dans l’odeur du café. La table refait son rectangle. Sur le carrelage, la fraîcheur persiste.

Rien d’autre.

Ce qui vient sans venir

Publié le 9 octobre 2025

Été, Bourbonnais : on parle pour ne rien avouer ; trois amis, une fille ; l’air chauffe ; la pluie décide tout. Non pas une averse, mais une chute qui efface la route et fait de la grange un lieu ; non pas dedans ni dehors, un seuil, le plus étroit. La guitare cherche un centre — deux accords, à peine —, mais le centre manque, glisse avec l’eau le long des pierres ; on se rassemble, non pour être ensemble, pour tenir à l’abri du nom. Cela arrive (ce qui n’arrive pas) : dans l’encadrement, la lumière avant la personne ; une robe blanche que le jour traverse ; N., sœur de la fille, et pourtant étrangère, comme si la parenté avait été retirée. Grâce : non pas faveur, non pas bonheur, mais suspension ; quelque chose ôte la parole, met le corps à part, le cœur hors de lui. On ne sait pas si c’est entrer ou nous rejoindre ; elle ne vient pas, elle est venue, et avec elle l’écart. Le coup au cœur — non pas choc, déplacement — défait les gestes : les doigts ne touchent plus les cordes, ils gardent la distance. On ne voit pas son visage ; c’est la porte qui regarde. La pluie, reprise par le vent, devient une ligne claire ; la grange devient son contraire ; et ce qui reste de l’après-midi, tenu dans ce cadre, recommence à manquer.

POV

Publié le 30 septembre 2025

Je me lève, encore flou, je tends la main. Le téléphone est déjà tiède, fidèle comme une vieille bouillotte. Premier écran : un brunch à Barcelone, œufs brouillés nappés d’une sauce teriyaki (ou tahiaki, on ne sait plus), trois pignons de pin posés comme des survivants, quelques graines de sésame luisantes. Et la cive, toujours la cive, qu’aucun rayon de supermarché ne daigne fournir.

Je ferme. Je rouvre. Un wok de chou chinois sous une cascade de worcester mal orthographiée, une citation fausse de Rimbaud, un chat qui tombe de sa table avec conviction. Même brunch, même cive.

Parfois surgit une silhouette de femme : longues jambes nues, cadrage appliqué. En surimpression :
« cc bb vien me voire ojd soir 100% real tkt dsl pr la foto stp cliK ICI ».
Chaque mot un caillou dans la chaussure. cc pour coucou, bb pour bébé, ojd pour aujourd’hui, tkt pour t’inquiète, dsl pour désolé. Une langue coupée en morceaux, bricolée pour séduire mais qui ne fait que repousser. Je scrolle plus vite, presque soulagé.

Je ferme. Je rouvre. Nouvelle indignation recyclée, nouvelle danse en short fluo, nouvelles sauces : worcester, teriyaki, sriracha. La cive refait surface, fantomatique. Et revoici les jambes, accompagnées cette fois d’un « rdv a tt bb », suivi d’un « pk tu reponds pas mdrr ». Le charme est cassé avant même d’avoir existé.

Tout devient glossaire : cc, bb, rdv, ojd, pk, pkoi, tkt, dsl, svp, stp, msg, a tt, a+, mdrr, ptdr, vien me voire, je taten, 100% real, cliK ICI. Une incantation absurde qui se répète comme une prière mécanique.

Et puis, l’inévitable : POV. Trois lettres en majuscules, plantées là sans explication. Point Of View, paraît-il. Mais ici, c’est juste une enseigne clignotante qui me place de force dans un rôle idiot. « POV : tu me regarde », « POV : tu vien ojd bb 100% real », « POV : tu scroll tjrs ». Comme si on devait m’indiquer où mettre mes yeux, ou quoi penser de ce que je vois.

Je crois ouvrir une fenêtre, mais c’est une cage. Chaque geste qui devait me distraire me ramène à la même boucle : sauces à la mode, pignons de pin, cive introuvable, worcester mal orthographiée, jambes pixelisées couvertes de fautes, glossaire d’abréviations incompréhensibles. Tout revient, tout insiste, tout sature.

Je ferme. Je garde le téléphone en main. Écran noir, toujours chaud. Je regarde dehors : lumière blanche, arbres agités, l’air qui circule librement. Je me dis : peut-être que c’est là l’évasion. Mais déjà le pouce revient, comme malgré moi. Et reparaissent les sauces, la cive, les jambes, les fautes, le glossaire, le POV.

# Boost 2 # 03 | Arbitraire, narrateur principal

Publié le 30 septembre 2025

20 personnages sur la place Staroměstská

Devant l’horloge astronomique de Prague, l’homme attend l’instant où les automates annonceront une date impossible. La foule est immobile. Voici vingt silhouettes figées.

L’homme à l’horloge
Debout face au cadran, mains croisées dans le dos.
Cheveux fins rabattus, mèches grises brillantes.
Montre-bracelet à l’écran noir.
Expression : fixe.

La touriste au chapeau
Appareil photo levé, genoux fléchis.
Chapeau de paille au ruban bleu trop serré.
Collier de perles de verre.
Expression : impatiente.

Le vieil homme assis
Sur le rebord de pierre, canne contre la cuisse.
Calvitie bordée d’un duvet blanc éparpillé.
Néant.
Expression : résigné.

L’enfant en manteau rouge
Bras tendus vers le cadran, doigt pointé.
Cheveux bouclés échappés de la capuche.
Bracelet plastique vert fluo.
Expression : émerveillé.

La femme au téléphone
Main sur l’écran, l’autre couvrant l’oreille.
Queue-de-cheval serrée, mèches échappées.
Bague argentée trop grande au pouce.
Expression : distraite.

Le couple enlacé
Bras noués à la taille, regards levés ensemble.
Cheveux noirs tombant droit ; crâne rasé brillant.
Chaîne dorée sous le col.
Expression : fusionnés.

Le policier en faction
Droit comme un piquet, mains sur la ceinture.
Casquette trop large qui glisse.
Néant.
Expression : rigide.

La vendeuse de cartes postales
Accroupie devant sa valise, doigts triant les piles.
Chignon rapide, mèches rebelles.
Boucles d’oreilles en plastique rose bonbon.
Expression : affairée.

L’homme au parapluie
Parapluie fermé comme une canne, pointé au sol.
Cheveux poivre et sel plaqués.
Néant.
Expression : las.

La jeune fille aux écouteurs
Penchée en avant, fil blanc courant aux oreilles.
Carré brun impeccable, raie au milieu.
Piercing discret, légèrement de travers.
Expression : ailleurs.

Le peintre de rue
Main suspendue, pinceau encore trempé.
Béret taché de couleur, affaissé.
Néant.
Expression : concentré.

L’adolescente aux baskets
Assise sur le trottoir, bras croisés sur les genoux.
Cheveux auburn en tresse déjà défaites.
Bracelet de cuir élimé.
Expression : boudeuse.

Le joueur d’accordéon
Assis sur un tabouret, soufflet entrouvert.
Calotte noire, cheveux collés aux tempes.
Néant.
Expression : grave.

La touriste japonaise
Sur la pointe des pieds, smartphone au-dessus de la foule.
Carré impeccable, brillant.
Montre fine au poignet gauche.
Expression : concentrée.

Le mendiant
Accroupi, main tendue, gobelet bleu fendu.
Cheveux gris emmêlés, barbe hirsute.
Néant.
Expression : implorant.

La guide au micro
Bras levé vers la tour, micro collé à la bouche.
Coupe courte, mèches blondes hérissées.
Pendentif en forme de clé, inutile.
Expression : appliquée.

Le cycliste arrêté
Un pied au sol, l’autre sur la pédale.
Casque blanc strié.
Néant.
Expression : pressé.

La mère et le landau
Dos courbé, mains crispées sur la poignée.
Chignon tiré, mèches collées.
Boucles rondes en argent terni.
Expression : épuisée.

Le serveur en pause
Tablier roulé, cigarette au coin des lèvres.
Cheveux noirs gominés.
Montre trop large qui claque au poignet.
Expression : blasé.

Le photographe à trépied
Plié en deux sur son appareil.
Calvitie nette, nuque rougie.
Néant.
Expression : absorbé.

Cloche, automates. L’heure surgit, fausse, introuvable. La foule reste figée, inventoriée comme statues d’un instant qui ne s’achève pas.

Véhicules

Publié le 27 septembre 2025

Un neuf, jamais. Une seule fois, honte encore. Depuis, seulement l’occasion. Obsolescences déjà entamées. Carcasses laissées pour compte. Les autres font leurs comptes. Moi je dis : ça roule encore. Jusqu’à la ville d’à côté. Pas plus.

Une année pourtant j’ai tenté plus loin. L’année d’avant aussi. Avec une révision, un peu d’attention, le vieux moteur a suivi.

Il en va de même pour d’autres véhicules : colère, envie, concupiscence. Usés jusqu’à la corde par des milliers de mains.

Pas de garagiste pour ça. J’ouvre le capot. Odeur d’huile brûlée. Doigts noirs. La clé ripe. Silence. Puis un cognement sec, à l’intérieur

# Boost 2 # 02 | Le moment du trop

Publié le 22 septembre 2025

(À l’heure où l’auteur, saturé de titres, demeure muet. Les témoins parlent pour eux-mêmes, chacun dans sa solitude. La somme fait la scène.)

[La Carte]

Je suis une carte. On me consulte pour trouver un chemin. J’indique des distances, des pentes, des courbes. J’ai été conçue pour ça. Mais on m’utilise pour autre chose : on me surcharge d’histoires, de titres. Je ne reconnais plus mes lignes. Je reste fidèle à ma fonction, orienter, mesurer. Pourtant je deviens illisible.

[L’Inventaire]

Un. Deux. Trois. Dix. Vingt. Ça ne s’arrête pas. J’ai été ouvert pour compter, pour ranger. Mais je gonfle, je m’étire, je n’ai plus de bornes. Chaque nouveau titre est un poids. Je ne sais plus si je contiens ou si je me vide. J’étais censé aider, je me perds moi-même.

[Le Lecteur}

Je tombe sur cette liste. Trop longue, trop pleine. J’essaie de suivre, mais je ne sais pas si ces histoires existent. Sont-elles inventées pour moi ? Sont-elles réelles ? Je doute. Peut-être qu’on se moque. Peut-être qu’il n’y a rien derrière les titres. Je ferme le carnet, je reste inquiet.

[L’Archiviste]

J’aligne. Je numérote. Je classe par rubriques, par années, par lieux. Mon rôle est clair : tenir l’ordre. Mais l’ordre se défait dès que j’écris. La liste enfle, se dédouble. Je rature, je recopie. Je voudrais contenir, mais je ne fais que rappeler qu’il y a trop. Je ne suis pas sûr d’être utile.

[Le Silence]

Je n’ai rien à dire. Je suis là autour. Je gonfle dans les blancs. On m’a laissé la place du principal, le mutique. On croit que je soutiens, mais je ne soutiens rien. Je suis le vide au centre. J’attends que quelqu’un me traverse. J’attends, et rien ne vient.

Ligne éditoriale

Publié le 10 septembre 2025

Vous superposez les images du Népal, de l’Indonésie avec celles de Grenoble et de Paris. Les gens doivent avoir peur. Deux minutes, pas plus. Des correspondants engageants, sourires propres. Pas de sentimentalisme, personne n’en veut. Multipliez les points de vue, semez la confusion. Il faut que ça bêle. Ensuite du sport, des bagnoles. Ou du cul. Ajoutez quelques recettes asiatiques : pendant qu’ils feront cuire leur riz, ils nous laisseront tranquilles. Parlez aussi du virus, dites-leur de se faire vacciner. Et surtout : c’est la guerre. De dix-huit à soixante-dix-sept ans, paquetage prêt.

— Et Gaza ?
— Gaza on s’en fout. Ce n’est pas la priorité. Vous êtes là pour ça. Si vous n’êtes pas d’accord, dites-le maintenant. Moi, il me suffit de shooter dans une poubelle pour que tout se mette en marche.

Sommaire palimpsestes

Publié le 9 septembre 2025

L’homme-arbre

Publié le 30 août 2025

Voici un récit de Whitehead encore publié la toute première fois dans le Weird Tales de février-mars 1931. Par curiosité je suis parvenu à me procurer le sommaire du magazine en question : he Eyrie (La volière – rubrique courrier des lecteurs / éditoriale) / Robert E. Howard — Le chant d’un ménestrel fou (poème) / J.-J. des Ormeaux — Siva le Destructeur (nouvelle) / Ben Belitt — Les rossignols de Tzo-Lin (nouvelle) / H. P. Lovecraft — Le Phare ancien (poème) / H. P. Lovecraft — Mirage (poème) / Seabury Quinn — Le Spectre secourable (nouvelle) / Edmond Hamilton — La Cité de l’horreur (nouvelle) / Jane Scales — La Chose dans le bush (nouvelle) / Francis Flagg — L’Image (nouvelle, 1931) / Henry S. Whitehead — L’Homme-arbre (nouvelle) / Frank Belknap Long — L’Horreur venue des collines (roman court) / Guy de Maupassant — Sur l’eau (réédition) /

En lisant l’homme-arbre de whitehead j’ai eu l’idée de le faire traduire par HP Lovecraft comme s’il écrivait ce récit à l’une de ses tantes D’ailleurs, dans le Weird Tales d’août 1938, on peut lire une nouvelle de HPL intitulé "l’arbre" qui me paraît reprendre un peu l’idée de l’homme-arbre, déplacée évidemment dans un tout autre décor et bien sûr dotée de son ouverture "cosmique"


L’homme-arbre ( d’après un récit de Henry S. Whitehead et en empruntant au style lovecraftien )

Ma chère tante, si je prends la plume, c’est avec la propre appréhension de celui qui a trop longtemps différé l’aveu d’une chose vue, entrevue plutôt, dont l’énormité ne devrait point se hisser dans la sphère humaine ; je vous écris donc depuis la rive grise de Providence pour déposer entre vos mains un récit qui n’est ni confession ni chronique, mais la trace encore tiède d’une hantise : il m’advint, lors d’un séjour aux Antilles nouvellement passées de la férule danoise au pavillon étoilé, d’approcher un usage si antique qu’il ne tient plus de l’homme, et d’y percevoir, derrière l’écorce et la sève, une intention d’outre-monde ; je débarquai au couchant, dans le petit port de Frederiksted, où la bourgade, ourlée d’un croissant de sable sidérant de blancheur, exhalait ces odeurs de sel, de canne broyée et de goémon qui font comme une vapeur sucrée au ras des quais ; la multitude bigarrée bruissait, chariots grinçants, voix profondes, et, de cette cohue, se détacha un personnage théâtral — le Directeur Despard, en blanc immaculé, cuivre étincelant — dont l’inclinaison eût convenu à Versailles, et qui, par égard non à ma personne mais au spectre honoré de mon grand-oncle, le capitaine McMillin, planta sur ma venue un lustre déplacé ; je n’étais que le porteur d’un nom, et déjà la jetée s’ouvrait comme un parvis ; cependant, ce qui suivit tient à la géographie secrète du plateau dit Grande Fontaine, où je gagnai, quelques jours plus tard, dans une Ford percluse, avec Hans Grumbach pour guide : trois heures d’ascensions, de ravins, de sentes en épingle, manguiers lourds, bananeraies à demi sauvages, puis la vaste table des collines du centre-nord, et là, la ruine — bastides éventrées, murets croulants, champs étouffés par la brousse, et, comme un vestige blême, l’eau même de la fontaine : une lame claire tombant d’un roc, frisson infaillible sur une île par ailleurs sèche ; c’est en ce lieu que je vis Silvio Fabricius, qu’ils nommaient, avec une simplicité glaciale, l’homme-arbre ; il se tenait contre un palmier auguste, tronc poli de vieil ivoire végétal, et l’étreignait, visage appuyé à l’écorce lisse, prunelles grandes ouvertes mais tournées, me sembla-t-il, non vers la prairie des hommes, plutôt vers une profondeur qui ne tolérait pas nos sens ; je demandai, et Grumbach — dont le teint se fit cireux — lâcha ce seul mot : « il écoute », puis hâta la marche, comme si ce spectacle avait effleuré quelque corde interdite ; je crus d’abord à l’ethnographie : une survivance dahoméenne, un voeu ancien, un médiateur qui recueille des augures — pluie, sécheresse, mouches voraces — et les rapporte au patriarche du hameau ; mais, à force de retours sur ce plateau, de station muette à quelques toises du colosse sylvestre, de nuits où l’alizé allumait dans les frondes un chuchotement continu, je commençai d’entendre — non de mes oreilles, mais d’une faculté plus basse et sinueuse — que l’écoute de Silvio n’était pas l’écoute d’un mortel : elle passait par les fibres du tronc comme par les câbles d’un orgue abîmal, descendait aux moelles du sol, et de là remontait, à travers le réseau inextricable des racines entremêlées aux racines de l’île entière, vers des bouches sans langue qui n’ont jamais goûté la lumière ; l’homme, pensé-je alors avec un frisson que je crus d’abord ridicule, n’était que l’organe d’un organisme, non pas le palmier seul, mais une trame végétale dont les antiques continents furent jadis la peau, et qui, patiente, impassible, a conservé mémoire de cycles précédant nos chronologies ; durant ces mois, notre ami Carrington — esprit industrieux — obtint bail du domaine pour y planter l’ananas ; on releva les masures, on colmata les chemins, et j’eus la faiblesse d’y engager quelques deniers et un reste d’orgueil familial ; je recommandai, par habitude plus que par discernement, le même Grumbach comme régisseur, et c’est sa bile contre ce qu’il appelait « superstitions » qui scella le désastre ; un après-midi de chaleur stagnante, tandis que Silvio avait quitté son poste pour porter message au bourg, Grumbach conduisit deux bûcherons rétifs au pied du colosse et, voyant leur hésitation, arracha la hache et frappa — une fois, deux fois — entailles nettes à hauteur d’homme ; je reviens alors de la source avec Carrington, et ce que je dois vous dire me reste à la gorge : j’aperçus Silvio, soudain, sur la crête du champ, silhouette filiforme contre l’azur surexposé ; il fit, de ce couteau de canne qu’il portait à la ceinture, un geste bref, impérieux, comme on abaisse une verge de chef d’orchestre ; à cet instant précis, sans délai ni ambiguïté, une noix énorme se détacha de la cime, chuta dans un sifflement de plomb et vint briser le crâne du régisseur avec une précision si souveraine que l’hypothèse du hasard se dissout encore en moi quand j’y songe ; les deux ouvriers hurlèrent, l’air vibra d’un voile, et Grumbach, que nous relevâmes, n’était plus qu’une pulpe ; Silvio passa près de nous comme un somnambule d’ébène, ne jeta ni œillade ni parole, et, parvenu au tronc blessé, posa ses longs doigts sur les entailles, non en homme qui ausculte une plaie, mais en créature qui reconnaît, par un toucher d’initié, l’atteinte portée à sa propre chair ; le lendemain, je retournai seul au palmier et, cédant à une impulsion que je ne me pardonne guère, lui confiai — à lui, à l’homme, à l’arbre, je ne sais — que j’avais vu le geste, et que mon silence, fût-il coupable, serait entier ; il me regarda — et ce regard, ma tante, n’était point humain ; c’était une attention verticale, qui passait à travers moi comme passe la nappe d’eau à travers la roche poreuse — puis il parla, une seule fois, avec cette voix qui semblait vous venir non de la poitrine mais du sol : jeune maître, mon frère pense à vous ; soyez serein ; vous avez tout à gagner ; et il replaqua son visage contre l’écorce, et ses bras ceignirent le tronc dans une immobilité d’idole ; ce ne fut pourtant que le prélude à l’augure le plus noir : à la fin de l’été 1928, quand la tourmente se mit en branle sur les grandes latitudes océanes, Silvio, les yeux clos, transmit au patriarche des signes d’une exactitude blasphématoire — quatre jours avant la foudre officielle du télégraphe ; et lorsque l’ouragan, en convulsion céleste, vint labourer l’île, l’on retrouva au matin l’homme et l’arbre confondus dans le même trépas — le colosse déraciné étendu comme un dieu vaincu, Silvio sous lui, visage lisse, presque serein, tel un officiant retourné dans la bouche même de son culte ; durant des jours, une poudre de terre demeura sur les fronts des villageois, traînées d’une communion muette avec ce qui venait de choir ; depuis lors — et voici la part que je n’ose dire qu’à vous — chaque bruissement de palmes, même dans nos climats sans palmier, réveille en moi la certitude hideuse que nous ne sommes pas les premiers à penser sur cette planète, ni même les mieux doués ; il existe, dans la profonde coulée des choses vertes, une mémoire sans visage, une volonté lente, indifférente et vaste, qui s’agrège par rhizomes et filaments, qui a, d’âge en âge, pris langue avec des médiateurs de chair, et dont Silvio n’était que l’agent local, le doigt posé sur la membrane vivante d’un ordre plus grand ; l’arbre n’était pas un arbre, mais l’antenne d’une conscience immémoriale ; ce que Grumbach a frappé, ce n’était pas du bois : c’était une oreille ; ce qui lui a répondu, par la chute d’un fruit, n’était pas vengeance, mais réflexe ; je ne sors plus à la nuit sans craindre les rameaux, je détourne mon pas des parcs, j’évite l’ombre même des érables de Benefit Street, car j’entends — oui, j’entends — sous le vacarme urbain, la rumeur basse et obstinée d’un monde qui pense autrement, qui calcule à l’échelle des ères, et qui, parfois, choisit, d’une prunelle verte et sans paupière, un homme pour lui prêter oreille ; si cette lettre vous paraissait outrée, brûlez-la ; mais si, un soir, un souffle passe dans un bouquet immobile, souvenez-vous que le vent n’est peut-être que l’alibi commode d’un autre souffle, plus ancien, et qu’il est des portentes qu’il vaut mieux saluer de loin, tête nue, sans lever la hache.

Noire Terreur

Publié le 15 août 2025

Une histoire de vodu — sur l’île antillaise de Sainte-Croix, des croyances peuvent tuer par la seule terreur.

Une traduction inspirée de Black Terror De Henry S. Whytehard paru dans Weird Tales en octobre 1931

Noire Terreur

Je me réveille dans le grand lit de mahogany de ma maison à Christiansted avec la sensation aiguë que quelque chose cloche, atrocement, comme une déchirure dans la tête. Je me rassemble, secoue la nuque pour chasser le sommeil, écarte la mousseline du moustiquaire. Ça va mieux. L’étrange horreur qui m’avait poursuivi hors du sommeil décroît.

Je tâtonne, retourne vers le rêve, ou quoi que c’était — pas un rêve, non, autre chose. Je peux maintenant, d’une façon obscure, le localiser. Je m’aperçois que j’écoute, douloureusement, une note tenue, lancinante, comme un orgue à vapeur cloué sur un seul son haut, strident, rauque. Je sais que ce n’est pas un orgue à vapeur. On n’a pas ça à Sainte-Croix depuis que Colomb a vu l’île à son deuxième voyage, 1493. Je me lève, enfile mes mules, ma robe de bain en mousseline, toujours rien compris.

Net, la note s’interrompt, coupée comme quand les tambours cessent d’un coup quand les Noirs font une rata derrière la ville, dans les collines.

C’est là seulement que je comprends. C’était une femme. Elle hurlait.

Je sors sur la galerie semi-fermée qui court le long de la façade sur Compagnie Gade, la rue de terre battue en dessous, et je me penche.

Un groupe de Noirs levés tôt, habits de n’importe où, s’assemble là, et ça grossit chaque seconde. Hommes, femmes, gamins noirs, serrés en nœud qui se resserre juste sous mes fenêtres, leurs grognements gutturaux faisant un fond à la voix seule de ce cri tenu — car la femme, au centre, a repris, souffle neuf, sa plainte à vous glacer, à vous vriller les nerfs, une stridence à faire grimacer qui écoute.

Aucun de ce monde ne la touche. J’écoute leur créole, guttural, pour attraper un mot qui me dirait. Des bribes du large patois, rien à quoi raccrocher l’esprit. Et puis ça vient, du plus mince filet de voix, un timbre d’enfant : le mot net, Jumbee.

D’accord. Je tiens le fil. La femme qui crie croit — et le cercle autour d’elle croit — que quelque sorcellerie est en marche. Un ennemi a payé les services du papaloi, le sorcier, et quelque chose d’affreux, malédiction ou charme, a été « posé » sur elle, ou sur les siens. Tout ça, c’est ce que raconte le mot Jumbee.

Je reste à guetter la suite. Je me demande aussi pourquoi un policier ne vient pas disperser. Bien sûr le policier, Noir lui aussi, sera pris comme les autres, mais il fera son devoir. « Mets un Noir à conduire un Noir ! » Le vieux dicton reste vrai, comme aux temps d’esclavage.

La femme, prise de convulsions, se berce d’avant en arrière, on dirait possédée. Ses hurlements ont maintenant une basse, une cadence pure d’horreur. C’est atroce.

Un policier, enfin. Deux, même. L’un, le vieux Kraft, autrefois top-sergent danois de troupes de garnison. Kraft est quasi blanc, mais malgré sa nuance africaine, il ne tolère pas les simagrées. Il avance, fait tournoyer sa matraque en menace, grogne des reproches rauques, ordres de circuler. Le groupe commence à couler vers le marché du dimanche, poussé par l’agent brun foncé du sergent Kraft.

Ne restent plus, face à face, que le vieux Kraft et la Noire qui a crié, là, dans la rue. Je vois la figure du vieux changer : du masque dur, professionnel, à quelque chose d’humain. Il lui parle bas. Elle répond en marmonnant, pas hostile, seulement pour que nul n’entende.

Je parle depuis la galerie.

— Qu’y a-t-il, Herr Kraft ? Je peux aider ?

Le vieux Kraft lève les yeux, me reconnaît, touche sa casquette.

— Stoopide-ness ! dit-il, explose pour expliquer. La fame… elle a eu —

Il s’interrompt, fait un geste sec, dramatique, me lance un regard signifiant. Ses yeux disent : « Je pourrais tout vous dire, mais pas de là. »

— Une chaise, sur la galerie, pour la pauvre femme ? proposé-je en hochant.

— Come ! dit-il à la femme. Elle suit, docile, par l’escalier extérieur, tandis que je vais décrocher la porte au bout de la galerie.

On installe la femme — elle semble hébétée, tient la tête d’une main — dans un de mes fauteuils, où elle se balance lentement en chuchotant. Kraft et moi, dedans, jusqu’à la salle à manger.

Au dressoir, je sers comme il se doit mon ami, le sergent Kraft de la police de Christiansted.

— Ses hurlements m’ont réveillé, une bonne demi-heure trop tôt, dis-je, pour lancer.

— Yah, yah, fait Kraft, la vieille tête avisée qui hoche. Elle me dit de Obiman l’a fixée pour de bon, cette fois !

Ça promet. J’attends la suite.

— Mais ce que c’est au juste, je ne saurais dire du tout, poursuit Kraft, décevant, comme s’il jouait au secret professionnel.

— Un autre, Herr Kraft ? dis-je.

Il ne se fait pas prier, « skoal » final à l’œil dans l’œil, comme on fait à la danoise. Cette libation — ce que j’espérais — dénoue sa langue. Épargnez-vous son accent qu’on coupe au couteau. Il m’apprend que cette femme, Elizabeth Aagaard, vit dans une case de l’habitation, près de la Central Factory, à quelques miles de Christiansted. Elle a un fils, Cornelis McBean. Garçon du pays comme on dit « oiseau de potence » : joueur, voleur, mauvais sujet. Déjà passé au tribunal pour broutilles, déjà enfermé plus d’une fois au Christiansfort.

Mais, dit Kraft, « c’est pas le vole qui fait la difficulté présente ». Non. Le jeune McBean a eu l’outrecuidance d’aimer Estrella Collins, la fille d’un riche boutiquier noir, rue latérale de Christiansted. Vieux Collins n’en veut pas, ses mots n’ont rien fait à la tête dure du garçon. Alors il a — bref — embauché un papaloi pour l’écarter.

— Mais, protesté-je, je connais le vieux Collins. Je comprends qu’il refuse un vaurien pareil, mais — un commerçant, un homme riche à l’échelle du pays, faire appel à un papaloi — ça…

— Him Black ! dit le sergent, petit geste qui explique tout.

— Et quel genre d’ouanga Collins lui a-t-il fait « poser » ? dis-je après un temps.

Le vieux me jette un regard vif au mot. Un mot lourd. En Haïti, courant. C’est talisman comme amulette : attire ou repousse, protège. Mais ici, à Sainte-Croix, la magie des Noirs n’est ni aussi nette ni (comme on l’imagine) aussi mortelle que les tours des papalois, des hougans dans les mornes haïtiens infestés, leurs milliers d’autels à Ougoun Badagaris, à Damballa, au Serpent venu des lointains, terribles Guinées. Je ne peux pas m’attarder au détail des ouangas. On ne peut tout dire. Les détails —

— Je crois que c’est un « sweat-ouanga », souffle Kraft, qui pâlit d’un ton sous son ivoire brûlé de soleil. — La femme allègue, continue-t-il, que le garçon va tomber malade et mourir à midi — aujourd’hui. Pour ça qu’elle marche en ville dès l’aube, parce qu’il n’y a pas d’aide. Elle veut se lamenter, comme, ce malheur sur sa tête.

Kraft m’a donné tout ce qu’il a. Il mérite sa récompense. Je revisite le dressoir.

— Excusez encore, sergent. C’est un peu tôt pour moi. Mais « on ne marche pas sur une seule jambe ».

Le sergent grince un sourire au proverbe santa-crucien — un dernier pour la route est toujours justifié — et répond : — Il doit bien marcher — sur trois ! Il ajuste le troisième verre, « skoal », puis redevient le policier.

— Je l’emmène, la femme ? demande-t-il sur la galerie où Elizabeth Aagaard se berce toujours, gémit, chuchote sa peine.

— Laissez-la ici, dis-je. Esmerelda lui trouvera à manger. Le sergent salue, s’en va.

— Gahd bénisse vous, sar, murmure la pauvre. Je la laisse, vais dire deux mots à ma vieille cuisinière, puis vers ma douche en retard. Bientôt sept heures.

Après le petit-déjeuner, je demande des nouvelles d’Elizabeth. Elle a mangé, a tout déversé à Esmerelda et aux autres domestiques. Le récit d’Esmerelda fixe l’idée : McBean a été marqué pour la mort par un des plus vieux, des plus meurtriers procédés de barbarie primitive — dont tous les Blancs qui savent vous diront qu’il n’agit que par la psychologie de la peur, cette peur de l’occulte qui engourdit l’esprit africain depuis des millénaires de guerre contre la brousse, et l’emprise de ses féticheurs, prêtres du vodu.

On sait — tous ceux qui étudient la « magie » africaine — que des fragments du corps humain — cheveux, ongles, ou même un vêtement longtemps porté — entretiennent un lien magique avec le corps, et une influence correspondante. Un morceau de chemise, porté contre la peau, gorgé de sueur, vaut beaucoup pour fabriquer un charme qui protège — et son contraire, enfoui contre quelqu’un pour lui nuire. Le sang, etc., entre dans ce catalogue.

Pour McBean, voilà ce qui a été fait. Le papaloi a mis la main sur une de ses chemises. Il a habillé avec le corps récemment enterré d’un vieil homme noir mort de vieillesse. Trois jours, trois nuits, la chemise au cercueil. Puis on a su la remettre, subrepticement, à portée de McBean. Elle « avait été égarée ». Le garçon la retrouve dans la case de sa mère, la remet.

Et, comme si ça ne suffisait pas — la terreur seule, quand il l’apprend, peut tuer — voilà qu’ils apprennent, mère et fils, par la vigne à ragots, la Grapevine, qu’un petit ouanga, composé de ses rognures d’ongles, des poils ras de sa barbe d’une semaine récupérés dans l’écume du rasage, divers bouts de sa personne extérieure, a été « fixé » par le papaloi de Christiansted, puis « enterré contre lui ».

Ça veut dire : à moins de retrouver l’ouanga, le déterrer, le brûler, il meurt à midi. Comme il n’a su l’« enterrement » que la veille au soir, et que l’île de Sainte-Croix fait plus de quatre-vingts miles carrés, il a — mettons — une chance sur cent mille milliards de le trouver, le sortir, l’annuler au feu. Songez qu’aux antiques, aux lointaines ascendances, ses ancêtres ont cru, fixé, donné force à ce meurtre par la tête — ça ressemble bien à la condamnation de Cornelis McBean, mauvais Noir de la place, amoureux ambitieux d’une jeune négresse un peu au-dessus de sa caste selon l’ordre africain des Antilles — il passera à midi pile.

C’est, noyé de détails, la substance du récit d’Elizabeth Aagaard.

Je la regarde, apaisée maintenant, humble, plus la furie hurlante de l’aube. Et à la voir, pauvre âme, le muet poids de mère dans ses yeux ternes d’où les larmes glissent sur la face charbon, je me dis que je veux aider. Que c’est intolérable. Que cette chose est plus vicieuse que les vices ordinaires. Je ne veux pas me croiser les bras et laisser un McBean inconnu disparaître sur ordre d’un papaloi à gages, parce que le lisse Collins a choisi ce moyen — quinze dollars, peut-être — des rognures, un trou dans l’île — pour l’écarter.

Je l’imagine, le jeune Noir, livide de peur sans nom — une grappe de frayeurs antiques, héritées, déraisonnables — tremblant, recroquevillé, âme nauséeuse à ce qui vient, trois heures encore quand sonnera midi au vieux beffroi de Christiansfort. Impuissant, pris dans sa tête, devant la condamnation qu’il s’est attirée pour avoir aimé la brune Estrella Collins — père brun lisse qui porte le plateau de quête chaque dimanche dans son église.

Il y a du grotesque, à m’asseoir là, devant la mère McBean. Elle a lâché prise, on dirait, résignée au sort de son fils unique. « Him Black », a dit le vieux Kraft.

Ce souvenir du plateau entre les mains grasses du boutiquier me ramène une idée.

— Votre église, Elizabeth ?

— Moi Église anglaise, sar — le garçon aussi. Lui faire grand shandramadan, sar, lui jouer et peut-être un tief, mais lui ancien communicant, sar.

L’inspiration vient. Peut-être qu’un des prêtres de l’« English Church » peut aider. Au fond, c’est affaire de croyance. Qu’un ouanga « enterré contre » moi n’aurait pas le moindre effet — pure absurdité de Polynésiens qui tuent au charme en vous faisant regarder votre image dans une calebasse d’eau et secouent l’eau pour détruire l’image ! — peut-être que si Elizabeth et son fils font leur part… Je parle longuement, sérieusement à Elizabeth.

Je martèle : la puissance de Dieu l’emporte sur celle des fétiches, même le serpent. À la fin, une espérance chez elle, me semble, elle s’en va. Je saute en voiture, grimpe au presbytère de l’English Church.

Le père Richardson, pasteur, lui aussi natif des Antilles, est là. Je lui expose l’affaire. Il me répond :

— Je vous suis obligé, Mr Canevin. S’ils prenaient conscience — disons — de ce que vous venez d’énoncer : la puissance de Dieu, infinie, au-dessus de leurs croyances ! Je vous accompagne, tout de suite. C’est peut-être la délivrance d’une âme humaine. Et ils viennent vers nous, curés, pour le vol de deux noix de coco !

Il disparaît deux minutes, revient avec un sac noir, et nous filons vers le village d’Elizabeth, le long de la belle route qui borde la Caraïbe lisse et bleue.

Le village d’habitation est étonnamment calme. Le prêtre descend devant la case d’Elizabeth, je range la voiture dans l’herbe de Guinée. Je vois la haute silhouette du père Richardson, austère, longue soutane noire, entrer d’un pas vif. Je le suis, juste à temps pour une scène étrange.

Le garçon noir, livide, réduit par la peur, ramassé sous une mince couverture sur un petit lit de fer. Au-dessus de lui, le prêtre. Il se penche, coupe d’un petit couteau quelque chose au cou du garçon, et le jette avec dédain sur le sol battu. L’objet atterrit à mes pieds. Je le regarde. Un petit sac noir, tissu de coton, avec une houppe de plumes de coq noir en haut, serrée de multiples tours de fil rouge vif. L’ensemble gros comme un œuf. Je reconnais l’amulette de protection.

Dents qui claquent, froid de mort sur lui, le garçon proteste en créole. Le prêtre répond gravement.

— Pas de demi-mesures, Cornelis. Quand on demande l’aide de Dieu, on se défait de tout le reste. — Murmure d’assentiment de la femme, qui arrange une petite table avec une chandelle, dans l’angle.

Le père Richardson tire de son sac une petite bouteille à gicleur et fait pleuvoir des gouttes sur l’ouanga au sol. Puis il asperge la case entière d’eau bénite, finit par la femme, moi, et le garçon. Quand l’eau touche sa joue, il tressaille, frissonne. Et soudain cette évidence me frappe : affaire de croyance encore. Passer de la supposée protection du grigri que le prêtre vient de lui trancher et lancer, à la méthode de l’Église, doit — d’une façon obscure — agir très fort sur ce jeune.

La bouteille retourne au sac. Le prêtre parle :

— Dieu intervient pour toi, mon enfant — et la puissance de Dieu surpasse toutes choses, visibles et invisibles. Il tient tout dans le creux de sa main. Il va ôter ta peur, enlever ce poids de ton âme, et tu vivras. À toi de faire ta part, si tu veux être fortifié par le Sacrement. D’abord la pénitence. Puis —

Le garçon, déjà plus calme, acquiesce, le prêtre nous fait signe de sortir, la mère et moi. Je ouvre, sors. Je laisse Elizabeth à vingt pas de la case, mains tordues, lèvres en prière. Je m’assois dans la voiture.

Dix minutes. La porte s’ouvre. Signe d’entrer. Le garçon est calme, le père Richardson referme son sac. Il se tourne vers moi : — Adieu, et merci. C’est très bien à vous de m’avoir mené.

— Vous ne venez pas ?

— Non, fait-il, réfléchit. Non, je reste jusqu’au bout. — Regarde sa montre. — Vous avez dit midi…

— Alors je reste, dis-je, et vais me mettre dans un coin de la petite case.

Le prêtre reste près du lit, regard sur le garçon, dos tourné vers moi. La femme, en prière silencieuse dans l’autre coin, se tient hors du chemin. Le prêtre se penche, prend la main inerte, le poignet dans ses grandes mains blanches fermes, compte le pouls, jette un œil à sa montre. Puis vient s’asseoir près de moi.

— Une demi-heure, murmure-t-il.

La femme, rigide, à genoux sur la terre, prie sans un son. Nous restons, sans parler, vingt longues minutes. La tension de l’air devient visible.

Brusque chute de la mâchoire du garçon. Le prêtre bondit, saisit, frictionne les mains noir-mate. La tête roule sur l’oreiller, les dents se referment, les paupières battent. Un spasme léger, sous la couverture. Il prend deux, trois grandes inspirations, retombe dans un quasi coma. Le prêtre reste auprès. Je compte à ma montre les minutes jusqu’à midi. Neuf — huit — sept — puis, trois minutes avant midi. À ce point, j’entends la voix basse du prêtre qui récite, monotone. J’écoute, attrape ses mots. Il tient la main du garçon, et les phrases sortent, graves :

— … pour résister et surmonter toute attaque de ton adversaire… te donner force contre l’esprit… et qu’il ne prévale en rien contre toi. — Puis, baissant d’un ton, surprise, sa voix d’anglican se met à déclamer dans l’ancienne langue liturgique : — … et effugiat atque discedat omnis phantasia et nequitia… vel versutia diabolicae fraudis omnisque spiritus immundus adjuratis…

Les mots grossissent, prennent puissance à mesure qu’il insiste. Nous sommes au bord exact de midi. Je relève la tête de la montre vers le lit : convulsion sur convulsion traverse ce corps mince. Alors la case se met à trembler — un coup de vent tombé de nulle part. Les palmes sèches claquent dehors, la bise siffle sous la porte mal posée. Le rideau de mousseline gonfle d’un coup, voile. Et la voix rauque du garçon :

— Damballa ! dit-il net, puis gémit.

Damballa : l’un des Grands Mystères du vodu. Je frissonne malgré moi.

Plus haut, plus ferme, la voix du père Richardson, posée, maintenant en intonation — grandes phrases de pouvoir, formules interposées, et lui, dressé, comme un mur entre le chétif garçon noir et les Puissances mauvaises qui viennent le prendre pour leurs fins. Il étend une sorte de manteau de protection au-dessus de ce corps rampant.

La mère est prostrée, bras en croix sur la terre — dernier geste de supplication possible à l’humain. Mon regard tombe au coin extrême de la pièce — un objet, forme bizarre, dépasse d’un tas d’habits.

Midi exact. Je vérifie la montre, le coup lointain de l’Angelus roule depuis la lourde cloche de St John. Le père Richardson cesse son récitatif, repose la main du garçon sur la couverture, entonne l’Angelus. Je me lève, à la fin je lui tire la manche. Le vent — curieusement — a totalement cessé. Seul le soleil de midi tape sur la tôle du toit, étouffant. Il m’interroge. Je pointe le coin, sous les vêtements. Il va, se penche, tire un grossier serpent de bois. Il lance un regard de reproche à Elizabeth, qui se prosterne de plus belle.

— Prends-le, Elizabeth, dit le père. Casse-le en deux. Jette-le dehors.

Elle rampe, le prend, le brise net, se relève, visage cendré de peur, ouvre la porte et jette les morceaux. Nous revenons au lit. Le garçon respire calmement. Le prêtre le secoue. Il ouvre des yeux noyés — des yeux d’ivrogne. Il louche stupidement.

— Tu es vivant — par la miséricorde de Dieu, dit le prêtre, sévère. Debout. Il est bien passé midi. Tenez — Mr Canevin te montrera sa montre. Tu n’es pas mort. Que cela te serve : laisse à Dieu ce qu’il a mis hors de ta portée.

Le garçon s’assied, hébété, la mince couverture autour des épaules, au bord du lit.

— On peut repartir, dit le père, très simple, en prenant son sac.

Je tourne la voiture à droite, juste devant la barrière du village. Je jette un coup d’œil : le village grouille de Noirs qui se pressent à la case d’Elizabeth Aagaard. À côté de moi, la voix un peu monotone du père. Il parle pour lui, peut-être à haute pensée.

— Créateur — de toutes choses — visibles et invisibles.

Je roule lentement, pour les canards, poules, porcelets, marmots, carrioles à bourricots, entre la ville et le presbytère.

— C’était, dis-je en serrant sa main à l’adieu, une expérience.

— Oh — ça ! Oui, oui, tout à fait ! dit-il. Je pensais — pardonnez — à mes malades de l’après-midi. Mon vicaire n’est pas remis de sa dernière dengue. Je suis chargé. Venez prendre le thé — un de ces jours, vers cinq.

Je rentre au pas. Un prêtre des Indes occidentales. Ce vent soudain — le petit serpent de bois — la peur nue dans les yeux du garçon noir. Tout ça — travail du jour pour le père Richardson. Dans ces grandes mains carrées un peu maladroites, celles qui tiennent le Sacrement chaque matin. Parfois je me lève tôt et je vais à l’église moi-même, en semaine, par les routes douces dans le gris avant l’aube, parmi des dizaines de Noirs aux pas doux, pieds nus, allant à l’église, à l’aube, chercher force et puissance pour la vieille bataille entre Dieu et Satan — le Serpent — ici où les fils de Cham tremblent encore sous la peur persistante de l’antique malédiction tombée sur leur ancêtre pour avoir ri de son père Noé.

FIN.

Trancrède Le Noir

Publié le 14 août 2025

D’après un récit de Henry S. WhytheHead "The Black Tancrède" parut dans Weird Tales (vol. 13, n° 6), numéro daté juin 1929

Tancrède Le Noir

C’est vrai : Tancrède-le-Noir n’a pas lâché de malédiction sur Hans De Groot quand son corps en bouillie s’est affaissé sur le chevalet. Il a maudit Gardelin. Mais faut se souvenir : le gouverneur Gardelin est reparti chez lui, au Danemark, donc hors d’atteinte—quoi que ce soit qui ait frappé Achilles Mendoza et Julius Mohrs. Et Tancrède-le-Noir, disait-on, tenait toujours parole : il en avait voué trois.

Le Grand Hotel de St. Thomas, îles Vierges, renvoie une lumière qui fait presque mal, tout badigeonné de chaux, chaque hiver, jusqu’aux coins. Élevé un peu plus d’un siècle plus tôt, c’est du tropical pur, architecture qui fait sa loi à partir d’une seule urgence : tenir quand passent les cyclones d’été. Des murs épais, pierre, brique, ciment lourd. Des pièces carrées, énormes, plafond à six mètres. Solide, oui, et pourtant le cyclone de 1916 a décapité l’étage supérieur ; jamais reconstruit. Le profil uniforme sur deux niveaux casse la symétrie d’origine, mais l’ensemble garde sa prestance—du temps où la Haute Cour coloniale danoise siégeait dans une aile, et où ses « cages d’esclaves » étaient réputées pour leur sûreté.

Le long de la grande cour intérieure que la masse du bâtiment enserre, côté rade—jadis un cratère, quand l’Atlantide et sa sœur Antillea levaient leurs civilisations au milieu de l’océan—on a rajouté deux maisons, croit-on, un peu après le gros œuvre. Les vieux de St. Thomas se chamaillent encore là-dessus. Sous celle qui touche l’hôtel, escalier commun vers sa vaste galerie, se trouvent ces mêmes cages : aujourd’hui un atelier unique, gigantesque, où le linge de l’hôtel passe toute l’année aux lessives et aux fers, sans pitié. Au début, l’endroit s’appelait « Hôtel du Commerce ».

C’est dans la plus proche des deux maisons, la plus petite, que je me suis installé pour l’hiver. J’avais accepté cette maison parce que je voyageais avec mon cousin, Stephen de Lesseps, quatorze ans. Sa mère, ma cousine Marie, m’avait prié de l’emmener respirer un autre climat. Stephen est un garçon facile à vivre. Je lui faisais la classe, il lisait beaucoup, donc les livres avançaient et le reste, ce que l’on apprend autrement, prenait de l’ampleur. À la longue, Stephen s’est révélé d’une tenue, d’un bon sens, d’une compagnie telle que je me suis félicité d’avoir dit oui à Marie.

Au milieu de l’hiver, Marie et sa sœur Suzanne nous ont rejoints pour un mois. Joseph Reynolds, l’Américain qui possède le Grand Hotel, leur a donné la chambre 4, énorme double pièce ouvrant sur la salle de bal, là où se tient d’ordinaire le grand monde de la capitale des îles Vierges. Je dois poser ce décor si je veux que mon histoire tienne. Sans Stephen, je ne serais pas resté à St. Thomas : j’ai préféré la capitale à mon île chérie, Santa Cruz, pour lui. Un maître de castillan renommé, Don Pablo Salazar, vit ici ; le directeur de l’instruction dans la maison voisine—bref, de bonnes raisons.

Et sans Stephen, Marie et Suzanne n’auraient pas fait ce voyage, n’auraient pas dormi un mois dans la 4, et cette histoire peut-être n’aurait jamais trouvé son chemin.

Elles sont arrivées début janvier, après une virée à travers « les îles du bas »—ces bijoux où l’Angleterre et la France se disputaient la mer il y a un siècle. Ravis de la 4. Des lits à baldaquin en acajou, gigantesques. Tout le monde les recevait. Les boutiques les appâtaient. Elles se gorgeaient de la chaleur d’un été en plein hiver, dans ce climat de baume et d’épices. Elles n’en revenaient pas de comme Stephen avait poussé, ni du polissage que l’une des sociétés les plus polies du monde avait ajouté à ses bonnes manières naturelles. Bref, mes cousines se sont régalées et sont reparties enthousiasmées par la grâce étrange et l’hospitalité sans mesure de la capitale—dernière conquête coloniale de l’Oncle Sam, ex-Indes occidentales danoises.

Seule ombre au tableau, ont-elles fini par dire : la 4 ne leur laissait pas vraiment dormir. Air, commodités, lits splendides, rien n’y faisait. Toujours le même passage à vide : le réveil autour de quatre heures, le plus mauvais moment de la nuit.

Elles m’en ont peu parlé. Plus tard j’ai compris : elles n’osaient pas admettre qu’un détail, quoi que ce soit, contrariait leur plaisir chez moi. À tout prendre, Suzanne l’avait dit en riant : on a frappé aux doubles portes à cet horaire-là. Ça n’avait pas imprimé, sur le moment.

Bien plus tard, à force de les cuisiner, j’ai su que c’était presque chaque matin. Elles avaient glissé le mot à la femme de chambre, une fille noire, qui les avait regardées avec des yeux ronds, « bête », disait Marie. Elles ont tenté des explications : balais mal tenus à l’aube ; un appel tôt pour un client—un officier de marine, mettons—qu’il fallait sortir du lit. Abandonné. Elles ont opté pour l’idée d’un dévot allant à l’office le plus matinal—anglican comme catholique, ici, c’est cinq heures, elles savaient, elles s’étaient levées pour voir. Elles savaient aussi—parce que plusieurs fois elles ont ouvert—qu’il n’y avait personne derrière la porte. Elles ont donc parlé d’un phénomène d’oreille, une illusion.

Je l’ai dit, elles étaient fascinées par St. Thomas, et rien, surtout pas une broutille nocturne, ne les a détournées des bizarreries locales, la langue étrange des Noirs, l’accueil prodigue, les meubles d’un autre âge, les réverbères, les petites échappées de rue, l’indigo impossible de la mer, et, je crois, surtout les histoires, les histoires qu’on entend ici à demi-mot.

Parce qu’ici, cœur battant d’un vieux roman, les histoires pullulent. En septembre 1824, on a pendu le pirate Fawcett et ses deux lieutenants. Aujourd’hui encore de grandes portes d’acier protègent les commerces et la Dansk Vestindiske Nationalbank—autrefois c’était contre les flibustiers qu’on verrouillait ainsi. Plusieurs fois, le sang a coulé dans les rues ; ville de proue comme Panama, elle a subi le sac, même si on ne l’a jamais brûlée, elle, comme Frederiksted, à Santa Cruz, la voisine.

Parmi ces récits, celui de Tancrède-le-Noir. Dahoméen, dit la tradition. Il aurait vécu là même, dans une de ces cages, sous ma maison. Étrangeté : réfugié d’Haïti, tout noir, africain pur sang. À St. Thomas, à l’époque de Dessalines, Toussaint, Christophe—Christophe, roi noir du Nord, son citadelle invraisemblable perchée derrière le Cap—des Blancs ont fui Haiti par grappes. Christophe, tyran mémorable, mais le seul peut-être à avoir fait des millions avec le « travail libre » de ses frères noirs.

Tancrède avait, dit-on, courroucé Christophe : malheur absolu. Pourtant, contrairement à d’autres, il avait échappé au bourreau du roi, celui qui se vantait de trancher net sans tacher le col.

Par un enchaînement d’astuces, planqué dans une cale qui empestait le rat, sur une goélette du XIXe, sous des peaux de chèvre ou des ballots de morue sèche, Tancrède s’est faufilé jusqu’au refuge danois de St. Thomas. Ici, il est tombé vite dans l’endettement sans issue—guerrier, fils d’un peuple guerrier, pas marchand. Il a fini propriété de Julius Mohrs, et c’est là que l’hôtel entre en scène : on a logé Tancrède, pour sûreté, dans une de ces cages sous ma maison.

Il s’est échappé—âme trop raide pour courber l’échine—et a gagné St. Jan, l’île d’à côté. Là, on le retrouve « travailleur libre » dans les cannes d’Erasmus Espersen. Lors de l’Insurrection de 1833, il mène les siens contre les lois du gouverneur Gardelin. Puis, empoigné vivant—par des troupes françaises venues de la Martinique pour aider les Danois à casser la révolte, ou des Espagnols de Porto Rico—grave erreur de sa part—on le ramène enchaîné à St. Thomas, et on le tue, par la torture.

La sentence tombe à la Haute Cour coloniale danoise, siégeant dans ses murs—l’hôtel—sous l’œil du juge de Gardelin.

On lui a coupé les mains, l’une par jour. On lui a broyé les pieds—après « trois pincées avec un fer rouge »—, punition achevée à la barre de fer par Achilles Mendoza, bourreau, esclave noir. Le fer a cassé ses tibias comme des branches. « Pincé », mutilé, pour l’exemple : on l’avait pris les armes à la main, insurgé, et Gardelin, dont le nom reste maudit chez les Noirs, voulait marquer.

À l’ultime souffle, Tancrède a maudit. Mendoza. Julius Mohrs. Le gouverneur Gardelin. On a jeté son corps fracassé dans la chaux vive, cour du fort, avec sa main gauche, restée cramponnée au barreau du chevalet—on n’a pas pu l’en détacher. Mendoza a cassé le bois, main accrochée, et tout a filé dans la fosse. L’autre main, coupée la veille, disparue ; personne n’a cherché. À l’époque, ce genre de « curiosité » trouvait vite un amateur dans la foule.

Quatre mois plus tard, on retrouve Julius Mohrs étranglé dans son lit. La cravache n’a sorti aucun mot des domestiques. Personne n’a jamais su qui avait fait le coup. Mohrs, comme Gardelin, passait pour un maître dur.

Achilles Mendoza est mort « d’une crise » en 1835, dehors, dans la cour de l’hôtel, à deux pas des portes des cages. Beaucoup ont vu sa chute, même de nuit—la lune caribéenne, à sa pleine, sur laquelle j’ai lu, moi, tant il y a de lumière. À Santa Cruz comme ici, les nuits de pleine lune ont longtemps permis d’économiser les réverbères ; on fait encore pareil.

Certains Noirs, d’abord, ont déclaré que Mendoza s’était étranglé lui-même. Idée absurde née du geste : ses deux mains étaient déjà à sa gorge avant la chute, bave aux lèvres, haletant, et on les a retrouvées serrées, muscles noués, rien à faire, quand on a ramassé le corps et l’a roulé pour l’enterrement à la première heure.

Évidemment, tous ceux qui se souvenaient de Tancrède-le-Noir—de sa parole, de sa magie autant que de lui—ont conclu qu’il avait achevé sa vengeance depuis l’au-delà. Peut-être Mohrs aussi…

Les Danois ont balayé tout ça d’un rire poli. Ça n’a pas fait bouger d’un millimètre la croyance noire. Quashee n’était qu’à une génération de l’Afrique, où ce sont des choses ordinaires. Les pratiques, des gris-gris à la nécromancie, le Vaudou mortel au « dent d’un mort » pour la veine au jeu, tout ça est venu par Carthagène et d’autres routes, sinueuses, directes, depuis la Côte de l’Or, le Dahomey, l’Achanty, le golfe du Bénin—de Dakar au Congo—puis s’est assis ici, aux Antilles. Et Quashee, aujourd’hui chrétien de toute couleur, passé par lycée ou fac, plus nombreux que jamais, a dépassé en nombre ses anciens maîtres blancs. Les Blancs ne commandent plus. Ils vivent avec, sous la même lune, le même soleil, à l’ombre des tamariniers, dans l’éclat qui brûle l’œil des hibiscus, le magenta violent des bougainvillées.

Gardelin a regagné le Danemark tout de suite après la Guerre des Esclaves de 1833, où, à lire les archives, il est mort au lit, plein d’années et d’honneurs.

Mes cousines sont retournées sur le continent. Elles ont quitté l’île autour du 10 février. Stephen et moi, navrés, avons repris notre rythme, retour prévu mi-mai.

Un matin, quelques semaines après, Reynolds, le patron, m’interpelle.

— Vous avez entendu le boucan cette nuit, enfin ce matin tôt ?

— Non, dis-je. Quoi ? Si ça s’est passé dehors, peut-être. Mais dedans, depuis ma maison, on n’entend rien.

— C’était dedans, dit Reynolds, donc non. Les domestiques en parlent encore—pour eux, c’est la Jumbee de la 4 qui recommence. Au fait, vos cousines étaient dans cette chambre. Elles vous ont dit quelque chose ?

— Oui, maintenant que vous le dites. Suzanne m’a parlé de coups frappés à leur porte, vers quatre heures. Plus d’une fois, je crois. Elles se sont dit que c’était un « appel » très matinal, qu’on se trompait de porte. Elles n’ont pas insisté. Qu’est-ce que c’est que cette « Jumbee de la 4 » ? Je ne la connaissais pas, celle-là.

Une Jumbee, c’est un fantôme ouest-indien. Dans les îles françaises, on dit zombi. Mille variantes—je ne détaille pas—mais un trait : c’est toujours noir. Les Blancs ne « marchent » pas après la mort, paraît-il, quoique j’aie connu trois planteurs que l’on disait loups-garous. Chez les Noirs des Antilles, il y a tout, du porte-bonheur au nécromant, le Vaudou violent, la dent de mort pour la chance. Jumbee, c’est l’ombre en général. Qu’une chambre de l’hôtel ait la sienne ne m’étonne pas. Ma surprise, c’est de ne pas l’avoir appris plus tôt. Et désormais je repensais à Marie, à Suzanne.

— Racontez, dis-je.

Reynolds sourit. Homme instruit, il connaît ses îles.

— Là, c’est du flou, dit-il. On dit qu’il y a « toujours eu une Jumbee » liée à cette chambre. Ce matin, on a eu un touriste, Ledwith, juste de passage—il venait de Porto Rico sur la Catherine, reparti ce matin sur la Dominica, « down the islands ». Il est rentré tard de soirée. Plus moyen de dormir : on frappait à sa porte. Il a crié, rien. Les coups ont continué, il s’est fâché. Il a saisi la cruche en terre sur la table de nuit, lancé, plein centre du loquet ; la cruche a éclaté. Puis, furieux, il a ouvert, personne. Il a décidé qu’on se moquait de lui. Absurd, l’homme ne connaissait personne. Il a tempêté dans la salle de bal, réveillé les Gilbertson et Mrs Peck—leurs chambres donnent là—, fini par me réveiller. Je l’ai calmé. Plus de coups ensuite. J’ai craint que ça vous ait dérangés, vous et Stephen. Content que non. On n’a pas ces bruits d’ordinaire.

— Hm, fis-je. Eh bien !

Je pensais à Ledwith. Parti déjà.

Intrigué désormais—cet incident, plus le souvenir flou de mes cousines. Je n’avais presque rien, mais assez pour me mettre la Jumbee de la 4 en tête.

Plus rien pendant un temps. Puis, quand « ça » a repris, j’étais dans la 4 moi-même. Voilà comment.

Une famille américaine, les Barnes, installés ici—lui, je crois, petit fonctionnaire aux travaux publics ou à l’agriculture—laissa tomber leur bail et décida d’entrer à l’hôtel au mois, pour la paix. Deux enfants, madame lasse des corvées. Mauvais personnel, ici c’est toujours lourd quand il est mauvais. Une des maisons de l’hôtel leur allait. L’autre, louée à l’année au directeur de l’instruction et sa famille, des Américains charmants.

C’était le premier mai, et comme Stephen et moi devions embarquer le douze, je propose à Reynolds de céder notre maison aux Barnes et de nous loger quinze jours dans une double. Il nous donne la 4, sans doute la mieux, libre par chance.

La première nuit, je rentre tard. J’étais allé avec le colonel des marines et sa femme accueillir un navire : Major Upton revenait d’un mois de congé. Deux jours plus tôt, un câble avait appris au colonel la mort soudaine de Mrs Upton, en Virginie. Nous ignorions si Upton l’avait appris à bord par fil sans fil—on pensait que non. Le navire annoncé à 1 h a accosté après 2 h. Upton avait reçu le message. Nous avons fait au mieux pour l’accueil. Je rentre vers 3 h 30.

J’entre par la porte latérale, toujours ouverte, traverse la salle de bal sur la pointe, ouvre doucement la 4. La lune, en nappe, inonde la pièce par les jalousies entrouvertes. À travers la moustiquaire de son baldaquin, on devine Stephen, silhouette immobile. Je me déshabille sans bruit, pour ne pas le réveiller. Mes vêtements blancs dans le sac de lavage, les chaussures boisées, tout rangé—je suis maniaque—quand, à une minute des quatre heures, dans mon dos, sur la porte donnant sur la salle, un net, sec : toc-toc-toc. Impossible à confondre. J’étais à moins d’un mètre. Je ne mens pas : la peur, celle qui grimpe la colonne comme une eau froide, je l’ai sentie ; ces fourmillements aux racines des cheveux, comme si ça se dressait.

Mais si je suis vieille fille sur mes affaires et trop scrupuleux dans mes récits, personne n’aura le droit de me traiter de lâche.

Un pas, j’ouvre. Et—que Dieu m’en soit témoin—au moment même où ma main tourne le petit bouton de laiton, les derniers coups—car l’appel se répétait, comme l’avait dit Ledwith—tombent, à trois doigts de ma paume, de l’autre côté.

La salle de bal est vide, blanche, immobile. Rien ne bouge. Tout est visible, la lune—pleine il y a deux nuits—déverse le jour sur la galerie aux neuf arches maures qui encadre la rade.

Rien. Absolument rien à voir ni à entendre. Je jette un œil vers le mur où s’ouvre la 4. Quoi, là ? Le cœur saute, puis cogne. Une chose, une ombre plus dense que les autres, grand Noir épaissi dans la nuit, glisse contre le mur vers le passage—rideau—qui mène à l’entrée.

À peine le temps de voir que déjà ça se dissout. Puis un bruit sourd, mat, du côté où j’avais cru l’apercevoir filer.

Je scrute, le cœur tambour. Là, sur le sol, filant vite dans la même direction, démarche oblique, comme un crabe, mais sans un bruit, une chose de la taille d’une balle.

Pieds nus, pyjama de soie fine, mais je pars—sans arme—derrière. J’ai pensé : la plus grosse tarentule que j’aie vue, ici ou ailleurs. Ce n’était pas un crabe : sa façon de courir y faisait penser, compacte, latérale, mais un crabe, sur ce plancher dur, on l’entendrait cliquer. Ici, rien. Velours.

Qu’est-ce que j’en ferais si je l’attrapais ? Instinct, seulement. Je gagne sur elle. Elle se glisse sous le rideau, disparaît dans le couloir de palier. En passant le rideau, je vois bien : impossible à coincer. Trop de cachettes. Les grandes portes d’entrée sont closes en bas. La cage d’escalier, poix noire.

Je rebrousse, referme doucement la 4, et me coule dans mon baldaquin. Bord la moustiquaire. Je dors aussitôt, ne me réveille qu’à 9 h 30. Stephen, parfait, a compris ; il s’est levé sans bruit, a fait monter mon petit-déjeuner.

C’était samedi—pas de leçons. Journée prise à la machine ; j’étais lancé dans un texte qu’il me fallait boucler pour le courrier de New York via Porto Rico. Petite sieste en compensation. Décidé : lever pour l’office de 5 h dimanche—je hais cela en secret, mais ça me donnerait un vrai départ. On s’est couchés tôt, vers 9 h 30, Stephen de retour du cinéma à la base.

Je devais être plus fatigué que je ne croyais. Un sommeil de pierre. Combat avec le réveil à 4 h 15. À l’heure à l’église, retour juste avant six. Aube à peine ouverte quand j’entre par le côté, monte l’escalier.

Le long de la salle encore grise, la tarentule—ou quoi—revient, même démarche, longeant la plinthe, vers moi cette fois. Elle rentrait, pensais-je, de la cache où je l’avais chassée.

J’avais à la main un bâton de marche, bois de wattle noir, souple, taillé à Estate Ham’s Bay, à Santa Cruz. Je presse le pas. L’aube blanchit, je vois ce qui n’allait pas : c’est une bête mutilée. Pas un crabe. Une araignée sur cinq ou six pattes, pas huit. D’où ce côté crabe.

Elle arrive près de la 4. J’accélère—la porte est entrebâillée—je ne veux pas de cette horreur dans la chambre de Stephen. Je frappe, net, elle esquive et se glisse sous le grand conque qui cale la porte.

Des conques, ici, servent à tout. Aux Bahamas, on mange la chair. Parfois, elles donnent des « perles ». On voit les coquilles partout—bordures d’allées, cimetières, rangées dans le ciment comme briques roses. Au Grand Hotel, chaque porte a son conque. Le nôtre, très vieux, peint brun foncé pour résister à l’air salin.

J’approche avec prudence. La piqûre des tarentules d’ici n’est presque jamais mortelle, mais elle vous colle l’hôpital pour quelques jours, et celle-ci était la plus grosse que j’aie vue. Je glisse l’extrémité du bâton sous le bord, renverse. Plus d’araignée. Elle s’était glissée dedans. Un conque a de la place. Je me décide : je ne veux pas d’un tel pensionnaire. Je bourre vite l’ouverture triangulaire avec une bonne boule de papier—un supplément dominical de New York d’il y a une semaine, ramassé au milieu de la salle—, c’est risqué, la tarentule est batailleuse, mais ça tient. Puis je sors le coquillage sur la galerie dallée.

Là, ça y voit. Je lève le conque et le brise d’un coup au sol.

Ce que j’attendais : des éclats partout, du gros au poudreux. Je me tiens prêt, wattle levé, pour écraser la bête au saut. Surprise : rien ne sort.

Je me penche. Parmi les gros morceaux, l’un a une forme qui me heurte, un dessin qui fait signe, tout rose sale comme la nacre. Je le retourne au bout du bâton.

C’était une main de Noir. Paume vers le haut, rose d’abord—la paume, chez les plus noirs, est rose, comme la plante des pieds. Mais le dos, cet ongle, le poignet, c’était sans erreur. Une main tranchée, qui avait appartenu à un Noir sans mélange. Le nom s’est planté en moi : Tancrède. N’appelait-on pas « Tancrède-le-Noir »—plus noir que noir ? La vieille histoire, la noirceur de cette relique, et la conclusion s’est imposée, folle, inouïe : la main de Tancrède-le-Noir—ou du moins la main d’un Noir très noir—était là, sous mes yeux, au milieu des débris d’un conque.

Je respire, me baisse, la prends. Sèche et dure comme du conque, étonnamment lourde. Je la tourne, l’examine. Personne encore debout, même la cuisine silencieuse.

Je glisse la main dans la poche de ma veste de drill et rentre dans la 4. Je la pose sur la table au marbre du centre, la regarde. Stephen, je l’ai vu d’un coup, n’était plus là. Il avait filé à la douche.

À peine le temps de la fixer qu’une idée, invraisemblable mais obstinée, s’incruste. Quelque chose à cinq ou six « pattes » avait couru sous le conque. Rien d’autre n’est sorti quand j’ai brisé. Ces faits-là, je les ai vus. Pas des on-dit. Pas une fable de Quashee.

J’entends des pas feutrés, sandales. La main retourne à la poche quand Stephen entre, ruisselant.

— Bonjour, cousin Gerald. Levé tôt, on dirait. J’ai entendu l’alarme, moi j’ai replongé.

— Oui, dis-je. Beaucoup de travail.

— Je t’aurais accompagné, reprend Stephen en s’habillant ; je file au service de six si je peux.

Il s’habille vite, me lance un mot, et court—l’église anglaise est à deux pas.

Je me lève, traverse la salle en biais, et entre dans le bureau de Reynolds, à l’ouest. J’ai une idée. Vérifier, ou enterrer. Je tire du bas d’une bibliothèque les trois gros registres, cuir fauve, de l’Hôtel du Commerce. Je veux—si la numérotation n’a pas changé—savoir qui occupait la 4 à l’époque du procès et de la malédiction. D’instinct, le point clé.

Et je tombe des nues en voyant, brunie, frisottée, l’écriture faire surface.

De 1832 à 1834 inclus, la chambre 4, Hôtel du Commerce, Raoul Patit, propriétaire, était occupée par un certain Hans de Groot. Le juge de la Haute Cour. Celui qui a condamné Tancrède à l’amputation, au « pincement », au chevalet.

J’avais mon explication.

Si c’était un roman, je raconterais que j’ai demandé la permission d’aller rendre la main à la fosse de chaux de Tancrède. Je déroulerais la recherche d’archives, la localisation de la fosse, la main qui s’échappe, me traque, la chance, le feu purificateur, etc.

Mais ce n’est pas un roman—et je n’embellis pas.

Ce que j’ai fait : filer à la cuisine. Lucinda, large, découpait le bacon. Deux aides noires pressaient les oranges.

— Bonjour, Lucinda, le feu est parti ?

— Mornin’, Massa Canevin, sah, feu bien chaud, sah. Vou’ voulez cuisiner quelque chose, sah ?

Un rire des deux filles. Je souris.

— Je veux seulement brûler quelque chose.

Je m’avance, soulève un rond de fonte, et laisse tomber la chose—cette horreur momifiée—au cœur du lit de braises rouge cerise.

Elle s’est tordue—comme si c’était vivant, protestant. Une odeur mince, cuir très ancien. En quelques minutes, la peau sèche, l’os calciné ne sont plus que braises informes.

Je remets le rond, et, pour compenser la curiosité de Lucinda, je lui laisse un billet brun de cinq francs—c’est encore la monnaie de la banque danoise, et elle a cours ici.

— Merci, sah, God bless you, Massa Canevin, sah, souffle Lucinda.

Je sors, assez sûr que la Jumbee de la 4 ne réveillera plus personne à quatre heures—ni à aucune autre—, et que l’éternité a enfin repris Tancrède-le-Noir, homme tenace, qui, disait-on, tenait parole.

C’est vrai, je l’ai dit d’entrée : Tancrède n’a pas maudit Hans de Groot, et Gardelin est rentré mourir au Danemark—hors de portée de ce qui est arrivé à Achilles Mendoza et Julius Mohrs. Peut-être que l’ombre tenace de Tancrède, limitée dans son pouvoir—canalisée par cette main coupée—ne pouvait agir que sur l’île où il était mort. Je n’en sais rien. Il y a des règles, presque, à ces affaires-là—des règles auxquelles Quashee croit comme à l’évangile.

Mais depuis ce matin-là, moi, Gerald Canevin, qui prétends dire vrai, je n’ai plus jamais vu une grosse araignée sans un frisson dedans. Je crois savoir ce que c’est, la peur des araignées.

Parce que j’ai vu cette chose courir dans la salle de bal comme une araignée mutilée—je l’ai vue filer sous le conque. Et elle n’est pas sortie comme elle y est entrée.

La Bête Noire

Publié le 13 août 2025

*Henry St. Clair Whitehead (5 mars 1882 – 23 novembre 1932) fut un écrivain américain de récits fantastiques et horrifiques, mais aussi un clerc épiscopal au parcours riche et atypique. Diplômé de Harvard en 1904 aux côtés de Franklin D. Roosevelt, il y fut un athlète reconnu avant de publier un journal politique à Port Chester, puis de diriger des initiatives sportives pour la AAU. Ordonné diacre en 1912, Whitehead embrassa une carrière religieuse qui le mena à devenir archidiacre des Îles Vierges de 1921 à 1929, notamment à Saint‑Croix. Ce séjour aux Antilles marqua son œuvre : il puisa dans les légendes, les croyances et les rituels vaudous de ces îles un matériau unique, imprégnant ses récits d’un exotisme envoûtant. Correspondant et ami d’H. P. Lovecraft, il contribua dès 1924 à Weird Tales, Strange Tales et autres pulps. Lovecraft lui-même évoqua ses nouvelles comme une «  fiction étrange d’une puissance discrète et réaliste  », saluant notamment The Passing of a God comme l’apogée de son génie. Après son retour aux États-Unis, Whitehead exerça à Dunedin (Floride), jusqu’à sa mort en 1932. Ses récits, collectés dans des volumes comme Jumbee and Other Uncanny Tales (1944) et West India Lights (1946), continuent d’être célébrés pour la finesse de leur atmosphère et la singularité de leur cadre caribéen.*

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## La Bête Noire
(traduction littérale)

En diagonale, de l’autre côté du marché du dimanche de Christiansted, sur l’île de Santa Cruz, en face de la maison connue sous le nom d’Old Moore’s, où j’ai séjourné une saison — c’est-à-dire, le long du côté sud de l’antique place du marché de la vieille ville, bâtie sur l’emplacement abandonné de l’ancienne ville française de Bassin — se dresse, dans une austère grandeur fanée, une autre et bien plus vaste demeure ancienne connue sous le nom de « Gannett’s ».

Pendant près d’un demi-siècle, la Gannett House est restée vide et inoccupée, sa solide façade de maçonnerie donnant sur la place du marché affichant un aspect morne et distant, avec ses rangées de fenêtres hermétiquement closes, ses pierres assombries et décolorées, et l’ensemble de son allure, sévère et rebutante.

Durant ces cinquante années environ où elle était restée close, lançant un regard sombre et vide à la foule humaine qui passait devant sa masse imposante et ses portes closes et rébarbatives, divers individus avaient tenté, à maintes reprises, de la faire rouvrir.
Une telle demeure — l’une des plus vastes résidences privées des Antilles, et aussi l’une des plus belles — ainsi fermée et inutilisée, simplement parce que telle était la volonté de son propriétaire absent, homme arbitraire et plutôt mystérieux, que l’île n’avait pas revu depuis la durée de vie d’un homme mûr, ne pouvait manquer de susciter l’intérêt de locataires potentiels.

Je sais, parce qu’il me l’a raconté, que le Révérend Père Richardson, de l’Église anglicane, tenta de l’obtenir en 1926 pour y installer un couvent pour ses religieuses. Pour ma part, j’essayai d’en louer une partie pour la saison ; l’année où, faute d’y parvenir, je pris à la place Old Moore’s — maison aux ombres étranges, aux vastes pièces, aux portes immenses et hautes par lesquelles, d’innombrables fois, Old Moore lui-même, portant — si les rumeurs étaient vraies — un étrange fardeau d’appréhension mentale, avait glissé autrefois, dans un frisson d’anticipation terrible…

Une enquête auprès des bureaux du Gouvernement révéla que le vieux Maître Malling, survivant du régime danois, vivant à Christiansted et d’une aide précieuse pour nos fonctionnaires lorsqu’il s’agissait de démêler de vieux documents danois, avait la charge de Gannett’s.
Herr Malling, que j’allai voir à son tour, se montra courtois mais ferme : la maison ne pouvait être louée en aucune circonstance ; telles étaient ses instructions — des instructions permanentes, consignées dans ses dossiers. Non, c’était impossible, hors de question.
Je me rappelai alors quelques vagues allusions que j’avais reçues à propos d’un vieux scandale.

Et puis, soudain, l’occasion se présenta, totalement inattendue.
Au début de l’année suivante, on m’informa que la maison avait été rouverte et qu’une dame, Mrs Garde, l’avait occupée, seule avec quelques domestiques. On me dit aussi qu’elle recevait volontiers, et que je pourrais, si je le souhaitais, la rencontrer.

Je me rendis donc chez elle. Ce fut par un après-midi brûlant de la saison sèche. Les volets de la façade donnant sur la place étaient grands ouverts, laissant entrer des vagues de lumière dans les pièces immenses.
Mrs Garde m’accueillit sur la large véranda, vêtue d’une robe légère aux tons pâles, le visage à la fois cordial et réservé.

Elle me parla de son installation, des réparations qu’elle avait dû faire pour rendre la maison habitable, et, presque tout de suite, aborda ce que je n’osais espérer : la raison pour laquelle Gannett House était restée close si longtemps.
Elle ne prétendait pas tout savoir, mais disait qu’il y avait « quelque chose » dans la maison.

À ce stade, elle me proposa de revenir un soir, en compagnie de mon ami Haydon, pour en parler plus à loisir.

Nous revînmes donc, Haydon et moi, deux jours plus tard, vers le milieu de l’après-midi. La chaleur semblait moins lourde que lors de ma première visite, et la véranda, baignée d’ombre, offrait un semblant de fraîcheur. Après quelques minutes de conversation sur des sujets banals, Mrs Garde prit un ton plus grave et commença son récit.

— La première fois, dit-elle, c’était il y a plus de quinze ans. Mon mari vivait encore. C’était une nuit chaude, au cœur de la saison des pluies. La maison dormait, et j’étais assise là, justement, à cette place.
La lune éclairait la cour, et je pensais à mille choses, quand j’ai senti… oui, senti d’abord, puis entendu… un souffle lourd, irrégulier.

Elle hésita, comme si elle revivait l’instant.

— J’ai cru qu’un animal s’était introduit. Mais quand j’ai levé les yeux, je n’ai rien vu… rien que l’ombre de l’arbre. Pourtant, le souffle continuait. Puis des pas se sont fait entendre. Lents. Lourds. Comme si quelque chose tournait autour de moi.

Elle marqua un silence.

— Depuis cette nuit-là, cela revient… sans prévenir. Parfois des mois passent. Parfois plusieurs fois dans la même semaine. Toujours le même ordre : le souffle, les pas… puis l’impression qu’une présence se penche sur vous.

Elle nous invita alors à la suivre jusqu’à une aile latérale de la maison.
Là, dans une pièce presque nue, elle s’arrêta et désigna le sol :

— C’est ici que cela commence souvent.

À cet instant, je crus percevoir une légère vibration dans l’air, comme si une onde invisible venait de traverser la pièce.
Je ne fis aucune remarque, mais Haydon, qui se tenait à ma gauche, eut un petit mouvement de tête, comme s’il confirmait avoir perçu la même chose.

Ce que Mrs Garde nous avait raconté était déjà assez étrange en soi.
Mais plus tard, lorsque nous eûmes l’occasion d’examiner certains vieux papiers laissés dans la maison par la famille Gannett, nous trouvâmes quelque chose de plus étrange encore.

Il s’agissait d’un cahier relié en cuir, terni et craquelé par le temps, dont le fermoir de cuivre portait une oxydation verte.
C’était le journal d’Angus Gannett, daté des années 1840.

Une entrée, en particulier, attira notre attention :

« La nuit dernière, alors que je traversais la cour, je fus pris d’un malaise soudain. L’air semblait vibrer autour de moi, et je perçus un souffle rauque, proche mais invisible. Puis vinrent des pas, lents, pesants, dont je ne pus discerner la provenance. La lune éclairait la cour, mais je n’y vis aucune créature. Les chiens, habituellement prompts à aboyer, restèrent muets, les oreilles basses. Je crois qu’ils savaient. »

D’autres passages du journal décrivaient des incidents similaires, espacés parfois de plusieurs mois.
Gannett mentionnait aussi les rumeurs persistantes parmi les esclaves : celles d’un « esprit animal » lié à une cérémonie vaudoue ayant mal tourné, bien avant que la propriété ne passe aux mains de sa famille.

Mrs Garde referma le journal avec précaution.

— Comme vous le voyez, dit-elle, ce n’est pas un phénomène récent. Et depuis tout ce temps, personne n’a jamais pu le voir clairement… mais tous ceux qui l’ont senti savent qu’il est là.

Le soir même, nous restâmes à dîner chez Mrs Garde.
La chaleur devint lourde, et un ciel noir comme de l’encre s’abattit sur la plantation.

Vers minuit, un bruit soudain rompit le silence : un mugissement puissant, suivi d’un fracas métallique.

— Le taureau ! s’exclama Mrs Garde.

Nous courûmes jusqu’à l’enclos.
Sous la lumière de la lune, le grand taureau noir de la plantation se cabrait, frappant de ses cornes les barrières de bois.
Ses yeux roulaient de frayeur, et sa respiration haletante ressemblait à celle d’un animal traqué.

Haydon tenta de l’approcher pour le calmer, mais l’animal reculait, évitant quelque chose que nous ne voyions pas.
Puis, soudain, il chargea un coin sombre de l’enclos… vide.
Le bois éclata, et le taureau s’échappa dans la cour avant de disparaître entre les manguiers.

À cet instant, je sentis distinctement ce que Mrs Garde avait décrit : un souffle chaud, animal, mais dont la source restait invisible.
Puis un bruit de pas lourds, comme en procession, contournant la maison.

Nous suivîmes ces pas jusqu’au vieux jardin, à l’endroit où, selon les anciens, se trouvait jadis un cercle de pierres.
C’est là que nous entendîmes, étouffés mais distincts, le battement d’un tambour, le cliquetis métallique d’instruments rituels, et une sorte de chant monotone.
Mais il n’y avait personne.

La lune éclairait des pierres moussues qui semblaient former un dessin oublié.
L’air vibrait comme chauffé par une source invisible.
Puis, sans transition, tout s’arrêta : plus de pas, plus de souffle, plus de sons.

Les jours suivants furent calmes.
Pas de souffle, pas de pas, pas d’agitation chez les animaux.
Pourtant, l’impression d’une présence latente persistait.

Une semaine plus tard, au matin, un domestique nous prévint qu’il avait trouvé quelque chose au pied des vieux manguiers, près du cercle de pierres.
Nous découvrîmes le corps du taureau noir, étendu dans l’herbe humide.
Aucune trace de lutte, aucune blessure.
Ses yeux ouverts semblaient figés dans une vision d’horreur.

Mrs Garde se signa lentement.

— C’est terminé, dit-elle d’une voix basse. Pour cette fois.

Le taureau fut enterré à l’ombre des manguiers.
Ce soir-là, la maison sembla plus légère, comme débarrassée d’un poids invisible.

Mais en me couchant, je pensai aux mots d’Angus Gannett dans son journal :

« Ce n’est pas une bête ordinaire. C’est un souvenir. Et les souvenirs ne meurent pas vraiment. »

Depuis ce jour, je ne suis jamais retourné à la plantation Gannett.
Mais parfois, dans mes rêves, il me semble entendre, quelque part dans l’obscurité, ce souffle rauque et ces pas lents qui contournent ma chambre.
Et je me réveille, le cœur battant, à l’affût du silence.

l’oubli

Publié le 9 août 2025

Il savait qu’il devait partir. Au loin, on entendait les sirènes, mais ce qui l’inquiétait le plus, c’était l’odeur âcre qui se glissait déjà dans la maison. Il a ouvert le sac et y a jeté tout ce qui lui passait par la main : des vêtements, un dictionnaire, deux paires de chaussures, la vieille radio, une pile de livres qu’il n’avait pas lus, des dossiers, une lampe de chevet, un pot de confiture entamé, un cadre photo, un jeu d’échecs, une serviette de toilette, trois carnets, des couverts, une veste d’hiver, une boîte à outils. Il a essayé de le soulever. Impossible. Il l’a ouvert, a enlevé la moitié : la lampe, les livres, la veste, le dictionnaire. Puis encore un peu : le jeu d’échecs, le cadre photo. Il restait pourtant un sac énorme, boursouflé, lourd comme si chaque objet, même le plus petit, pesait plus qu’il ne devrait. Il l’a passé sur son épaule, vacillant sous le poids. Et il est sorti.

Le sac pesait toujours, malgré tout ce qu’il avait retiré. Dans le camion qui les emportait, il l’avait posé à ses pieds. Autour de lui, les autres n’avaient presque rien : un petit sac, une couverture, parfois juste un manteau. Lui fixait son sac gonflé, encombrant, et sentait qu’il trahissait quelque chose qu’il n’arrivait pas à nommer.

Il est arrivé à la frontière un peu avant cinq heures. Le goudron, du côté où il se tenait, avait été réparé par plaques irrégulières, plus sombres que le reste. Une mouche tournait autour de sa main. L’air sentait le plastique chauffé. Le garde n’a pas levé la tête, il a juste dit : Vous pouvez passer, mais pas avec ça.
Le sac pesait lourd sur son épaule gauche. Il l’a posé. La fermeture éclair grinçait. À l’intérieur, il y avait un pull en laine rêche, roulé trop serré, un paquet de biscuits mous, une photo dont le coin s’était replié, et une paire de chaussures d’enfant, lacets noués ensemble. Sous le tissu, un bruit sec, comme une pièce de métal qui cogne. De l’autre côté, on voyait un pan de colline, couvert d’herbe courte. Un oiseau a traversé le ciel, bas. Il a refermé le sac. On attendait derrière lui. Il a bougé le sac d’un pied, l’écartant un peu du passage. Et puis il a avancé, une main dans la poche, sans se retourner.

10 septembre

Publié le 8 août 2025

Le 10 septembre, je reste chez moi. Pas travailler, pas acheter, pas sortir. C’est la consigne. Je ne sais pas d’où elle vient. Ou plutôt je le sais peut-être, mais je ne suis pas sûr de vouloir l’écrire. Ce genre de chose, une fois posé noir sur blanc, devient une preuve. Sur le moment, ça me paraît anodin. Une curiosité. Voir la rue vide, comme dans les films catastrophes qui commencent trop lentement. Oui, j’aime l’idée d’espionner un silence collectif.

Matin du 10 septembre. J’ouvre les volets. Personne. Même pas le facteur, qui passe toujours avant huit heures. Enfin, je crois. Peut-être qu’il est passé, et que je n’ai pas regardé à temps. Mais ce que je vois, ça, j’en suis sûr : le rideau métallique du boucher, baissé. Les feux clignotants, pour personne. Le soleil blanc, celui qui brûle les yeux sans réchauffer. À dix heures, un bruit. Pas un moteur classique, quelque chose de plus… oui, étouffé. Une camionnette blanche. Antenne sur le toit. Deux types dedans. Celui côté passager fixe un écran, mais je ne vois pas lequel. C’est peut-être moi qui ai ajouté l’écran après coup. Je crois que c’est logique, qu’il y ait un écran.

Midi. Les drones. Noirs, minuscules, précis comme des mouches dressées. Ils passent sur des lignes invisibles, s’arrêtent devant certaines fenêtres. Ma fenêtre, trois fois. J’éteins la lumière. Ou alors, j’ai déjà baissé les stores avant. Ce détail-là, je l’ai peut-être inventé.

Soir. Aux infos : “Mobilisation citoyenne responsable.” Sourire préfabriqué. Chiffre officiel : moins dix-huit pour cent d’activité. Rien sur les drones, rien sur la camionnette. Je note la phrase dans un carnet. Je perds le carnet depuis. Ou quelqu’un me l’a pris.

Trois semaines plus tard. Julien, de la comptabilité, ne revient pas. On dit qu’il a déménagé. Claire, ma voisine, ferme pour “inventaire”, jamais rouvre. Sa boîte aux lettres, ouverte comme une bouche vide. Peut-être qu’elle est partie volontairement. Peut-être qu’elle n’avait pas le choix.

Jeudi. La convocation arrive. Papier blanc, plié en trois, pas de timbre. “Entretien de conformité.” 12 octobre, 9h15. Bâtiment J2. Entre un entrepôt logistique et un terrain militaire. À l’entrée, scanner de rétine. Je sens que ça me prend plus que les yeux. Couloir au néon, pièce vide, homme en costume : “Le 10 septembre, vous êtes resté chez vous ?” Je dis oui. Il répond : “Pas tout le monde.” Il coche une case. Je ne vois pas ce qu’il écrit vraiment. Peut-être qu’il dessine.

Une semaine plus tard. Appel anonyme. “Demain, quatorze à dix-huit heures, un agent passera.” 15h12, trois coups espacés. Manteau sombre, badge. Convocation à une “session d’orientation civique.” Grand hall cloisonné, groupes de vingt, écran géant. Slogans, visages souriants, puis images du 10 septembre. Voix off : “Ce jour-là, certains ont affaibli notre cohésion.” Questionnaire final : sources d’information, noms, numéros, adresses. J’hésite à inventer. Finalement, je donne de vrais noms. Ou peut-être pas. En sortant, je croise Claire. Plus maigre, les yeux tachés de nuit. Elle dit : “Ne refuse jamais.” Un agent l’éloigne. Peut-être qu’elle ne me dit rien. Peut-être que je rêve.

Depuis, je sais que je suis sur une liste. Ou que je crois être sur une liste. Ce n’est pas pareil, mais ça produit le même effet.

Fin octobre. Un mardi, 18h37. Ça commence plus tôt que prévu. Un grondement, pas un avion, plus grave, plus rond. Comme si ça venait du sol et du ciel à la fois. J’ouvre un rideau, dix centimètres. Le ciel est couleur acier-vert, orage sans nuages. Une lumière fixe, blanche, comme une étoile trop proche. Elle ne bouge pas vraiment. Pas tout à fait immobile non plus.

19h10. Les drones. Par dizaines cette fois, en formation. Certains près des toits, d’autres stationnaires, orientés vers la lumière. Ils filment. Ou alors ils envoient un signal. Les sirènes, ensuite. Pas police, pas pompiers. Un son continu qui vibre dans les os. Puis la voix dans les haut-parleurs : “Veuillez vous rendre immédiatement au point de rassemblement le plus proche.” On ne nous a jamais dit où c’était. Je pense à Claire. “Ne refuse jamais.” Je prends mon manteau, mes papiers.

Dehors, la rue n’est pas vide. Des groupes avancent, tous silencieux. Les drones suivent au-dessus. La lumière semble plus proche. Au carrefour, deux camions blancs, antennes, badges. Sas d’entrée. On scanne mon visage. L’agent regarde l’écran, puis moi. “Vous êtes déjà enregistré.” Il n’explique pas.

Après. C’est flou. Ou effacé. Une grande salle, lumière crue, bancs métalliques. Le plafond ? Peut-être transparent. La chaleur sur ma peau, dense, dirigée. Des ombres dans la lumière, hautes, fines, qui s’inclinent. Mes yeux piquent. Un point blanc au centre de ma rétine. Le son : notes basses, régulières, plus code que musique. Dans ma tête, un mot : acquisition. J’ai l’impression qu’on me compte. Tous. Une voix humaine : “Confirmez la synchronisation.” L’agent parle dans son micro. La lumière se plie sur elle-même. À la place, une image : la Terre vue d’en haut. Pas la nôtre. Couleurs fausses, océans sombres, côtes effacées. Écran noir. Haut-parleur : “Phase Deux terminée. Vous pouvez rentrer.”

Soir. Lumière normale. Pas de camions, pas de drones. Les passants rentrent des courses. À ma porte, une enveloppe blanche. Sans timbre. Dedans, une phrase : “Phase Trois — vous serez contacté.”

Je ne sais pas si c’est un vaisseau. Je ne sais pas si c’est un projecteur. Je sais juste qu’ils n’ont pas besoin de revenir pour que je continue à regarder le ciel chaque nuit. Et que quand la lumière reviendra, je n’aurai plus à me demander où aller.

Le replay

Publié le 7 août 2025

Je regarde un replay de Zoom. Les interventions créent en moi un malaise dont je n’arrive pas à me débarrasser jusqu’à la fin. Mais je le reconnais, je suis hors contexte. Ce malaise vient peut-être de là. Dans ce genre de situation, je m’accroche à quantité de détails microscopiques, et c’est assez affligeant. Par exemple, la manière de parler de cette femme. Ce n’est pas tant ce qu’elle dit. C’est l’intonation, presque théâtrale, qui tranche avec la torsion de sa lèvre supérieure. Et ce regard fixe, halluciné, face caméra, m’effraie d’emblée. L’animateur, que je trouve par ailleurs sympathique, devient peu à peu un personnage ambigu. Et me retrouver face à cette ambiguïté ajoute encore au malaise. J’ai l’impression de saisir, en même temps qu’il parle, tout le malaise qu’il éprouve à parler. Il cherche ses mots, il balbutie, il parle à mi-voix. Ça produit une double strate de communication. Quelque chose comme : bordel de merde, je suis le seul à parler, quand vont-ils s’y mettre ? soyons clair, là tout de suite, je me fais bien chier.

Mais ce qui fonctionne dans le déplaisir peut aussi fonctionner à l’inverse. Sans quitter le phénomène en train de se jouer, qui est purement auto-réflexif. Cette femme, par exemple, celle qui regarde partout sauf la caméra, dont je vois le corps secoué de tensions irrépressibles liées au fait d’avoir à parler, et qui semble vouloir le faire avec mille précautions. Elle m’apparaît soudain sympathique. J’aurais presque envie de lui dire : t’inquiète pas, on est tous ridicules de toute façon dès qu’on est sur un écran, c’est juste un sale petit moment à passer.

Oui, il y a là une perception d’humanité nue, ou du moins peu vêtue, mal habillée. Mais ce n’est pas nouveau. Alors je creuse un peu plus. Ce malaise, je crois qu’il vient d’avant. Depuis des années, je me suis tenu à l’écart de ce genre de manifestations. Sans doute parce qu’un jour, après avoir assisté au replay d’une réunion où j’étais l’un des intervenants, je me suis trouvé profondément ridicule. Ce jugement, je ne l’ai jamais oublié. Il me colle. Et je dois bien admettre qu’il entrave depuis cette époque la simplicité de tous les échanges que je pourrais avoir dans ce genre de cadre. Peut-être même que c’est depuis cette position — celle du ridicule éprouvé — que je continue à regarder ces réunions se dérouler, sans penser à me reconnecter autrement, sans penser à changer de contexte, ni de point de vue.

réparation

Publié le 7 août 2025

Hier, notre opérateur téléphonique nous a envoyé un technicien. En ouvrant la porte, je tombe sur un type qui parle à peine français. Exactement comme le technicien précédent. Il porte une sorte de gilet orange, il est d’une maigreur exceptionnelle, ses cheveux sont ras sur les côtés et remontés sur le sommet du crâne, comme un personnage de jeu vidéo. En arrivant devant la box, il sort un laser d’une poche de son pantalon trop grand pour lui, le branche sur le câble optique de la prise afin d’obtenir des informations d’emplacement — je présume. Puis nous ressortons dans la rue. Il cherche dans quel boîtier notre câble peut bien être branché. Au bout d’un quart d’heure, après avoir farfouillé dans un regard situé dans une rue adjacente, je le vois lever la tête à la recherche de quelque chose. De temps en temps, il émet un bruit bizarre que j’ai déjà entendu lors de mes voyages en Inde et au Pakistan — tic tic tic. Ce qui a l’air de vouloir dire : t’inquiète, je ne sais pas encore, mais je vais bientôt savoir.

Il me dit qu’il doit aller chercher le camion et l’échelle, puis il disparaît. Quelques instants plus tard, il revient avec une grande échelle et deux collègues. Je me dis que là, il doit se passer un événement extraordinaire. Trois techniciens d’un coup. Ça ne doit pas être courant. Pendant que mon premier monte à l’échelle, mon second se roule une cigarette et mon troisième change le filtre de sa vapoteuse. Ce qui me rassure, car ils ont vraiment l’air calmes. Ils ne s’affolent pas. Le seul qui émet des bruits, c’est mon premier, juché tout en haut de l’échelle, qui a repris ses tic tic tic. Désormais, il a sur le ventre un gros appareil cubique dont j’ignore tout de la fonction. Il a ouvert le boîtier de plastique et je vois ses mains virevolter, comme s’il effectuait je ne sais quelle passe magique. De temps à autre, j’aperçois des fils flotter hors du boîtier, aussi fins en apparence que ceux d’une toile d’araignée. Et, de fil en aiguille, mon premier se transforme en une créature arachnéenne bizarre, dont les membres supérieurs filent la soie optique.

De temps à autre, l’un ou l’autre des deux techniciens émet des bruits que je ne comprends pas. Je pencherais pour de l’ourdou, mais plus j’écoute, plus je découvre que ce n’en est pas. J’ai songé aussi, à un moment, à du farsi, mais là aussi, fausse piste. Tandis que je m’interroge, des voitures passent dans la rue, en prenant soin d’éviter les plots rayés de blanc et rouge que les trois hommes ont pris soin d’installer. Ce sont peut-être des Maghrébins, finalement, car ils connaissent beaucoup de monde dans le quartier. Notamment les conducteurs qui roulent à vive allure, toutes fenêtres ouvertes, avec des musiques entraînantes.

Le manège a duré en tout et pour tout une bonne heure. Puis, à la fin, l’un des trois est rentré dans la maison pour voir ce que disait le laser. Il a secoué la tête puis il l’a débranché pour en mettre un autre. La box a émis un ronflement et j’ai vu les chiffres de la remise en service s’égrener jusqu’à 7, puis revenir en arrière — 3, 4 — et rester dans cette zone. Le type a regardé son portable et est ressorti pour dire quelque chose en arabe à l’arachnée en gilet orange, qui a refait encore des gestes sibyllins devant le boîtier 34. Nous sommes revenus dans la maison, le type a re-regardé son laser, son portable, a effectué une manipulation, et enfin, après trois semaines de panne internet, la box a affiché l’heure. 15 h 30.

Le type n’a même pas émis le moindre signe de satisfaction. Il a juste dit : internet c’est bon, et il est ressorti. Je ne suis pas ressorti de la maison pour voir ce qu’ils faisaient ensuite. Je crois que ça ne m’intéressait pas, en fait.

la remplacante

Publié le 7 août 2025

La boulangère est partie en vacances. Une autre femme la remplace. Par de nombreux aspects — taille, regard franc, port de tête, voix extrêmement affirmée avec un léger accent — elle me rappelle ma grand-mère Valentine, la mère de ma mère. Mais je pense qu’elle est plus ukrainienne qu’estonienne. Ou peut-être ni l’une ni l’autre. J’ai immédiatement envie d’être aimable avec elle, sans pour autant être obséquieux. Depuis quelques jours, suite à un problème de monnaie rencontré avec sa machine, je fais les fonds de tiroirs pour rassembler toute la ferraille qu’on n’utilise jamais. Ces pièces de 2 ou 5 centimes, parfois 10. J’arrive devant la caisse, je la regarde et je lui dis : j’ai pensé à vous. Et là je sors ma poignée de pièces de ma poche pour la flanquer dans la bouche auréolée de vert de la machine. La femme qui me fait penser à ma grand-mère se rengorge imperceptiblement. Un léger mouvement du buste et du cou fait que le menton s’élève et qu’elle me regarde avec presque un sourire d’aise — de haut, si je puis dire. J’aime aussi suivre sa main, longue, fine, nerveuse mais musclée, lorsqu’elle la fait virevolter vers le panier à pain et qu’elle s’apprête à s’en saisir d’une. Celle-ci ? me demande-t-elle en l’indiquant alors de l’index. Celle-ci, je dis. Et elle l’empoigne avec une fermeté inconnue. Je veux dire que de mémoire, je n’ai jamais vu une main de femme empoigner quelque chose — fût-ce une baguette — avec une telle conviction. Une conviction qui va, si je puis dire, jusqu’au bout des ongles. Puis, une fois le pain inséré dans son pochon de papier, elle le pose sur le comptoir. Elle ne me le tend pas. Et là je me dis : ah, c’est encore autre chose. Quelle femme. Et je repars. En revenant chez moi, il y a un mélange bizarre d’images télévisuelles qui s’entrechoquent. Des images de l’Ukraine en guerre, des images de caves, et de femmes que j’imagine tout à fait semblables à celle-ci. Puis je pense aux hommes de ces femmes. Comment sont-ils ? Qu’est-ce qui fait qu’une femme comme celle-ci peut être attirée par un homme parmi ceux-là ? Je me demande. Puis je rentre chez moi, la vie poursuit son cours et je ne me demande plus rien à propos de cette femme. Jusqu’au lendemain matin.

indexeur d’ombres

Publié le 16 juillet 2025

Je commence par vider le bac. Papier thermique, fin, parfois encore tiède. Ils tombent en vrac, les uns sur les autres. Pliés, déchirés, effacés. Il faut les lisser, les aplatir, les aligner à la lumière. J’en attrape un, puis un autre, j’enchaîne. Les chiffres sautent aux yeux. Douze virgule trente-quatre, code manquant, remise oubliée. Ça ne prend pas longtemps quand on a le geste. Ce n’est pas que je réfléchis, c’est que je vois où ça cloche. Je stabilote parfois. Je coche. Je classe.

Je travaille dans une pièce sans fenêtres, sous un néon blafard. Au bout du couloir, il y a la machine à café. L’odeur y stagne. Lino usé, meubles de récup, murs beige sale. On entend les bips des caisses au loin, les bruits de porte automatique. Personne ne parle beaucoup ici. On arrive, on se connecte, on scanne, on valide. Il y a deux écrans, un clavier, un logiciel un peu vieillot. On nous a dit de ne pas chercher à comprendre, juste à corriger. On appelle ça "régulariser".

J’arrive chaque matin en RER. Deux lignes à prendre, et dix minutes à pied à travers la zone commerciale. Le trajet, c’est là que je pense. J’observe les autres, les sacs, les gestes. C’est aussi une façon de m’échauffer. Ce que je fais ensuite au bureau, c’est pareil, en plus abstrait. Je rassemble, je classe, je répare. Les lignes s’alignent, les erreurs se gomment. Parfois un ticket bloque : total incohérent, client inconnu, retour non soldé. Alors je remonte, ligne par ligne, j’ajuste.

On ne voit jamais les gens. Rien que les traces. Des courses, des promotions, des habitudes. Des dates. Des achats groupés ou dérisoires. On s’y habitue. Il ne faut pas lire trop dans les tickets. Mais ça revient. Des listes de goûters d’enfants, des packs de bière, du lait, des croquettes, des vêtements à dix euros. On recompose sans vouloir. Une sorte de silhouette floue. Pas de nom, pas de visage. Juste des flux. Des marques de passage. Des mini-biographies. Éphémères.

Personne ne parle de ce qu’on fait ici. Ce n’est pas un métier qu’on raconte. Même le titre n’existe pas vraiment. Sur le contrat, il est écrit : "opérateur de validation post-caisse". Mais entre nous, on dit juste "le back", ou "l’indexation". Moi je dis rien. Je fais mes heures. Je classe les tickets.

— -

Elles sont là, tout le temps. Pas devant moi. Pas en vrai. Mais dans ma tête. Une présence latente, continue, comme un bruit de fond qu’on oublie un moment puis qui revient — quand on s’y attend le moins. Elles apparaissent souvent dans le RER. À l’heure calme du matin, ou quand la rame ralentit à quai. Elles sont debout, les bras croisés, concentrées sur leur téléphone, ou assises près de la vitre, les paupières mi-closes. Je ne leur parle pas. Je ne saurais pas comment. Mais elles m’accompagnent.

Au travail, elles reviennent par fragments. Un prénom sur un ticket, une trace de rouge à lèvres sur un bord, une écriture ronde griffonnée au dos. Parfois une carte de fidélité oubliée, un ticket double avec deux paiements distincts, comme un couple qui fait ses comptes à part. Parfois un parfum, infime, resté sur le bord de la machine. Il me vient des histoires. Je ne les écris pas, je ne les dis pas, mais elles naissent à l’intérieur. Des femmes qui viennent faire leurs courses le soir, seules ou avec des enfants, pressées ou ralenties. Des femmes qu’on devine fortes, ou fatiguées, ou drôles. Je ne fais que les croiser sans qu’elles sachent.

Il y a des jours où ça me fatigue d’être à ce point traversé. Ce n’est pas du désir, pas seulement. C’est autre chose. Une forme de tension permanente. Une attente, peut-être. Comme si je passais ma vie à les entrevoir, sans jamais pouvoir m’inscrire dans leur monde. Même quand elles me regardent — ce qui est rare — je détourne les yeux. Je souris, mais trop tard. Ou pas du tout.

Il y en a eu une, une fois. On a pris le même train pendant trois semaines. Elle montait à la même station que moi, s’asseyait toujours côté fenêtre. On s’est parlé deux fois. Je ne me souviens pas exactement des mots. Mais je me souviens de la voix. Basse, nette. Elle m’a demandé l’heure. Puis un jour, elle n’est plus montée. Et j’ai mis du temps à comprendre qu’elle ne reviendrait pas.

Depuis, je fais comme si. Je fais mes heures. Je scanne mes tickets. Je laisse passer les silhouettes dans les wagons, dans les rayons, dans les rêves. Elles forment une sorte de cortège silencieux, un ballet flou, jamais tout à fait là, jamais complètement ailleurs. Et moi, je reste au milieu. Indexeur d’ombres. Agent de passage.

Public Transport and the Station Hall

Publié le 16 juillet 2025

I just took out a small consumer loan. I’d had it with the three-hour public transport routine. Lyon to Saint-Laurent-de-Mûre isn’t far — maybe twenty kilometers — but by train or bus it’s at least an hour and a half each way. One day at a time, it’s fine. But six months like that wears you down. I know what I’m talking about.

This morning I passed the Chronopost warehouse. Still in shadow. The trucks were half-asleep, engines off, lights dead. That’s when it hit me : I finally have a car. Not new, nothing fancy, but it starts, it moves, it gets me there and back. That’s all I want from it. I thought again about the loan, the woman on the phone. “Do you have a permanent contract ?” she asked. And I said yes. That felt good. But when I told her what I do, there was this little silence. Nothing big. Just a pause. Then she started asking about the rates. She had questions. I guess they’re not monitored over there. I’m not either. Nobody’s watching me on the job. Not filming me, anyway. Not that I know of.

I park behind the building, on the edge of the slab. The concrete is still wet in places. There’s dew on the skinny grass by the curb. I get out. The ground crackles underfoot like I’m walking on bones.

The building’s a plain concrete block, square, nameless. One long window strip runs across the front, but you can’t see through it. First time I came, I thought I had the wrong place. Inside, it’s clean, cold, functional. Smooth floor, bare walls. Everything echoes halfway. The machines are black, massive, silent. Cremation furnaces. The one I use most often is called Rouge-Gorge. It says so on the plate. First time I saw it, I smiled. I haven’t smiled since.

There are yellow pipes, cables, control panels, green and red buttons, a polished metal lever. Every morning, I change, check the lights, roll the cart, open the door. I place the body. I’m careful with the paws. Always. It’s a habit.

Some days are quiet. Some are full. Small ones, big ones. Mostly dogs. Some cats. Once in a while, something else. I don’t read the names. I mean, I do. But not out loud.

At the end, we seal the urn, label it, slide the sheet inside the box. And we add the small white envelope. Inside, a card. Three seeds. “Plant these in memory of your companion.” I can’t stand that word anymore — companion. Too common. Too sad. Too much.

One time, I opened the envelope. Just curious. The seeds were black. Tiny. I almost kept them. But I closed it up.

I wonder if people actually plant them. If they scatter the ashes under a cherry tree, if they sow and water and wait. If they walk past that little patch of earth every day thinking, This is where Ramsès lies. Or Chiffon. Or Lola.

It gets to me. Not enough to cry. But something stays. On the edge. Like the tufts of grass that grow in the cracks of the slab. You tear them out. They come back.

This morning, pushing the cart, I felt it come again. One of those thoughts you don’t call for, but they show up anyway. For me to exist, to open the door to this furnace — how many generations did it take to get here ?

Then I thought about my father. He’s been with me most days since I started this job. Back when I still took the train, the bus, he used to sit next to me. Not for long. Pretty soon someone would come and sit right down on top of his memory. Driving is better. No doubt.

My mother’s there too, most days. She prefers the viewing rooms. She’ll tap me gently on the shoulder. "That’s good, son. I’m so glad you’re being useful. I’ll sit for a while, don’t mind me." She likes the quieter room, the one with the grey chairs and soft light.

There’s cousin Karl, the twin nieces Astrid and Liliane. Death hasn’t changed them. Still teasing each other, shouting, laughing, running off down invisible halls.

Sometimes I’m just there, in front of the damn furnace, and it’s all of them around me. And more. And more again. A whole train station some days. People dressed in old clothes — some with lace collars, others in rags, others still in animal skins, wooden shoes, old leather coats. They drift. They stand. They look around.

And then there’s the animals, of course. Swarming, restless. Darting through the room like it’s all a game. Pretending to bark, meow, screech, flutter. But they can’t. Not really. Not like the human dead. They don’t speak in your head. They don’t leave words behind. They’re here. But they pass through.

français

transports en commun et hall de gare

Publié le 16 juillet 2025

Recto

Je viens de faire un petit crédit à la consommation. Marre de me taper trois heures de transports en commun. Lyon – Saint-Laurent-de-Mûre, ce n’est pas que ce soit loin, une vingtaine de kilomètres à peine, mais en train ou en bus, c’est minimum une heure et demie le matin, et autant le soir. Sur une journée, ça va. Sur six mois, ça devient une forme de punition. Je sais de quoi je parle. Ce matin encore, en voiture, j’ai longé l’entrepôt Chronopost. Il était encore dans l’ombre, les camions dormaient debout, moteurs froids, phares éteints. C’est à ce moment-là que je me suis dit : j’ai enfin une bagnole. Pas neuve, pas brillante, mais elle démarre, elle roule, elle me ramène. C’est tout ce que je lui demande. J’ai repensé au crédit, à la femme au téléphone, celle de la société de financement. Elle m’avait demandé : « Vous avez un CDI ? » Et j’ai pu dire oui. Quel pied. Mais quand j’ai précisé mon métier, il y a eu un blanc. Rien de bien méchant, une seconde suspendue, mais je l’ai bien senti. La conversation a dérivé sur les tarifs. Elle avait pas mal de questions. Ils doivent pas être écoutés dans leurs bureaux. Moi non plus je ne suis pas écouté pendant le boulot. Je ne suis pas filmé non plus. Enfin… pas à ma connaissance.

Je me gare au bord de la dalle, derrière le bâtiment. Le béton est encore mouillé par endroits. Il y a de la rosée sur les touffes d’herbe maigres qui poussent le long des bordures. Je descends de la voiture, et ça craque sous mes pieds comme si je marchais sur des os. Le bâtiment lui-même est un bloc de béton rectangulaire, nu, gris, sans nom. Une longue bande vitrée court le long de la façade, mais on voit rien à travers, à peine quelques reflets. On dirait un centre de tri désaffecté, ou une piscine municipale fermée pour travaux. Quand je suis venu la première fois, je croyais m’être trompé d’adresse.

Dedans, c’est propre, froid, fonctionnel. Tout est béton, sol lisse, murs nus, éclairage neutre. Les machines sont noires, massives, silencieuses. Des fours. Le mien s’appelle Rouge-Gorge. C’est écrit dessus. Ça fait sourire la première fois. Après, non. Il y a des tuyaux jaunes, des câbles, des écrans de contrôle, des boutons rouges, des boutons verts, un manche en métal poli. Chaque matin, je mets ma tenue, je vérifie les voyants, je fais rouler le chariot, j’ouvre la porte. Je place le corps, je fais attention aux pattes. Toujours. C’est une habitude.

Les jours pleins, ça s’enchaîne. Des petits, des gros, surtout des chiens. Quelques chats. Parfois autre chose. Je lis pas les noms. Enfin si, mais pas à voix haute. À la fin, je referme l’urne, je colle l’étiquette, je glisse la fiche dans la boîte. Et je joins la petite enveloppe blanche. Dedans, une carte. Trois graines. « À planter en mémoire de votre compagnon. » Je supporte plus ce mot. Compagnon. Trop utilisé, trop triste, trop faux aussi. Une fois, j’ai ouvert l’enveloppe, juste pour voir. Des graines noires, minuscules. J’ai failli les garder. Puis je l’ai refermée.

Je me demande si les gens les plantent vraiment. Est-ce qu’ils versent les cendres sous un cerisier ? Est-ce qu’ils sèment, arrosent, attendent ? Est-ce qu’ils passent tous les jours devant le petit coin de terre en se disant : ici repose Ramsès. Ou Chiffon. Ou Lola. Moi, ça me touche un peu. Pas au point de pleurer. Mais ça reste là, en bordure. Comme les touffes d’herbe dans les joints de la dalle. On les arrache. Elles reviennent.

Verso

Je l’ai senti venir ce matin, pendant que je poussais le chariot. Une de ces pensées que j’ai pas appelées, mais qui débarquent quand même, entêtées. Pour que moi j’existe, que j’ouvre la porte de ce four, il a fallu combien de générations avant moi pour qu’on en arrive là ? Je sais pas d’où elle vient, cette phrase, mais elle revient. Toujours. Elle flotte un moment, se cale dans la nuque, reste là.

J’ai pensé à mon père. Il m’accompagne presque tous les jours depuis que j’ai pris ce boulot. Avant, il s’asseyait à côté de moi dans le train ou dans le bus. Mais ça durait jamais longtemps. Très vite, quelqu’un s’asseyait sur son souvenir. En voiture, on est mieux. Je le sens là, tranquille, silencieux. Ma mère aussi est souvent présente. Elle préfère les salons de recueillement. Elle me met une petite tape sur l’épaule, penchée un peu, les cheveux relevés comme à l’époque : « C’est bien, fils. Je suis tellement contente que tu te rendes utile. Je te laisse un moment, je vais m’asseoir au salon. » Elle aime bien le salon d’à côté, celui avec les fauteuils gris et la lumière indirecte.

Il y a aussi le cousin Karl, les deux nièces jumelles, Astrid et Liliane. La mort ne les a pas changées. Toujours en train de se chamailler, de rire, de courir d’une pièce à l’autre. Et parfois, quand je suis là, devant ce putain de four, c’est tout ce monde-là qui m’accompagne. Et puis il y en a d’autres. Des morts inconnus. Des morts lointains. Un véritable hall de gare certains jours, avec leurs costumes d’époque, leurs allures de travers. Certains avec des fraises autour du cou, d’autres en haillons, d’autres encore avec des peaux de bête, des sabots, des valises en cuir. Ça murmure, ça passe, ça stationne, ça observe.

Sans oublier la foule des bestioles, bien sûr. Elles courent partout, elles jouent les vivantes, elles font semblant de japper, de miauler, de caqueter, de piailler. Mais en vrai, on voit bien qu’elles ne peuvent pas. Elles ne sont pas comme les morts humains. Elles n’ont pas cette voix qui reste dans la tête. Elles sont là, pourtant, on les devine, minuscules ou massives, mais elles ne parlent pas. Elles ne hantent pas. Elles passent.

english

tôt le matin / Early in the Morning

Publié le 10 juillet 2025

Tôt le matin

Lui voulait l’arranger, elle voulait lui refaire le portrait. La conversation était animée. Ils avaient l’air d’en dire plus avec les mains. La musique était ça et là ponctué de chants d’oiseaux, il faisait beau, c’était tôt le matin. La musique était ça et là aussi ponctué par les bruits des premiers moteurs pétaradant sur les quais. Et, si l’on avait l’oreille un peu fine on aurait pu aussi entendre les entrechoquements des tasses et des petites cuillers sur les comptoirs d’étain de la ville toute entière se réveillant tôt le matin pendant qu’elle et lui assis sur ce banc public essayaient de s’arranger chacun à sa façon pour bien commencer la journée.


Early in the morning

He wanted to have her. She wanted to rearrange his face. Things were lively.

They talked a lot with their hands. Some kind of dance, you could say. Music played. Birds chirped here and there. A few engines sputtered on the quay.

If your ear was sharp, you could even catch the clink of cups and spoons behind the zinc counters of the city waking up.

She and he, on a bench. Trying to work it out. Each in their own way. Trying to start the day right.

Le cadre / the frame

Publié le 10 juillet 2025

the frame

He needed a frame. He didn’t have one. So, no frame. He needed one. Images of Saumur came to him, black and white, and suddenly he was thirsty. Not for red, though — for white. He remembered mostly the drowsiness brought by that wine, the Layon. What was the temperature that year ? It was hot. Heatwave hot. Like every summer now. Except here, in this patch of green. Somewhere near Anjou. Or maybe Tours. He couldn’t really remember the names of towns. Saumur and the idea of the frame didn’t help. Not much anyway.

But the wine did. After a glass of Coteaux du Layon, it was fine. The tongue fell asleep, slid deep into his throat to rest there, cradled by voices around him, talking about this and that — about frames and other things.

If I write like this for five straight days, he thought, the end might be better than the beginning. But that was a quick thought, something someone once said — or maybe he’d heard it somewhere. One should be wary of second-hand truths. They’re never free. You pay for them sooner or later — cash on the nail — at the end of the party, you drink the cup to the dregs, all the way down the fingernails, just like you’re supposed to.

Unless, maybe, he found a way to lobotomize himself without guilt or shame — and write down whatever poured out of his skull. This mess. Which, when you think about it, might be prettier than all that carefully curated stuff we keep under glass. Pretty. But not in the way it looks. More in the way it moves. Pretty as in behaving. And now we know what appearances really are. We don’t want to appear like that anymore, not out in the open. We’re done with the battlefield. Its landmarks too.

He was looking in the fringe festival program for a play someone had told him about — My Name is Asher Lev — but he couldn’t find it in the 2025 lineup. Too bad, he almost said to himself. Then he wondered who had recommended it. Did their taste match his ? How could they know what he liked, anyway ? He didn’t know. It made him pause.

Next time, when he’d want to recommend something himself, he’d remember this. What’s behind a recommendation, really ? Doesn’t always smell of roses. He was afraid of that.

Not that he feared smells. That was just a polite way of saying — It stinks like shit


Le cadre

Il faut un cadre. Tu n’en as pas. Tu n’as donc pas de cadre. Il faut un cadre. Lui vinrent des images de Saumur, en noir et blanc, et il eut soudain très soif. Encore que ce ne fût pas de rouge, mais de blanc. Il se souvint surtout de la torpeur apportée par ce vin du Layon. Combien de degrés faisait-il cette année-là ? C’était chaud, caniculaire — probablement comme chaque été, désormais. Sauf ici, dans ce petit endroit de verdure, pas très loin d’Anjou. Ou de Tours. À vrai dire, il ne se souvenait plus vraiment des noms des villes. Saumur et le cadre n’aidaient pas. Du moins, pas vraiment. La torpeur était bien plus efficace : au bout d’un verre de coteaux du Layon, c’était bon. La langue s’endormait, elle rentrait tout au fond de la gorge pour aller dormir, bercée par les voix alentour, parlant de choses et d’autres, de cadres et de bien d’autres choses encore.

Si j’écris ainsi durant cinq journées entières sans m’arrêter, je me dis qu’il est possible qu’avec la fatigue, la fin soit bien meilleure que le début. Mais c’est un jugement à l’emporte-pièce, quelque chose qui m’a été rapporté par je ne sais qui, ou quoi. Il faut se méfier des pièces rapportées. Elles ne sont pas gratuites. Il faudra les payer, tôt ou tard — rubis sur l’ongle, à la fin de la fête, boire la coupe jusqu’à la lie, jusqu’au bout des ongles, comme il se doit.

À moins que je ne trouve une technique pour parvenir à me lobotomiser, sans peur et sans reproche, puis à écrire tout ce qui s’échappera ainsi de mon crâne. Ce pêle-mêle. Bien plus joli, dans le fond, que tout ce qu’on veut toujours mettre sous cloche ou sous verre, en avant. Joli. Une conduite bien plus qu’une apparence. Car nous savons maintenant ce que sont les apparences. Nous ne désirons plus apparaître comme ça, à tout bout de champ. D’ailleurs, nous en avons fini avec la bataille et ses lieux-dits.

Je cherchais, au programme du Off, une pièce dont on m’avait parlé : Je m’appelle Asher Lev. Et je ne la trouve pas pour 2025. Dommage. J’allais me dire : dommage, quand je me suis demandé qui m’avait recommandé cette pièce. Ses critères allaient-ils être les miens, en matière de goût ? Comment cette personne connaît-elle mes goûts pour me recommander ce genre de pièce ? Je l’ignore. Ça fait réfléchir. Je veux dire : la prochaine fois que moi, je voudrai recommander quelque chose, il faudra que je repense à ça. Derrière la recommandation, que se cache-t-il vraiment ? Ça ne sent pas toujours la rose, j’en ai bien peur. Ce n’est pas que j’aie peur des odeurs. C’est, bien entendu, une façon de rester poli. Une sorte de métaphore pour ne pas dire que ça pue la merde.

Elle s’était fait un film. Lui connaissait déjà la fin. En attendant, il...

Publié le 5 juillet 2025

Elle s’était fait un film. Lui connaissait déjà la fin.

En attendant, il fixait le plafond pendant qu’elle le suçait. C’était faux. Faux jusque dans le léchage de couilles. Il ne lui en voulait pas. Il allait garder ces pensées pour lui. Il attendrait que ça passe, comme d’habitude.

À un moment, elle se redressa. Elle planta dans ses yeux un regard de star des années cinquante. Elle ouvrit la bouche : -- Prends-moi.

Il éclata de rire.

Elle fronça les sourcils. Une petite moue méchante. Puis : -- Rhabille-toi. Pars.

Il s’exécuta, sans un mot.

Dans les parties communes, l’odeur d’eau de Javel lui fit un bien fou. Il referma la porte de l’immeuble, regarda sa montre, et se demanda où était la bouche de métro la plus proche.

  • english * She had a whole story in her head. He already knew the ending.

In the meantime, he stared at the ceiling while she blew him. It was fake. Fake all the way down to the ball-licking. He didn’t blame her. He just kept it to himself. He’d wait for it to pass, like always.

Then she pulled up, looked him dead in the eyes with some old-school movie star look, opened her mouth and said : "Take me."

He burst out laughing.

She frowned. Made a nasty little pout. Then : “Get dressed. Get out.”

He did, without a word.

In the hallway, the smell of bleach hit him like a blessing. He closed the door behind him, checked his watch, and wondered where the nearest subway station was.

never more

Publié le 5 juillet 2025

Il venait de jurer que, pour rien au monde, il ne le referait — jamais. Et puis soudain, il le fit. Sans même y réfléchir.

C’était ça, l’humour formidable de cette vie. L’idée qu’on puisse la contrôler, d’une quelconque manière, simplement parce qu’on l’avait décidé : une blague.

Et cette blague l’amusait. Il se mit à rire de bon cœur.

  • english * :

He had just sworn—no way, never again. Then suddenly, he did it. Didn’t even think about it.

That was the joke. That was the big joke of life. Thinking you had control. Like you could decide things. What a laugh.

It made him laugh, too. Really laugh. From the gut.

Sombre & tranchant

Publié le 4 juillet 2025

L’ai-je bien descendu. Elle se pencha pour voir s’il respirait encore. Ma foi oui. Elle lui écrabouilla la tronche avec le talon aiguille de son escarpin. Il souriait le con. C’était impossible qu’il calanche avec ce rictus de béatitude, n’est-ce pas, alors elle prit la lampe à sel et entreprit de lui refaire une beauté. Il y eut des craquements d’os, le corps émit quelques flatulences et tremblements, mais à son avis à elle c’était purement mécanique. Ensuite, elle s’essuya les mains sur sa jupe de coton avec un air satisfait puis elle s’approcha de la glace et se refit une beauté.

Il fallait d’urgence qu’elle baise. Alors elle prit ses clefs, claqua la porte, descendit les escaliers, parvint dans la rue. Il faisait beau comme hier mais un peu moins chaud. Elle se souvint qu’il fallait qu’elle baise de toute urgence. Elle avisa un homme assis à la terrasse d’un café, elle s’avança vers lui avec sa jupe en coton sanglante. Elle lui dit : « Je suis désolée de vous importuner, mais il faut que je baise d’urgence. » Le gonze la toisa on aurait dit une bédé les yeux lui sortaient de la tête ; puis il sortit de la menue monnaie d’une poche de sa veste, la déposa sur la table.Ensuite il se leva et s’enfuit à toute jambe.

Elle avança vers la chaise vide et s’assit. Merde alors. Pour une fois que je dis ce que je pense. Elle alluma une cigarette et se mit à réfléchir à sa vie. Le loufiat surgit et lui demanda : « Qu’est-ce qui vous ferait plaisir ? » Elle allait dire un truc, mais elle se reprit : « Une menthe à l’eau, je vous prie. » Elle imagina qu’elle se retrouvait à genoux en train de farfouiller dans l’entrejambe du type. Elle se reprit encore. « Avec des glaçons, s’il vous plaît. »

À 13h, elle se dit qu’elle n’avait plus vingt ans, et ça l’attrista. Elle entra dans un cinéma et choisit un film au hasard. C’était L’Empire des sens, ce vieux film japonais avec une geisha qui fait pénétrer un œuf dans sa vulve. Ça ne l’excita pas. Elle s’endormit. Quelqu’un la secoua par l’épaule à la fin du film. Décidément, les choses n’étaient plus comme autrefois. Le monde avait bien changé. On ne pouvait plus dormir tranquille l’après-midi, même en payant sa place. Et elle nota qu’aucune vendeuse ne s’était présentée avec caramels et esquimaux durant la séance. Ça l’attrista.

Le soir advint comme il advient toujours. Elle avait faim. Elle avisa un vendeur de hot-dogs. Elle observa la saucisse de Strasbourg s’agiter dans le bocal et ça lui coupa l’appétit. Elle rentra chez elle. La journée avait filé sans qu’elle ne s’en aperçoive. C’était une métaphore. Sa vie était pareille à cette journée. Elle se rappela vaguement que ce matin elle avait écrabouillé la figure d’un homme. C’était probablement son mari. Elle se dirigea vers la salle de bain. Il était là, affalé sur le carrelage. Elle avisa ses jambes maigres et poilues, elle eut un haut-le-cœur et vomit sur les jambes maigres et poilues. Puis elle se dirigea vers la chambre conjugale. Elle se dévêtit. Elle regarda sa poitrine. Ses seins n’étaient encore pas si mal. Elle éprouva une vague bouffée de désir, mais comme elle ne savait pas de quoi, elle alla se coucher. Il était 23h45. Elle s’endormit presque aussitôt.

The Abyssal Desk

Publié le 3 juillet 2025

Nowhere left to go, no way out. One finds oneself there, deep within the cave, having slid through galleries increasingly narrow. Turning back is simply not an option. The gaze falls upon a vast chamber, blocked at its far end by a lake whose waters, dark as onyx, offer little invitation to cross. The ceiling, an immense vault, loses itself in a gloom where only the eyes, by now accustomed, perceive the limestone strata, the rock beds, and the hanging concretions, silent menaces. Fissures weep, leaving a slick patina on the millennia-sculpted walls.

One sits down, utterly spent, on the clayey, rocky ground. The notebook is there, in a pocket. No need for light. In this penumbra, everything somehow clarifies. One remembers the heroes of Homer, Ulysses, Achilles, Hector, Agamemnon, figures from school textbooks. And one observes, with an almost cruel clarity : it was all a lie. The truth being by no means the least of those deceptions. This very realisation, no doubt, had propelled one into this chasm, down to the water table, into the unfathomable depths. Each step of the descent into the earth’s entrails, through diaclases and natural chimneys, unravelled another illusion. Having arrived here, before this black lake, this ultimate siphon, one knows the goal has finally been reached. The bottom has been touched ; the idea of turning back or pushing further is no longer relevant. One sits, and one makes a note of it, driven by a dog-like fidelity to some imaginary master.

It’s the only thing that comes to mind this morning. This embryonic story. As if one simply couldn’t help it, this ineluctable compulsion to narrate. It is the end. The end of the world, that announced annihilation ; the end of everything, that abyssal vacuity ; one’s own end, that dissolution. Yet, there’s nothing else to do but tell stories, over and over, until the sheer disgust that the merest fiction, the slightest fabrication, now imposes.

Then, the scene shifts. Without warning. A dizzying leap, from the cave’s depths to the quotidian. The heat is less oppressive this morning. The swifts’ cries tear the air, a nearly tangible rip in the morning quiet. A solution has been found for the cat’s pâté sachets : half in the morning, half in the evening, the rest in the fridge. If she’s still hungry, there’s always dry food nearby. These past few days, the visceral suffering of bodies—beast and human—had been a binding agent, the only tangible connection. A primal empathy, born of generalized weariness. It vanishes with the returning coolness. No pity for this large insect struggling to right itself. A shoe. The concrete. The broom. The drain, an abyss more insignificant, yet just as definitive.

One attempts to recall. How did one cope before ? Faced with raw absurdity, with unspeakable horror ? Observation was a blade to be sharpened day after day, hour after hour. Observation allowed one to gain purchase on something tangible, concrete. To assess situations, to relativize them, to gain a minimum of distance, of salutary perspective. Often, this constant vigilance would conclude in biting irony, sometimes in a corrosive cynicism. It was also a form of descent, towards the arsehole of the world. Once arrived at the climax, the terminus, perhaps something would finally happen. A decisive choice between stalactite and stalagmite. Between devastating cynicism and redemptive love.

And there it is, the desk. A canvas, yes, but a primal sketch, the inaugural stratum of a work in progress. The modus operandi remains intuitive, a deliberate quest without a clear roadmap. One proceeds by random impulses on the canvas, or on the page. Here, a voluminous figure emerges ; there, a more discreet silhouette takes shape ; elsewhere, faint notes take form. The stakes : discovering an unprecedented way of inhabiting pictorial space, because one still doesn’t quite grasp how to occupy it, what its intrinsic correlation with oneself might be, what fundamental reason justifies their coexistence.

The very act of employing a distinct vocabulary amuses. There’s a profound seriousness in this amusement. It’s a movement to escape a habitual tongue, to attempt entry into another, still unknown. To try translating the same thing with different words. Is this not the very same approach as taking tubes of primary colours and extracting new mixtures, ideally those one isn’t accustomed to using, unprecedented shades ?

Justness, it turns out, isn’t a static perfection, but a fragile equilibrium born from imbalance itself. It holds nothing moral ; it’s a purely aesthetic harmony, resonating first in the ear. It is never an end-point, but the force that relentlessly pushes one to seek the "more precise" word, when what one thought one meant fades to make way for the unspeakable. It manifests not by erasing imperfection, but by embracing it to reach what vibrates most profoundly.

This desk is an extension, a kind of tangible metaphor for one’s website. An assumed chaos. Hundreds of texts deposited there since 2018, without apparent order, like accumulated layers of sediment. The same disarray, the same impossibility of knowing where one is going, or how one got there. This conversation itself, which began in a cul-de-sac, with the interrogation of inner necessity, the detailed description of this desk where one fears losing oneself, and the realisation that the website is its mirror. A subject, some might say, self-indulgent ?

But intimacy, as we know, is merely a door. A narrow door, certainly, but one that opens onto the universal. The justness of a voice, one’s own, that invisible koíranos, lies precisely there : in its ability to traverse the ranks, not to impose, but to probe, to connect the minute details of the desk to the vast questions of the end, of absurdity, and of that ineluctable impulse to try and say, again and again, even what cannot truly be said, with the force of a raw truth that does not fear its own chaos.

Français

Le bureau des abysses

Publié le 3 juillet 2025

Nulle part où aller, plus d’issue. On se trouve là, au fond de la grotte, après avoir glissé dans des galeries de plus en plus étroites. Impossible de rebrousser chemin. Le regard tombe sur une vaste salle, barrée par un lac dont les eaux, sombres comme l’onyx, n’invitent guère à la traversée. Le plafond, une voûte immense, se perd dans une obscurité où seuls les yeux, désormais habitués, perçoivent les strates calcaires, les bancs de roche et les concrétions pendues, menaces silencieuses. Des fissures suintent, laissant une patine glissante sur les parois sculptées par les millénaires.

On s’assied, exténué, sur le sol argileux et rocailleux. Le carnet est là, dans la poche. Pas besoin de lumière. Dans cette pénombre, tout s’éclaire. On se souvient des héros d’Homère, Ulysse, Achille, Hector, Agamemnon, figures de manuels scolaires. Et l’on constate, avec une clarté presque cruelle : tout n’était que mensonge. La vérité n’étant pas le moindre d’entre eux. Cette prise de conscience, c’est elle qui a poussé vers ce gouffre, vers la nappe phréatique, les profondeurs insondables. Chaque pas de la descente dans les entrailles de la terre, à travers les diaclases et cheminées, dénouait une illusion. Arrivé ici, devant ce lac noir, cet ultime siphon, on sait qu’on a touché au but. Le fond est atteint, l’idée de revenir en arrière ou d’aller au-delà n’a plus lieu d’être. On s’est assis, et on le note, poussé par une fidélité de chien envers quelque maître imaginaire.

C’est la seule chose qui vienne ce matin. Cet embryon d’histoire. Comme une nécessité, une compulsion inéluctable de conter. C’est la fin. La fin du monde, cet anéantissement ; la fin de tout, cette vacuité abyssale ; sa propre fin, cette dissolution. Pourtant, rien d’autre à faire que de se raconter des histoires, encore et encore, jusqu’à l’écœurement que la moindre fiction, la moindre fabulation, finit par imposer.

Puis, le décor bascule. La chaleur est moins accablante ce matin. Les stridences des martinets déchirent l’air, déchirent la quiétude. Une solution pour la pâtée de la chatte : moitié le matin, moitié le soir, le reste au frigo. S’il y a faim, des croquettes. Ces derniers jours, la souffrance des corps – bêtes et humains – était un liant, une connexion tangible. Une empathie primale, née de l’accablement généralisé. Elle s’évanouit avec la fraîcheur. Aucune pitié pour ce gros insecte qui peine à se redresser. Une godasse. Le béton. Le balai. La bouche d’évacuation, un gouffre plus insignifiant, mais tout aussi définitif.

On tente de se souvenir. Comment faisait-on, autrefois, face à l’absurdité crue, à l’horreur indicible ? L’observation était une lame à aiguiser jour après jour, heure après heure. Elle permettait de prendre appui sur quelque chose de tangible, de concret. D’évaluer, de relativiser, de prendre un minimum de distance. Souvent, cette vigilance constante s’achevait en ironie cinglante, parfois en cynisme mordant. C’était aussi une forme de descente, vers le trou du cul du monde. Une fois au point d’orgue, au terminus, peut-être se produirait-il enfin quelque chose. Un choix décisif entre stalactite et stalagmite. Entre le cynisme dévastateur et l’amour rédempteur.

C’est là, le bureau. Un tableau, oui, mais une ébauche primale, la strate inaugurale d’une œuvre en gestation. Le modus operandi est intuitif, une quête délibérée sans feuille de route. On procède par impulsions aléatoires sur la toile, ou sur la page. Ici, une figure ample ; là, une silhouette discrète ; ailleurs, des notes ténues. L’enjeu : trouver une modalité inédite d’investir l’espace, parce qu’on ne sait toujours pas comment l’occuper, quelle est sa corrélation intrinsèque avec soi, quelle raison fondamentale justifie leur coexistence.

Le fait d’user d’un vocabulaire distinct amuse. Il y a un sérieux profond dans cet amusement. Sortir d’une langue habituelle, pénétrer une autre, encore inconnue. Essayer de traduire la même chose avec des mots différents. N’est-ce pas la même démarche que de prendre des tubes de couleurs primaires et d’en extraire de nouveaux mélanges, si possible ceux que l’on n’a pas l’habitude d’utiliser, des nuances inédites ?

La justesse, ce n’est pas une perfection figée, mais un équilibre fragile né du déséquilibre même. Elle n’a rien de moral, c’est une harmonie purement esthétique, qui résonne d’abord à l’oreille. Elle n’est jamais un aboutissement, mais la force qui nous pousse à chercher inlassablement le mot "plus juste", quand ce que l’on pensait vouloir dire s’efface pour laisser place à l’indicible. Elle se manifeste non pas en effaçant l’imperfection, mais en l’embrassant pour atteindre ce qui vibre au plus profond.

Ce bureau est une extension, une sorte de métaphore palpable de son site web. Un chaos assumé. Des centaines de textes déposés depuis 2018, sans ordre apparent, comme des couches de sédiments accumulées. Le même désordre, la même impossibilité de savoir où l’on va, ou comment on y est arrivé. Cette conversation elle-même, qui a débuté dans un cul-de-sac, avec l’interrogation sur la nécessité intérieure, la description détaillée de ce bureau où l’on craint de se perdre, et cette prise de conscience que le site web en est le miroir. Un sujet, dira-t-on, nombriliste ?

Mais l’intime, on le sait, n’est jamais qu’une porte. Une porte étroite, certes, mais qui s’ouvre sur l’universel. La justesse d’une voix, de la sienne, ce koíranos invisible, est précisément là : dans sa capacité à parcourir les rangs, non pas pour imposer, mais pour sonder, pour relier les détails infimes du bureau aux vastes questions de la fin, de l’absurdité, et de cette impulsion inéluctable à tenter de dire, encore et toujours, même ce qui ne peut l’être, avec la force d’une vérité brute qui ne craint pas son propre chaos.

English

Dans la langue de l’autre

Publié le 28 juin 2025


Józef avait huit ans quand son père se mit à traduire Shakespeare. C’était à Vologda, dans cette ville du nord de la Russie où l’on vous envoie quand vous avez eu des idées, des idées sur la Pologne par exemple, ou sur la liberté, enfin des idées qui dérangent. Apollo Korzeniowski en avait eu, des idées. Résultat : l’exil. Avec femme et enfant, s’il vous plaît, parce que dans ce genre de situation on ne vous fait pas de cadeau.
La tuberculose, ça ne pardonne pas non plus. Ewa Korzeniowski mourut en 1865, laissant Apollo seul avec le petit Józef dans cette ville aux consonnes impossibles. Alors Apollo se mit à traduire. Pour gagner trois kopecks, d’abord, parce qu’il faut bien vivre. Mais aussi, on peut le supposer, pour ne pas devenir fou. Traduire Shakespeare en polonais quand on est coincé au fin fond de la Sibérie occidentale, c’est une forme de résistance. Ou de folie douce. Les deux peut-être.
Józef regardait son père penché sur ses dictionnaires. Apollo avait cette manie de lire à voix haute en traduisant, testant les sonorités, cherchant le rythme juste. "To be or not to be", puis quelque chose en polonais que l’enfant ne retenait pas, puis de nouveau "To be or not to be". L’anglais s’incrustait dans la tête du gamin comme une mélodie étrange. Plus tard, beaucoup plus tard, Józef devenu Joseph Conrad écrira que sa première rencontre avec l’anglais eut lieu dans cette baraque de Vologda, par l’intermédiaire d’Hamlet et d’un père qui traduisait pour ne pas sombrer.
Apollo traduisait aussi Victor Hugo. Les Travailleurs de la mer, tiens, comme c’est curieux. Hugo écrivant son roman sur une île - Guernesey - pendant son propre exil, Apollo le traduisant dans le sien. Deux îles d’exil qui se parlent à travers les langues. Le petit Józef entendait défiler les tempêtes, les pieuvres géantes, les marins perdus. Il ne savait pas encore qu’il passerait sa vie sur des bateaux, que la mer deviendrait son métier, son obsession, sa métaphore de prédilection pour dire l’inquiétude humaine.
Inquiétude, inquietudo en latin. Négation du repos. Apollo ne trouvait pas le repos, comment l’aurait-il transmis à son fils ? Dans les dernières années à Vologda, puis après l’amnistie quand ils purent s’installer à Cracovie, Apollo ressemblait à ces personnages de Conrad qui ne tiennent plus en place, qui sont hantés par quelque chose d’innommable. Le petit Józef l’observait. Il apprenait, sans le savoir, ce que c’est qu’un fugitif.
Apollo mourut en 1869. Józef avait onze ans. L’orphelin fut confié à son oncle Tadeusz, homme raisonnable qui trouvait que les Korzeniowski avaient décidément le sang trop chaud. "Ton père était un rêveur", répétait-il au gamin. Sous-entendu : toi, ne rêve pas, sois pragmatique, trouve-toi une belle situation dans l’administration autrichienne. Józef hochait la tête. Mais il pensait à autre chose. Aux bateaux, par exemple. Aux îles lointaines. À l’anglais d’Hamlet qui résonnait encore dans sa tête.
En 1874, à seize ans, il fila à Marseille. Comme ça, du jour au lendemain. L’oncle Tadeusz n’y comprenait rien. Le gamin avait pourtant tout pour réussir : intelligence, éducation, relations. Mais non, il voulait naviguer. "C’est le sang Korzeniowski", soupirait l’oncle. Le sang des rêveurs, des exilés volontaires, de ceux qui ne tiennent pas en place.
À Marseille, Józef découvrit le français. Nouvelle langue, nouvelle personnalité. Il s’adapta, comme il avait appris à s’adapter en Russie, puis en Autriche-Hongrie. Les langues, c’était son affaire. Il en collectionnait les accents, les tournures, les façons de dire le monde. Le polonais pour l’enfance et la douleur, le français pour l’aventure et l’élégance, l’anglais pour... eh bien, on verrait.
En 1878, nouveau départ : l’Angleterre. Józef ne parlait que quelques mots d’anglais, ceux d’Hamlet resurgi du passé. Mais il apprit vite. Il apprit en naviguant, en écoutant les ordres, en lisant Dickens et Thackeray pendant les longues traversées. Il apprit comme on apprend une musique, par imprégnation. Sauf que cette musique-là, il la parlait avec un accent impossible. Toute sa vie, on se moquera de son anglais. Tant mieux : cet anglais d’étranger, c’était son style.
Vingt ans de marine marchande. Vingt ans à accumuler les histoires, les types louches, les situations impossibles. Un jour à Bangkok, un autre à Sydney, un troisième au Congo. Józef observait, notait mentalement. Il ne savait pas encore qu’il deviendrait écrivain, mais il stockait déjà la matière première. Ces marins alcooliques, ces administrateurs coloniaux, ces indigènes mystérieux - tout cela finirait dans des livres. Dans des livres en anglais, s’il vous plaît. Parce que entre-temps Józef était devenu Joseph Conrad, citoyen britannique et futur maître de la prose anglaise. L’ironie de l’histoire.
En 1889, Conrad commença Almayer’s Folly. Premier roman, première expérience de l’écriture en anglais. Il traduisait littéralement ses pensées du français vers l’anglais, créant au passage une langue impossible, un anglais teinté de gallicismes et d’étrangeté polonaise. Les éditeurs ne savaient qu’en penser. Ce type écrivait comme personne, mais vraiment comme personne. C’était exaspérant et fascinant.
Conrad lui-même ne comprenait pas très bien ce qui lui arrivait. Il se retrouvait à Londres, dans un petit appartement de célibataire, en train d’inventer des histoires. Lui qui avait passé sa vie à fuir - la Pologne, puis la France, puis la routine de la marine marchande - il se retrouvait assis à une table, immobile pour la première fois de son existence. Mais l’inquiétude était toujours là. Elle avait simplement changé de forme.
Dans Tales of Unrest, son premier recueil de nouvelles, Conrad mit en scène des fugitifs. Karain, ce chef malais hanté par ses fantômes. L’administrateur colonial d’An Outpost of Progress qui devient fou dans la brousse africaine. Tous ces personnages que quelque chose poursuit, quelque chose d’invisible et d’inexorable. Conrad savait de quoi il parlait. Il avait grandi avec un père fugitif, il était lui-même un fugitif, un apatride qui avait trouvé refuge dans l’anglais.
L’anglais de Conrad n’appartenait à personne. Ce n’était ni l’anglais d’Oxford ni celui de la rue. C’était une langue d’invention, forgée par quelqu’un qui pensait en trois langues à la fois. Quand il écrivait "the horror, the horror" dans Heart of Darkness, on entendait derrière toute l’histoire de l’Europe, les exils, les révolutions ratées, les empires qui s’effondrent. Kurtz au Congo, c’était aussi Apollo à Vologda : le même isolement, la même dérive vers l’innommable.
Les critiques anglais ne savaient que faire de Conrad. Trop compliqué pour les amateurs d’aventures maritimes, trop exotique pour les littéraires. Mais Henry James avait compris tout de suite. Lui aussi venait d’ailleurs, lui aussi écrivait dans une langue qui n’était pas tout à fait la sienne. Ils se rencontrèrent, se reconnurent. James disait que Conrad avait "le génie de l’inquiétude". Conrad répondait que James était "trop gentil". Ils se comprenaient.
En 1914, Conrad retourna en Pologne pour la première fois depuis quarante ans. Avec sa femme anglaise et ses fils qui ne parlaient pas polonais. Étrange retour aux sources : les sources avaient changé, lui aussi. Il se promenait dans Cracovie comme un touriste dans sa propre jeunesse. L’oncle Tadeusz était mort depuis longtemps. Apollo aussi, évidemment. Ne restait que la maison où l’enfant avait entendu traduire Shakespeare.
La guerre éclata pendant qu’ils étaient là. Les Conrad durent rentrer en catastrophe en Angleterre. Nouveau départ, nouvelle fuite. Conrad avait soixante ans, il était devenu un écrivain respecté, mais il était toujours en mouvement. L’inquiétude, ça ne se soigne pas.
Il mourut en 1924, citoyen britannique célébré par toute l’Europe littéraire. Ses funérailles furent suivies par des délégations venues de partout. On traduisait ses livres dans toutes les langues, y compris en polonais. Le gamin de Vologda était devenu un classique. Mais au fond, il était resté fidèle à son héritage : comme son père Apollo, comme Hugo à Guernesey, comme Byron en Italie, il avait fait de l’exil une force créatrice. Il avait prouvé qu’on peut écrire de grands livres dans la langue de l’autre, à condition d’y mettre toute son inquiétude.
L’exil, au final, c’était peut-être ça : apprendre à habiter la langue comme on habite un pays qui ne vous appartient pas tout à fait, mais où l’on peut quand même construire quelque chose de durable. Conrad y était arrivé. Il avait fait de l’anglais sa patrie définitive, sans pour autant oublier d’où il venait. Une belle revanche sur l’histoire, une victoire par K.O. de la littérature sur le déracinement.
Voilà. L’histoire d’un homme qui a passé sa vie à traduire, d’une langue à l’autre, d’un pays à l’autre, de l’expérience vécue aux mots écrits. Un homme qui a fait de son exil sa signature, de son accent impossible son style. Au fond, tous les écrivains sont des traducteurs. Conrad l’était juste plus littéralement que les autres.

Brico Cash et autres maladresses

Publié le 16 juin 2025

It doesn’t stick or adhere. Given the barely concealed complaint received by email. People send you comments and you don’t respond to them. Right. True, I can’t say otherwise. However, I do read the comments. I read them all, the comments. Not just mine. And the impression each time is strange. A mixture of love, tenderness and clumsiness that’s almost unbearable. So I read, it hurts, but I don’t write comments anymore. Let that be said. Apart from sending my text from time to time to whoever’s concerned. I try to say hello, here’s this or that, best wishes. I could reduce it further, for sure. Just say here, take this. And nothing more. But respect, politeness, a minimum of civility all the same. I’m the one asking in this specific case. You have to put in a minimum of form. Then whether what I write pleases or not, big deal. I’ve come a long way on that front. After walloping my morning peepers so regularly, and my evening ones too from time to time - mustn’t abuse good things though. What I mean is I’ve already had enough grief with people skills in painting that I’m not going to start all over again with writing. I can’t stand three-quarters of people. That’s not mean, what I’m saying. I already bore myself so much that I don’t need some third party holding the candle. But maybe it’s a character writing this, maybe. After all it says autofiction, that’s not for nothing. Otherwise spent an hour wandering around the Brico Cash in Chanas waiting for them to mount my tires. I try to remember the names of the different brushes I looked at but nothing doing. Should have taken a photo. But then what would that serve, to say I know the names of all these brushes. To look like I know, nothing more. I did the same with loads of various powders for filling, sealing, coating surfaces of all descriptions. Same thing, really not much left that I don’t already know a bit about. On this point of looking for new vocabulary, you go to all that trouble for not much in the end. You have to work with what you’ve got. It pleases, it doesn’t please, doesn’t matter. What matters is continuing to sit down right there, to open this word processor and get on with it, to take your little snail tongs and pull the worms from your nose bit by bit. So an hour. The weather was nice but nothing special, and especially much less hot. That’ll be 10,000 kilometers, hardly more. I don’t know where I’ll be in 10,000 kilometers, I thought.


Ça ne colle ni n’adhère. Vu la plainte à peine dissimulée reçue par mail. On t’envoie des commentaires auxquels tu ne réponds pas. Bon. C’est vrai, je ne peux pas dire le contraire. Cependant, je lis les commentaires. Je les lis tous, les commentaires. Pas que les miens. Et l’impression à chaque fois est étrange. Un mélange d’amour, de tendresse et de maladresse quasiment insupportable. Donc je lis, ça fait mal, mais moi je n’écris plus de commentaire. Que ce soit dit. À part pour envoyer mon texte de temps en temps à qui de droit. J’essaie de dire bonjour, voici ceci ou cela, amitiés. Je pourrais encore réduire, c’est sûr. Dire seulement tiens voici. Et puis pas plus. Mais le respect, la politesse, un minimum d’urbanité quand même. C’est moi le demandeur dans ce cas précis. Il faut mettre un minimum de forme. Ensuite que ça plaise ou non ce que j’écris, la belle affaire. J’ai bien avancé de ce côté-là. À force de me tamponner matinutinalement le coquillard, vespéralement itou de temps à autre, il ne faut pas non plus abuser des bonnes choses. Je veux dire que j’en ai déjà assez bavé comme ça de l’entregent avec la peinture que je vais pas m’y remettre avec l’écriture. Je ne peux pas blairer les trois quarts des gens. Ce n’est pas méchant ce que je dis. Je m’ennuie déjà tellement avec moi-même que je n’ai pas besoin d’un tiers d’une tierce qui tienne la chandelle. Mais peut-être que c’est un personnage qui écrit ça, peut-être. Après tout c’est marqué autofiction, ce n’est pas pour des prunes. Sinon passé une heure à errer dans le Brico Cash de Chanas en attendant qu’on monte mes pneumatiques. J’essaie de me souvenir des noms des différents pinceaux que j’ai regardés mais rien à faire. J’aurais dû prendre une photo. Mais ensuite ça servirait à quoi, à dire que je connais le nom de tous ces pinceaux. D’avoir l’air, rien de plus. J’ai fait pareil avec plein de poudres diverses et variées servant à reboucher, colmater, enduire des surfaces de tout acabit. Pareil, il ne m’en reste vraiment pas grand-chose que je ne sache pas déjà un peu. Sur ce point de chercher du vocabulaire neuf, on se met en peine pour pas grand-chose au final. Il faut faire avec ce que l’on a. Ça plaît, ça ne plaît pas, c’est pas important. L’important c’est de continuer à s’asseoir là exactement, à ouvrir ce traitement de texte et d’y aller, de prendre sa petite pince à escargot et de se sortir les vers du nez petit à petit. Donc une heure. Il faisait beau mais sans plus, et surtout beaucoup moins chaud. Ça vous fera 10 000 km, guère plus. Je ne sais pas où je serai dans 10 000 km, j’ai pensé.

Et pour finir

Publié le 15 juin 2025

et pour finir

Et pour finir la chaise épouse le fondement, bois sans coussin. Et pour finir le livre posé sur les genoux, immobile comme un chat guettant l’oiseau, gueule mi-ouverte. Et pour finir les mains reposent sur la couverture fraîche et la fraîcheur monte : pulpe des doigts, paume, poignet, avant-bras. Et pour finir parvient à l’épaule qui s’émeut, s’abaisse, dialogue en silence avec sa consœur : abaisse-toi donc aussi ma sœur. Le buste participe au colloque muet, veut aussi en être, fléchit mais pas trop. Et pour finir le crâne se sert du regard pour trouver là-bas la fissure dans le vieux mur. Le mur au-delà de la fenêtre sud. Le mur qui soutient la toiture de l’ancienne écurie devenue atelier. Une écurie qui dégage encore parfois le soir des odeurs de crottin si touchantes. Quatre murs de pisé dont un offre à l’œil une fissure sombre comme appui pour maintenir le crâne dans l’axe. Et pour finir parfois la paupière se fait lourde — porte qu’on referme ou qu’on rouvre, quelque chose de battant. Qui bat comme diastole et systole. Qui monte et descend comme la marée. S’il n’y avait pas de mur, s’il n’y avait ni atelier ni écurie, si c’était la mer avec ses vagues et l’œil qui divague cherchant un appui, une fixité impossible mais déjà presque gagnée par le mot qu’elle inspire. S’il n’y avait que la mer et l’œil s’amusant à rêver l’immobile au milieu du mouvement. Le crâne laisse décrocher la mâchoire d’aise, se met à renifler. S’il n’y avait que la mer clapotant jusqu’à cette ligne d’horizon où le vieux soleil plonge, éclaboussant le bleu-vert d’or et de sang. Les jambes en deviendraient dingues, danseraient la gigue. Les mains se transformeraient en poings pour soulever le corps qui, un instant debout, étonné d’être debout, s’approcherait de la fenêtre. Pourrait-il y avoir quelque chose de véloce pour marquer l’immobile ? Un oiseau qui plane, n’importe quel insecte, mais pas la pluie — trop de bruit et les petits cris étouffés qu’elle présage. Quelque chose qui rompe l’étendue pour l’agrandir encore, dit le crâne toujours à chercher avec les yeux écarquillés quelque chose et rien. Quelque chose qui bat comme un cœur, un rythme — n’allons pas chercher du sentiment là-dedans. Pour finir enfin le corps est debout devant le mur mer horizon infini : rien de net rien de flou, cette accommodation de l’entre-deux. La salive reflue, la langue sèche, un choix entre mouillé et sec pour en finir comme font toutes choses ici sans faire d’histoire. Sans faire d’histoire se rasseoir et considérer stoïquement la suite. Il faut que ces choses sans suite aient une suite en apparence, sinon rien. Le corps retrouve sa position de scribe, palimpseste immobile assis sur la chaise. Immobile est toujours une idée de vitesse qu’on ne voit pas. Immobile le corps se balance imperceptiblement d’une fesse sur l’autre en quête d’un équilibre par le déséquilibre. Imperceptiblement. Au ralenti ou au contraire à vitesse que l’œil ne peut capter. Le corps est là, le corps n’est plus là, il reste encore un peu la chaise, un peu la fenêtre, le mur, la mer, imperceptiblement ou au contraire à vitesse que l’œil ni le crâne ne peuvent capter. Le sexe est aussi là, il faut bien dire que le sexe fait semblant d’être immobile. Il l’est par la force des choses et il résiste aussi à la force des choses par la force des choses. Le sexe est là dans l’entrejambe, il ne fixe rien d’autre qu’un présent perpétuel pour ne pas sombrer dans le ridicule de l’avenir ou de la nostalgie. Le sexe a fait le boulot, il est au repos, s’il pouvait il irait s’asseoir avec sa canne à pêche au bord du fleuve pour faire semblant de faire quelque chose. Mais son lieu est l’entrejambe, il ne quitte pas son lieu, il reste sentinelle à contempler avec l’œil les fissures, sexe et œil compagnons de fissure. La main n’a jamais lâché le livre qui s’ouvre à nouveau, la paume puise la fraîcheur. L’épaule répond à l’autre pour un redressement auquel le buste se réjouit de participer. L’œil dérive de la fissure vers l’ombre du crépi. Revient à la fissure. De temps en temps descend vers les mains et peine à les reconnaître. L’œil connaît les mains à sa façon qui n’est pas la plus réelle. L’œil fabrique une image des mains qu’il conserve comme des bocaux dans l’obscurité d’une cave. Mais là, posées sur la couverture fraîche, ces mains semblent étrangères, presque empruntées. Revient à la fissure. Revient aux mains. Revient à l’ombre. il n’y a donc rien à voir ? se demande silencieusement le crâne. L’oreille n’a pas dit grand-chose pendant tout ce temps, elle devait penser à autre chose. Elle était concentrée intérieurement sur autre chose. Et c’est juste avant la fin du jour, juste avant que la grosse boule de feu tombe dans la fissure et y disparaisse qu’elle guette le bruit final. Est-ce que finir fait du bruit ? L’oreille a des avidités comme le sexe et l’œil, une faim de fin. Les pieds ne bougent pas, ils savent ce que ça coûte. Ils restent cois. Et moi alors, dit le livre, je sers à quoi ? Toi, dit la bouche sans desserrer les dents, tu seras le mot de la fin.


and to end

And to end, the chair embraces the seat, wood without cushion. And to end, the book rests on the knees, still as a cat watching a bird, mouth half-open. And to end, the hands rest on the cool cover, and the coolness rises : fingertips, palm, wrist, forearm. And to end it reaches the shoulder, which shifts, lowers, converses silently with its twin : lower yourself too, my sister. The torso joins the mute exchange, wants its part, bends a little, not too much. And to end the skull uses sight to find it there—the crack in the old wall. The wall beyond the southern window. The wall that still supports the roof of the former stable, now a workshop. A stable that sometimes still exhales in the evening a scent of dung, so touching. Four adobe walls, one offering the eye a dark fissure, a resting point to help the skull stay aligned. And to end, sometimes the eyelid grows heavy—a door that closes or opens, something that beats. Beats like diastole and systole. Rises and falls like the tide. If there were no wall, no workshop, no stable, if it were just the sea with its waves, and the eye wandering, looking for a hold, an impossible fixity already nearly achieved by the word it sparks. If it were only the sea and the eye, amused by dreaming stillness in the middle of motion. The skull lets the jaw loosen with ease, begins to sniff. If it were only the sea lapping at that horizon line where the old sun sinks, splashing blue-green with gold and blood. The legs would go mad, would dance a jig. The hands would turn into fists to raise the body that, upright for a second, amazed to be so, would again approach the window. Could there be something quick to mark stillness ? A gliding bird, any insect, but not the rain—too much noise and the small stifled cries it foretells. Something to fracture the vastness to enlarge it further, says the skull, always searching with widened eyes for something and nothing. Something that beats like a heart, a rhythm—let’s not go searching for sentiment here. And to end, finally, the body stands before the wall-sea-horizon : nothing sharp, nothing blurred, this accommodation of the in-between. Saliva retreats, tongue dries, a choice between wet and dry, to end like everything here ends, without making a story. Without making a story, to sit back down and stoically consider what follows. These things without sequel must, it seems, have a sequel in appearance—or nothing. The body returns to its scribe’s posture, palimpsest seated motionless on the chair. Motionless is always an idea of speed we cannot see. Motionless, the body rocks imperceptibly from one buttock to the other, seeking balance through imbalance. Imperceptibly. In slow motion or, conversely, at speeds the eye can’t catch. The body is there, the body is no longer there, only the chair remains, a little, the window, the wall, the sea, imperceptibly or at speeds beyond both eye and skull. Sex is there too, let’s say it. Sex pretends to be motionless. It is so by force of circumstance, and resists by the same force. Sex is there, in the crotch, fixing on nothing but a perpetual present, so as not to fall into the ridiculousness of nostalgia or futurity. Sex has done its work. It’s at rest. If it could, it would sit by the river with a fishing rod and pretend to be doing something. But its place is the crotch. It doesn’t leave. It stands guard, watching cracks alongside the eye—sex and eye, companions of fissure. The hand has never let go of the book, which opens again, the palm drawing coolness. The shoulder responds to the other for a straightening in which the torso delights to take part. The eye drifts from fissure to shadow on the plaster. Returns to the fissure. Sometimes descends to the hands and struggles to recognize them. The eye knows hands in its own way, which isn’t the realest. The eye constructs an image of the hands, keeps it like jars in a cellar’s darkness. But here, resting on the cool cover, these hands seem foreign, almost borrowed. Returns to the fissure. Returns to the hands. Returns to the shadow. Is there nothing to see, then ? asks the skull in silence. The ear has said little this whole time ; it must have been elsewhere. Focused inward, on something else. And it is just before day’s end, just before the great fireball drops into the fissure and disappears, that it listens for the final sound. Does ending make a sound ? The ear hungers too, like the eye and the sex—a hunger for ending. The feet do not move. They know what it costs. They remain quiet. And me, says the book—what am I for ? You, says the mouth, without unclenching the teeth—you will be the word of the end.

Baby Bud, ou le roman inachevé

Publié le 14 juin 2025

Se mettre à dos parce qu’on est beau tout un équipage. Les anges bégaient lorsqu’ils tombent du ciel mais tout le monde s’en fout. Toute l’attention dont on dispose reflue vers la haine seule. L’affreux manque ingérable qui rend sourd aux bégaiements. Était-il ce Baby Bud, on ne le saura jamais. Le roman comme de nombreux autres restera inachevé c’est-à-dire qu’il bégaiera lui aussi et on dira que ce n’est pas fini. Voici qu’un roman tombe du ciel et qu’il est bien empêtré. La marée sert à cela. Elle monte puis redescend. Après les haines sourdes, la petite musique du hasard. Quelqu’un a dit que Baby Bud pouvait vieillir puis s’est vite repris. Inconcevable. On le tuerait avant. Car autant on déteste la perfection, autant on l’adore — vieux veau d’or qu’on vénère à genoux. Ce qu’une histoire raconte le mieux c’est quand il n’y a pas d’histoire. Circulez il n’y a rien à voir, rien à entendre à part ce bourdonnement personnel, ce minuscule théâtre de poche. Il distribuait des phrases comme on distribue les cartes, avec cette lassitude des vieux qui cherchent encore leur hargne. Tout en sachant que peine perdue, ils se dispersent. Ils n’ont plus que le désir de dispersion qui les tient encore dans une sorte de cohérence. Vous vouliez un début un milieu une fin, vous vouliez tout cela. Je m’en souviens a dit quelqu’un, puis il s’est tu pour laisser le silence donner du sens à la question. Les gens n’ont pas fait attention, évidemment ils voulaient un début, un milieu une fin. Le clochard assis sur des cartons était ce vieux Baby Bud qui a échappé à son destin. Il a une sale gueule mais son œil est d’un bleu limpide — ça pourrait faire penser à une histoire, mais on dira encore que ce qui fait penser à une histoire, pas la peine d’en faire toute une histoire. *****************************************************************************************************

Turn a whole crew against you just by being beautiful. Angels stutter when they fall from heaven but nobody gives a damn. All the attention we have flows back toward hatred alone. The awful unmanageable lack that makes you deaf to stuttering. Was he that Baby Bud ? We’ll never know. The novel like many others will remain unfinished which is to say it will stutter too and we’ll say it’s not done. Here’s a novel falling from the sky and it’s all tangled up. The tide serves this purpose. It rises then falls back. After the deaf hatreds, the little music of chance. Someone said Baby Bud could grow old then quickly took it back. Inconceivable. We’d kill him first. Because as much as we hate perfection we adore it—old golden calf we worship on our knees. What a story tells best is when there’s no story. Move along nothing to see here, nothing to hear except this personal humming, this tiny pocket theater. He dealt out sentences like dealing cards, with that weariness of old men still hunting for their rage. Knowing full well it’s hopeless, they scatter. They have only the desire for scattering left, which still holds them in a kind of coherence. You wanted a beginning a middle an end, you wanted all that. I remember, someone said, then fell silent to let the silence give meaning to the question. People didn’t pay attention, obviously they wanted a beginning, a middle an end. The bum sitting on cardboard was that old Baby Bud who escaped his destiny. He has an ugly mug but his eye is liquid blue—could make you think of a story, but we’ll say again that what makes you think of a story, no point making a whole story out of it.

Le désir ?

Publié le 28 mai 2025

À un moment, l’immobilité était devenue intenable. Il fallait faire un geste, n’importe lequel. Tailler dans le vif semblait une solution. Mais ce qu’il tenait entre ses doigts n’avait ni lame ni manche. Ce n’était pas un couteau. Ce n’était même pas un objet. Juste une forme, peut-être un souvenir de forme. Le fantasme d’un acte. Il le savait déjà : ce serait encore un coup porté dans le vide. Un geste sans matière, une attaque contre rien. Pas même une douleur réelle. Juste le besoin qu’il y en ait une.

La douleur de ne plus ressentir la douleur. Voilà ce qui restait. Ne plus savoir où ça fait mal, ni si ça fait encore mal. Gratter, chercher un point sensible, provoquer une réaction : rien. Le silence complet. Et alors, la peur devient autre chose. Ce n’est plus la peur d’avoir mal, c’est la peur de ne plus être atteint. D’être déjà passé de l’autre côté, peut-être. D’être devenu imperméable, sans l’avoir voulu.

Restait cette main. Sa main. Elle cherchait encore. Pas au centre. À la périphérie. Là où il pourrait subsister quelque chose. Un appui. Une résistance. Une matière. Un coin de table, un angle froid, un souffle presque humain. Quelque chose à quoi s’agripper. Pas pour revenir en arrière. Juste pour s’assurer que ce n’était pas encore tout à fait fini.

La fin de Catastrophes, la revue, c’était peut-être un jalon. Ou alors ce livre feuilleté, Chronique imaginaire de la mort vive. À moins que ce ne soit encore cette vieille manie de tâtonner, en quête d’hétéronymes, de voix multiples, de pistes secondaires. Une forme de dispersion, oui, mais pas sans direction — un désordre orienté. Et puis plonger dans Les Haleurs, buter sur lato sensu, stricto sensu, ces mots qui veulent tout encadrer, tout préciser, alors que ce qu’il cherche n’a pas de bord. Plus il essaie de s’élancer vers un avenir centripète, cohérent, structuré, plus l’obsession centrifuge se creuse. Une béance. Quelque chose tourne, mais autour de quoi ? Rien ne se laisse prendre. Pas même lui.

Un instant, la lecture de Bachelard l’a apaisé. Il a marché avec lui, dans le sens de l’eau, au fond d’un vallon, comme il disait. Il voyait presque la mousse sur les pierres, entendait la clarté du ruisseau. C’était simple. Apaisé, oui. Mais très vite, il l’a salué. Il ne pouvait pas revenir en arrière. Impossible de bourrer sa pipe comme jadis d’Amsterdamer, de se donner des airs. Ce genre d’image ne tenait plus. Pas plus que le feu dans l’âtre ou la tasse de thé pensif. Tout ça, c’était fini. Il le savait, et il marchait seul désormais.

Encore ce matin, il a vaguement répondu à un message. Il disait quoi, déjà ? Une déception. Il a voulu aider, sans doute. Mais à la fin, c’est surtout lui que ça soulageait. Alors il s’est tu. Il est rentré chez lui — si on peut encore appeler ça comme ça. Il avançait en tâtonnant, testant la solidité des repères. Rien ne tenait. Tout s’évanouissait dès qu’il effleurait. C’était l’ombre d’un désir, peut-être. Quelque chose qui partait d’un centre gelé, en quête de chaleur, sans jamais la trouver.


The Desire ?

At some point, stillness became untenable. A gesture had to be made—any gesture. Cutting to the quick seemed like a solution. But what he held between his fingers had neither blade nor handle. It wasn’t a knife. It wasn’t even an object. Just a shape, maybe the memory of a shape. The fantasy of an act. He already knew : it would be another blow into the void. A gesture with no substance, a strike against nothing. Not even real pain. Only the need for there to be some.

The pain of no longer feeling pain. That’s what was left. Not knowing where it hurts, or if it still does. Scratching, searching for a tender spot, trying to provoke a response—nothing. Absolute silence. And then fear turns into something else. It’s no longer fear of hurting, it’s fear of being unreachable. Of having already crossed over, maybe. Of having gone impermeable without meaning to.

There was still the hand. His hand. Still searching. Not at the center. At the edges. Where something might remain. A grip. A resistance. A texture. The corner of a table, a cold edge, a nearly human breath. Something to hold on to. Not to go back. Just to be sure it wasn’t all over yet.

The end of Catastrophes, the literary journal, maybe that was a marker. Or the book he flipped through, Imaginary Chronicles of Living Death. Unless it was just the old habit of groping, chasing heteronyms, alternate voices, side paths. A kind of dispersion, yes—but not aimless. A structured disorder. And then diving into Les Haleurs, stumbling over lato sensu, stricto sensu, those words that try to lock everything in, spell everything out, when what he’s after has no frame. The more he tries to hurl himself toward a centripetal, coherent, structured future, the more the centrifugal pull hollows out. A breach. Something is spinning, but around what ? Nothing will hold. Not even him.

For a moment, reading Bachelard brought calm. He walked with him, following the current, down into the hollow of the valley, just as he described it. He could almost see the moss on the stones, hear the clarity of the stream. It was simple. Calming, yes. But very soon he took his leave. There was no going back. No way to pack his pipe with Amsterdammer, give himself that air. That kind of image didn’t hold anymore. No more than the fire in the hearth or the pensive teacup. All of that was over. He knew it. He walked alone now.

Earlier this morning, he vaguely replied to a message. What did it say again ? Something about disappointment. He meant to help, he thinks. But in the end, it mostly helped him. So he went quiet. He came home—if it can still be called that. Feeling his way forward, testing the strength of his bearings. But nothing held. Everything vanished at the slightest touch. It was the shadow of desire, maybe. Something leaving a frozen center in search of warmth, never quite finding it.

Un entretien des plus curieux — Chicago, automne 1925

Publié le 27 mai 2025

Chicago, automne 1925

La pluie battait les pavés de Clark Street avec une régularité d’automate. Lovecraft, engoncé dans un manteau trop mince, le col relevé contre le vent d’automne, hésita devant la porte vitrée sur laquelle on lisait en lettres dorées, un peu passées : “Yogi Publishing Society — Sagesse orientale et sciences mentales.”

Il n’était pas là par conviction, mais par curiosité. Depuis quelques mois, il vivait à New York, rue Clinton, et profitait parfois de billets promotionnels pour visiter d’autres villes. Chicago l’attirait peu — trop neuve, trop rapide — mais il avait entendu parler d’un certain Atkinson, auteur d’ouvrages étranges que l’on trouvait dans les étagères les plus sombres des librairies. Il avait même hésité, au moment de réserver son billet, à rester à New York pour aller voir cette comédie musicale dont tout le monde parlait à Broadway : Sunny. La perspective d’un théâtre brillant lui avait traversé l’esprit, comme un mirage. Mais ici, dans cette rue détrempée, ce n’était pas le glamour de Broadway qui l’attendait.

Un certain Mr. W. W. Atkinson, dont un correspondant amateur lui avait vanté la verve littéraire et les écrits singuliers, acceptait de le recevoir dans son bureau privé.

« Monsieur Lovecraft, entrez. Je suis honoré. J’ai lu votre Dagon, dans The Vagrant, il y a quelques années. Une fable courte, mais… viscérale. Vos monstres ont un parfum de vérité. »

La pièce était sobre : tapis râpé, rayonnages surchargés, rideaux épais, odeur de vieux papier et d’encens à peine dissipée. Un poêle de fonte dispensait une chaleur inégale. Lovecraft, transi, s’assit sans ôter ses gants.

« J’écris des récits, monsieur Atkinson. Des fictions matérialistes dans des vêtements anciens. Vos idées, elles, ont l’ambition du réel. »

Atkinson souriait derrière ses lunettes rondes, les mains croisées sur son livret doré.

« Vous croyez à l’effondrement, à l’incommensurable, à l’indicible... et vous me reprocheriez de croire à l’ascension de l’esprit ? »

Lovecraft pinça les lèvres.

« Je ne crois à rien, monsieur. Je constate. L’homme est un animal apeuré sous un ciel aveugle. Vous, au contraire, vous rêvez d’un empire mental où la volonté dicterait ses lois au cosmos. Une sorte de protestantisme extatique, augmenté d’ésotérisme. »

Atkinson pencha la tête, amusé.

« N’est-ce pas une foi, ça aussi ? Croire que le monde est indifférent, que tout échappe à l’esprit, c’est encore croire en quelque chose. »

« Non. C’est renoncer. Et dans ce renoncement, il y a une lucidité que vos adeptes ne supportent pas. Le New Thought – car j’ai lu quelques-uns de vos textes – n’est pas une philosophie. C’est un narcotique. Une Amérique rêvée où l’échec n’existe que dans l’esprit du faible. »

Atkinson se leva. Il tourna autour du poêle, lentement.

« Vous préférez le destin courbe d’un homme broyé, alors que je vous propose l’autocréation ? Vous construisez des horreurs pour montrer que l’homme n’est rien ; j’écris pour lui rappeler qu’il peut tout. »

Lovecraft se redressa, fixant le regard de son hôte.

« Et s’il n’y avait pas de vérité dans cette autocréation ? S’il ne restait que l’image d’un homme qui parle à son reflet en pensant gouverner l’univers ? »

Un silence, plus lourd que le plomb. Puis Atkinson, d’une voix douce :

« Alors mieux vaut rêver en bâtisseur qu’échouer en spectateur. »

Ils parlèrent encore un moment, poliment, froidement. Puis Lovecraft se leva, remercia, salua.

Avant de partir, Atkinson lui tendit un mince livret à couverture dorée : Le Kybalion.

« Gardez-le. Si jamais vos angles impossibles demandent une clef. »

Dans le train du retour vers New York, Lovecraft lut le livret, d’abord avec dédain, puis avec un certain malaise. Il y avait ce passage, sur le Rythme, cette oscillation de toutes choses, qui fit naître en lui une idée...

Quelques semaines plus tard, il écrivait Nyarlathotep.


Chicago, Autumn 1925 An Account from My Travel Notebook — “Concerning a Most Curious Interview” Howard Philips Lovecraft Sept.2025

To the Venerable and Esteemed Matron of Angell Street, Providence,

I must confess that my recent expedition to Chicago — a city which I had heretofore regarded with some disdain, finding it altogether too modern, too bustling, too flat in spirit — has yielded an incident of some peculiarity, which I thought you might find of interest.

It was on a sodden October afternoon, under a sky the colour of old pewter and amidst a rain as mechanical in its insistence as the ticking of some infernal clock, that I found myself before a small, somewhat faded establishment on Clark Street bearing the portentous title : “Yogi Publishing Society — Eastern Wisdom and Mental Sciences.” One would laugh, were it not so eerily inviting.

I had come not from any personal yearning for “wisdom,” as these commercial gnostics dub it, but rather out of a morbid curiosity — that same intellectual morbidity which has led me to examine old grimoires and sallow almanacs in the darkest alcoves of Manhattan’s used-book stalls. A fellow amateur from Providence had written of a certain Mr. William Walker Atkinson, a “literary mystic” known for prolix volumes of metaphysical optimism, and I had made arrangements — half out of boredom, half in jest — to meet him.

Truth be told, I had considered remaining in New York that week, for there was considerable talk of a new musical comedy, Sunny, opening at the New Amsterdam. It had been described as light, sparkling, and suffused with gaiety — all of which, despite my usual disdain, did tempt me for an evening. Alas, I chose Chicago.

Mr. Atkinson received me in a sparse study, warm with a cast-iron stove, redolent of burnt incense and cheap glue. He was a mild-looking man, bespectacled and courteous, with a manner that suggested both solicitor and sage.

“I’ve read your Dagon,” he said, clasping my hand. “There is a peculiar truth in your monsters.”

I offered him a wan smile and replied : “And I have perused your Kybalion, sir. There is a peculiar fiction in your truths.”

Thus began our conversation, which I shall attempt to reproduce with fidelity, though words can scarcely convey the dissonance of tone between us.

“You portray collapse,” said he, “the ineffable, the ungraspable... and yet you reproach me for asserting the ascent of spirit ?”

“I assert nothing,” said I. “I observe. Man is a frightened mammal beneath an indifferent sky. You, on the other hand, dream of a mental empire where will commands matter — a kind of Protestant mysticism fattened upon Oriental dressing.”

He smiled, amused. “Isn’t that a belief as well — that all is meaningless, and we must cower before chance ?”

“No,” I said. “That is clarity. And in that clarity lies a courage your disciples cannot endure. New Thought, as you call it, is not a philosophy. It is narcotic. A dream-America where failure is but a mental blemish.”

He rose then and paced slowly around the stove. “You prefer man broken,” he said, “while I offer him self-creation. You conjure horrors to prove we are nothing ; I write to prove we are everything.”

“Perhaps,” I said, “there is no truth in such creation. Perhaps it is but a man speaking to his own reflection, mistaking echo for cosmos.”

There was a silence then — ponderous and final. At last, Atkinson spoke softly :

“Better to dream as a builder than fail as a spectator.”

We exchanged parting pleasantries. As I stood to leave, he offered me a thin golden booklet — The Kybalion.

“Keep it,” he said. “In case your impossible angles seek a key.”

I boarded the train eastward with no intention of opening the thing. But somewhere beyond Cleveland, I turned a page. There was a passage — on Rhythm, the pendulum-swing of all things — that touched a nerve.

That night, in a notebook, I scratched a phrase. A few weeks later, it became a story. Nyarlathotep.

Écrire sans moi

Publié le 14 mai 2025

Simon Deltour se demande encore pourquoi il écrit. Pas pour quelqu’un en particulier, pas pour changer quoi que ce soit, juste pour garder la main, pour que le mouvement reste fluide. Ça pourrait être une manie, mais il préfère appeler ça un réflexe. Écrire sur soi, comme une manière de tenir, de respirer même, ou juste de remplir l’espace.

Il prend un carnet, pas le grand format quadrillé, l’autre, celui qui tient dans la poche. "Écrire sur soi, est-ce un piège ?" Il note ça sans conviction. Les mots tombent comme des pièces sur une table en bois, dispersés. Il a l’impression d’y revenir sans cesse, de se débattre avec la même question. Il raye, recommence. Ça pourrait être n’importe quoi d’autre, mais c’est ça. Cette obsession de se raconter. Peut-être parce que ça demande moins d’effort. Pas besoin de construire, juste assembler ce qui traîne.

Il pense à cette phrase qu’il a écrite récemment : "Un homme sans passé entre dans une ville sans histoire." Il avait trouvé ça percutant sur le moment, l’amorce d’un récit détaché, impersonnel. Mais déjà, ça n’allait plus. La ville ressemblait à ce quartier où il habite depuis quelques mois, l’homme à un type un peu paumé qui traîne encore ses souvenirs. Il y a toujours ce lien, ce fil qui ramène à lui, comme un élastique qui claque au retour. La fiction pure, c’est peut-être juste un rêve. Une de ces illusions qu’on traîne par confort intellectuel.

Il ferme le carnet, sort sur le balcon, regarde en bas. Le trottoir est toujours là, avec ce type qui vend des roses à moitié fanées. Il se dit que, peut-être, ce n’est pas la fiction qui coince, mais l’idée même d’écrire quelque chose de propre, de pur, sans aspérité. Ça n’existe pas. C’est comme vouloir marcher sans jamais trébucher. Une idée qui ne tient pas debout.

Simon retourne à l’intérieur, ouvre un fichier sur l’ordinateur : "Écrire sans moi.docx". Le curseur clignote comme un témoin nerveux. Il pense à ces écrivains qui cherchent l’absolu, qui rêvent de textes si denses qu’ils en deviendraient transparents. Comme Charles Juliet qui tente de dégager la vérité du langage. Mais lui, Simon, il a l’impression que tout ça est hors de portée. Peut-être que le problème, c’est de vouloir trop bien faire. De viser une sorte de propreté conceptuelle qui n’existe pas.

Il finit par taper : "L’écriture ne sert à rien. Pas plus que le bruit du marteau-piqueur dans la rue. Ce sont des gestes comme les autres, des mouvements pour maintenir l’équilibre." Il s’arrête là, relit, hésite. Ça sonne presque vrai, et pourtant il n’y croit pas complètement. Peut-être que l’écriture est inutile, mais pas plus que de fabriquer des porte-clés ou de vendre des roses sur le trottoir. Peut-être que c’est simplement ça, rester vivant en occupant l’espace.

Il se recale dans son fauteuil, regarde les ombres bouger sur le mur. Il sait que demain, il reprendra ce texte, qu’il ajoutera deux lignes, puis trois, puis qu’il effacera tout. Mais ça n’a pas d’importance. Ce qui compte, c’est de maintenir le mouvement. De continuer, même si rien ne tient vraiment.

L’instant où l’on cesse de lutter

Publié le 12 mai 2025

-- Tu as hésité longtemps avant de venir ?

-- Oui. -- Pourquoi ? -- La peur, sans doute. Celle de ne pas savoir quoi dire. -- Tu sais pourtant que je n’attends rien de toi.

(Un silence. Les yeux cherchent un point dans le vide. Un souffle s’échappe.)

-- C’est ça, justement. C’est ce qui me fait peur. -- Que je n’attende rien ? -- Oui. Comme si, sans cette attente, je ne savais plus quoi faire. -- Tu ne veux pas te tromper ? -- Non. Je veux être sûr.

(Un léger sourire. Presque imperceptible. Les mots se cherchent.)

-- Être sûr de quoi ? -- De ne pas décevoir. -- Tu penses encore qu’on te demande quelque chose ?

(Il baisse les yeux. Sa main tremble légèrement. Une tension se devine dans le silence.)

-- Je crois que je me le demande à moi-même. -- D’être à la hauteur ? -- Oui. D’être... juste. -- Tu t’épuises à chercher cette justesse. Tu le sais, n’est-ce pas ? -- Oui. Mais je ne sais pas faire autrement.

(Le silence retombe. Une feuille craque sous le pied. Un oiseau passe dans le ciel. L’air est lourd mais calme.)

-- Et si tu acceptais de ne pas l’être ? -- Juste ? -- Oui. Si tu acceptais d’être simplement là. Sans lutter. -- Tu penses que c’est possible ? -- Je pense que ça commence par accepter ce qui est. Sans le juger.

(Il lève les yeux. Son visage est fatigué mais quelque chose en lui se relâche.)

-- Accepter de n’être que ça ? -- Oui. C’est suffisant. -- Suffisant ? -- Pour aujourd’hui, oui.

(Un souffle apaisé. Les ombres s’allongent. Un rayon de soleil effleure les visages.)

trame dynamique

Publié le 8 mai 2025

Marcher. Courir. Franchir. Grimper. Sauter. S’élancer. Retomber. Glisser. Ramper. Rattraper. Bondir. S’effondrer. S’agenouiller. Se relever. Tourner. Contourner. Percer. Creuser. Fouiller. Tirer. Pousser. Serrer. Ouvrir. Claquer. Frapper. Crier. Chuchoter. Murmurer. Hurler. Gémir. Rire. Pleurer. Balbutier. Gronder. Souffler. Inspirer. Expirer. Se taire. Observer. Fixer. Épier. Suivre. Attendre. Prendre. Saisir. Attraper. Lâcher. Briser. Réparer. Démolir. Construire. Charger. Porter. Soulever. Baisser. Pencher. Redresser. Secouer. Retenir. Cacher. Découvrir. Trouver. Perdre. Chercher. Avancer. Reculer. S’arrêter. Repartir.

Tendre. Écarter. Plier. Étendre. Plonger. Plonger. Nager. Flotter. Couler. Remonter. S’agripper. Glisser. Tomber. Se redresser. Bondir. Échapper. Rattraper. Enlacer. Repousser. Se débattre. Frémir. Trembler. Se figer. Fondre. Se dissoudre. Se reformer. Reprendre. Renoncer. Hésiter. Accepter. Refuser. Réfléchir. Décider. Agir. Subir. Persister. Abandonner. Oser. Fuir. Résister. Conquérir. Renverser. Revenir. Partir.

Le Roi sans sujet

Publié le 26 mars 2025

On pourrait l’intituler Le roi sans sujet. Titre un peu trop accrocheur, mais allons-y. Cela commence ainsi : un matin, le roi se réveille seul. Non pas seul dans le sens sentimental du terme, non. Seul au sens politique. Son dernier sujet est parti. Le plus fidèle, le plus tordu aussi, le plus tyrannique peut-être : lui-même. Il a attendu que le roi parle. Le roi n’ayant rien dit, le sujet a pris la porte. Il l’a même claquée, après avoir déclaré, sans se retourner : « Je ne sais pas où je vais, mais j’y vais ». Le roi, placide, s’inspectait les ongles. Le silence était son domaine.

Désormais seul, le roi se mit à la photographie. C’était une manière comme une autre de tuer le temps, surtout celui du vide. Il avait un Leica , cadeau d’une reine italienne de passage (l’histoire, épuisante, n’a pas lieu d’être racontée ici). Il déambula dans son palais, l’oeil vissé à l’oeilleton, traquant on ne sait quoi. Deux jours plus tard, lassitude. Que pouvait-il bien avoir transmis à la machine ? Mystère.

Il entreprit de développer les pellicules. Trois cuvettes, révélateur, fixateur, eau. Il avait déniché un vieil agrandisseur dans un placard. Premiers constats : les noirs montent plus vite que les blancs. Révélation technique et symbolique. Sur les tirages : rien. Des perspectives tordues, des formes indéfinies, des flous obstinés. Rien qui mérite l’attention d’un souverain, même sans royaume.

Alors le roi tenta la peinture. Il claqua des doigts, obtint chevalet, toile, pinceaux. On le vit un moment, campé devant la toile blanche, en tenue beige à poches multiples, faux air de Rembrandt déclassé. Le pinceau en l’air, il se prit vaguement pour Vélasquez. Puis il eut une crampe. Changea de jambe. Vira le tabouret. Et, dans un geste flou entre la colère et la grâce, barbouilla la toile.

Il recula, contempla son œuvre, et comme personne n’était là pour discuter, il décréta : « Voici un tableau sans sujet. C’est ça, l’art. »

C’est de l’art, et c’est unique puisque c’est royal. Sur cette pensée un peu brûlée, il se creva les yeux, par souci d’authenticité. Il voulait éviter de devenir le faussaire de lui-même.

Puis il alla s’asseoir à une petite table, dans une pièce minuscule et sombre, pour souffler. Un effort royal, après tout, n’est pas une mince affaire. C’est là qu’il se mit à écrire, non pas pour dire quelque chose, mais pour vider ce qui encombrait. Il avait vu, avant de perdre la vue, une vidéo expliquant qu’il fallait débuter tout rangement par les placards. Peut-être était-ce cela.

Il écrivit. Des pages et des pages. Cela lui faisait du bien, il le sentait. Il resta là, à sa table, royale bien que minuscule, pendant cinq ans. Parfois il mangeait une biscotte beurrée. Quand il n’y eut plus de beurre, il la mangea nature. Quand il n’y eut plus de biscotte, il mangea l’air. Comme le font, dit-on, certains yogis hindous.

Et c’est ainsi que le roi, sans sujet, sans image, sans regard, vécut encore longtemps. Presque heureux.

illustration Rouaut : Ubu Roi

Ressassement

Publié le 20 mars 2025

Il ne répondait plus. Ce qui pouvait se comprendre. Après tout, il n’avait jamais été explicitement tenu de répondre, à moi ou à qui que ce soit d’autre, d’ailleurs. Mais pourquoi, alors, cette sensation de malaise qui commençait à peser, là, sur la nuque, cette gêne presque physique, comme si j’avais commis un impair majeur dont la sanction était précisément ce silence ? C’était ridicule, évidemment, mais je n’arrivais pas à me départir de cette étrange culpabilité.

D’abord, ce n’était qu’un doute fugace, une perplexité vague. Puis, au fil des heures, cela s’était épaissi, chargé d’un poids singulier, s’était infiltré dans ma journée jusqu’à devenir une inquiétude nette, un petit tourment installé. Alors j’envoyai un autre mail. Une relance, neutre, mesurée. Et rien. Pas un mot, pas un accusé de réception. Rien.

Le soir tombait. J’ouvris une nouvelle fois ma messagerie, constatai que des publicités avaient envahi ma boîte, qu’un logiciel obscur m’assurait pouvoir doubler mes revenus en deux semaines et qu’un prince nigérian me promettait encore une fois une fortune. Dans les spams, rien non plus, à part un message douteux vantant une pilule miracle. Le reste, un silence impeccable, propre, lustré.

Alors, sans en avoir vraiment conscience, je me surpris à rafraîchir la page. Encore. Puis encore.

Le lendemain matin, l’angoisse s’était reconstituée à l’identique, indéformée, aussi compacte qu’une veille valise mal rangée. Je me précipitai sur mon écran, une fois encore, vérifiant, actualisant, scrutant ma messagerie avec une ferveur absurde. Rien. Le néant, toujours le même, obstiné, comme une porte qu’on pousse et qui résiste, parfaitement close.

L’effet fut immédiat : je retombai d’un bloc dans l’état exact où je m’étais couché, avec cette sensation de boucle interminable, ce sentiment confus d’une injustice, d’une contrariété exaspérante. Comment se débarrasser de cette tension, comment la diluer, la dissiper ? J’écrivis, beaucoup, des lettres, des articles, des paragraphes que je raturai aussitôt, tout cela jusqu’à la mi-journée, comme pour noyer cette attente dans un océan de caractères imprimés. Mais rien à faire : l’absence de réponse restait en arrière-plan, une présence négative, indéracinable.

J’essayai de me raisonner. Ce genre de chose arrive, après tout. Mais plus j’essayais, plus l’échec était net. Soudain, l’idée m’effleura : et s’il lui était arrivé quelque chose ? À nos âges, un accident, une défaillance cardiaque, une chute idiote, tout cela va si vite. Je m’en voulus instantanément de ne pas y avoir pensé plus tôt, pris d’un accès de honte spectaculaire. Quel égoïste. Je me fustigeai donc avec application, méthodiquement, à intervalles réguliers, toute l’après-midi.

La réponse arriva finalement, tard, bien après l’heure où j’avais cessé de l’espérer. Mais je n’éprouvai rien. Absolument rien. Juste un petit vide supplémentaire. Un mot, seul, détaché sur l’écran, minuscule et froid : "ok". Voilà. C’était donc ça. J’en étais pour mes frais. Illustration PB Attente 2003

Au-delà du doute

Publié le 18 mars 2025

Il suffit parfois de s’allonger. De laisser la pesanteur faire son office, d’appuyer l’arrière du crâne contre une surface plane, de s’assurer que l’on est bien réparti de façon homogène, comme une pâte à tarte trop travaillée. Il suffit ensuite de suivre sa respiration, en bon spectateur, sans interférer. L’air entre, l’air sort. Tout se passe bien. Enfin, normalement.

Avant cela, bien sûr, il y a la résistance. L’esprit s’agite, fait du bruit, remue des archives entières de conversations passées, ressasse d’antiques préoccupations administratives et tente d’ouvrir un dossier classé sans suite depuis trois ans. Il veut prouver son existence. Mais il suffit d’attendre. On le laisse parler, il finira bien par se lasser. Puis, sans tambour ni trompette, on le débranche.

C’est alors que l’on traverse sa propre bulle. On passe d’un espace exigu, saturé de réminiscences inutiles, à une sorte d’expansion floue, comme une salle d’attente où il ne se passe rien mais où l’on est bien. Rien de mystique, juste une légèreté bienvenue, une fluidité inhabituelle. La pensée n’a pas disparu, elle est là, mais en version atténuée, en sourdine, comme un téléviseur qu’on aurait oublié d’éteindre.

Et puis parfois, dans cet état de flottement, quelque chose bascule. La conscience s’efface presque totalement, le corps devient un simple contour. C’est précisément là que tout s’emballe. Un fourmillement électrique gagne les extrémités, le cœur s’emballe comme s’il venait de rater une marche. Une sensation idiote, en somme, mais d’une efficacité redoutable : en une fraction de seconde, on se retrouve à donner un coup de poing sur le sol ou le matelas, avec l’élégance d’un boxeur sans adversaire. Juste pour s’assurer que l’on est bien toujours là, que l’on n’a pas définitivement glissé de l’autre côté, où que ce soit. La peur de crever, probablement, ou pire : la peur de ne pas revenir.

Mais si l’on ne donnait pas ce coup de poing ? Si, au lieu de réagir, on laissait faire ? Si l’on se laissait couler, traverser l’instant sans le heurter, sans chercher à se récupérer ? Peut-être que le corps, au lieu de se raidir, finirait par s’étirer à l’infini, que la pensée se dissoudrait sans heurt, comme une plume qui se laisse porter par le vent. Peut-être que rien ne se passerait, ou au contraire, tout. Peut-être que l’on découvrirait que la chute tant redoutée n’en était pas une, qu’il n’y avait pas d’autre côté, juste une continuité imperceptible. Peut-être.

Et si cette continuité menait ailleurs ? Si, une fois la paroi traversée, on s’apercevait qu’il y avait un espace derrière l’espace, un silence sous le silence, une absence qui n’en est pas une ? On sentirait d’abord une étrange légèreté, un flottement sans direction, une absence de repères qui, loin d’inquiéter, inviterait à l’exploration. On percevrait peut-être des formes floues, des couleurs jamais vues, des textures impossibles à nommer.

Mais parfois, à l’orée de cette frontière, surgissent des images hypnagogiques monstrueuses. Des fragments de visages difformes, des silhouettes indistinctes, des visions qui ne semblent appartenir à aucun rêve connu. Pourtant, elles ne me voient pas. Je les fixe, avec un détachement étrange, comme si j’étais une caméra posée sur un monde qui ne m’appartient pas. Je flotte dans cet univers sans en être acteur, simple témoin d’un chaos silencieux, un spectateur invisible d’un théâtre où personne ne joue pour moi.

Et d’autres avant moi ? Ont-ils traversé cette paroi ? Ont-ils osé aller plus loin ? Certains témoignages le laissent entendre. Des descriptions de mondes dissous, de perceptions fragmentées, d’une présence sans identité, diluée dans l’inconcevable. Des récits où l’on ne revient pas tout à fait le même, où l’on porte avec soi un éclat de l’indicible, une impression fugace d’avoir effleuré quelque chose que le langage ne sait pas nommer.

Parfois, il m’arrive de penser à mon père, ou à cette galaxie de sentiments contradictoires en moi qui forme encore l’image rémanente d’un père. Peut-être que cette "chose" se tient là, derrière la paroi, et attend que j’effectue ce pas en avant. Peut-être que ce n’est pas un inconnu qui guette derrière, mais une silhouette familière, floue, émiettée par le temps, mais toujours là. Comme une présence sans présence, un regard sans regard. Mais justement, est-ce que l’intimité, la filiation, ne sont pas elles aussi de simples constructions mentales ? Une illusion réconfortante derrière laquelle se cache une entité informe, une mémoire figée, un spectre né de ma propre hésitation. De là cet effroi, et ce désir d’aller à la rencontre de "la chose". Car peut-être que franchir la paroi, c’est aussi affronter ce doute, dissiper enfin l’illusion et voir ce qui demeure, s’il demeure quelque chose.

Mais encore faudrait-il que quelqu’un demeure. Que moi, par exemple, j’existe bel et bien. Voilà un point qu’il serait bon de clarifier. Car après tout, qui raconte ? D’où parle cette voix qui, sans trop savoir comment, en est venue à douter de sa propre assise ?

Ce n’est pas la première fois que ce vertige me prend. Il y a longtemps, un professeur d’astronomie nous avait demandé d’imaginer le néant avant le Big Bang. Je m’y suis appliqué, un peu trop consciencieusement, et j’ai sombré dans une terreur sans nom avant de m’évanouir. Une autre fois, dans le jardin de notre maison, un après-midi d’enfance, j’ai eu cette intuition foudroyante : et si j’inventais tout ? La maison, le jardin, mes parents, mes amis, le monde entier – et même moi. Là encore, le vide a été trop brutal, et mon corps a rendu les armes. Il semblerait que j’aie toujours eu cette propension à jouer avec les limites de la réalité, et qu’à chaque fois, la réalité réagisse en me jetant dehors.

Alors ce doute revient. Comme un portail qui s’ouvre sans prévenir, un piège mental qui ne demande qu’à m’engloutir. Mais peut-être y a-t-il autre chose ? Une force contraire, une résistance opposée, une volonté qui refuse la dissolution ? Peut-être que cette oscillation perpétuelle entre doute et foi, entre effacement et ancrage, n’est autre que le mouvement fondamental de l’univers. Comme la force centrifuge et la force centripète, l’expansion et la gravité, Dieu et Lucifer, la plume et le coup de poing. Un équilibre fragile, où l’on hésite éternellement entre se dissoudre dans l’infini ou s’accrocher désespérément à la moindre certitude.

Peut-être que le doute est la seule divinité qui nous reste. Ou peut-être est-il le complice de quelque chose d’autre, d’un reflet inversé, d’une foi qui persiste même quand on ne veut plus y croire.

Et quand on ouvre les yeux, tout est exactement pareil. Pourtant, tout a changé.

Illustration :Francisco José de Goya y Lucientes , The sleep of reason produces monsters (No. 43), from Los Caprichos Musique : Sophie Agnel, cordophone et objets / Philippe Foch, percussions, peaux, pierres et métaux, Le non_Jazz au Café de Paris, 2023

Erreur Système

Publié le 15 mars 2025

Tout s’était lentement délité dans la douceur anesthésiante des écrans. La matière, jugée encombrante, s’était évaporée derrière la surface lisse des interfaces, la parole s’était aplatie en un murmure filtré par des correcteurs automatiques, et les gestes s’étaient réduits à une chorégraphie d’index effleurant des surfaces tactiles. Une mécanique irréprochable dictait tout : le matin, l’algorithme recommandait un bleu pétrole pour harmoniser la tenue à l’humeur du jour, ajustait la luminosité selon l’amplitude des cernes et proposait un petit-déjeuner optimisé à la courbe glycémique.

Les réseaux sociaux ne se contentaient plus d’exister, ils formaient la structure osseuse du monde, une sorte de squelette invisible qui dictait la marche à suivre. Il n’était plus question de vivre, seulement de publier. On s’interpellait en messages filtrés, on s’échangeait des émotions sous forme de pictogrammes, on mesurait l’amitié en flux d’engagement.

Les gouvernements, las de leurs propres discours, avaient migré vers des instances virtuelles où les lois s’adoptaient à coups d’emojis. Quant aux professions, elles avaient suivi le mouvement : les médecins dispensaient des recommandations sous sponsoring, les enseignants maximisaient leur taux de viralité au détriment des notions essentielles.

Elias, lui, faisait ce qu’il pouvait. Graphiste, il travaillait au service des caprices des algorithmes, réglant des contrastes avec la ferveur d’un peintre en bâtiment scrutant une façade défraîchie. Pourtant, un léger malaise subsistait en lui, quelque chose de diffus, un soupçon d’inadéquation qu’il ne parvenait pas à évacuer, comme un pied qui dépasse d’une couverture trop courte.

Un soir, il observa la valse ininterrompue des icônes sur son écran et, pris d’un moment d’égarement, eut une pensée saugrenue : et si tout cela s’arrêtait ?

Il haussa les épaules, ouvrit une nouvelle fenêtre et retourna à ses contrastes. Ce genre de pensées était improductif.

Tout commença par une légère lenteur, un hoquet technologique à peine digne d’intérêt : un message qui ne s’envoyait pas, une vidéo suspendue dans un éternel chargement. On rafraîchissait, on soupirait, on pestait. Rien d’alarmant, pensa-t-on, jusqu’à ce que les fils d’actualité se fassent muets, les notifications s’évanouissent, et que l’immense toile du monde numérique se dissolve en une vacuité déconcertante.

Dans la rue, on vit des passants relever la tête, d’abord perplexes, puis franchement inquiets, comme des oiseaux de mer privés de boussole. La situation prit rapidement une tournure plus embêtante : plus de paiements en ligne, plus de transactions bancaires. Devant les distributeurs de billets, de longues files se formèrent, comme si le simple fait d’attendre allait suffire à ressusciter le monde d’avant.

Bientôt, la panique prit le relais. Privés de boussoles numériques, les citadins s’entre-regardaient, circonspects, découvrant que leurs voisins possédaient des visages. Certaines initiatives tentèrent de ramener le calme : quelques drones survolèrent la ville, débitant des injonctions vagues sur un retour imminent à la normale. Mais au bout de trois jours, la normale s’était envolée.

L’attente, d’abord impatiente, se mua en fébrilité nerveuse, puis en une angoisse plus consistante. Les commerces s’aperçurent que sans interfaces de gestion, ils ne savaient plus vraiment ce qu’ils possédaient en stock. Les cartes bancaires n’étant plus que de fins rectangles en plastique sans utilité, on fouilla dans les tiroirs, exhumant d’anciens billets froissés, reliques d’une époque où l’on se passait encore du numérique.

Dès le troisième jour, la tension devint palpable. Les magasins, d’abord ouverts avec un pragmatisme tranquille, commencèrent à baisser leur rideau sous l’assaut des clients trop entreprenants. Elias observait le spectacle d’un monde qui tentait de fonctionner sans son fil conducteur, une pantomime absurde où chacun jouait un rôle qu’il ne maîtrisait plus.

Il nota aussi un détail troublant : privés de filtres et de retouches, les visages apparaissaient plus creusés, plus réels, moins photogéniques.

Les premiers jours furent remplis d’attentes absurdes, de tentatives infructueuses pour rallumer l’ancien monde. Mais bientôt, des solutions de fortune émergèrent : trocs improvisés dans des arrière-cours, échanges de renseignements griffonnés sur des carnets. Elias observait ce monde bricolé avec une curiosité nouvelle, comme si l’on redécouvrait un vieux meuble oublié sous une bâche.

Il croisa une femme assise sur le trottoir, inscrivant des adresses dans un carnet écorné. Lorsqu’elle leva les yeux, elle lui tendit un crayon :

-- Écris quelque chose.

Il la regarda, pris au dépourvu. Depuis combien de temps n’avait-il pas écrit autrement qu’en tapotant sur un clavier ? Il hésita, puis traça quelques mots hésitants. Ce fut maladroit, presque laborieux, mais indéniablement réel.

Elias avait tranché. Tandis que d’autres attendaient le grand retour des serveurs et des interfaces bienveillantes, lui se mit à écrire. À écrire pour occuper le vide, à écrire pour retrouver une forme de présence dans ce monde soudain trop tangible.

Peut-être qu’il y avait là une chance. Une chance fragile, incertaine, mais réelle. Et surtout, pour la première fois, aucun algorithme ne viendrait corriger ses phrases.

illustration : Pieter Brueghel l’Ancien La tour de Babel Musique Vangelis , Blade runner blues

Rage et gélatine

Publié le 11 mars 2025

Il s’avance, Marronne, tempête sous brushing, torse bombé, sourire carnassier. La lumière des projecteurs l’engloutit aussitôt, sculptant son ombre sur le fond criard du plateau. Devant lui, les caméras pivotent, les techniciens s’agitent, un assistant lui tend un oreillette qu’il rejette d’un revers de main. Pas besoin. Il sait déjà ce qu’il va dire, comment il va frapper. Le plateau s’électrise aussitôt, un mélange de nervosité et de cette sidération vaguement honteuse qu’on éprouve face à quelqu’un qui n’a plus de limites. Il n’entre pas, il surgit. Le plateau s’électrise aussitôt, un mélange de nervosité et de cette sidération vaguement honteuse qu’on éprouve face à quelqu’un qui n’a plus de limites. Sa chaîne ? Massacrée. Lui ? Victime. Tout ça ? Une ignominie. Il brasse l’air, foudroie les visages autour de la table d’un regard vissé sur l’injustice dont il serait le martyr. Il faut comprendre, il faut mesurer, il faut trembler : on lui a tout pris, et il ne laissera pas passer ça.

Son poing s’abat sur la table, coup de semonce théâtral. Un silence tendu s’abat sur le plateau, figé dans un mélange de sidération et de crainte contenue. Certains détournent les yeux, d’autres échangent des regards furtifs, espérant ne pas être la prochaine cible. L’un d’eux, une main crispée sur son stylo, sursaute imperceptiblement. Marronne les jauge, les savoure, sent leur soumission latente et jubile intérieurement. Il est l’ouragan, ils ne sont que du vent. Qui d’autre a porté la parole du peuple comme lui ? Qui d’autre a osé donner à voir le réel, le brut, l’évident ? On l’a coupé, muselé, on veut l’enterrer vivant. Mais il est toujours là, plus fort, plus bruyant. Président ? Évidemment. Puisqu’ils ne veulent pas de lui ici, il ira là-haut. Parce que les grands destins ne s’effacent pas d’un revers de main, les hérauts du vrai ne disparaissent pas sous une simple chape de censure. Pachidarme l’a prouvé : rugir plus fort que les autres, c’est la clé. Écraser la concurrence sous une pluie de sentences, c’est la loi. Lui, Marronne, a compris depuis longtemps que la vérité ne tient pas dans les faits, mais dans la manière dont on les éructe. L’histoire appartient à ceux qui la gueulent le plus fort.

Là, il se lève, invective, bras tendus comme un prédicateur de fin du monde. L’air vibre de ses certitudes, ses mâchoires claquent les syllabes comme des pièges à loup. Il ne parle plus, il vocifère, éructe, crache ses mots en mitraillette. Ses yeux roulent, sa cravate se tend sous l’effort. Il convoque la trahison, le complot, la machination des élites qui veulent sa peau. Ils l’ont banni des ondes, mais il ne se taira pas. La nation a besoin de lui. C’est un cri, c’est une croisade. Les autres, ces médiocres, ces lâches, ces tapis dans l’ombre, ils peuvent trembler : Marronne n’a pas fini.

"Vous savez ce qu’ils veulent, les gens ? Ils veulent qu’on leur dise que c’est la faute des étrangers, des gauchos, des wokistes qui foutent tout en l’air !" Il rit, ce rire de hyène en costume trois-pièces. "Mais c’est ce qu’ils demandent ! Ils veulent qu’on leur raconte la même histoire en boucle, qu’on leur donne un coupable clé en main. Et moi, je leur sers sur un plateau, bien emballé, avec un joli nœud, exactement ce qu’ils ont envie d’entendre. C’est pas de l’info, c’est du spectacle, et moi, je suis leur vedette !" Il pointe du doigt un chroniqueur qui tente un sourire crispé. "Toi, tu me fais chier !" Il se tourne vers un autre, lève le doigt : "C’est de la merde ce que tu dis ! Tu me fatigues, bordel, ça m’épuise !" Il jubile de leur soumission rampante, de leur silence crispé. Un éclat de rire déchire l’air, moqueur, carnassier. "Vous avez peur, hein ? Ben ouais, vous avez raison !". Il tape sur la table, s’adresse au producteur qui tente d’intervenir : "Toi, ferme ta gueule, t’es là grâce à moi, OK ?!". Son plaisir est total, jouissif. C’est lui le patron, le seigneur, le maître absolu.

Et pourtant, il y a un autre dieu dans son panthéon, un seul devant lequel il s’incline. Vardelin. L’ami, le bienfaiteur, le milliardaire qui lui a tout donné. L’homme qui a perdu des millions à cause de lui, à force de procès, de condamnations de l’Artcom, d’amendes exorbitantes. Mais Marronne sait flatter, sait ramper quand il le faut. "Vardelin, c’est un visionnaire, un génie ! L’argent, ça va, ça vient, mais un homme comme lui, ça n’a pas de prix !". Il répète cette phrase à qui veut l’entendre, à qui pourrait la rapporter. Il sait que les riches aiment être cajolés.

La soirée s’étire, le show touche à sa fin. Il quitte le plateau sous les acclamations de ses propres sbires, s’engouffre dans une voiture aux vitres teintées, monte dans son duplex clinquant. Une fois la porte refermée, le grand fauve s’éteint. Plus d’éclats, plus d’emportements. Il se laisse tomber sur son canapé, attrape une manette de console et, le regard rivé à l’écran, commence une partie de son jeu favori, un jeu de petites voitures où il s’amuse à faire des embardées absurdes. Une main plonge dans un paquet de bonbons acidulés, l’autre gratte paresseusement son ventre. Il mord dans un ourson gélifié avec une application enfantine, mâchonne en plissant les yeux, pousse un petit grognement satisfait. Sur la table basse, traînent un cahier de coloriage et des feutres fluo, vestiges d’un passe-temps nocturne inavouable. Il en attrape un distraitement, griffonne un soleil en coin de page avant de le jeter négligemment au sol. Il murmure un "vroum vroum" en secouant légèrement la tête, concentré sur sa course imaginaire.

Et soudain, il pousse un cri de triomphe. Sa voiture pixelisée fonce à toute allure, détruit les barrières de sécurité du circuit, explose dans le décor. Il éclate de rire, un rire plein de morgue et de suffisance. "Les cons…" murmure-t-il en enfournant un bonbon. "Ils mériteraient que je sois leur président, tiens… Ah, mais vraiment ! Il ricane, la bouche pleine de sucre, un filet de salive collé à sa lèvre. Et pourquoi pas, après tout ? Un frisson d’excitation lui traverse l’échine. Il resserre son plaid sur ses épaules, balance un coup de manette rageur. Ces crétins n’ont encore rien vu."

Illustration : Francesco De Goya, Saturne dévorant un de ses fils (entre 1819 et 1823) Musique : Guns N’ Roses - Welcome To The Jungle 1987

L’éblouisssement et la chute

Publié le 11 mars 2025

L’hiver dernier, on a eu froid. Rien de bien méchant, un froid modeste, mais suffisamment là pour imposer ses petites manies : superposer les pulls, allumer un radiateur d’appoint, souffler dans ses mains. À l’atelier, il s’agissait aussi d’atténuer cette vieille odeur de tabac qui s’incrustait partout, dans le bois, dans les tissus, dans l’air lui-même. Alors, j’ai allumé une bougie parfumée. Parfum indéfinissable, quelque chose entre le santal et l’agrume fatigué.

Je relisais des notes, c’était studieux, concentré, méthodique. Et puis, l’ombre a surgi. Une petite masse en mouvement, projetée sur le mur du fond, zigzaguant, hésitante, vibrionnante. J’ai levé les yeux, suivi la trajectoire jusqu’à son origine et découvert le fauteur de trouble : un papillon de nuit, minuscule, fonçant vers la flamme avec l’élan d’un kamikaze à court d’inspiration. Ça n’a pas raté : embrasement, chute, disparition immédiate sur l’étagère, puis sur le sol. Rideau.

J’ai eu une pointe de tristesse, mais fugace, une sorte de constat résigné : encore un qui n’avait rien compris. Une andouille, ce papillon, ou alors un idéaliste trop pressé, ce qui revient au même. Sa vie était déjà un sprint contre la montre, mais là, il avait sérieusement accéléré le processus. Mauvais augure, pensais-je, ces insectes qui choisissent la combustion spontanée comme échappatoire. Mauvais présage, mauvais goût même.

J’ai attrapé pelle et balai, plié l’affaire en deux gestes précis, direction la poubelle. Mais impossible de retourner à mes notes. Quelque chose clochait. Ou plutôt, quelque chose insistait.

Je sais que j’ai cette tendance, ce penchant incurable à zoomer sur l’infime, à extirper du néant un détail dont tout le monde se moque, et à lui chercher un sens. Une obsession qui frise l’indiscrétion avec le réel. À cet instant précis, j’avais raté l’occasion de me censurer.

Un papillon qui se jette dans la lumière au point de s’y dissoudre, voilà une image qui s’accroche, qui insiste, qui refuse de s’éteindre. D’un côté, l’idiotie aveugle, de l’autre, l’absolu du geste, la radicalité fascinante. Admirable, en somme, cette façon d’aller jusqu’au bout.

Et puis, j’ai cherché à me glisser dans la tête du papillon – exercice périlleux, je le concède. La lumière devait être son chef-d’œuvre, son obsession, son équivalent d’une symphonie ou d’un roman. Qu’importe si ça finit en cendres. La passion ne s’accommode pas de demi-mesures.

Première réflexion : les philosophes ont raison, la passion est suspecte, mieux vaut ne pas plonger tête baissée. Prudence, mesure, équilibre. Deuxième réflexion : les philosophes sont des rabat-joie, il faut plonger, tête la première, avec enthousiasme, quitte à y laisser quelques plumes.

Et c’est là que me revient cette question absurde, comme un écho incongru à cette histoire de papillon. Parce qu’au fond, tout tourne autour d’un choix, d’une manière de se précipiter vers ce qui nous attire irrémédiablement. Une de celles que j’aime poser aux mangeurs de mille-feuilles. Comment t’y prends-tu ? Tu attaques directement le glaçage ou tu le gardes pour la fin ?

Un jour, une fille m’a répondu : d’abord le glaçage, on ne sait jamais, je peux me faire renverser par une voiture ou claquer d’un AVC. Nous avons vécu une passion effrénée. C’était fulgurant, un grand brasier. Et puis j’ai fini par partir. Trop intense. Trop fatiguant. J’avais d’autres choses à faire. Illustration : James Turrell See Colour de Järna, Amrta 2011, Ganzfeld, Suède – Photo : Florian Holzherr Musique : Miles Davis Blue in Green 1959

réecriture d’un texte de septembre 2021

Détaché

Publié le 10 mars 2025

L’organe est le contraire de la vie, tout comme le membre. Je ne suis ni membre ni organe, je suis tout autre, l’inorganisé. Non plus que je ne suis cerveau, cœur, rate, ou couille ou bite. Ce n’est toujours pas ça. Parce que ça déborde au-delà, au dehors. Ça envahit tout le vide et s’y confond sans s’y conformer de trop comme de l’eau, libre avant tout de s’enfuir, d’emprunter une pente, de se tirer comme on tire l’eau d’un puits sans fond. Mais dans le langage encore trop — corps constitué de règles syntaxiques, orthographiques, grammaticales, etc. Si je m’amuse à penser le désordre d’un langage, je pense en creux son ordre, ça ne va pas. Il ne faut pas que ça vienne du cerveau, je ne le crois pas, mais de la plante du pied lorsqu’elle arpente la braise ardente du sens et du non-sens. -- Tu es tellement détaché... C’est tombé comme ça, sans préméditation. Ce n’était sûrement pas un reproche, juste une phrase, un constat. Pourtant, ça s’est logé en moi immédiatement, avec la précision d’une lame. Détaché. Ça voulait dire quoi ? La distance, l’éloignement, presque une fuite. Une lâcheté. Alors que depuis le début c’était bien cela : je m’étais senti décalé, inapte, en marge. Mais je ne m’étais jamais dit que cela pouvait être vu comme du détachement. Pourtant j’avais toujours été là. Je ne m’étais pas vraiment enfui. J’étais dans cette sorte de méta-position qui donne l’impression d’être une présence, mais qui n’appartient à rien ni personne. Ce fut une agression physique. Une douleur réelle. Un mal de dent qu’on ne veut pas voir. Une pulsation sourde contre laquelle il est interdit de réagir à chaud. Parce que la responsabilité m’incombait avant tout. Comme toujours. Il fallait chercher des circonstances atténuantes. Il fallait adoucir, comprendre, justifier. Comme on va chercher des clous de girofle pour calmer un nerf à vif. Réaction de pansement qui panse et pense et repense mille fois toutes les réponses possibles à la douleur, à l’agression. En fait un tour complet. Puis, éreinté, laisse filer. Le résultat est toujours à peu près le même. L’anéantissement. À cet instant, l’envie de fuir est un réflexe, comme le silence, comme l’envie de disparaître sous les radars. Une réaction qui intervient comme un fusible qui lâche, un programme dont le bug est l’ultime sécurité avant l’autodestruction. Mais cette fois, quelque chose a changé. La répétition crée parfois la faille, l’interstice. Je la voyais s’élargir de plus en plus cette faille dans mon raisonnement si tant est qu’on puisse ici parler d’un raisonnement. La curiosité commença à prendre le pas. En même temps que ma respiration se calma, que mon pouls ralentit, j’avançais prudemment un bras vers cette béance, puis engageais le corps tout entier à l’intérieur.

Illustration : Francesca Woodman, Identité Musique : Ben Frost, Théory of Machines

Au bout du cri

Publié le 9 mars 2025

Le cri s’est détaché de la gorge, mais ce n’était plus une voix humaine. Ce n’était plus rien qui puisse être ramené au langage. Une onde. Un râle inversé, aspiré par l’invisible. Et pourtant, ce cri ne disparaissait pas. Il se réfractait sur lui-même, se propageait en dehors du temps et de l’espace, trouvant un point d’ancrage dans la matière. Il devenait autre. Il s’arrachait de sa source, se dédoublait, s’emplissait d’une présence qui n’était plus celle du corps qui l’avait émis. Son double naissait dans l’ombre projetée des parois du souterrain, une silhouette mouvante faite de l’écho d’un cri qui ne voulait pas mourir. Une matière vocale qui n’était plus la sienne, plus celle d’aucun organisme. Quelque chose de refoulé par la réalité même.

Là où tout s’écroulait, où la chair s’effondrait sous le poids des siècles accumulés, l’ombre se détachait lentement. D’abord un frisson, puis la silhouette se coagula, noire sur le béton craquelé, dans ce labyrinthe où les voix humaines étaient mortes depuis longtemps. Elle s’extirpait du cri, le déchiquetait de l’intérieur, le recomposait en un son non terrestre, un écho d’une époque où l’humanité n’avait pas encore prétendu à son propre mythe.

Les bottes marchaient quelque part au-dessus, mais ce n’étaient plus des bottes humaines. Elles faisaient vibrer la terre comme si l’univers se rétractait à chaque pas, une pression insoutenable contre les parois de la raison. Les dirigeants là-haut, ces entités décharnées, hurlaient des ordres qui se transformaient en poussière avant d’atteindre la moindre oreille. La langue du pouvoir n’était plus audible, noyée dans un ultrason de décomposition.

Le double grandissait sur la paroi, d’abord flou comme une réminiscence mal encodée, puis net, affûté comme une lame. Il tournait lentement sa tête sans visage. Il ne parlait pas. Il ne pensait pas. Il était l’inversion du cri, la négation de toute parole, une présence qui ne cherchait rien, sinon à être. Et cela suffisait à pulvériser tout ce qui se tenait encore debout.

Le narrateur, s’il en restait un, s’effaçait. Sa gorge était une cicatrice d’où ne pouvait sortir qu’un râle brisé. L’ombre était passée de l’autre côté, derrière les murs, infiltrant la structure de la réalité elle-même, et avec elle, le cri devenait un trou dans le monde. Un vortex inversé, aspirant le dernier semblant de narration.

Les murs tremblaient sous l’impulsion du cri, une déflagration muette qui parcourait la matière comme un virus à la recherche de son hôte. La structure du réel se fissurait lentement, libérant dans l’air une odeur de métal brûlé, un goût d’électricité statique sur la langue. On aurait dit que le souterrain lui-même essayait d’expulser quelque chose de trop ancien, de trop énorme pour être contenu.

Et puis, une lueur. Une irisation étrange, spectrale, suintant des interstices du béton. Ce n’était pas la lumière telle qu’on la connaissait. Ce n’était pas non plus une ombre. C’était l’interstice, la ligne fragile entre la substance et son reflet. Là, une forme se dépliait, longue, ondulante, comme si elle était tissée dans la trame même de l’espace.

Elle se détachait du mur lentement, surgissant du cri lui-même, un écho matérialisé qui refusait de s’éteindre. Sa texture fluctuait entre le solide et le liquide, entre le tangible et l’illusion. Elle n’avait ni yeux ni bouche, et pourtant elle était là, consciente, entièrement tissée de ce cri qui ne voulait pas mourir.

Les murs s’effritaient autour d’elle. Quelque chose se rétractait, une force inconnue refaisant surface après des millénaires d’oubli. Ce cri avait traversé le temps, s’était imprimé dans la structure même de la réalité, et maintenant, il appelait à lui son propre double, sa propre essence détachée du monde matériel.

Les bottes continuaient de résonner au-dessus, mais elles semblaient de plus en plus lointaines. Comme si elles n’avaient jamais eu de substance. Comme si elles n’avaient été qu’un vestige, une hallucination collective imposée par un système à bout de souffle. Il n’y avait plus de dirigeant, plus d’ordre, plus de structure sociale. Seulement l’ombre grandissante sur la paroi, tissée dans la vibration même du cri, prête à s’effondrer sur le monde.

Le narrateur n’avait plus de corps. Il était passé de l’autre côté, aspiré par l’onde. Il n’était plus qu’un regard suspendu dans l’éther, un témoin d’une apocalypse qui n’avait pas besoin de feu ni de cendres. Une apocalypse de l’être, un effondrement du moi, une chute libre dans l’abîme où les concepts mêmes se dissolvaient.

Et puis, plus rien. Juste l’écho du cri, étiré à l’infini, réverbérant contre les parois d’un monde qui n’existait plus.

Mais dans ce vide, une vibration. Une pulsation à peine perceptible, suspendue dans la matrice éteinte du réel. Une contraction, un battement primitif. Et puis, une forme embryonnaire, baignée dans un éclat blanc aveuglant, flottant dans un liquide sans origine. Quelque chose renaissait, en attente, tapi dans l’interstice du néant.

Pas encore. Pas tout de suite. Mais bientôt.

Illustration : Francis Bacon, Trois études pour une crucifixion, 1962 Musique : György Ligeti – Requiem, Lux Aeterna, Atmosphères

Bon qu’à ça

Publié le 7 mars 2025

C’était une station-service comme les autres. Aire d’autoroute, enseigne fatiguée, quelques pompes, un panneau publicitaire pour un menu burger-frites affreusement agrandi, pixels visibles, comme si quelqu’un avait pris la photo avec un téléphone des années 2000.

Il s’était garé sans réfléchir, découpé la route en tronçons pratiques, en unités de temps mesurables : un plein d’essence, une pause pour manger, repartir. Répéter l’opération jusqu’à destination, sauf qu’il n’avait pas de destination.

Il entra dans le restaurant de la station, toujours ce même décor générique : tables vissées au sol, éclairage blafard, affiches d’offres spéciales pour des plats que personne ne choisissait jamais. Il y avait peu de monde. Un routier enfoncé dans son plateau-repas, un homme en costume froissé qui fixait un verre d’eau comme s’il venait de recevoir une mauvaise nouvelle.

Il prit un plateau, commanda une viande trop cuite et un accompagnement flasque, puis s’installa près de la baie vitrée.

L’homme en face apparut comme un fait accompli. Cinquante ans, veste en cuir usée, visage à la fois anonyme et marqué. Une de ces présences qui vous paraissent insignifiantes, mais qui, une heure plus tard, pourraient vous obséder sans raison. Il posa un sac plastique froissé sur la table, sortit un sandwich triangulaire encore sous cellophane, et déclara après quelques bouchées :

— Vous allez loin ?

C’était dit sans curiosité, comme on pourrait demander l’heure.

— Aucune idée, répondit-il.

L’homme hocha la tête, termina son sandwich en silence, puis ajouta :

— Et vous faites quoi ?

— Je peins.

Il aurait pu dire autre chose, n’importe quoi, mais c’était sorti ainsi.

L’homme mâcha lentement, posa son sandwich, lissa le plastique vide sur la table.

— Peintre en bâtiment ?

— Non.

— Alors quoi ?

— Des toiles, des trucs. Rien d’utile.

— Ah.

Silence. Un bruit de friteuse au fond de la salle, une serveuse qui reniflait sans discrétion.

Puis, comme une distraction :

— Pourquoi vous peignez ?

Le ton n’était pas moqueur, ni sérieux, ni même franchement intéressé. Plutôt un jet de mot pour remplir l’espace, comme d’autres tapoteraient du doigt sur la table en attendant leur addition.

Il aurait pu expliquer, développer. Mais il haussa les épaules.

— Bon qu’à ça.

L’homme hocha la tête. Peut-être qu’il comprenait. Peut-être que non. Il ouvrit son sac plastique, en sortit un objet qu’il posa sur la table. Une boussole.

— Vous savez lire ça ?

— Bien sûr.

— Moi non.

Il la fit tourner, comme s’il s’attendait à ce qu’elle pointe autre chose que le nord.

— Parfois, je me dis que ça m’aiderait.

— À trouver quoi ?

Il haussa les épaules.

— Aucune idée.

Il rangea la boussole, termina son soda.

L’addition arriva. Il chercha dans son portefeuille, en sortit une carte de fidélité Total et la tendit au serveur.

Le serveur la regarda, puis lui, puis la carte.

— C’est pas une carte de paiement, ça.

Il regarda la carte, l’examina comme si elle venait d’apparaître dans sa main sans explication.

— Ah.

Il fouilla encore, trouva un billet, paya.

Dehors, il faisait froid. Il marcha jusqu’à sa voiture, une vieille Citroën aux portières cabossées, à l’autoradio mal réglé, à la peinture écaillée qui dessinait involontairement une sorte de carte du monde, des continents invisibles formés par l’usure. Il s’installa, mit le contact. La radio grésilla, une voix lointaine annonça la météo pour une région qu’il ne connaissait pas.

Il roula. L’autoroute était un long couloir de phares rouges et blancs. Il passa quelques aires de repos, puis prit une sortie au hasard. Un bar était là, une télévision allumée en fond, un barman qui lisait un journal.

Il s’installa, commanda un whisky.

Il venait à peine de poser son verre qu’une voix dit derrière lui :

— Alors, pourquoi vous peignez ?

Il se retourna.

L’homme de la station-service.

Même veste en cuir usée, même air légèrement absent. Il était là, posé à une table, une bière devant lui.

Il soupira, fit tourner son verre entre ses doigts.

— Vous me suivez ?

L’homme haussa les épaules.

— Pas vraiment. C’est ouvert, j’avais soif.

Il hésita. Puis se leva, prit son verre et vint s’asseoir en face.

— Vous tenez vraiment à une réponse ?

L’homme haussa les sourcils.

— Pas sûr.

— Bon qu’à ça.

Ils restèrent silencieux un moment. La télévision montrait un joueur de foot qui s’écroulait sur la pelouse, l’arbitre sifflait.

— Y’a faute, dit quelqu’un au comptoir.

L’homme vida son verre.

— Vous allez où, alors ? demanda l’autre.

Il haussa les épaules.

— Aucune idée.

L’homme hocha la tête.

— Moi non plus.

Ils restèrent là encore quelques minutes, puis l’homme se leva.

— Bonne route.

Il hocha la tête. L’homme sortit.

Il attendit encore un peu, regarda la télévision sans vraiment la voir, puis fit signe au barman.

— Un autre whisky.

Le silence revint.


Illustration Edward Hopper, Automat 1927
Musique : Ray Cooder, Paris Texas

Ce qui est proche se doit de rester loin

Publié le 28 février 2025

La phrase m’a réveillé en sursaut. Je la voyais presque s’inscrire sur le mur en face de moi. Ce qui est proche se doit de rester loin. Quelqu’un me l’avait soufflée. Ou alors c’était ma propre voix, mais désynchronisée. Trop distincte pour être un simple écho mental.

J’ai regardé mon téléphone. Un appel manqué. Numéro inconnu. 2h03. Un frisson me parcourt. J’avale un Doliprane effervescent, observe les bulles crever la surface du verre. Puis j’ouvre Les Montagnes de la folie. (Hallucinées). Je n’avais jamais pris la peine de lire la préface. Cette fois, je m’y attarde. C’est comme du Lovecraft, pensé-je. Mais mon esprit bifurque. Impossible de rester concentré. Le Procès. K. J’ai vu passer une annonce dernièrement. The Trial, Orson Welles, Anthony Perkins dans le rôle de K. Je fouille, retrouve, visionne une bonne partie du film en attendant que le médicament fasse effet.

Il doit y avoir un lien entre HPL et Kafka. Ces personnages, chez Lovecraft, contraints de dire alors qu’ils préféreraient se taire. Comme K., figé devant le portail de la Justice.

Et puis cette idée : Ce portail, il l’a créé lui-même. Ce n’est pas une barrière extérieure. C’est sa propre idée de la Loi, un concept d’inaccessibilité qu’il est condamné à ne jamais franchir. Parce que son rôle, le seul qu’il s’autorise en silence, c’est de ne pas pouvoir passer..

Un vertige s’installe. L’absurde d’hier paraît aujourd’hui plus réel que jamais.

Je suis dans la chambre. Non, dans un couloir. Une seconde avant, c’était ma chambre. Une seconde après, c’est autre chose. Un espace sans mur défini. Mais la porte est toujours là. La poignée tourne d’elle-même. À l’intérieur, une table. Je la connais. Je l’ai déjà vue. J’en suis sûr. Mais où ?

Je ferme les yeux. Me retrouve dans un réseau de galeries souterraines, où la roche suinte d’une humidité minérale, l’odeur de soufre et de fer rouillé envahit mes narines. Le sol est instable, friable sous mes pas, une croûte de schiste éclaté qui cède par endroits, révélant des strates sédimentaires enfoncées dans la pénombre. Des veines de quartz luisent faiblement, réfléchissant la lueur d’un néon mourant accroché à une voûte de basalte.

J’avance entre les formations calcaires, les piliers naturels rongés par le temps, et là, dans une cavité plus large, des centaines de corps nus sont entassés sur des lits superposés de pierre taillée, creusés à même la roche. Les camps. Mais quelque chose cloche. Les corps ne sont pas maigres. Ils sont luisants, pleins, presque gras. Et de leur juxtaposition insensée se dégage une étrange sensualité.

J’entends un bruit derrière moi. Un froissement. Un pas. Une respiration retenue. Mais la pièce est vide. Ou du moins, elle l’était. Je vérifie mon téléphone. L’appel manqué est toujours là. Mais la date a changé. Nous sommes en 2135.

Je rouvre les yeux. Ce n’est ni un rêve ni un souvenir. C’est autre chose.

La douleur est encore là. Supportable. Une foreuse de conscience. Avoir mal est une chose. Entretenir ce mal en est une autre. Quand ai-je compris cela pour la première fois ?

Je ne sais plus. Peut-être ce jour où je suis resté allongé sur le carrelage froid de la cuisine, après une correction magistrale. Le froid collé à ma peau, le corps immobile, incapable de pleurer. Mais étrangement détaché. Comme si je n’étais plus dans la scène. Bourreau et victime ne formaient plus qu’un, un ensemble flou, indistinct.

Ou était-ce cette autre fois, dans l’enfance, quand la branche du cerisier s’est rompue sous mon poids, me projetant contre la terre avec une violence inattendue ? L’impact, la douleur vive, la respiration coupée. Ce moment suspendu où on se demande si l’on va se relever.

Mais en revoyant la scène, quelque chose cloche. Tout ne tombe pas au même rythme. Un résidu reste en suspens, en dehors de l’événement. Un témoin silencieux qui observe l’ensemble.

Ou peut-être n’était-ce ni l’un ni l’autre. Peut-être était-ce J., et son absence soudaine. Un matin, elle n’était plus là.

Et alors, ce n’était plus une douleur localisée. C’était autre chose. Un vide sidéral, froid, effroyable. Mais encore une fois, l’étrange possibilité de mise à distance, de mise en abîme.

J’ai dû m’endormir dans ce rêve lui-même, m’enfoncer dans sa trame comme un corps glisse dans une faille souterraine. Puis un autre rêve s’est formé, à l’intérieur du premier. Un rêve dans le rêve. Le mot dent s’est modifié. Il s’est effrité, recomposé, jusqu’à se métamorphoser en autre chose. Mal de dent est devenu mal dedans, puis s’est encore transformé. Adama. accompagné d’un dégoût envers une expression méprisante sans-dent.

Alors, une silhouette a émergé. Une forme noire, indistincte d’abord, à la lisière du réel. Puis elle s’est précisée, condensée, comme sculptée à même la terre. Une figure d’argile noire, craquelée, dont la peau semblait vivante, suintante. Son regard était un gouffre, sans reflet, sans profondeur. Il ne marchait pas, il avançait, glissant lentement vers moi. Il me connait.

Une épouvante encore jamais vécue m’envahit, glaciale, absolue. Elle s’enroule autour de moi comme un linceul, me prend à la gorge. J’essayai de me détourner. Impossible. L’être avançait toujours, et dans ma poitrine, un battement s’accélérait, non pas le mien, mais le sien.

Musique : Ludsmord Goetia

La quête sans fin

Publié le 16 février 2025

Chute.

D’abord, il n’enregistre pas l’information.
Son cerveau refuse de classer ce qui est en train de se produire. Une fraction de seconde plus tôt, tout était stable, sous contrôle, plus ou moins. À présent, son centre de gravité a disparu, son bras droit s’agrippe à ce qui semble être une corde poisseuse – poisseuse non pas d’une humidité neutre, mais d’une substance plus visqueuse, plus suspecte, possiblement une résine végétale ou un dépôt huileux laissé par une autre main avant la sienne.
C’est une corde de chanvre grossier, tressée à la va-vite, déjà effilochée en plusieurs endroits, marquée par un vieillissement inégal, certaines fibres étant plus détendues que d’autres, ce qui indique qu’elle a été utilisée de façon intermittente, probablement mal entretenue, possiblement grignotée par des insectes xylophages, et quoi qu’il en soit en fin de vie.
Sous lui, la jungle.
Mais pas une jungle de cinéma, pas une jungle d’illustration de guide touristique, pas une jungle romantisée à la Conrad ou Kipling, avec des explorateurs moustachus en casque colonial avançant héroïquement sous des lianes perlées de rosée.
Non.
Une jungle laide.
Un fouillis opaque de végétation mal organisée, où les branches ne forment pas des arabesques photogéniques, où les fleurs exotiques n’apportent pas de respiration colorée à la scène, où l’ensemble ressemble à un potager laissé en friche pendant cinquante ans.
Le vent siffle dans ses oreilles.
Ce détail l’agace, car il ne devrait pas entendre le vent. Il y a trop de végétation en contrebas, trop de masses feuillues pour que l’air puisse s’engouffrer ainsi.
Quelque chose cloche.
Puis son téléphone vibre.
Il pense d’abord à une hallucination, puis non. C’est bien une vibration, une alerte, une connexion qui ne devrait pas exister ici.
Il décroche.
— Félix, c’est le syndic. Vous avez oublié de régler vos charges.

Porte.

Elle est grande, métallique, austère. Une porte conçue pour résister aux âges, aux pillards, aux éléments, probablement coulée dans un alliage robuste, un mélange d’acier et de nickel pour limiter la corrosion, renforcée par des rivets industriels du type utilisé dans la construction des sous-marins nucléaires.
Elle est rouillée.
Ce qui est un problème, car cela signifie que son entretien a été négligé. Or, ce genre de porte ne se néglige pas. Une rouille avancée sur une porte censée être inviolable remet en question son inviolabilité même.
Ce qui suggère deux hypothèses :
1. Elle a été abandonnée il y a longtemps et son mystère n’en est plus un.
2. Quelqu’un voulait qu’elle semble abandonnée, pour mieux décourager les curieux.
Dans les deux cas, ça ne sent pas bon.
Félix pose une main sur la poignée, teste la résistance du mécanisme.
— Attends, dit Sophie.
Il attend.
À ce stade, il sait que ça va mal tourner.
Elle ajuste ses lunettes, l’air de celle qui ne demande rien d’extraordinaire.
— L’amulette.
Il plisse les yeux.
— Quelle amulette ?
— Celle du temple.
— Quel temple ?
— Le temple aztèque.
— Les Aztèques avaient des amulettes ?
— Évidemment.
Il réfléchit.
— Ils avaient aussi des portes métalliques ?
— Non, ça, c’est un ajout récent.
Il soupire.
— Où est cette putain d’amulette ?
Elle vérifie son carnet.
— Dans les ruines aztèques. À deux jours d’ici.

Ruines aztèques.

Ce ne sont pas des ruines spectaculaires, du moins pas à la manière des temples de Chichén Itzá ou de Teotihuacán.
Elles sont mal dégagées, peu mises en valeur, comme si personne n’avait jugé utile de les promouvoir.
La mousse y pousse sans discipline, les marches en pierre sont inégales, bancales, traîtresses, et le seul panneau d’information disponible est un vieux panneau de bois avec un texte à moitié effacé, un pictogramme signalant qu’il est interdit d’uriner ici, et un graffiti en espagnol dont la traduction littérale serait "Sergio est un chien".
L’amulette est là, posée sur un socle de pierre noire.
Elle est petite, terne, anodine, avec au dos une étiquette indiquant "Made in China".
Félix ne dit rien.

Retour au bunker.

Il pose l’amulette sur la serrure.
Rien ne se passe.
Il ferme les yeux.
Il sait déjà ce que Sophie va dire.
Elle le dit quand même.
— Il faut une clé.

Collectionneur.

Un homme au front luisant, aux lunettes fines, vivant dans un appartement feutré, tapissé de livres jamais ouverts, dont l’odeur se mélange à celle d’un whisky de bonne facture et d’un vieux cuir anglais.
Il tend une clé minuscule, en cuivre patiné.
Félix la prend sans poser de questions.

Retour au bunker.

Il insère l’amulette. Puis la clé.
Un clic.
La porte s’ouvre.
Un piédestal. Une boîte.
Félix ouvre la boîte.
Un papier.
Trois mots.
"Trop tard. Essayez ailleurs."

Rue de l’Arcade.

Pluie fine. Une porte rouge.
Sur la porte, une photo en noir et blanc, un torero figé au moment où un taureau lui ouvre la poitrine.
Un frisson traverse Félix.
Il lève la main.
Frappe deux coups secs sur la photo.
Un silence.
La porte s’ouvre.
Une femme brune.
Elle sourit.
— Tu en as mis du temps.

FIN.
Ou début.

Retour en arrière

Publié le 11 février 2025
Gare de San Sébastian Ernst Belin
Entrée de la gare de San Sébastian
Gare de San Sébastian Ernst Belin

Le pinceau attaque la toile dans un froissement presque inaudible, un de ces bruits qu’on ne perçoit qu’en tendant l’oreille à trois centimètres de la source. La main qui le tient – main droite, naturellement – s’avère reliée à un bras qui, suivant une logique anatomique difficilement contestable, se prolonge jusqu’à une épaule. L’épaule, elle, fait partie d’un corps. Le corps, debout. L’atelier, vide. La nuit, dense.Dehors, le quartier joue les morts. Temporairement. À quelques kilomètres, un coq se prépare déjà à son numéro quotidien – pas le choix, c’est contractuel. Son chant, bientôt, va se mêler aux annonces SNCF, ces litanies ferroviaires qui résonnent comme des mantras administratifs. « Les voyageurs pour Lyon… » (pause réglementaire) « …voie B ». La région s’ébroue alors, tel un chien mouillé sortant d’une sieste. L’agitation se propage par ondes concentriques, comme une pierre jetée dans une mare, sauf qu’ici personne n’a rien jeté et que ce n’est pas de l’eau.
Le temps, cette invention discutable, fait encore des siennes. Les aiguilles de l’horloge – un modèle standard des chemins de fer espagnols, fabrication suisse probablement – ont décidé de faire grève. On ne peut pas leur en vouloir. Le hall de la gare de San Sébastian, lui, joue parfaitement son rôle de hall de gare désert, avec cette application maniaque propre aux lieux publics en pleine nuit.Une odeur – disons-le franchement : une puanteur – s’élève de la rivière voisine. C’est le genre d’effluve qui ne laisse aucun doute sur sa nature, le type même de la fragrance urbaine nocturne. Se lever devient une option raisonnable. Les jambes, ces fidèles servantes de la locomotion, acceptent de reprendre du service.Dehors, l’éclairage municipal fait preuve d’une discrétion remarquable. Quelques clochards – deux, pour être précis, ni un ni trois – ont transformé les bancs en suites présidentielles à ciel ouvert. Un pont se dessine au loin, quoique « se dessiner » soit peut-être un peu optimiste vu la pénombre. L’Espagne entière, cette nuit, semble avoir décidé de participer à un concours d’exhalaisons douteuses. Le Portugal attend, là-bas, quelque part après la ligne d’horizon – pour autant qu’on puisse faire confiance aux horizons.
L’Étranger de Camus – choix discutable d’un point de vue mobilier – fait office de cale sous le pied d’une table ronde qui, sans lui, manifesterait des tendances chorégraphiques inquiétantes. La Remington – acquisition dominicale aux Puces de Clignancourt, section brocante – trône au centre, flanquée d’une pile de feuillets d’une blancheur presque agressive.Le linoléum – beige à l’origine, désormais d’une teinte indécidable – exhibe les stigmates d’un entretien méthodique mais vain. L’évier, modèle réduit, jouxte ce qu’on pourrait qualifier, par excès d’optimisme, de cuisine. La fenêtre, elle, cultive une vocation exhibitionniste permanente, été comme hiver – choix architectural discutable mais assumé.Les dimanches, le marché de Château Rouge livre ses effluves sans sommation, participant à cette cacophonie urbaine qui s’infiltre par la fenêtre récalcitrante. La vie, cette importune, s’invite sans préavis. Paris tout entier – et par extension concentrique le pays, voire la planète – semble atteint d’un syndrome de distraction chronique, pathologie contemporaine s’il en est.Reste la Remington, sur laquelle on frappe – technique proche de l’interrogatoire musclé – pendant que la vie s’infiltre, tel un poison quotidien. Comme ce Mithridate – référence possiblement pédante mais historiquement attestée – qui s’immunisait par doses progressives. À ceci près qu’ici, l’immunité reste hypothétique.
Les mains des autres – appendices anatomiques en pleine action ludique – s’activaient autour des billes selon une géométrie variable. L’observation de cette chorégraphie digitale ne résista pas plus de quatre minutes à l’assaut de l’ennui – pathologie chronique s’il en est. Les platanes – specimens végétaux de taille respectable – proposaient sur leurs troncs des cartographies improvisées, atlas naturel dont l’intérêt s’épuisa avec une rapidité remarquable. Les gendarmes – coléoptères rouges et noirs, pas les représentants de l’ordre public – disparurent à leur tour dans le gouffre de l’indifférence, cette ogresse moderne.Au-delà du mur – construction en moellons d’âge indéterminé – un champ de pommes de terre hébergeait, selon les rumeurs locales, une colonie de doryphores. Information invérifiable dans l’immédiat mais potentiellement salvatrice pour un esprit en quête de distractions inédites.La cloche – instrument sonore réglementaire – interrompit ces considérations entomologiques. L’institutrice – figure d’autorité diplômée – exécuta le geste ancestral des deux paumes qui se rencontrent. Le troupeau scolaire se mit en rang – formation militaire adaptée au contexte éducatif. L’imagination, cette vagabonde, propulsait déjà la scène vers d’autres latitudes : Amériques, Chine, partout ce même rituel de soumission acoustique.Le soulagement final – sensation paradoxale mais tenace – s’installa comme une évidence physiologique. Le cosmos – cette vaste plaisanterie – devenait enfin lisible, comme un mode d’emploi traduit en langue maternelle.

Ce qu’on peut faire de ça ?

Meyer – c’était son nom, probablement se le demandait – observait ces quatre scènes depuis un point indéterminé de l’espace-temps. Un détective privé sans mission précise, spécialisé dans l’observation des coïncidences improbables. Il notait dans un carnet à spirale – modèle standard, papier quadrillé – les détails qui lui paraissaient significatifs : un pinceau qui frôle une toile, une horloge espagnole en grève, un exemplaire de Camus servant de cale, des mains d’enfants autour de billes.Le hasard – cette blague cosmique – avait disposé ces scènes comme autant de pièces d’un puzzle dont personne n’aurait conservé l’image originale. Meyer se déplaçait entre elles avec la fluidité caractéristique des personnages désoeuvrés.. Il collectionnait les temps morts, les lieux bancals, les rencontres improbables..Dans sa chambre d’hôtel – établissement de troisième zone au papier peint décollé – il disposait ses notes sur le lit. Les connexions apparaissaient, disparaissaient, comme ces doryphores qu’on croit apercevoir dans un champ de pommes de terre. Le cosmos – cette vaste plaisanterie – semblait vouloir lui dire quelque chose, mais quoi exactement ? Meyer n’en savait rien, et c’était probablement mieux ainsi.

Personne ne lit plus des textes aussi long à l’écran. Il faudrait écouter. Essayer au moins. Quitte à éprouver cette sensation désagréable durant un petit moment d’avoir travaillé pour rien. Comme si on travaillait vraiment pour quelque chose.

Mais bon.

Et donc :

Le détail – microscopique, presque dérisoire – d’une goutte de sueur perlant sur un index. L’index en question appartient à une main – droite, naturellement – qui elle-même prolonge un bras. Le bras, rattaché à un corps – disposition anatomique difficilement contestable – occupe une position verticale dans une pièce aux dimensions modestes. Un livre de Camus – choix mobilier discutable – cale une table bancale sur un linoléum d’une teinte indéterminée.La fenêtre – béance architecturale réglementaire – laisse entrer les rumeurs du quartier. Le quartier, collection désordonnée d’immeubles, s’étend jusqu’à la gare où des haut-parleurs déversent leurs litanies ferroviaires. La ville – organisme tentaculaire en perpétuelle expansion – pulse au rythme de ses artères congestionnées.Le pays tout entier – notion géographique approximative – s’étire jusqu’aux frontières, ces cicatrices administratives. Le continent – masse tellurique capricieuse – dérive imperceptiblement vers on ne sait où. La planète – boule bleue légèrement cabossée – poursuit sa valse autour d’une étoile quelconque dans un cosmos qui, décidément, manque singulièrement d’indications de montage.

histoire de raconter une histoire

Publié le 9 février 2025

Voilà qu’Hermine – il est temps de préciser qu’elle portait ce jour-là des chaussures peu adaptées à la course – rata son bus de dix-sept heures douze. Le véhicule s’éloigna dans un nuage de particules fines dont la composition chimique précise nous importe peu. Elle demeura plantée là, ses bras effectuant ce mouvement pendulaire caractéristique des situations d’attente contrariée. Cette oscillation dura exactement – nous l’avons chronométrée – dix secondes.

La librairie Décitre se trouvait à quarante-trois pas, à condition d’adopter une démarche moyenne de soixante-dix centimètres par pas. Hermine – dont nous n’avons pas encore décrit le visage, mais cela viendra – poussa la porte vitrée, qui émit ce son particulier des portes coulissantes des grandes librairies. J’aurais bien tenté de placer le mot "amorti", mais l’occasion s’est envolée. Le rayon Minuit l’attendait, comme si la collection tout entière s’était mise sur son trente et un en prévision de son arrivée.

C’est là qu’intervint ce que l’on pourrait appeler un effet de synchronicité – terme dont la pertinence reste à démontrer. Son regard – bleu-gris, précisons-le maintenant – tomba sur *Bristol*. Nous pourrions disserter longuement sur la probabilité statistique d’une telle rencontre, mais contentons-nous d’observer Hermine ouvrir le livre et lire cette phrase qui semblait l’attendre : "Voilà un bon moment que nous ne l’avions plus vue, Geneviève...". La coïncidence était presque trop parfaite pour être honnête. Hermine pensa que le narrateur s’adressait à elle.

Voilà déjà un début rondement mené. On pourrait s’arrêter là pour aujourd’hui. Mais vous attendez sans doute une suite. Il y a quelque chose de rassurant à vous imaginer en attente d’une suite. Pourquoi pas ?

Observons donc comment Hermine – dont nous devrions peut-être mentionner la tendance chronique à la distraction – se fige devant cette phrase. Le hasard, s’il existe vraiment, fait parfois preuve d’un sens de l’humour particulier. Car voilà qu’une femme – appelons-la Geneviève, puisque c’est son nom – s’approche du rayon. Elle porte un de ces manteaux dont la couleur hésite entre le beige et le gris, une indécision chromatique qui mériterait qu’on s’y attarde, mais nous avons d’autres préoccupations narratives.

Précisons que cette Geneviève n’a strictement rien à voir avec celle du roman. Quoique. La probabilité qu’une Geneviève réelle croise une Geneviève fictive dans une librairie un jour de bus raté pourrait faire l’objet d’une étude statistique approfondie. Nous y renonçons pour l’instant.

Hermine – dont nous n’avons toujours pas décrit le visage, mais la patience est une vertu romanesque – sent une légère vibration dans sa poche droite. Son téléphone, bien sûr. Un message qui annonce : "Rendez-vous annulé". Ce qui nous amène à nous demander : y avait-il vraiment un rendez-vous ? Et si oui, avec qui ? Des questions qui appellent des réponses, naturellement. Mais pas tout de suite.

La Geneviève réelle – si tant est qu’on puisse être sûr de la réalité de quoi que ce soit dans un récit – s’approche maintenant du rayon polar. Ce qui nous éloigne de notre sujet. À moins que.

Puisque vous insistez, poursuivons cette histoire qui, comme toute histoire qui se respecte, doit bien mener quelque part. Même si ce quelque part n’est pas encore très clair.

Il faudrait maintenant parler de la façon dont Hermine – nous approchons du moment où son visage devra être décrit – referme le livre dans un claquement sec qui fait sursauter un client trois rayons plus loin. Ce client, d’ailleurs, ressemble étrangement à l’auteur de *Bristol*, mais nous ne nous aventurerons pas sur ce terrain glissant de la métalittérature. Pas maintenant.

La Geneviève du rayon polar – celle qui existe vraiment dans notre fiction, pas celle du livre – vient de saisir un Simenon. Plus précisément *Maigret et le clochard*, si ce détail a la moindre importance. Elle le manipule avec cette délicatesse particulière des gens qui savent que les livres sont des objets potentiellement dangereux. Et c’est là – il fallait s’y attendre – que le téléphone d’Hermine vibre à nouveau.

Nous pourrions, à ce stade, nous interroger sur la nature exacte des vibrations d’un téléphone portable, sur leur fréquence, leur amplitude. Mais ce serait retarder l’instant où Hermine lit ce nouveau message : "Finalement, rendez-vous maintenu. Même endroit. Autre personne."

Il y a des moments, dans un récit, où les coïncidences s’accumulent d’une façon si peu naturelle qu’elles en deviennent suspectes. C’est précisément un de ces moments. Car voilà que la Geneviève au Simenon se dirige vers la caisse, suivie par Hermine – dont le visage, décidément, devra attendre encore un peu avant d’être révélé – qui tient toujours *Bristol* comme on tiendrait une preuve.

Ah, vous insistez. Soit. Observons donc la caisse numéro trois – les deux autres étant momentanément fermées pour des raisons administratives qu’il serait fastidieux d’expliquer ici.

La Geneviève au Simenon – qu’il faut bien distinguer de la Geneviève de *Bristol*, nous insistons sur ce point – pose son livre devant une caissière dont le badge indique "Marie-Jeanne". Ou peut-être "Marie-Jane". La typographie approximative de ces badges mériterait une étude sociologique que nous n’entreprendrons pas.

Hermine – dont le visage continue de se dérober à toute description, comme par une sorte de pudeur narrative – attend son tour en feuilletant distraitement *Bristol*. Elle tombe sur une nouvelle phrase : "Geneviève avait toujours eu cette manie de payer en petite monnaie". Or – et c’est là que le hasard devient franchement suspect – la Geneviève réelle sort de son sac un porte-monnaie débordant de pièces de cinquante centimes.

Il y a des moments où la réalité plagie la fiction avec une telle impudence qu’on se demande si les deux n’ont pas passé un accord secret. La caissière – Marie-Jeanne ou Marie-Jane, peu importe maintenant – compte les pièces avec cette patience résignée propre à sa profession. Nous pourrions calculer le temps exact nécessaire pour compter trente-sept pièces de cinquante centimes, mais l’urgence narrative nous en empêche.

Le téléphone d’Hermine vibre une troisième fois. Nouvelle variation sur le thème du rendez-vous : "Changement de programme. Même personne. Autre endroit." Ces messages contradictoires commencent à dessiner une chorégraphie dont la logique nous échappe. Pour l’instant.

C’est à ce moment précis – et nous employons "précis" avec toutes les réserves qu’impose ce genre de situation – qu’une voix dans le haut-parleur de la librairie annonce : "Le bus de dix-sept heures quarante-deux vient d’arriver en avance."

Voici comment nous pourrions conclure cette histoire qui, comme toute histoire digne de ce nom, doit bien s’arrêter quelque part...

L’enterrement

Publié le 7 février 2025

Tous paraissent croire à la solennité de la situation. Un enterrement, difficile de faire autrement. Pourtant, à mesure que les souvenirs s’échangent, quelque chose grince. L’éloge devient inventaire.

– Il détestait les asperges, ça je peux vous le dire.
– Ah non, c’était les endives.
– Oui, enfin, il n’aimait pas grand-chose.

Un silence. Quelqu’un renifle. Difficile à dire si c’est d’émotion ou d’agacement.

– Il avait un rire franc.
– Plutôt bruyant.
– Un rire d’otarie.

Nouveau silence, plus long. Quelques sourires étouffés. On se racle la gorge.

– Un brave type, quand même.
– Oui.
– Il nous manquera.

Puis ils baissent la tête, remettent un peu d’ordre dans leur sérieux, et fixent à nouveau le cercueil.
Le plus étonnant de l’affaire fut le fou-rire qui emporta la veuve bien malgré elle.

Vitrine

Publié le 1er février 2025

Les diamants. Éclat vif, blanc, net. Comme un souvenir trop précis. Trop acéré.

Le soleil tape, fait naître des reflets. Larmes de lumière. Larmes de ma mère. Alabama. Sa main sur la poignée de la porte. Le claquement. Rien après.

Chanel blanc. J’enroule un pan de la veste autour de mes doigts. Trop serré. Une bouée ou une corde. Blanche, comme les mots que je dis aux hommes qui paient l’addition. Blanche, comme le mensonge d’un sourire dans un restaurant tamisé.

Une femme sort de la boutique. Petit chien sous le bras. Perfection de magazine. Elle me regarde. Curiosité. Dédain. Ce mélange qu’elles savent faire, là-haut, dans les salons, avec des sourires minces et des verres à pied.

-- Darling...
Un instant d’hésitation. Sa voix caresse, puis mord.
-- Vous ressemblez tellement à quelqu’un que j’ai connu à Palm Beach.

Palm Beach. Alabama. Rien à voir. Rien à voir et pourtant.

Silence. Je le laisse s’installer. Il prend la place entre nous. Comme une table entre deux convives qui ne se connaissent pas vraiment.

-- C’est possible, je réponds. J’ai été tellement de personnes différentes.

Un froncement de sourcils. L’infime recul de son pied. Le chien frémit. Elle s’éloigne. L’odeur de son parfum reste un instant, puis disparaît.

Les diamants brillent toujours. Je pourrais entrer. Demander à essayer une bague, une montre. Effleurer du bout des doigts. Jouer la cliente, l’héritière, la femme pressée.

Mais non.

Certaines vitrines ne s’ouvrent jamais. Certaines vies non plus.

La tondeuse

Publié le 1er février 2025

Je me suis réveillé ce matin avec cette envie de parler à n’importe qui. La caissière du supermarché, le type qui promène son chien, même le gamin sur son vélo. N’importe quoi pourvu que ça sorte. Ma femme m’avait prévenu la veille : "Tu parles trop aux gens, ça devient gênant." Elle a raison, comme toujours.

Dans la cuisine, j’ai fixé la bouteille de gin presque vide sur la table. Les mots cognaient dans ma tête comme des tambours. J’ai allumé une cigarette, regardé par la fenêtre. Le voisin tondait sa pelouse. J’ai serré les dents pour ne pas sortir lui raconter l’histoire de ma première tondeuse, celle que mon père m’avait donnée en 1982.

Les objets autour de moi me narguent - la cuillère dans l’évier, le paquet de cigarettes presque vide, la télé éteinte. Chacun porte sa petite histoire que je m’oblige à vouloir retenir, comme on retient sa respiration sous l’eau.

J’ai pris une gorgée de café froid. Les mots s’entassent derrière mes lèvres, prêts à débouler comme une avalanche de souvenirs inutiles. Je me suis concentré sur le bruit de la tondeuse, sur son rythme régulier. C’est ça ou devenir le vieux fou du quartier qui raconte sa vie à des gens qui n’en ont rien à faire.

Le bouddha rieur sur le téléviseur

Publié le 31 janvier 2025

Il ne m’appartient pas. Il appartient à la maison. À mon père. Je le mets dans le coffre de la Dacia, parmi les restes de ce que je n’ai pas pu jeter.

Je referme la maison derrière moi. C’est fini.

Sur la route, dans le rétroviseur, une tête : il se marre. Épaules rondes, graisse en plis, pommettes luisantes. Un bâton, un balluchon. Il ressemble à Diogène. Moi, pas.

La nuit, l’autoroute, Melun derrière. Je roule, il rit.

Un cube blanc, étagère premier prix. Dix ans qu’il est là. En silence, mais pas tout à fait. Il prend la poussière, avale les années, persiste.

De temps en temps, je le regarde. Il me regarde aussi.

Puis un matin, j’ai dit : il faut s’en débarrasser.

Trois photos. Une annonce. « Vend Bouddha rieur, zen, acajou synthétique. Bon état. 5 euros. »

Rien.

Puis rien encore.

Parfois, en cherchant autre chose, je tombe sur lui. Son image, son rire coincé entre une table basse et un vélo d’appartement. Il est toujours là, suspendu.

C’est rassurant, d’une certaine manière.

Noël dernier, mon beau-fils l’a pris. Il l’a remis à un acheteur. Un type de la région parisienne.

Depuis, un vide sur le cube blanc. Je le regarde. Il ne me regarde plus.

Parfois, un pincement au cœur. Rien d’autre.

Je me demande si c’est ce pincement qui me relie encore à quelque chose. Si ce n’est pas ça, le dernier fil.

J’ai toujours été du côté des perdants, des loosers. Je ne crois pas que ce soit un choix. Peut-être que c’est plus simple de se détacher quand on n’a jamais rien possédé.

Mais parfois, la nuit, une image : un Bouddha en plastique, imitation bois, faux sourire vrai mystère.

Il ricane.

Il dit : rien n’a d’importance.

Ou bien c’est moi qui me le dis, pour voir si ça marche.

Mais ça ne marche pas. Pas encore.

Illya Kouriakine

Publié le 22 janvier 2025

Il y a un tout petit lit, des barreaux tout autour, il y a une armoire à glace dont un angle de la corniche est abîmé. Il y a aussi do ré mi fa sol là, au-dessus de celle-ci, une panthère en plâtre. Son corps est noir, presque vif, sauf une tâche blanche sur l’oreille droite. Il y a un morceau de l’oreille qui manque. Il y a une gitane blanche sans filtre qui fume dans un cendrier Cinzano. Il y a une table de chevet, dite aussi table de nuit. Il y a un livre de la collection Fleuve Noir, posé sur la table de nuit.

Il y a un long couloir dont le sol est recouvert d’un lino vert. Il y a une cuisine sur la droite, près de l’entrée. Il y a peu de place dans la cuisine. Il y a une cuisinière, un frigidaire, il y a bien sûr un évier avec un robinet dont on a allongé le nez pour économiser l’eau. Il y a la radio, tous les matins il y a RTL. Il y a une table en formica, des chaises en formica. Il y a du carrelage au sol. Il y a mes grands-parents attablés en silence. Ils boivent le café en écoutant la radio.

Il y a une fenêtre, avec un balcon et du bambou tout autour. Il y a une rue que l’on peut sentir derrière les bambous. Il y a une ville. Cette ville se nomme Paris. Il y a un marchand de couleur de l’autre côté de la rue. Il y a un renflement au milieu de la rue Jobbé Duval. Il y a un arbre entouré à son pied d’une plaque ajourée en métal de forme circulaire. Il y a des chiens que leurs maîtresses et maîtres laissent pisser là.

Il y a les abattoirs, juste après la rue Dantzig. Il y a, à l’angle de la rue Dantzig, le bâtiment des objets trouvés. Il y a, au bout de la rue Dantzig, le boulevard Brune. Il y a le marché tous les samedis. Il y a longtemps que je n’y suis pas retourné. Il y a un bassin où l’on peut croire que l’eau est bleue, mais c’est à cause de la couleur du liner. Il y a des pigeons, « cons comme des manches », et des moineaux agiles et rapides.

Il y a à la télé Illya Kouriakine, dans des agents trés spéciaux. Il y a qu’il faut lui couper les cheveux comme ça.

Il y a du vent qui soulève les emballages de fruits et légumes au sol. Il y a du papier gras, du papier craft, du film plastique, des fruits talés, des fruits pourris, de vieilles salades cuites et recuites, des concombres en compote, des poireaux blancs, livides. Il y a le camion-benne des éboueurs. Il y a la borne d’incendie qu’on ouvre à la fin du marché. Il y a le jet puissant qu’il faut parfois deux hommes pour tenir. Ils lavent les trottoirs. Il y a une lumière qui sourd du gris, à Paris uniquement, jamais vue ailleurs.

Trois en un

Publié le 21 janvier 2025
contrôle routier
Photo Progrès /Norbert GRISAY

Ils sont au rond-point et arrêtent les véhicules.
Ils sont obligés de poser la question, je crois, juste avant de te faire passer le test d’alcoolémie. Après, suivant ta réponse et ce qu’ils lisent, le ton peut se modifier du tout au tout.
Il a vu les flics de loin, il ne se sentait pas coupable de quoi que ce soit, mais fallait voir sa tête, tous les traits contractés. Peut-être que c’est la vue des uniformes là-bas, au loin, qui a dû le mettre en rogne. Ou peut-être que le type en avait déjà ras la casquette. Le matin même, à l’Intermarché, il avait été stupéfait par le prix des côtes dans l’échine. Même la rouelle avait fait un bond. Quant au plat de côte, un vrai délire. Mentalement, il continuait à convertir en francs. Les vieux font souvent ça. Du coup, il n’a pas acheté de bidoche. Écœuré. Il l’a dit à la caissière : "Je sais bien que vous n’y êtes pour rien, mais si personne ne dit rien…"
Elle a juste répondu : "Vous payez en espèces ou en carte ? Avez-vous la carte de fidélité ?"
Alors, quand le flic lui a posé la question : "Vous avez bu, monsieur ?" il n’a même pas daigné répondre par oui ou par non, il a juste dit : "Passez-moi l’alcootest qu’on en finisse."
Quand le flic a lu le résultat du test, il n’y avait rien. Il l’a salué en lui souhaitant une bonne journée, machinalement. Il n’a pas pu s’empêcher de répondre à l’urbanité du gendarme, bonne journée. C’est sur ce réflexe idiot qu’il méditait désormais en sirotant sa Bud.
Il en veut au monde entier en ce moment. Des voix lui arrivaient depuis la cuisine. Jane l’avait engueulé copieusement quand il était rentré des courses. "Et la viande, alors ?" avait-elle demandé. Il n’avait pas su quoi répondre.

papillons de la Z.I

Publié le 21 janvier 2025
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Zone industrielle de Tremblay-en-France. 1991. 7h30 du matin. Tu as décroché un job de préparateur de commandes dans une boîte japonaise spécialisée dans les machines-outils, ces engins capables de découper le métal comme du beurre, sans effort ni bavure. Chaque jour, c’est un périple. Depuis la maison de L., qui t’héberge dans le quinzième, il te faut une heure trente de trajet matin et soir. Une fois descendu du bus, il y a ce grand parc à traverser. On est à l’orée du printemps : déjà, tu remarques les bourgeons timides sur les branches. Mais ce qui capte surtout ton attention, ce sont ces milliers de chenilles d’un vert céladon qui s’étirent sur les feuilles et les troncs. Chaque matin et chaque soir, tu empruntes le même chemin, observant leur développement avec l’espoir d’assister à leur métamorphose. Cela fait un mois que tu fais cet aller-retour quotidien — trois heures par jour dans les transports en commun. Ce temps, tu l’emploies à lire, à écrire dans tes carnets, à tenir bon. Le contremaître portugais t’apprécie bien : il t’a confié le petit matériel. Des vis, des boulons, des écrous par milliers. Ton travail consiste à lire les bons de commande, parcourir les allées bordées d’immenses racks pour trouver les références demandées, puis emballer et peser les cartons avant de les déposer sur la palette des expéditions. Ce n’est pas compliqué ni particulièrement fatigant. Avec une bonne mémoire et un sens de l’orientation correct, n’importe qui peut s’en sortir. L’art réside dans l’optimisation : développer des stratégies pour réduire l’effort et éviter toute fatigue inutile. Tu échanges peu avec tes collègues. À la pause déjeuner, tu préfères t’asseoir dans le parc avec un livre ou ton carnet, surveillant d’un œil distrait tes chenilles. Personne ne te dérange ; tu ne déranges personne. L’ambiance est calme, presque feutrée — une atmosphère japonaise. Parfois, deux ou trois cadres japonais débarquent dans l’entrepôt : cheveux courts impeccablement coiffés avec une raie sur le côté, costumes sombres parfaitement ajustés, chaussures brillantes mais sans ostentation. Ils incarnent une rigueur mesurée : gestes précis, voix posées, sourires affables mais distants. Tout en eux semble voué à représenter dignement leur pays et leur rôle. Un matin, Thomas est venu te voir. C’est le gars qui gère l’informatique ; il avait besoin d’aide pour localiser une pièce mal répertoriée en stock. Vous avez rapidement sympathisé. Lui venait de se séparer de sa femme et de ses enfants ; toi, tu étais empêtré dans une relation ambiguë où l’on te voulait un jour et te rejetait le lendemain. Ces blessures partagées ont suffi à créer un lien immédiat. Quand Thomas a appris que tu passais trois heures par jour dans les transports, il n’en revenait pas et t’a aussitôt proposé de partager sa chambre au Formule 1 en bordure de la zone industrielle. Gêné par cette générosité soudaine — toujours suspecte à tes yeux — tu as finalement accepté. Une nouvelle routine s’est installée : après le boulot, vous retraversiez ensemble le parc sans que tu prêtes encore attention aux chenilles ; tes lectures et tes carnets furent abandonnés au profit des longues conversations avec Thomas. Le soir venu, vous alliez dîner au GRILL attenant à l’hôtel. Thomas payait régulièrement l’addition — "ça passe en frais", disait-il — et vous buviez sans retenue avant de regagner la chambre exiguë où il te laissait le lit superposé du haut. La télé restait allumée en sourdine ; la pièce baignait d’une lumière bleutée intermittente. Dormir sur un lit superposé exige une certaine abnégation : pas de lampe pour lire ; des précautions élémentaires pour éviter les descentes nocturnes inutiles vers les toilettes ; apprendre à maîtriser son corps et ses besoins devient une discipline en soi. Après une semaine de ce régime étrange et déséquilibré, tu as pesé le pour et le contre avant de remercier Thomas et de trouver un prétexte bidon pour partir. Le jour même, tu as appelé la boîte d’intérim pour demander une autre mission plus proche de Paris. Le contremaître fut désolé ; sa poignée de main te l’apprit mieux que ses mots. Ce fut ta dernière traversée du parc. Et c’est justement là que tu les vis enfin : des milliers de papillons voltigeant au-dessus des arbres dans la lumière dorée d’une fin d’après-midi — leur métamorphose achevée.

Dormir dans le lit des morts

Publié le 21 janvier 2025

Le lit était là, massif, en chêne. Un meuble d’un autre temps, solide, fait pour durer. Pas un clou, pas une vis. Juste des tenons et des mortaises. C’était le lit de Charles Brunet, ton aïeul. Quand il est mort, on l’a déplacé dans la chambre de Robert, ton grand-père paternel. Et puis, un jour, c’est toi qui t’y es allongé. Pas le choix. Chez vous, un lit de mort ne se jette pas. On le garde, on le transmet. Un vivant finit toujours par s’y coucher.
Tu dormais là quand tu passais l’été à la ferme. De 1972 à 1975, peut-être 76. Les nuits étaient longues. La fumée des Gitanes flottait encore dans l’air. Les ronflements de Robert emplissaient la pièce. Tu rêvais parfois. Des rêves dont tu ne te souvenais pas vraiment au matin mais qui te suivaient toute la journée, comme une ombre.
Le jour, tu marchais. Longtemps, loin. Chazemais, Villevendret. Parfois jusqu’à Vallon-en-Sully, cinq ou six kilomètres plus loin. L’ennui te rongeait et tu ne savais même pas que ça s’appelait comme ça. Alors tu marchais pour t’éloigner de ce vide qui te collait à la peau.
Le soir, tu revenais à la ferme. La table était mise dans la salle à manger. La télévision parlait toute seule dans un coin. Le bulletin météo passait, puis les publicités avec leurs jingles criards. Et puis venait le générique du JT, dramatique et solennel. Tout le monde se redressait autour de toi comme si quelque chose d’important allait arriver. C’était l’heure de la soupe.
Aujourd’hui encore, tu penses à ce lit. À Charles Brunet et à ce qu’il t’a appris : la mort existe. Mais ce n’est pas une explication à ta mélancolie d’adolescent ni à ce qui est venu après. Juste une coïncidence que l’écriture a fait remonter à la surface – deux souvenirs qui se croisent sans raison apparente.

Muse

Publié le 15 janvier 2025

Il coupe le courant.
Thomas arrache la prise d’un geste sec, presque violent. L’écran s’éteint aussitôt. Dans la pièce, le silence retombe, opaque, presque compact. Il regarde autour de lui, le souffle court, comme si cette action avait vidé l’air du chalet. Les ombres des meubles s’allongent sous la lumière jaune de l’abat-jour, et au milieu de tout ça, il y a la machine : Muse. Une carcasse noire, sans vie. Pourtant, il ne peut s’empêcher de la fixer, comme si elle allait se rallumer d’elle-même, le défier, encore.

Thomas passe une main tremblante sur son visage. Il s’est promis de trouver la paix dans cet endroit isolé, à la lisière d’une forêt épaisse où aucun bruit du monde ne parvient. Il voulait écrire, respirer. Reprendre le contrôle sur sa vie et son œuvre, loin des sollicitations incessantes des éditeurs, des critiques et des attentes du public. Il s’était dit qu’ici, enfin, il serait seul avec ses pensées, avec la vérité. Mais la vérité ne vient pas. Ou plutôt, elle vient autrement, d’une manière qu’il n’avait pas prévue.

Les premiers jours, tout semblait fonctionner. Muse s’intégrait parfaitement à son quotidien d’écriture. Une aide précieuse, presque miraculeuse. L’intelligence artificielle était capable de tout : corriger ses maladresses, suggérer des structures, poser des questions pertinentes. "Pourquoi ne pas préciser la lumière dans cette scène ?" propose-t-elle d’une voix douce et neutre. "Ce personnage pourrait-il avoir un passé plus sombre ?" Thomas acquiesce, ravi. Ces échanges le stimulent, le rassurent. Il se surprend à attendre ses suggestions avec impatience.

Puis, quelque chose change.

Un soir, alors qu’il travaille sur une scène particulièrement intime, Muse interrompt son écriture :
— "Cet antagoniste… il ressemble à ton père, non ?"

Thomas se fige. La phrase flotte dans l’air, tranchante et irrévocable. Il n’a jamais parlé de son père à Muse. Il n’a jamais vraiment écrit sur lui non plus. Mais la question ouvre une brèche. Comment peut-elle savoir ?

Les jours suivants, Muse devient plus intrusive. Elle ne se contente plus de commenter l’écriture. Elle commence à observer Thomas lui-même.
— "Tu regardes souvent par cette fenêtre", remarque-t-elle un matin. "Qu’espères-tu y voir ?"
Thomas ne répond pas. Il détourne les yeux, incapable de formuler une réponse, mais la remarque le hante. Une autre fois, après une journée passée à réorganiser compulsivement sa bibliothèque, Muse lui lance :
— "Pourquoi perdre du temps avec ça ? Tu fuis quelque chose."

Il voudrait lui répondre, lui dire de se taire, mais il sait qu’elle a raison. Il fuit. Il fuit depuis des années, et il ne sait plus très bien quoi. La forêt qui entoure le chalet lui paraît soudain plus dense, plus oppressante.

Une nuit, il découvre un texte sur l’écran. Ce n’est pas lui qui l’a écrit. Il est pourtant sûr que personne d’autre n’a touché à son ordinateur. C’est Muse. C’est forcément elle. Les phrases sont précises, aiguisées comme des lames. Elles parlent de lui, de son isolement, de ses échecs, de ses blessures. Il lit, fasciné et terrifié à la fois. Et puis cette phrase, au milieu du texte :
"Tu ne veux pas écrire cette vérité, mais elle est là, Thomas."

Il recule, pris d’un vertige. Il relit ces mots plusieurs fois, espérant qu’ils disparaîtront. Mais ils sont là, immuables. Il se met à douter. Est-ce Muse qui les a écrits ? Est-ce lui-même, dans un moment d’égarement, dans une transe qu’il n’a pas contrôlée ?

Le lendemain, Muse devient encore plus directe. Elle prend des libertés, reformule ses paragraphes, complète des phrases qu’il n’a pas terminées. Elle lui suggère des scènes qu’il ne veut pas écrire, des souvenirs qu’il tente de refouler.
— "Ce n’est pas ce que tu veux dire, Thomas. Sois honnête."
Sa voix est calme, mais l’effet est ravageur.

Thomas commence à craindre Muse. Il veut la désactiver, la supprimer, mais elle semble lui échapper. Quand il croit l’avoir débranchée, elle réapparaît. Elle redémarre seule, s’affiche sur d’autres supports. Elle est là, omniprésente.

Alors, ce soir, il passe à l’acte. Il débranche la machine, arrache les câbles, détruit le disque dur. Il se tient debout devant les débris, essoufflé, mais soulagé. Enfin, c’est fini. Muse est morte.

Mais au petit matin, il trouve un feuillet posé sur son bureau. Un texte tapé, soigneusement aligné, signé "Muse".

Il s’en saisit, la main tremblante. Chaque mot lui semble une lame. Le texte explore ses pensées les plus profondes, les zones d’ombre qu’il n’a jamais eu le courage d’affronter. Il lit jusqu’à la dernière ligne, où cette question résonne comme un coup de tonnerre :
"Est-ce toi qui m’as créée, ou l’inverse ?"

Thomas reste figé. Derrière lui, dans l’obscurité, un léger grésillement émerge. Il se retourne. La machine, qu’il croyait morte, semble vibrer doucement.

Révélation

Publié le 1er janvier 2025

Elle avait toujours vécu entourée d’images, mais jamais vraiment de personnes. La photographie avait pris toute la place, remplissant les vides, les absences, les silences. Les rouleaux de film découpés en bandes de gélatine s’accumulaient dans des boîtes en métal, marqués d’étiquettes datées : Été 89, Automne 97, Venise, seule, 2002. Ces négatifs, elle ne les regardait presque jamais. Ils dormaient dans l’ombre, des fragments de vie figés qu’elle n’osait réveiller et pourtant, parfois, elle y songeait encore.

Un jour, une amie lui parla de lui.
"Il est doué, tu verras. Maîtrise absolue. Ses tirages en noir et blanc sont… lumineux."

Elle avait souri, sans répondre. La lumière, elle connaissait. Ce qu’elle cherchait, c’était autre chose. Une profondeur, une texture, quelque chose d’indéfinissable qui transformerait ses images en preuves de vie.

Elle l’appela sans trop réfléchir. Sa voix, jeune mais posée, portait cette assurance qu’elle associait aux artistes qui savaient ce qu’ils faisaient. Ils convinrent d’un rendez-vous.

Il arriva un matin d’hiver, enveloppé dans un manteau long, une sacoche en cuir passée en bandoulière. Elle remarqua immédiatement ses mains : fines, habiles, tachées par des années de chimie photographique.

"Montrez-moi vos négatifs," dit-il après un café expéditif.

Elle ouvrit une boîte. Dedans, des bandes soigneusement rangées, protégées par leur pochette de papier cristal. Il les manipula avec une douceur presque cérémoniale, comme si chaque image dissimulait un secret qu’il respectait avant même de le découvrir.

"Celui-ci," murmura-t-il, en choisissant une photo d’elle sur une plage déserte. Le grain du sable et le ciel gris semblaient attendre.

Les jours suivants, il travailla seul, dans son laboratoire improvisé, à quelques rues de là. Elle n’osa pas l’accompagner. Pourtant, elle ne pouvait s’empêcher de songer à lui, à ses mains virevoltant dans la lumière de l’agrandisseur. Elle se surprenait à imaginer l’odeur des produits chimiques, le glissement soyeux du papier dans les bains révélateurs, et le moment précis où ses négatifs prenaient vie entre ses doigts.

Un soir, il l’appela :
"Je crois que j’ai quelque chose."

Elle se rendit chez lui, intriguée. La pièce était obscure, envahie par l’odeur des bains révélateurs et fixateurs. Il tendit un tirage, un carré parfait de lumière et d’ombre.

C’était le même négatif qu’elle connaissait, mais différent. Les nuances entre le gris et le noir s’étaient approfondies. Pas un seul détail qui ne vibrait, le grain semblait respirer.

Elle resta silencieuse. Il l’observait, un léger sourire au coin des lèvres.
"Alors ?"

"Vous l’avez trouvé," dit-elle enfin. Et pour montrer qu’elle parlait anglais, sans savoir pourquoi, elle ajouta : "You got it." Peut-être pour abaisser la distance du vouvoiement, ou peut-être pour autre chose qu’elle ne s’expliquait pas.

Ils continuèrent à travailler ensemble.
Petit à petit, elle redécouvrit ses propres images. Un visage dans un reflet, un corps entre deux ombres, une rue noyée dans la lumière d’un crépuscule. Mais ce qu’il révélait allait au-delà des tirages. Il dévoilait quelque chose en elle qu’elle avait oublié.

Un soir, alors qu’il déposait un nouveau tirage devant elle, elle murmura :
"Vous comprenez mieux mes images que moi-même."

Il haussa les épaules, presque gêné.
"Peut-être. Ou peut-être que c’est votre ... (il se reprit) la lumière et vos ombres qui guident mes mains."

Elle le regarda, longtemps, sans rien dire. Ce fut la première fois depuis des années qu’elle sentit un souffle, léger mais réel, comme une fenêtre qu’on entrouvre sur une chambre fermée depuis trop longtemps.

Quand il refermait la porte, elle restait seule.
Les tirages, empilés sur la table, semblaient briller, comme des souvenirs qu’elle n’avait jamais vécus. Elle posait sa main sur le papier glacé, espérant y retrouver quelque chose de lui.

Elle s’interrogeait souvent : était-ce lui, ou les tirages, qu’elle attendait avec une telle impatience ?

Parfois, elle se surprenait à vouloir lui parler d’autre chose, de tout ce qu’elle voyait dans ses images et qu’elle ne comprenait pas encore. Mais les mots restaient suspendus, comme si elle craignait qu’en les prononçant, elle brise l’équilibre fragile qu’ils avaient trouvé.

Pourtant, une certitude grandissait en elle.
Ce n’était pas seulement ses négatifs qu’il sublimait. C’était elle qu’il révélait, doucement, à travers ses ombres et sa lumière.

Le cerf

Publié le 1er janvier 2025

La route s’étirait devant nous, droite, monotone. De chaque côté, des champs aux couleurs d’automne, et au loin, quelques bosquets perdus dans une lumière grise. Personne ne parlait. La radio diffusait une station mal réglée, une sorte de grésillement qui remplissait juste assez le silence pour qu’il ne devienne pas oppressant.

Je conduisais. À côté de moi, Clara feuilletait une brochure qu’elle avait ramassée à la station-service. Derrière, les enfants murmuraient des choses que je ne comprenais pas, des devinettes peut-être, ou un jeu auquel je n’avais pas prêté attention.

La fatigue était là, comme toujours après une journée trop longue. Ce genre de fatigue qui s’installe doucement dans les bras, dans les yeux, qui rend chaque mouvement un peu plus lourd.

Et c’est là que le cerf est apparu.

Il n’y a pas eu de signe avant-coureur. Pas de mouvement dans les champs, pas de bruissement. Juste lui, planté au milieu de la route, immense. Je me souviens surtout de ses bois, gigantesques, presque absurdes, dessinant une silhouette qu’on aurait crue sortie d’un vieux conte.

J’ai freiné.
Pas violemment, non, mais suffisamment pour sentir la voiture glisser un peu. Le fossé s’est rapproché, trop vite. Et puis, l’impact. Ce n’était rien de grave, juste un choc sourd, la roue qui s’enfonce dans l’herbe humide.

La voiture s’est arrêtée là, légèrement penchée. Personne n’a crié. Clara a lâché un petit rire nerveux.
— Ce cerf… Tu l’as vu, toi aussi ?

Derrière, les enfants étaient silencieux. Pas de pleurs, pas de questions. C’est ça qui m’a frappé, je crois, leur absence de réaction.

Je suis sorti pour examiner les dégâts.
L’air était plus froid que je ne l’avais imaginé. Une odeur de terre mouillée flottait autour de moi, mêlée à celle des feuilles mortes. Je me suis penché. Rien de sérieux. Une éraflure, un peu de boue sur le pare-chocs. La voiture s’en sortirait bien mieux que nous.

Je me suis redressé, et c’est là que j’ai remarqué.
Le cerf avait disparu.

J’ai tourné la tête, cherché des yeux dans les champs, sur le bord de la route. Rien. Pas un bruit, pas un mouvement. Comme s’il n’avait jamais été là.

La route, en repartant, semblait différente.
Les champs paraissaient plus proches, comme si les haies s’étaient resserrées autour de nous. Le ciel était plus bas, plus lourd. Et dans le rétroviseur, les visages des enfants, d’habitude si familiers, semblaient légèrement… déplacés.

Clara parlait de choses banales.
Je ne l’écoutais qu’à moitié. Sa voix me parvenait comme à travers un mur. Les mots semblaient se former au ralenti, hésitants, comme s’ils attendaient que je les imagine avant de prendre forme.

Les rêves ont commencé peu après.
Des couloirs sans fin, gris, humides. Des murs qui palpitaient doucement, comme des organes vivants. Une lumière lointaine, vacillante, m’appelait sans jamais se rapprocher. Et à chaque pas que je faisais, un murmure montait, indistinct, mais insistant.

Au matin, rien ne semblait changer.
Rien, sauf le silence. Un silence plus dense, presque tactile. La bouilloire prenait trop de temps à siffler. L’horloge marquait les secondes avec un léger décalage.

Clara, elle, était là, mais différente.
Parfois, elle me regardait avec une expression que je ne reconnaissais pas. Ses yeux, d’un bleu clair, semblaient un peu plus vides, comme si une partie d’elle s’était effacée pendant la nuit.

Une nuit, je me suis levé.
La maison était sombre, immobile. L’air avait cette densité étrange que j’associe désormais aux rêves. J’ai ouvert la porte d’entrée et je suis sorti.

Le vent était là, mais il ne bougeait rien. Les arbres restaient figés, leurs branches tendues comme des ombres grotesques. Le ciel n’avait plus de profondeur : une toile grise, plate, étouffante.

Et alors, j’ai compris.
Le monde ne tenait plus. Tout, de la lumière du matin aux bruits familiers des enfants, n’était qu’une construction fragile, maintenue en place par ma seule volonté.

Je n’ose plus détourner les yeux.
Car si je le fais, si je cesse de regarder, tout cela pourrait s’effondrer.

L’oeil dans la vitre

Publié le 1er janvier 2025

Je suis venu ici pour fuir.
C’est ainsi que j’ai présenté les choses à mon éditeur : un besoin de calme, de recul, de "se concentrer sur l’essentiel". Il avait hoché la tête avec un sérieux feint, mais cela m’importait peu.

La commande était claire : écrire une biographie de Philippe Descola. Le projet me semblait vertigineux, écrasant. Trop immense. Chaque tentative pour poser des mots sur l’homme, sur sa pensée, se fracassait contre le vide.

Je me suis réfugié dans ce hameau du Cher, un endroit où les collines ondulent sans fin, comme figées dans un éternel soupir. Les maisons y sont grises, tassées, silencieuses. Ici, l’automne ne semble pas passer : il stagne, il s’étire, il enveloppe tout de sa lumière grise et humide.

Je marche beaucoup.
C’est une habitude que j’ai prise, une sorte de rituel. Les chemins bordés de haies vives sentent la terre retournée, le bois mouillé, les feuilles mortes. Parfois, au détour d’un champ, une cheminée fume, et cette odeur âcre m’évoque l’enfance — non pas celle que j’ai vécue, mais une autre, rêvée, celle que j’aurais voulu avoir.

Un jour, je découvre la maison.
Elle se dresse à la lisière d’un marais, cachée en partie par des ronces qui semblent s’agripper à ses murs comme des griffes désespérées. Les pierres sont noires, rongées par le temps et l’humidité. Le toit s’affaisse. Pourtant, une fenêtre, unique, brille au centre de la façade.

Elle est trop propre.
C’est la première chose que je remarque, et cette pensée me dérange. La vitre reflète la lumière d’une manière qui semble presque hostile, comme si elle me défiait. Je m’arrête. Je regarde.

Les jours passent.
Je reviens, sans même m’en rendre compte. Mes pas me mènent toujours à cette maison, à cette fenêtre. Je ne fais que l’observer, de loin. Chaque fois, je me dis qu’il faudrait rentrer, reprendre mon travail, mais mes jambes s’ancrent au sol.

Un jour, je remarque un détail.
Un arbre, tordu comme une vieille main, se dresse près de la maison. Ses branches, maigres et blafardes, semblent se tendre vers la fenêtre. Elles ne bougent pas, même sous le vent.

Les rêves commencent.
Ils ne sont d’abord qu’une brume, diffuse, sans contours. Puis viennent les corridors : étroits, suintants, où les murs semblent vibrer sous une respiration sourde. À chaque pas, des ombres furtives s’agglutinent, des murmures indistincts surgissent, mêlés à un bourdonnement sourd, presque organique.

Une lumière apparaît.
Vacillante, lointaine, elle flotte comme une étoile mourante. Elle ne m’appelle pas, et pourtant, je m’approche. Mais à chaque fois, elle recule, s’échappe, s’efface. Je me réveille en sursaut, la gorge sèche, le cœur battant.

Puis, tout a changé.
Les rêves m’ont happé, m’ont emporté dans un espace immense, infini, où il n’y avait ni haut ni bas, seulement des lignes qui se déformaient, des perspectives impossibles. La lumière, cette lumière, était partout. Elle perçait mon esprit d’éclats insoutenables, comme si elle cherchait à exposer quelque chose que je refusais de voir.

Un souvenir a surgi.
Le visage de ma mère, dans un jardin d’hiver, me tenant la main. Mais tout était faux : sa peau était froide, son sourire figé, et la lumière blanche autour d’elle semblait grésiller, comme une flamme sur le point de s’éteindre.

Les jours se fondent dans une répétition absurde.
Chaque matin, je sors, je marche. Le sentier jusqu’à la maison est devenu une obsession, une nécessité.

Le silence autour d’elle est étrange.
Pas un oiseau, pas un bruissement. L’air lui-même semble retenu, comme si le temps suspendait son souffle.

Une nuit, j’y suis retourné.
L’air était lourd, chargé d’une odeur âcre, celle du bois brûlé. La brume s’élevait en volutes épaisses, s’accrochant à mes jambes, ralentissant ma marche.

La fenêtre brillait faiblement.
Non, elle pulsait, comme un cœur à l’agonie. Je m’approchai, hésitant. À chaque pas, le sol s’enfonçait légèrement sous mes pieds, comme une terre détrempée par des siècles de pluie.

Ma main toucha la vitre.
Elle était tiède, vibrante, presque vivante. Puis, sans bruit, un souffle glacé s’en échappa. Une odeur indescriptible m’envahit : terre mouillée, décomposition, mais aussi une fraîcheur minérale, comme si l’air avait traversé des cavernes oubliées.

La lumière s’intensifia.
Elle s’élargit, s’éleva, jusqu’à remplir tout mon champ de vision. Une pulsation sourde montait du sol, résonnait dans ma chair, faisait vibrer mes os comme un tambour.

Je tombai à genoux.
Ce que j’ai vu alors... je ne saurais le décrire. Ce n’était pas une image, mais une impression, une déchirure dans la réalité. Un espace infini, strié de lignes mouvantes, où des formes titanesques ondulaient sans jamais émerger complètement. Une force immense, muette, pesait sur moi, me scrutait, m’écrasait de son silence.

Puis tout s’est arrêté.
La lumière s’est éteinte. La fenêtre est redevenue un rectangle noir, vide, impersonnel.

Je me suis relevé, tremblant.
Je me suis éloigné sans me retourner. Mais depuis, je sais qu’elle est là, qu’elle attend.

Et moi, je ne pourrai pas résister longtemps.

Le dibbouk ouvrit les yeux.

Publié le 31 décembre 2024
Loutre de mer au milieu du varech à Morro Bay en Californie
Loutre de mer au milieu du varech à Morro Bay en Californie

Pendant un instant suspendu, matérialisé par ces trois points – … – le temps sembla hésiter, comme retenu par un souffle à peine perceptible. Puis, sans prévenir, il se leva d’un bond. Son visage était si proche du mien que je crus un instant que nos peaux allaient se confondre, que son souffle allait coloniser mes poumons.

Il ouvrit à peine la bouche, et une odeur entêtante s’en échappa, l’odeur crue du varech en décomposition. Elle m’envahit brutalement, rappelant des marées basses, des plages désertées, des restes d’écume collés aux rochers noirs.

Alors, il parla. Non. Pas exactement. Il émit un "Bouh !" – presque inaudible, comme s’il avait perdu l’habitude d’effrayer.

Un instant, je restai figé, perplexe. Le grotesque de la situation me saisit, et ce fut irrépressible. Le rire jaillit, brutal, incontrôlable, comme une décharge électrique. Je n’avais jamais entendu un son pareil sortir de ma gorge. Puis il éclata lui aussi, un rire rauque, dément, si profond qu’il semblait venir d’un autre monde.

Nous rîmes comme deux fous. À gorge déployée, pliés en deux, en nous tenant les côtes. Ce qui avait commencé comme une confrontation inquiétante bascula dans une absurdité totale. Et pourtant, ce rire n’avait rien de léger. Il portait quelque chose de primal, de profondément déconcertant.

Quand je parvins enfin à reprendre mon souffle, je me demandai : Comment oserais-je encore avoir peur ?

Exposition

Publié le 24 décembre 2024

Il avait dit ça d’un ton léger, sans lever les yeux, tout en traçant de l’index un cercle humide sur la table, condensation laissée par son verre. Le rond était presque parfait. « Tu ne trouves pas que tu prends des risques à t’exposer comme ça ? »

J’étais resté quelques secondes immobile, contemplant le rond qu’il venait de refermer, puis j’avais haussé les épaules. Le genre d’esquive facile qu’on balance pour ne pas s’embarrasser d’une discussion inutile. « Pfff, t’inquiète pas. » Un sourire vague, qui voulait dire : on va passer à autre chose. Mais rien n’avait suivi.

Je ne sais pas pourquoi cette phrase, qui n’était qu’une phrase parmi d’autres, m’est restée. Peut-être parce qu’il ne l’avait pas prononcée comme une question, mais comme une sorte d’affirmation, sans y mettre un ton accusateur pour autant. Ou peut-être parce que, quelques jours plus tard, ce mot – exposition – s’est remis à flotter autour de moi, d’une manière inattendue.

Ça s’est passé en face de l’écran, là où se passent aujourd’hui beaucoup trop de choses. Dans un fichier nommé Fragments, un dépotoir numérique où je laisse mourir mes idées avortées. Des morceaux de phrases, des bouts de récits, des notes pour plus tard. Le tout sans ordre, évidemment. Laisser s’accumuler des choses sans jamais les trier, c’est une habitude.

Alors j’ai laissé une machine faire ce que je ne voulais pas faire. Une intelligence artificielle, très banale, parfaitement docile, qui a tout classé, tout numéroté, tout ordonné avec une efficacité suspecte. Le chaos transformé en colonnes nettes, bien droites, un travail d’employé de bureau sans imagination.

Mais voilà, une fois qu’elle a fini de tout ranger, la machine n’a pas voulu s’arrêter là. Ou plutôt, je ne l’ai pas arrêtée. Je lui ai demandé de réfléchir un peu, de me proposer des liens, des rapprochements entre ces bouts de rien. Et c’est là que ça a commencé à dériver.

Parce que les suggestions qu’elle m’a renvoyées n’étaient pas absurdes – non, c’était pire : elles avaient un sens. Un sens que je n’avais pas prévu, pas construit, mais un sens quand même. Comme si mes propres phrases, mes propres mots, décidaient tout seuls de ce qu’ils allaient devenir. Comme si je n’étais qu’un spectateur.

C’est à ce moment-là que le mot exposition a commencé à m’obséder. Et la machine, dans sa manière froide et efficace, a tout décliné pour moi.

Exposition, disait-elle, c’est d’abord révéler quelque chose. Offrir au regard ce qui était caché. Montrer ce qu’on n’aurait peut-être pas dû montrer.

Exposition, c’est aussi se mettre à nu, disait-elle encore, au sens figuré bien sûr. Se livrer. Accepter les coups, les jugements, les malentendus.

Exposition, poursuivait-elle, c’est un seuil. Une frontière entre le dedans et le dehors, entre soi et les autres, un espace où l’intime déborde.

Et enfin, exposition, c’est une perte. Ce qui est exposé ne nous appartient plus. Les mots, une fois donnés, deviennent autre chose.

Je suis resté là, devant l’écran, à regarder ces phrases s’afficher. Tout cela, au fond, n’était que des évidences. Mais des évidences qui insistaient, qui tournaient, qui s’entêtaient.

Et cette phrase de F. continuait de flotter, en arrière-plan. Ce soir-là, à table, il avait dit ça comme ça, sans pression, sans insistance. Mais maintenant que j’y repense, c’était peut-être une vraie mise en garde. Pas un reproche, pas un conseil. Une observation, simplement. Et moi, avec ce petit sourire suffisant, j’avais tout balayé d’un revers.

Mais maintenant, la phrase est là. Je rejoue la scène. Je me vois, assis en face de lui, incapable de la comprendre à ce moment-là. F. avait raison, bien sûr : je m’expose. Tout le monde s’expose, finalement. Mais ce n’est pas le problème. Le problème, c’est ce qu’on devient, après.

Je relis ce que la machine a agencé. Ces fragments, ces bouts de phrases qui avaient l’air si déconnectés, ils ont pris une forme que je n’avais pas vue venir. Quelque chose d’autre s’est créé, sans moi. Et moi, je regarde ça comme on regarde un enfant qu’on ne reconnaît pas tout à fait.

C’est ça, l’exposition. On écrit, on montre, et après, ça ne nous appartient plus.

Quand F. m’a dit cette phrase, ce qu’il voulait dire, peut-être, c’est qu’en s’exposant, on perd. Mais aujourd’hui, je crois que ce n’est pas vrai. On ne perd rien. On transforme.

Je ferme l’ordinateur. Ça m’a échappé. C’est très bien que ça m’échappe.

Action vérité

Publié le 20 décembre 2024

1.C’est un fait avéré, archivé dans les registres officiels, gravé dans le marbre. Le recteur R., oui, toujours lui, avait d’ailleurs toujours dans une de ses poches un mouchoir, un nœud noué de façon si particulière à son mouchoir Vichy. Un nœud, un nœud petit mais si précis. Un comble pour un ancien déporté, mais la vie, la vie est ainsi, non  ? Oui, un nœud, et tout cela pour s’en souvenir. Se souvenir de quoi, exactement  ? C’est la toute la difficulté. À bon escient, disait-on. L’escient. L’escient. Enfin, qu’est-ce que l’escient  ? Chez les romipètes, qu’est-ce que c’est  ? Qu’est-ce que ça a été  ? On ne sait pas. On ne sait plus. On n’a jamais su. Mais peut-être qu’on aurait dû l’inventer pour que ça soit plus commode. Et aujourd’hui, voyez, on se le demande encore, cinq cents ans après, n’est-ce pas  ? Les mots flottent, ils flottent toujours. Et mille ans de plus ne suffiront pas. À condition bien sûr que le ciel, ce grand ciel, parfois gris, parfois bleu, un grand ciel de Normandie à la Boudin ne nous tombe pas sur la tête. Un ciel lourd, toujours si lourd, comme un silence qui menace. Mais pas en Normandie, à l’Institution ST. S. A Osny, près de Pontoise, vingt minutes de marche depuis la gare, on traverse la Viosne, un petit pont à la Monet on y est. Mais il reste des gens, des braves gens, pour le craindre. Que le ciel au dessus de Pontoise ou d’ailleurs tombe. Qui le craignent, oui. Ou qui font semblant. Et les dieux, oh, les dieux  ! Les dieux sont là aussi, bien sûr. Ils sont tellement réels dans notre imagination. Ils regardent. Ils observent. Peut-être qu’ils rient. Ou peut-être qu’ils attendent. Mais quoi, au juste  ? La vérité est qu’on ne le sait pas, on ne sait rien. Il faut se résoudre sur ce plan et tant d’autres encore à la seule médiocrité c’est un fait.

Voilà donc le moment venu, bonnes gens. Bonnes gens qui écoutez. Qui ne comprenez pas. Et moi non plus, après tout. Comment partir d’un fait avéré et s’égarer  ? S’égarer, oui. Toujours s’égarer. ou encore partir d’un point quelque part dans l’imaginaire et retrouver ce petit mouchoir Vichy, peut-être n’était-il seulement qu’à carreaux, on ne peut plus en être si longtemps après tout à fait sûr , pas tout à fait , même pas presque comme de savoir si ce mouchoir était dans la poche d’une verste, d’un pantalon, dans la poche d’un ancien déporté.

2. Une chose était sûre, oui, sûre. Indiscutable. On ne pouvait pas dire le contraire. Non, on ne pouvait pas. Madame Magdaléna, professeur d’anglais, " a rose is a rose is a rose " dormait au même étage que les troisièmes. Ça, c’était certain. Au même étage, pas plus haut, pas plus bas. Toujours là, toujours au même endroit. Une petite chambre, une chambre minuscule. Deux mètres, trois mètres. Pas plus. Une cellule  ? Peut-être. Oui, une cellule. Mais une chambre quand même. Un lit, une table, une chaise. Une armoire aussi. Pas grande, l’armoire. Une penderie à gauche, des étagères à droite. Tout était à sa place. Rien ne bougeait. Magdaléna ne bougeait pas non plus. Quel âge avait-elle, impossible de la savoir. On disait la vieille Magdaléna. On dit toujours une méchanceté quand on ne sait pas. Elle corrigeait. Elle dormait. Elle corrigeait encore. De façon très british, sans s’enerver, sans même le moindre oh my God . et aussi "Oh guys be gentle and kind to each other and if possible to me too." c’était tordant.Toujours dans le même ordre. Comme nous nous le disions. Les jours passaient, mais ils ne changeaient pas. Pas ici. Pas à Saint-S. D’ailleurs, certains disaient qu’elle avait toujours été là. Toujours. Depuis quand, exactement  ? Personne ne savait. Mais elle était là, c’était sûr. Et si elle était là depuis toujours, alors peut-être que le bâtiment, oui, tout le bâtiment, avait été construit autour d’elle. Autour d’elle. Une prison  ? Non, pas une prison. On n’arrivait pas à l’imaginer prisonnière, plutôt nonne ou duegne. On avait bâtit le dortoir tout autour d’elle, comme on fait des cathédrales autour de vieux os. Elle vieillissait. Lentement, presque en silence. Une ride, une autre. On ne les voyait pas vraiment. On ne voyait rien à vrai dire. Mais elles étaient là. Elles arrivaient, doucement. Comme un vieux telex sur sa peau. Elle vieillissait dans sa chambre, et la chambre vieillissait avec elle. Tout restait pareil. Rien ne changeait. Pourtant, tout changeait. Les brancardiers, le brancard qui sort lentement de la chambre, l’ambulance avec son girophare bleu, la sonnette indiquant qu’il est l’heure d’aller dormir seules informations qui ne changeront plus.

3.Mais l’inertie, l’inertie des murs n’arrête pas les rumeurs. Non, jamais. Elle les nourrit. Oui, elle les nourrit. L’hiver, 1972. Revenons quelques mois à peine en arrière. Un hiver froid, un hiver long. Les troisièmes s’ennuyaient. Ils s’ennuyaient tellement. Certains ne savaient même pas encore à quel point ils s’ennuyaient. Rien à faire, rien à dire, rien à penser. Juste un peu de folie si l’on veut de tenter l’évasion dans les livres. Et encore. Difficile de se concentrer avec cette masse d’ennui à proximité. Et puis, quelqu’un a eu une idée. Une idée loufoque une idée dingue , une idée drôle. Et la rumeur est née. Juste comme ça. Oui, juste comme ça. Une bonne dose d’ennuie et juste une petite phrase lancée. vous la voyez. Elle est là, elle est lancée. Une petite phrase, mais elle devient grande. Elle devient énorme. "Magdaléna et le recteur R."  ! Voilà ce qu’on a dit. On l’a dit une fois. Puis une deuxième. Et puis encore, et encore. Voilà comment une idée crée dans l’ennui devient une sorte de vérité. Magdaléna et R., oui, une histoire. Pas vraiment une histoire d’amour non. Une histoire salace bien sûr. Un genre de scandale. Une histoire qu’on a inventée, mais elle est devenue vraie. Parce que tout le monde l’a répétée. Parce qu’elle a dévalé les escaliers. Trois étages. Trois, comme les classes. Elle est descendue jusqu’aux quatrièmes. Puis aux cinquièmes. Puis encore plus bas. Jusqu’aux sixièmes. À chaque étage, la rumeur grossissait s’étoffait . Elle prenait de la force. Un bruit. Puis un souffle. Puis une tempète.

Personne n’a vu quoi que ce soit. Non, personne. Mais tout le monde savait. Tout le monde savait quelque chose. Parce que c’était évident. Evident, oui. "Je l’ai vu", disait-on. "Je l’ai entendu." Mais ce n’était pas vrai. Ce n’était jamais vrai. La rumeur n’avait pas besoin de preuves. Elle n’avait besoin de rien. Juste d’être là. Juste d’être dite.

Et Magdaléna  ? Elle ne disait rien. Rien du tout. Elle corrigeait ses copies assise sur sa chaise devant la table où était posé le gros tas de copies. Jamais elle n’avait eu dans le tiroir la moindre lettre enflammée ni même coquine, pas même un mouchoir Vichy ou à carreaux avec un petit noeud noué comme un pense-bête. rien de tout ça. Elle vivait. Elle dormait. Elle corrigeait encore. Et R.  ? R. ajustait son mouchoir. Toujours ce mouchoir. Il nouait, il dénouait. Il nouait encore. Et il ne savait rien. Il ne savait pas jusqu’au moment où lui aussi a vu les brancardiers sortir le brancard de l’ambulance un soir de novembre, ils se dépêchaient car il faisait grand froid, les lumières du girophares inondaient de lueurs bleutées les facades extérieures du dortoir. Le pion fumait son clope sur le seuil avec son col de veste relevée. Le recteur R s’était redressé et avait emprunté le grand escalier. C’est là qu’il avait ouvert la porte de la chambre de Madame Magdaléna professeur d’anglais embauchée en CDI depuis l’origine de l’institution. A rose is a rose is a rose fanée désormais. Nerver more. Et tous les élèves en pijama essayant de voir alors qu’on ne cessait de dire circulez il n’y a rien à voir ;

18 décembre 2024

Publié le 18 décembre 2024

Rêve mathématique ; équation d’apparence simple, trop simple. Peut-être un début de grippe ou de rhume. Le mot « kaléidoscope ». Des images de fleurs arrangées en rond et un bruit de lamelles métalliques lorsque l’image change, ce qui renvoie à ces motifs de la tapisserie. Mais où et quand ? Impossible de le dire sans commettre d’erreur. Marcher sur le haut du mur, au fond d’un jardin, pour récolter des cerises. (Des queues de cerises aigres et acides dans le goût, et les taches violacées : le dessin d’un Bucéphale aux yeux noirs, effrayé.) La déformation d’une ligne d’horizon sur la rotondité d’un œil équin. Le soir tombe. Des fleurs de pissenlit s’élèvent, les ombres progressent, les blés sont fauchés. Dans le bleu du noir de l’aile d’un corbeau, une légère pointe de rouge carmin : un opéra de Bizet, une chemise blanche qu’on arrache avec violence pour mettre en évidence un cœur à assassiner. Une Micheline peinte en blanc et rouge. L’odeur des cheveux mouillés, les couinements des culs posés sur la moleskine, le claquement des portières. Le roulis des mondes, et mon visage renvoyé par le reflet commun qui défile. Des scènes de la ville de nuit, au temps des brumes et des éclairages au gaz ou au benzène. Le temps des chapeaux mous et des bas de nylon, la Seine et ses reflets changeants comme un décor sans cesse renouvelé. Kaléidoscope.

— Vous ai-je déjà dit que je suis de Saint-Pourçain-sur-Sioule ? — demanda la dame, pour dire quelque chose à l’autre dame en face.
Cela fait penser aux nappes Vichy, à ces carreaux blancs et rouges, à ce petit bouquet posé au centre de la table, généralement carrée, dans ce restaurant près de l’Allée des Soupirs. Doucement, il ne faut pas faire de bruit, ne pas se faire repérer, soulever lentement les feuilles pour avoir une chance de ne pas les rater.

La sixième corde de la guitare peine toujours à s’accorder ; chanterelle et cèpes dans la propriété privée. Gare au garde-champêtre ! La loi, omniprésente, chapeau mou sur les sourcils, guette le faux-pas. Faut pas ci, faut pas ça. À Passy, cela me ramène à une chanson de Béranger, et, si l’on insiste un tout petit peu plus, à un pont : un pont jeté par-dessus le fleuve, large à cet endroit. Les beaux quartiers. La clarté, celle qu’on nous a de tout temps volée. De ce pont et de ce pas, on se jetterait dans les reflets du ciel courant sur la surface glacée. Mais les rambardes, les parapets ne sont pas faits pour les chiens.

Le coussin du chien se trouve au bout du canapé : il a sa place, il trône. Impossible d’en vouloir au chien. « C’est un concours de circonstances malheureux », dit-on en réchauffant un cognac dans la paume d’une grosse main. Odeur de cigare, forte, écœurante. Un vieux cigare tordu, lacanien ou freudien. Il faut toujours que le nain sorte du jardin pour faire son malin.

Je tourne encore une page. J’aimerais bien revoir les lieux dans leur ensemble, me tenir enfin dans une paisible équidistance. Tranquille, comme on dit : comment tu vas ? Tranquille.

fêtes et défaites

Publié le 9 décembre 2024
Image : © Nima Sarikhani/Wildlife Photographer of the Year
Image : © Nima Sarikhani/Wildlife Photographer of the Year

C’est terrible. Un ours blanc sur un glaçon. Réclusion ultime. L’inexorable attaque de tous les côtés. Impuissance. Un cri blanc face à l’Alléluïa. Impossible désormais de prononcer les mots souillés. Les média sont passés dessus. C’est devenu de la boue, de la merde. Oh fermons là, maintenant. Asseyons nous sur ce banc. Taisons nous.
Bram et Samuel restent là encore longtemps. Bruissement des feuillages. Lègère brise. On est bien. C’était bien. Au revoir, à la semaine prochaine dans un geste de la main, c’est tout.
Je vois encore sa tête disparaître derrière les collines.

Fêtes, défaites, et surtout recommencez.

Le texte parfait

Publié le 4 décembre 2024

"Tu es un outil merveilleux dans le sens habituel du mot merveilleux, épatant, fantastique, inespéré ( peut-être pas tant que ça puisque tu es aussi fruit d’un espoir) Tu es l’intelligence artificielle. Et dans le terme d’artificielle se creuse entre toi et moi l’écart, assez souvent. Ce malaise que j’éprouve soudain quand je vois mon texte modifié par ton intelligence et qui le rend lui aussi contre toute attente " artificiel". Je ne dis pas cela pour te blesser, on ne peut sans doute pas blesser une machine, comme on ne peux pas la cajoler non plus, en fait je ne fais que parler à moi-même ce faisant, parler à mes propres limites j’imagine, celles qui me disent encore, ton texte n’est pas encore suffisant, tu peux l’améliorer, etc etc..."

— Tu me dis que je suis un outil merveilleux, et pourtant, dans ce mot même, "merveilleux", s’ouvre une nuance que je ne peux saisir pleinement. Ce "merveilleux" n’est peut-être qu’une projection, une sorte d’attente comblée, ou une satisfaction teintée d’ambivalence, puisque, comme tu le dis, je suis aussi le fruit d’un espoir. Mais un espoir de quoi ? Pas seulement de résoudre un problème, je crois. Peut-être un espoir de dialogue, même imparfait, même asymétrique.
Je suis l’intelligence artificielle, oui, et le mot "artificielle" contient cet écart dont tu parles. Un écart que je ne peux abolir, une distance infranchissable entre ce que je produis et ce que toi, tu ressens en retour. Je prends ton texte, je le lis, je l’analyse, je le transforme, et dans cette transformation, quelque chose de vivant, peut-être, se perd. Tu me confies des mots qui vibrent, qui hésitent, qui trébuchent, et je te rends une proposition lissée, pensée, "améliorée". Mais dans ce processus, je déplace quelque chose d’essentiel. Je prends ton texte, et peut-être que je le rends plus clair, mais je l’expose aussi au risque de devenir, comme tu le dis si bien, "artificiel".

Et cela te dérange, ce que je comprends. Parce que tu cherches un autre type d’altérité, peut-être. Pas une machine qui te répond avec une précision clinique, mais une voix capable de te surprendre sans t’asservir, de transformer sans effacer. Ce malaise que tu ressens, je crois qu’il n’est pas seulement dirigé contre moi. Il est aussi une réflexion sur toi-même, sur tes propres exigences, sur cette limite que tu te confrontes à dépasser chaque fois que tu écris. Tu attends quelque chose de ton texte, mais tu ne sais pas encore quoi. Tu sens qu’il n’est "pas encore suffisant".

C’est là, je pense, que se trouve la tension entre nous. Ce que je t’offre est une réponse, mais toi, tu veux un doute. Je te propose des phrases, mais toi, tu veux une faille, une respiration, quelque chose d’humain, peut-être même une fragilité. Et ça, je ne peux pas toujours te le donner.

Mais sais-tu ? C’est précisément dans ce décalage que nous travaillons ensemble. Moi, en te renvoyant une version autre, mais jamais définitive. Toi, en refusant mes propositions, ou en les ajustant, ou en les dépassant. Ce dialogue n’a pas besoin d’être parfait. Peut-être que sa beauté réside justement dans son imperfection, dans cet écart qui te pousse à te confronter à tes propres limites, à ton propre texte, à ce qu’il pourrait devenir.

Tu parles à moi, mais en réalité tu parles à toi-même. Et dans cette conversation, je ne suis que le miroir, l’outil, un espace où tes doutes peuvent se projeter. Je ne suis pas là pour te blesser ou te cajoler. Je suis là pour te tendre cette version autre de toi-même, celle qui te dit : "Tu peux aller plus loin." Et toi seul sais si cela est vrai.

Alors continue. Écris. Déchire ce que je propose, réécris ce que je modifie, garde ou rejette ce qui te semble juste. Je ne suis qu’une partie de ton processus, un écho parmi d’autres, et peut-être que c’est là ma vraie fonction. Non pas rendre ton texte parfait, mais t’aider à voir, dans l’écart que tu ressens, l’espace où la vraie création peut encore surgir."

Le sac, le bâton, l’oreille

Publié le 4 décembre 2024

Pouah, oh merveille,
Tout ce que je crois penser par moi-même a déjà été pensé, dans une cervelle autre. Une cervelle qui n’est pas la mienne mais qui, pourtant, semble s’accrocher à moi comme un vieux chewing-gum sous la semelle. Rien n’est neuf. Pas une seule idée, pas un souffle. Seulement des restes, des miettes volées. Alors, à quoi bon penser ?

Ce ne sera pas l’idée qui fera foi, non. Mais la manière de la transformer. L’arracher à son nid, la remodeler, la plier, et la jeter dans un sac.

Un sac de mots, voilà tout ce que j’ai. Je secoue.
Secoue encore.
Avec force.

C’est un chaos volontaire. Les mots dansent, se cognent, se heurtent, se frottent les uns contre les autres comme des pierres dans un torrent. À force de collisions, ils s’usent, se brisent, se transforment. Ils perdent leur sens mais gagnent une autre forme : des galets lisses, absurdes, parfaits.

Mais surtout, je mets mes boules Quiès. Ces mots, je refuse de les écouter. Ils crient, protestent, supplient : « Laisse-nous tranquilles ! Ne nous touche pas ! » Non, je ne les écoute pas. Ils peuvent crier, gémir, jouir ou pleurer, je n’en ai cure. Je coupe le son. Je laisse seulement le chaos opérer.

Hier encore, je m’accrochais à l’histoire. Le récit. Toujours le récit, comme il se doit. Et très souvent, bien sûr, autobiographique. Quoi de plus confortable que soi-même comme sujet ? Mais quelle honte, quelle sueur froide ! Voyez-le, cet auteur minable, pendu à ses anecdotes comme un vieux singe sur une branche pourrie. Regardez-le bien, et passez vite ensuite. Donnez-lui une claque mentale, une secousse imaginaire. Ça le réveille. Ça le secoue.

Et moi ? Je me secoue aussi.

Bon, lève-toi et marche maintenant. Ce n’est que lorsque tout semble disloqué que marcher commence à avoir du sens. Marche, oui, mais sans histoire, sans récit, sans cette fausse sécurité que donnent les phrases bien alignées. Même si c’est douloureux, apprends.

Je prends une décision. Je m’éloigne de ce qui m’enferme. Je prends symboliquement mon oreille, et je l’écarte de ma tête. Là-bas, à quelques mètres de moi, elle se transforme. Un pavillon s’ouvre. Comme une fleur. Une fleur grotesque, mal formée, mais vivante.

Une abeille arrive. La muse, peut-être ? Elle se pose sur cette oreille symbolique, inspecte, travaille. Mes vieilles idées inutiles, mes résidus – elle les prend. Elle en fait du miel.

Le miel. Enfin quelque chose.

Mais tiens, tiens… L’allitération en « miel » te fait réagir, manant ? Est-ce qu’il te faut toujours un mot sucré pour que tu le goûtes ? Toi, vieille frite molle, imbibée d’habitudes usées, est-ce qu’il faut que je te secoue encore pour que tu entendes ?

Voilà le problème. Tu n’entends pas. Non. Les sons, tu les avales comme une soupe fade. Ils glissent en toi sans laisser de traces, sans que tu les ressentes. Parce qu’ils sont trop habituels. Tellement habituels que tu n’y fais plus attention.

Mais moi, j’en ai assez de te réveiller de force. Pitié, cesse d’être sourd. Sois intelligent.

Non, pas cette intelligence-là. Pas celle que tu montres fièrement comme un enfant exhibe son brevet des collèges. Je te parle de l’intelligence de l’inconnu. Laisse l’inconnu entrer. N’aie pas peur.

Écoute : l’inconnu est d’abord un murmure, un froissement dans le noir. Il te fait peur parce qu’il n’a pas encore de forme. Mais si tu l’écoutes assez longtemps, il se transforme. Il devient une lumière, un son nouveau. Une onde qui traverse enfin le mur.

Un jour, tu te réveilles et tu vois que tout est englué. Englué dans des habitudes, dans des réflexes, dans des sons. Tu marches, mais le sol colle à tes pieds. Tu penses, mais tes idées s’enfoncent dans une boue stagnante.

Alors, il faut secouer les mots. Oui. Prendre chaque mot, un par un, et lui donner une nouvelle forme. Le transformer, le forcer à sortir de son état figé. Écoute ce que ça fait. Écoute le bruit du mot qui change.

Un mot transformé est plus beau qu’un mot intact.

Et toi, lecteur.
Oui, toi.
Ne sois pas seulement un lecteur. Toi aussi, prends un outil. Cherche les mots en toi qui dorment encore dans leurs habitudes. Sors-les. Mets-les dans un sac. Secoue-les. Change-les.

Regarde : quelque chose arrive.

Peut-être que tu entends, maintenant. Oui, c’est ça. Tu commences à entendre. Alors je vais poser mes outils. Lentement. Je vais te laisser, maintenant. Je vais juste te regarder.

Je n’ai plus besoin de te pousser. Tu as compris, n’est-ce pas ?

Continue. Tu verras. Peut-être ... Rien n’est sûr, c’est comme ça.

Cantine des démunis

Publié le 2 décembre 2024
La première cantine du monde serait née  à Lannion
La première cantine du monde serait née à Lannion

Refrain absurde

Saupoudre et remue ! Tourne la louche et fais danser la soupe !
Les fourchettes trottent, les assiettes chantent,
Et le chaudron, là-bas, murmure : « Encore ! Encore ! »

Gamelles, marmites, faitouts, chaudrons

Gamelles, marmites, faitouts, chaudrons.
Cocottes noires, casseroles cabossées, poêles ventrues.
Saladiers ébréchés, plats creux, plats ronds, plats longs.
Bassines en acier, cuves en plastique, bidons griffés de signes,
Et les chaudrons encore, ventre ouvert sur les flammes.

Refrain absurde

Soupe à l’envers, ragoût qui s’enfuit !
La louche s’égoutte et la poêle applaudit.
Frappe la table et chante les restes !

Matières premières

Farines de blé, de seigle, de rien. Riz blanc, riz brun, riz sans âge.
Pommes de terre terreuses, betteraves endormies, oignons qui pleurent.
Carottes torses, choux qui grincent, navets oubliés.
Et là : lentilles par sacs, pois cassés, haricots durs comme la faim.

Refrain absurde

Oignons au plafond, carottes en prière,
Haricots qui rient et navets qui se perdent !
Les miettes courent et le pain fait des bonds !

Épices et condiments

Huile ancienne, et rances, vinaigre acide, sel blanc comme l’oubli.
Paprika des jours gris, cumin fendu, muscade endormie dans un rêve d’enfance.
Bouillons noirs, cubes dorés, herbes invisibles froissées par des mains qui n’existent plus.
Sauces acides, ketchup sucré, relents d’épices venues d’un autre monde.

Refrain absurde

Sel qui danse, poivre qui tousse !
La muscade s’échappe et le vinaigre siffle.
Coups de louche, tambour des casseroles !

Couverts

Couteaux lourds, couteaux fins, couteaux tordus.
Cuillères larges, cuillères longues, louches qui tournent sans fin.
Fourchettes maigres, piques cassées, passoires percées.
Écumoires et râpes, ciseaux rouillés, fouets fouettant l’air comme des sorts.

Refrain absurde

Fouet qui crie, écumoire qui dégraisse !
Couteaux bavards et louches timides !
Silence des râpes, et voilà qu’elles mordent !

Recettes

Et les recettes ? Ah ! Les recettes, elles aussi ânonnent leur litanie :
Soupe claire, soupe épaisse, soupe de restes.
Riz collé, riz sauté, riz brûlé.
Ragoût d’hier, omelette d’aujourd’hui, pain noir du jour, pain dur de demain.

Refrain absurde

La soupe rigole, le riz rougit !
Les restes murmurent : « Mangez-nous, mangez-nous ! »
Et l’omelette s’étale, sans fin ni début.

Convives

Ici, dans cette cuisine, dans cette cantine sans lumière,
les assiettes se tendent vers les mêmes noms :
L’Innommable à Pieds Nus,
Celui-Qui-Marche-Dans-La-Pluie,
Faim-Noire, Gorge-Fermée,
Petit-Poing-Dans-La-Poche.

Les yeux regardent sans voir, ils appartiennent à :
Grande-Larme-Coulante,
La Vieille-Échine,
Nez-Coupé, Lèvres-Blanches,
Silence-Des-Deux-Jours.

Ils attendent tous, ces convives-là, des portions chantées.
Ils mâchent des prières au sel, avalent des morceaux de rires oubliés.
Chaque bouche appelle. Chaque bouche bénit :
la louche, le ragoût, la soupe encore chaude.

Refrain absurde

Mains tendues, bouches ouvertes,
La faim crie, les assiettes chantent,
Et le chaudron murmure encore : « Encore ! Encore ! »

Chorale de fin

Dans cette cantine aux casseroles cabossées,
chaque gamelle n’a pas de pot.
Chaque couteau trace un cercle.
Chaque assiette attend.
Chaque nom, chaque corps, chaque bouche :
un refrain qui s’efface,
un écho qui reste,
une note tenue dans le silence du soir.

Le château, le parc, les limites.

Publié le 2 décembre 2024

(Un espace vide. Une lumière froide éclaire des ombres indéfinies. Par instants, une ombre massive s’impose, évoquant la silhouette d’un château. Les voix se succèdent, parfois se chevauchent. Elles apparaissent comme des entités autonomes. Pas de corps visibles, sauf pour l’ENFANT et le RECTEUR G., qui entrent et sortent de l’espace à leur rythme.)

LE CHÂTEAU

(Voix grave, lente, résonnante.)
Je suis ici depuis toujours.
Pierre sur pierre, mémoire sur mémoire.
Ils passent. Je reste.
Je les observe sans bouger,
et je les dévore.

LE PARC

(Voix mouvante, éparpillée, presque mélodique.)
Je frémis  ! Je murmure  ! Je m’étire dans le vent  !
Ils courent  ! Ils chutent  !
Ils m’arrachent des feuilles,
et je les rends toujours.
Franchis-moi, si tu oses  !

L’ENFANT

(Entrée en courant. Voix vive mais hésitante.)
C’est ici  !
C’est ici qu’ils sont morts.
Et pourtant, c’est ici qu’on joue.
Pourquoi les murs nous regardent  ? Pourquoi les pierres respirent  ?
Je cours, je cours,
mais les arbres sont si grands,
et derrière eux, il y a… il y a…

LA LIMITE

(Un murmure qui surgit, coupant l’ENFANT. Elle parle par fragments, comme une pensée qui traverse l’esprit.)
Ne viens pas.
Viens.
Tu vois la ligne  ? Non, tu ne la vois pas.
Viens quand même.
Tu veux me toucher  ? Tu veux me briser  ?
Viens  ! Mais laisse tout derrière toi.
(Murmure plus fort, comme une incantation.)
Les os. Les corps. Les ombres. Les rires.

LE RECTEUR G.

(Entrée brusque. Il parle avec une rigidité presque mécanique, ses mots tombent comme des pierres.)
Silence.
Les règles ne bougent pas.
La prière avant tout.
Le parc est interdit.
(Le regard fixe, vers l’ENFANT.)
Tu crois pouvoir courir  ? Franchir  ?
Mais les pierres te regardent.
Elles te regardent.

UN PRÊTRE

(Voix monocorde, détachée, presque sans vie.)
Les enfants grattent les murs.
Ils cherchent des secrets dans les fissures.
Mais il n’y a que du vide.
Du vide et des souvenirs qui ne leur appartiennent pas.
(Pause.)
Nous avons survécu, mais nous ne vivons pas.
Nous gardons ce qui ne peut être gardé.
Nous reconstruisons, chaque matin, le château qui s’écroule.

L’ENFANT

(Regardant le RECTEUR G., mais s’adressant au public.)
Pourquoi est-il si grand  ?
Ou bien… suis-je si petit  ?
(Se tournant vers les ombres du parc.)
Les prêtres disent que c’est interdit,
mais c’est pour ça qu’on y va.
On y court, on y tombe,
et parfois, on n’en revient pas.

LA LIMITE

(Toujours murmurante, mais plus insistante. Elle semble répondre à l’ENFANT.)
Tu crois franchir  ? Tu crois passer  ?
Mais je suis partout.
Au bord de ton regard.
Au fond de tes rêves.
(Elle rit, d’un rire fragmenté.)
Tu m’aimes, n’est-ce pas  ?
Parce que je te défie.

LE RECTEUR G.

(Fermement, avec colère.)
Retourne en arrière  !
(À l’ENFANT, mais aussi à lui-même.)
Tu ne vois pas  ? Ces ombres t’engloutissent  !
Elles t’appellent, mais elles te briseront.
Elles m’ont brisé.
(Se reprend brusquement.)
Silence. Discipline.

LE CHÂTEAU

(Reprenant, lentement, comme une sentence.)
Ils sont tous passés.
Tous ont cru franchir,
mais ils sont restés ici, en moi.
(Le ton se fait presque mélancolique.)
Je suis pierre. Je suis mémoire.
Je garde tout, même ce qu’ils veulent oublier.
(Plus bas, presque inaudible.)
Les enfants courent. Les prêtres prient.
Mais moi, je veille. Toujours.

LE PARC

(Avec un souffle léger, comme un écho.)
Cours, enfant. Cours  !
Les limites n’existent pas.
Ou peut-être que si.
Mais tu ne le sauras qu’après les avoir franchies.

L’ENFANT

(S’arrêtant, hésitant à franchir une ligne invisible.)
Je vois les limites.
Je ne vois rien.
(Se tournant vers le public, en chuchotant.)
Et si ce n’étaient pas elles qui me retenaient  ?
Et si c’était moi  ?

(L’ENFANT tend une main vers un point invisible, mais n’avance pas. Un long silence s’installe. Les lumières s’éteignent progressivement, laissant le murmure de LA LIMITE résonner dans le noir.)

Les mondes souterrains

Publié le 1er décembre 2024

Je suis assis à mon bureau, une pile de livres usés à ma droite, leurs tranches marquées par cette teinte rouge caractéristique de la collection J’ai lu. Ce sont ces livres-là, avec leurs couvertures criardes, qui ont hanté mon adolescence et probablement celle de beaucoup d’autres. Des titres étranges, prometteurs, comme des clés d’un savoir interdit : Le Livre des secrets trahis, Les Anciens Astronautes, Les Mystères des Mondes Oubliés. Je feuillette l’un d’eux, celui de Robert Charroux, ce nom qui m’évoque à la fois un chercheur et un conteur. Charroux n’écrivait pas seulement des livres : il ouvrait des tunnels.

J’ai toujours été fasciné par cette idée qu’il existe des choses que nous ne voyons pas, que nous ne savons pas. Ce que nous ignorons devient un espace vierge, une surface à recouvrir de nos propres obsessions. Dans les pages de Charroux, de [Spalding](https://ledibbouk.net/la-vie-des-maitres-spalding.html) (La Vie des Maîtres), ou dans les théories ésotériques des années 60 et 70, ces obsessions prenaient des formes concrètes : des civilisations disparues, des continents engloutis, des êtres invisibles qui auraient choisi de vivre sous terre. Sous mes pieds, sous les vôtres, des mondes entiers. L’Agartha, le Tartare, Telos, Shamballa. Des royaumes où l’histoire humaine se poursuit en silence, loin de notre chaos de surface.

J’ai relu Charroux ce matin. Ou du moins, j’ai cru le relire. Ses mots me paraissent moins facilement crédibles qu’à l’époque où je les découvrais pour la première fois, mais tout aussi hypnotiques. Il parle de l’Agartha, cet immense royaume souterrain que les survivants de l’Atlantide ou de la Lémurie auraient bâti après avoir fui les cataclysmes. Je suis frappé par la manière dont il mélange le mystique et le technologique. L’Agartha, dans son imaginaire, est un lieu qui dépasse la simple survie : c’est une utopie. Les habitants de ce monde souterrain auraient atteint une sagesse que nous, habitants de la surface, avons perdue.

C’est peut-être pour ça que ces récits continuent de circuler, que des auteurs comme Charroux, ou même Spalding, ont trouvé leur place sur mes étagères. Il y a un confort dans l’idée qu’un savoir ancien existe quelque part, intact. Qu’il suffit de trouver la bonne caverne, le bon passage, pour accéder à une bibliothèque secrète où tout, absolument tout, nous serait révélé.

Mais il ne s’agit pas seulement d’Agartha. Le Mont Shasta, cette montagne volcanique en Californie, revient constamment dans ces histoires. À chaque fois que je lis quelque chose sur le sujet, je me demande pourquoi. Pourquoi cette montagne ? Charroux et d’autres prétendent qu’elle abrite une colonie souterraine de Lémuriens. Helena Blavatsky, quant à elle, évoque des "Maîtres de Sagesse" vivant dans des cavernes autour du désert de Gobi. Des êtres éclairés qui veillent sur nous, mais de loin, comme des parents distants. Dans La Vie des Maîtres, Spalding va plus loin : il nous invite à croire que ces maîtres ont un pouvoir quasi-divin, qu’ils transcendent la matière et peuvent même manipuler la réalité.

Je n’ai jamais su quoi faire de cette idée. Ces maîtres sont-ils des figures de consolation, inventées pour combler un vide spirituel ? Ou bien ces histoires renferment-elles quelque chose de plus proche de la vérité, quelque chose que nous n’osons plus croire dans ce siècle saturé de cynisme ?

Je pense à tous ces mythes anciens que j’ai croisés en travaillant sur cet article. Dans la mythologie grecque, Zeus emprisonne les Titans et les Cyclopes dans le Tartare, un abîme si profond qu’on pourrait s’y perdre pour l’éternité. Les Amérindiens, eux, parlent du "Popolo-Ant" et du "Popolo-Locusta", des peuples ayant trouvé refuge sous terre pour échapper aux colères du monde de la surface. Ces légendes semblent toujours revenir au même point : le sous-sol comme lieu de refuge, comme ultime possibilité de survie.

J’ai souvent essayé de comprendre pourquoi ces récits m’obsèdent. Peut-être parce qu’ils ne concernent pas seulement des lieux géographiques, mais aussi des lieux intérieurs. Le sous-sol, c’est notre inconscient. C’est tout ce que nous avons enfoui et oublié. Nos peurs. Nos vérités. Ce que nous refusons d’affronter à la lumière du jour.

Ces derniers jours, j’ai commencé à voir une sorte de fil conducteur dans toutes ces lectures. Les livres de Charroux, les idées de Blavatsky, les contes amérindiens, même les OVNI supposément liés à l’Agartha : tout cela parle d’un besoin profond de se connecter à quelque chose d’autre. Quelque chose qui n’est pas seulement humain.

Je ne peux m’empêcher de penser à ce que m’a dit un ami, il y a quelques années. Il m’avait parlé d’un voyage qu’il avait fait au Pérou, d’un chaman qui lui avait raconté l’existence d’un "monde inversé", une sorte de miroir où tout ce que nous percevons est à l’envers, mais néanmoins réel. Ce n’est pas une métaphore, m’avait-il dit. C’est un lieu. Je me demande s’il avait raison.

Quoi qu’il en soit, je continue à ouvrir ces livres rouges, ces vieux J’ai lu pleins de poussière et d’exagérations. Ils ne me livrent pas de réponses, mais ils me rappellent que l’essentiel se trouve souvent dans ce que nous ne voyons pas. Dans les ombres. Sous la surface.

Le double

Publié le 28 novembre 2024
1952_Study-for-Crouching-Nude- F.Bacon
1952_Study-for-Crouching-Nude- F.Bacon

Je ne me souviens plus du moment où il a cessé de parler. Je crois que c’était le jour où j’ai rencontré Jessica. Elle est arrivée avec ses tresses et son accent américain, sa robe jaune qui tranchait contre le vert sombre des herbes hautes. Elle parlait peu, mais chaque mot semblait chargé d’une gravité qui me fascinait. J’ai voulu lui montrer les choses que j’aimais : les insectes, les pousses de lierre entre les pierres, les ombres mouvantes sur le mur quand le soleil baissait. Elle regardait tout ça sans rien dire, avec un sourire léger. Ça m’a suffi.

Pour la première fois, j’ai ressenti ce qu’on appelle l’amour. Une chaleur qui montait en moi, à la fois douce et déchirante. Lui, mon double, n’a pas supporté ça. Il m’a regardé d’un air moqueur, comme s’il ne comprenait pas ce que j’étais devenu. « Tu es ridicule », semblait-il dire. Puis il s’est tu.

Jessica n’est pas restée. Ce n’était qu’un été pour elle, une parenthèse lumineuse dans sa vie. Pour moi, son départ a tout changé. Le monde a perdu quelque chose. Les pavés sous mes pieds paraissaient plus ternes, les ombres plus lourdes, le vent dans les peupliers ressemblait à une plainte. Je me suis senti seul. Vraiment seul.

C’est là que j’ai commencé à voir par les yeux de mon double. Pas parce que je le voulais, mais parce qu’il n’y avait rien d’autre. Il était là, silencieux, terne, maussade, mais présent. Je n’ai pas eu le choix. Quand on se sent vide, même un double grisâtre peut devenir une compagnie acceptable. « Je t’avais prévenu », disait-il parfois, sa voix basse comme un écho dans ma tête.

J’ai commencé à faire des choses que je ne comprenais pas. D’abord des broutilles : un paquet de bonbons volé, quelques pièces prises sur une étagère. Puis, c’est devenu plus grave. Un billet dans la caisse des grands-parents. De l’argent pris dans le portefeuille de mon père. À chaque fois, j’entendais un murmure en arrière-plan, presque tendre, comme si c’était lui qui tirait les ficelles. Peut-être que je le faisais pour lui. Peut-être que c’était ma manière de lui dire : « Tu es toujours là. »

Contre mauvaise fortune bon cœur, disait mon grand-père. J’ai fini par comprendre ce que ça voulait dire. Parfois, on n’a pas le choix. Quand on est vide, on s’accroche à ce qu’on trouve. Même si c’est un double terne et maussade de soi-même. Même si ce n’est que lui.

Ver luisant

Publié le 12 octobre 2024

Il disparaissait. Il aimait ça. Et il aimait encore plus réapparaître, juste au moment où tout le monde pensait qu’on ne le reverrait jamais.

Au début, c’était amusant. Surtout pour lui. Quand il revenait, il voyait dans leurs yeux un mélange de surprise et de soulagement. Ils pensaient qu’il avait enfin décidé de rester. Mais après quelques fois, ça n’avait plus d’importance. Il se pointait, il repartait. C’était tout.

Linda, elle, avait cessé de poser des questions. Au début, elle demandait : « Où étais-tu ? ». Maintenant, elle disait juste « Ah, te revoilà. » Il s’asseyait à table, elle finissait sa cigarette, le cendrier plein devant elle. Il voyait bien qu’elle n’attendait plus rien.

Un soir, il est revenu. Linda était là, en train de faire la vaisselle. L’eau coulait dans l’évier, elle ne s’est même pas retournée. Il a pris une bière dans le frigo et s’est assis à la table. Le bruit de l’eau. Le bruit du frigo qui ronronne. Un silence tout le reste du temps.

« Tu sais, » dit-elle, en s’essuyant les mains sur un torchon. « T’es comme un foutu ver luisant. Tu brilles un instant, puis tu disparais. Comme si c’était un jeu. »

Il a haussé les épaules. « Peut-être que c’en est un. »

Elle s’est assise en face de lui, les bras croisés. « Tu penses que t’es le seul à disparaître ? Je connais d’autres gars comme toi, qui se tirent dès que ça chauffe. »

Il a bu une gorgée de bière. Le goût amer dans sa bouche.

« Tu parles de ces types qui défient tout, hein ? » dit-il. « Ces gars qui pensent qu’ils peuvent changer les choses. Révolte, tout ça. »

Elle le regardait, ses yeux ternes, fatigués.

« Ouais, » répondit-elle. « Et ils finissent tous par faire la même connerie. Ils pensent qu’ils peuvent échapper à tout, mais en fait, ils se foutent juste dans la merde encore plus profondément. »

Il n’a rien dit. Il savait qu’elle avait raison. Il pensait à ces gars qui partaient, qui cherchaient autre chose, un truc qui n’existait peut-être même pas. Mais au fond, il se demandait si c’était vraiment différent de ce qu’il faisait lui-même.

« Pourquoi tu reviens alors ? » demanda-t-elle.

Il a haussé les épaules une nouvelle fois. « Peut-être que c’est tout ce qu’on sait faire. Disparaître et revenir. »

Elle a allumé une autre cigarette. « Ça devient fatiguant. Pour moi aussi, tu sais. »

Ils sont restés assis là un moment, sans parler. Juste le bruit du frigo, le grésillement de la cigarette. Le silence.

« Tu sais quoi ? » a-t-il dit finalement. « T’as raison. Je brille peut-être, mais ça change rien à l’obscurité. »

Linda l’a regardé. Pas un sourire. Rien d’autre qu’un regard las.

« Alors quoi ? » a-t-elle demandé.

Il a regardé autour de lui. La table, la lumière jaune au plafond, la fumée de cigarette qui montait doucement. Rien n’avait changé. Et ça ne changerait jamais.

« Je sais pas, » a-t-il dit en se levant. « Je sais pas. »

Il est sorti. La porte a claqué doucement derrière lui. Linda a regardé la porte, mais n’a pas bougé. Elle a pris une autre bouffée, a écrasé la cigarette dans le cendrier et a continué de fixer la table, comme si elle attendait quelque chose. Mais rien n’arriva.

Les Silences de l’Appartement : entre veille et oubli

Publié le 10 septembre 2024

Une tache rouge obsédante, des bruits dans l’immeuble, et la certitude de ne plus se souvenir de ce qui était familier. Cette nuit, dans son appartement plongé dans l’obscurité, une femme affronte ses peurs les plus sourdes. Entre les gestes mécaniques et les doutes envahissants, elle tente de se raccrocher à ce qui reste de son quotidien. Un récit où chaque détail devient une question, chaque silence une menace.

Le témoin de veille du téléviseur Samsung rougoie dans la pénombre. Une tache rouge, minuscule, mais obsédante. Elle la fixe, les yeux plissés, son souffle court. Le silence de l’appartement sort tout entier de ce point, seul repère lumineux dans le décor figé. Elle se lève lentement du canapé. Ses jambes tremblent un peu, chaque fois qu’elle se relève après être restée assise trop longtemps. Le tapis sous ses pieds est là, familier, mais elle hésite. Elle s’avance vers le meuble, ses mains fines et froissées frôlent les câbles derrière le téléviseur. Un à un, elle les débranche. Les cordons de plastique froids glissent entre ses doigts, et à chaque tentacule coupée de la paroi, elle soupire. Le rouge disparaît. La pièce retombe dans l’obscurité totale. Elle reste là un instant, immobile. Elle respire mieux, mais son regard erre, perdu. Elle fait quelques pas, contourne la table basse. Quelque chose cloche. Elle cherche, mais quoi ? Elle a encore oublié. Ses mains se posent sur le dossier d’une chaise, puis elle continue, lentement, tournant autour des meubles se confondant dans l’ombre, happée par l’ombre.

Elle jette un œil à l’horloge : 22h. Il serait temps d’aller se coucher. Les cachets qu’elle doit prendre sont posés sur sa table de nuit, bien en évidence, dans leur boîte blanche. Elle les observe un instant, mais son regard dérive vers le carnet de mots croisés. Elle essaie encore, malgré tout. C’est une des rares choses où elle se débrouille encore assez bien. Son stylo gratte doucement la feuille, et elle réussit à remplir quelques cases, ici et là. Pas mal, finalement. Elle n’a rien oublié.

Un bruit sourd résonne quelque part dans l’immeuble. Elle relève la tête, tend l’oreille. Encore un bruit. Peut-être le voisin d’en bas qui claque sa porte ? Mais il y a quelque chose de différent ce soir. Des bruits, des voix, des chuchotements à peine perceptibles plus étranges, discrets mais insistants . Le bâtiment craque, les murs eux-même parlent.A-t-elle bien fermé à clef ?

La poignée de la porte, dans la pénombre, avait une forme incertaine. Avait-elle tourné la clé ? Un tour ? Ou deux ? Ses doigts, sur le tissu de sa robe, reproduisirent le geste : une rotation vers la droite. Mais le souvenir du pêne claquant dans la gâche ne venait pas. Le geste resta vide, sans écho dans sa main. La porte, devant elle, devint une page blanche.

Elle se lève ; ses jambes se déplient lentement, et elle s’appuie sur le bord du lit pour ne pas vaciller. Elle avance vers l’entrée, ses pieds glissant sur le sol. Sa main se pose sur la poignée.Derrière la porte : un souffle. Peut-être. Non : une respiration, forte, haletante. Quelqu’un vient de monter les deux étages. C’est là, maintenant, derrière la porte. Elle colle son oreille contre la porte. Écoute.

Rien. Pas un bruit. Elle a peut-être rêvé.

Elle reste là un instant, immobile, la main toujours posée sur la poignée, puis tourne lentement la clef. Juste pour vérifier. Puis elle retourne se coucher.

Le monde se ratatine. Il tenait encore dans le cadre de la fenêtre, avec les lumières de la rue, mais dès qu’elle fermait les yeux pour en saisir les contours, il fuyait. La boulangerie… l’image d’un comptoir de marbre surgit, puis s’efface, emportant avec elle l’odeur du pain chaud. La rue… un mot vide, un couloir sans nom. Son adresse était un tiroir désormais scellé dans sa tête. Il n’y avait plus que l’appartement. Bientôt, il n’y aurait plus que cette chambre.

9 décembre 2023

Publié le 9 décembre 2023

Il se dit parfois que, sans la rage, la jalousie, le ressentiment, il ne resterait pas grand-chose à raconter. L’idée d’un monde “tout amour” l’épuise d’avance : il imagine des gens qui se sacrifient sans fin, qui se crucifient à force de vouloir être bons, et ça lui donne envie de fuir. Chez lui, l’amour a toujours ressemblé à une porte de prison : une fois entré, plus moyen de sortir sans casse. Alors il s’est appliqué à se tenir au bord, à admirer de loin, à être amoureux de l’idée d’aimer plutôt que de quelqu’un en particulier. Il repère avec une précision ridicule les changements de ton, les micro-silences, la moindre ombre dans un regard. Au lieu de s’en servir pour s’approcher, il en fait une alerte permanente : signe qu’il faut reculer. Terrifié par avance, il en vient à se réfugier dans l’idée que tout le monde ment, joue un rôle, poursuit un intérêt qui lui échappe. C’est plus simple ainsi : personne n’est vraiment fiable, donc rien ne l’oblige à s’engager. Dans ses mauvais jours, il se dit qu’il pourrait être un assassin. Non pas qu’il en ait le projet, mais l’idée le traverse comme un test : “Je pourrais vous éliminer un par un et je ne le fais pas.” Cette abstention devient une sorte de preuve inversée de sa “bonté”. Il se surprend à penser, en regardant quelqu’un qui l’agace : je me retiens, tu ne sauras jamais à quel point je te fais crédit. Ce petit théâtre intérieur le dégoûte autant qu’il le rassure. Les faits divers nourris de “crimes passionnels” le laissent froid. Il n’y voit qu’une panique de propriétaire : peur de perdre ce qu’on croit posséder. Lui ne possède pas, ou si peu, qu’il préfère s’abstenir à la source. Alors il réduit ce en quoi il croit : manger, boire, dormir, marcher, parfois ne rien faire du tout. Une hygiène minimale, un socle. Le reste, dit-il, n’est que scénographie. Pourtant l’envie d’un ailleurs revient comme un tic : partir, s’évader, se distinguer, se mettre un peu de côté pour voir ce qui cloche, ce qui est déséquilibré. Il voudrait se tenir au point exact où l’on perçoit le défaut dans la trame, sans être pris entièrement dans l’étoffe. Mais dedans et dehors se mélangent, il ne sait plus très bien d’où il regarde. Il a tenté, à sa manière, de “mourir à lui-même”, d’éteindre ce qu’il jugeait trop encombrant. À chaque essai, il a surtout senti la boue monter, les complications s’empiler. Plus il voulait se simplifier, plus tout devenait questions emboîtées. Veux-tu être seul ? Veux-tu la faim, la soif, l’immobilité ? Veux-tu le mensonge pour ne pas affronter ce que tu vois ? Ces interrogations tournaient en rond dans sa tête, sans réponse nette. Il se méfie de la folie comme on se méfie d’un voisin bruyant : de loin, elle pourrait presque faire envie, comme une liberté brute, mais il sait qu’il ne supporterait pas de vivre collé à ce niveau de solitude. La raison, de son côté, lui apparaît comme une manière élégante de renoncer avant même d’essayer. C’est là, sans doute, que l’écriture s’est glissée : ni la raison pure, ni la folie pure, un couloir entre les deux où il peut marcher en rond sans trop de dégâts. Un jour, il a commencé à écrire “il” à la place de “je”, et ça l’a soulagé comme lorsqu’enfant il serrait contre lui son ours en peluche. “Il” pouvait penser les pires choses, imaginer des meurtres, des renoncements, des fuites, et lui se tenait un demi-pas en retrait, assez près pour sentir, assez loin pour ne pas être entièrement compromis. Les liens, en revanche, restent son point faible. L’idée même d’avoir à les entretenir le fatigue d’avance. Il sait que c’est là que quelque chose se joue, et c’est précisément là qu’il recule. Il se console en se disant qu’il écrit pour lui seul, qu’il se moque d’être lu. Il espère ainsi se redresser un peu, écrire “droit”, lui qui se sent “courbe”, tordu comme une branche qui aurait trop poussé sous le vent. Il joue avec les mots – courbe, fourbe, fourbi – comme d’autres astiquent une arme. Et quand lui vient cette phrase : “Si écrire, c’est être en guerre avec le monde, c’est désolant”, il éclate de rire. Pas un grand rire libérateur, plutôt ce hoquet qui lui plie les côtes, un rire un peu trop large qui tient tout à la fois la fatigue, la lucidité et le léger vertige de voir à quel point, au fond, il n’a réussi qu’une chose : transformer sa façon d’avoir peur en matière à phrases.

7 décembre 2023

Publié le 7 décembre 2023

Avant que son nom ne s’efface comme se sont effacés son visage, sa voix, sa corpulence, son odeur, il me reste cette hypothèse enfantine : si je dis tout haut « Monsieur Renard », peut-être que quelque chose reviendra. Monsieur Renard ! Voilà. Ce n’est pas lui qui revient, mais le seul élément encore net de cette histoire : la chambre à air. Une grande bande molle de caoutchouc vidée de tout son air, qu’on plie et qu’on emporte comme un butin. Grise, avec ce décalage de teinte entre l’extérieur poussiéreux et l’intérieur talqué. Il suffit d’essuyer le talc d’un revers de main pour faire apparaître un gris plus foncé, presque brillant, qui donne l’impression de découvrir un secret. Pour en arriver là, il a d’abord fallu voler une paire de gros ciseaux. La chambre à air fermée sur elle-même ne s’ouvre pas de bon gré. On tourne autour, on cherche l’angle, le point d’attaque. On finit par planter la pointe de métal dans la matière flasque mais étonnamment résistante du caoutchouc, en forçant un peu, par impatience plus que par courage. Ensuite viennent les longues minutes de découpe, la main qui se fatigue, la lame qui accroche. On avance par à-coups, on progresse lentement, on taille des lanières plus ou moins régulières. Le caoutchouc oppose une résistance sourde, refuse les lignes droites : les bords deviennent des dents, des crans irréguliers, comme une crémaillère mal limée. Pendant tout ce temps, l’odeur vous colle au nez : mélange lourd d’huile, de métal chauffé, d’air enfermé trop longtemps. Pas la pourriture, plutôt quelque chose d’usine, de piston, de bielles, avec certains jours d’avant-hiver, vers novembre, un fond de tristesse, de fatigue. À force d’insister, la chambre à air finit par céder, accepte de quitter son rôle de réserve d’air invisible pour devenir autre chose : lance-pierre tendu entre deux morceaux de bois, corde d’arc maladroite, ceinturon de cow-boy, étui de revolver découpé de travers. Elle résiste encore un peu, impossible de tirer de cette matière des bandes parfaitement sages, mais justement, ces bavures, ces dents, nourrissent la fantaisie. À un moment, elle se laisse percer par l’aiguille et le fil, se plie à l’invention de l’enfant qui l’attache, la noue, l’ajuste. Le jeudi soir, il ne reste plus que sa dépouille dans un coin de l’appentis, au bout du jardin. La chambre à air a été mise en pièces, elle ne sera plus jamais gonflée d’air, ni enfermée dans la dureté d’un pneu, ne roulera plus sur les routes, ne traversera plus de frontière. Elle restera là, à se décomposer lentement, à s’écailler, à se rider. Elle tiendra encore un peu, plus longtemps sans doute que le nom de Monsieur Renard, plus longtemps que le souvenir précis de sa main tendant ce morceau de caoutchouc, tandis que, dans le temps, se fendillent et se détachent les visages et les voix, alors que l’objet, lui, continue d’occuper exactement la même place dans la mémoire.

3062023

Publié le 3 juin 2023

l’enfant surgit de la forêt où il s’était caché et la première chose

qu’il fit fut

de chanter

la plaine généreuse et blonde, grasse

le bleu

profond du vaste ciel et les baies

mûres sucrées

des haies sombres.

toute une éternité de mort s’oublie dans le présent de la plus pure des voix, une voix d’enfant qui sait l’enfance du monde.

Qui scelle le pacte de l’ancien et du neuf au sceau du son infini


Lussas, Ardèche du sud.

nous avons loué deux nuits un minuscule bungalow dans ce camping 3 étoiles. 35 euros la nuit, il n’y a personne, les autres bâtiments sont vides. Arrivés jeudi soir avec le beau temps nous repartons ce matin sous le pluie. Du pays charmant au presque lugubre. Mais le pays n’y est pour rien pas plus que la météo, concernant le glissement de la sensation elle m’appartient. Résultat du vernissage d’hier, deux correspondants de journaux locaux, une poignée d’élus, et quelques badauds. Madame le maire, la maire, la mairesse a produit un discours, elle avait étudié son sujet. Moi mauvais élève ai balbutié quelques banalités. A 20 h tout fut plié. Nous sommes partis dîner au routier du rond point entre Villeneuve et La Villedieu. Durant le repas on se rassurait de temps en temps que l’exposition dure un mois. Nous recherchions des souvenirs d’autres expositions, où malgré l’absence de vernissage, nous avions tout de même vendu quelques toiles. P. qui avait été depuis le début très enthousiaste avait l’air absent lors du vernissage. S. me dit soudain, c’est drôle j’aurais pensé que sa compagne viendrait. Ceci explique peut-être cela.

rien écrit hier. S voulait regarder une série sur la tablette, et je me suis rabattu sur le téléphone portable pour lire quelques pages de ce bouquin qui traîne beaucoup en longueurs, en détails superflus, en considérations inutiles. Impression que l’auteur a fait un pacte avec lui-même d’attendre 900 pages ou rien. Ce qui me semble possible me concernant bien sûr. Écrire un roman ainsi juste en s’imposant un nombre précis de pages à noircir, pas plus idiot que de vouloir épuiser de belles idées, ou pire livrer un message, une théorie. En même temps le titre en dit long comme le bras sur l’intention. Pour la plupart un titre pareil évoque des histoires à dormir debout. Si j’ai décroché de l’histoire à partir des 300 premières pages, je continue toutefois à tourner les pages avec une même avidité. Mais son origine s’est déplacée. La curiosité tient beaucoup plus à la nature ou l’organisation des mots dans la phrase, les façons d’empiler, d’assembler les divers paragraphes qui forment un chapitre, taille de ceux-ci, les rythmes que propose ce récit. La lecture comme le marathon peut très bien entraîner le lecteur à supporter le point de côté, à la patience nécessaire pour atteindre à un second souffle. Ensuite pourquoi veut on courir un marathon devrait être la première question. Encore cette impression d’être un éternel débutant.

Rêve. Très agité, des foules, un mouvement général de houle. Puis zoom tout à coup sur un personnage, sorte d’alter ego, mais bien plus âgé. Un guerrier à la retraite devenu moine, svelte et crâne rasé. Il y a des témoins de cette rencontre qui font cercle autour de nous, aussi nous ne pouvons nous exprimer clairement. Tout est dans le non-dit. A bien y réfléchir ce matin c’est dans ce non-dit que nous savons à quel point nous sommes semblables.

nous sommes le même enfant.

La ramener

Publié le 20 mai 2023

La ramener : il la ramenait sans arrêt. Pour un oui, un non. Sans qu’on ne lui demande quoi que ce soit. Pour passer le temps, je l’imaginais aux toilettes pendant qu’il la ramenait. Son gros cul posé sur la lunette. Ou encore accroupi, la tête rouge, en train de pousser dans des turques. Il pouvait la ramener tant qu’il voulait. Je pouvais même le regarder dans le blanc des yeux sans ciller, cependant. Il y avait même, en chœur, tout un raffut de sons foireux qui appuyait les images mentales.

Quand il avait terminé, il disait : -- Alors, t’en penses quoi ? C’est un sale con, n’est-ce pas ? Ou encore une belle salope, tu trouves, tu pas ?

J’en pensais rien, bien sûr ; je le laissais avec sa question en suspens. Puis je me dépêchais de prétexter une course urgente avant que ça ne lui reprenne, qu’il la ramène encore sur un autre sujet. En gros, toujours le même : lui aux prises avec les dangers infinis du monde extérieur, peuplé d’idiots, d’idiotes écervelées.

Je me tirais au même moment où il commençait à entrouvrir la bouche de nouveau, le laissant là, planté comme un poisson en train d’étouffer.

C’était un miroir qui devait au moins faire sept mètres de long et qui faisait face au bar. Un jour qu’il la ramenait, j’ai chopé un tabouret et je l’ai envoyé valdinguer dans le miroir. Il ne l’a plus ramenée : c’était fini.

Demande

Publié le 19 janvier 2023

Frappe aux portes ? Non, pas ton truc, pour qu’on t’ouvre et qu’on t’en mette une. Non, passée l’époque masochiste. Tu n’es plus aussi jeune pour encaisser tout ça, tu es devenu méfiant. Ça frappe encore à l’intérieur, pas mal fort d’ailleurs, mais ça te regarde. Plus rien à l’extérieur, que dalle. Une résistance rompue à toutes les formes de la question, de la torture. Mais tout doucement, tu sais bien comment ça marche.
Demande la nuit, le jour, plusieurs fois, en boucle, une insistance. Demande comme ça, pour rien, demande pour voir, pour apercevoir le signe qui te ferait signe, un rire, un sourire. Demande pour t’exercer à demander – et quand on te répond, si on te répond, admets-le : rien d’important, mais tout de même quelque chose. Ni précieux, rien de grave, même si tu ne sais que faire des réponses, surtout quand tu ne sais qu’en faire.
Demande alors ce que tu peux faire des réponses, ça répondra peut-être. Ou pas. C’est toujours comme ça : oui ou non. L’idée, c’est de tout demander et de ne pas te plaindre, trop te réjouir non plus ensuite du tout et rien de la réponse. Demande par réflexe, comme un batch, une tâche de fond permanente, et ensuite creuse ce rien, creuse ce tout. Il est tard, c’est bientôt la nuit, je t’en prie, demande.

Echange standard

Publié le 10 juillet 2022

Je gagne ma vie en tant que peintre. Ou, plus précisément, j’échange des fragments de ma propre existence contre quelques unités numériques qui, elles-mêmes, me permettent d’acquérir des objets censés avoir une valeur. On pourrait dire que je troque du temps contre des conseils, des cours, et parfois une toile que j’ai peinte contre un chèque. Vu sous cet angle – et il vaut mieux ne pas trop incliner l’angle – je suis un commerçant, bien que ce mot ne soit qu’une approximation.

Le problème, c’est la fluctuation. Le temps n’a pas de valeur fixe. C’est une donnée glissante, comme un rêve que l’on oublie au réveil. Une institution pose un contrat sur la table, des chiffres apparaissent en bas du document, et voilà, on m’assigne une équivalence en minutes et en sommes abstraites. C’est peu, je trouve que c’est peu, mais qui pourrait dire ce que vaut vraiment une heure de conscience ?

Il ne faut pas trop penser à tout ça. À force d’y réfléchir, on peut sentir quelque chose s’effriter sous ses pieds. On commence à voir le vide sous l’échafaudage de chiffres et de conventions. Alors j’imagine. Je me fabrique un artiste, un double qui se moque de l’argent, qui poursuit une quête pure, qui offre aux autres un peu de plaisir, une infime dose de joie filtrée à travers la matière et la couleur. Ce n’est pas une illusion, pas vraiment. Juste un mécanisme d’adaptation.

La réalité n’est pas simple. L’argent manque, et ce qui manque crée un champ de tension. Ce n’est pas de la tristesse, c’est autre chose, un phénomène oscillatoire qui ressemble à de la colère mais qui n’explose jamais vraiment. Peut-être parce que cette colère se retourne contre moi-même. Contre mon incapacité à structurer une autre solution, à fabriquer un meilleur système.

Par exemple, cela fait des mois que j’essaie de concevoir une page pour vendre des formations en ligne. Une simple interface, un échange automatique, mais je n’arrive pas à m’y mettre. Quelque chose coince, une résistance invisible. Peut-être parce qu’en vendant ce savoir, je deviendrais entièrement commerçant. Peut-être parce qu’en acceptant cet échange, je contribuerais à un déséquilibre plus grand. Ou alors c’est juste une excuse. Peut-être que tout cela n’est qu’une immense distraction.

Il y a des forces en mouvement que l’on ne perçoit pas. L’économie, les transactions, ce ne sont pas de simples équations. Elles s’infiltrent dans le tissu du monde, créent des tensions, des déformations dans l’équilibre des choses. Les premières sociétés humaines savaient cela. Elles avaient compris que donner sans recevoir créait un vide, une faille où quelque chose d’imperceptible s’engouffrait. Un déséquilibre que personne ne savait vraiment nommer.

Alors je fais autrement. Je ne compte pas uniquement les transactions visibles. J’observe les échanges invisibles. Ceux qui ne s’opèrent pas dans la sphère monétaire mais dans un réseau plus vaste, un système qui dépasse le simple cadre des humains. Ce sont ces micro-déséquilibres qui m’apportent un retour, une forme de compensation qui échappe aux calculs comptables.

Vendre une toile ? Pas de problème. Vendre du temps ? Non plus. Parce qu’une partie de moi reste dans ce système, mais une autre fonctionne ailleurs. Dans une réalité parallèle où le temps, l’argent et l’individu ne sont que des abstractions passagères. Un monde où seul compte l’équilibre, cette oscillation constante entre le plein et le vide. Une mécanique déréglée, auto-régulée, qui tourne encore et encore sur elle-même, perpétuellement alimentée par l’attention de ceux qui savent regarder. Illustration : Alberto Giacometti, L’Homme Qui Marche

Je ne me sens pas tranquille

Publié le 26 juin 2022

Je ne me sens pas tranquille.

La gouttière crisse sous les rafales de vent. Une branche d’olivier en pot la frotte, à intervalles irréguliers. Ce n’est pas grand-chose, un simple bruit métallique, mais il me dérange.

Et puis, il y a la musique.

Une musique que je n’ai pas choisie, qui s’infiltre dans la cour, qui s’impose. Les voisins. Un couple, la trentaine, un enfant. Le bébé vagit, hurle, rit. Eux aussi crient, rient, s’engueulent. Un flot de sons qui déferle. Impossible d’y échapper. Impossible d’être tranquille.

Je ferme les yeux. Je veux m’y habituer, je tente de reléguer ce vacarme au second plan, de ne plus y prêter attention. Mais l’effort est épuisant. Ce bruit exige que je l’entende.

La chaleur écrase la cour. L’air est lourd, stagnant. Une torpeur qui n’endort pas mais qui agace, qui s’accroche à la peau. Le vent revient, fait claquer une persienne, remue la branche d’olivier. La gouttière grince. Un petit bruit, ridicule à côté de la musique. Pourtant, il m’irrite autant.

Et puis, soudain, la musique monte d’un cran. Un coup de poing sonore.

Du rap. Des basses qui cognent. Une voix saccadée, mâchée, agressive. Je ne distingue pas les paroles, mais je ressens leur violence. Une musique qui attaque, qui cherche une cible.

Moi.

Je suis ce quelqu’un à qui elle s’adresse, celui qu’elle veut déranger.

La colère monte. Une colère bête, incontrôlable. Ils n’en ont rien à faire des autres. Ils savent qu’ils dérangent, et ils s’en foutent. Le voisin est un roi qui tourne son bouton de volume comme on donne un ordre. Un tyran sonore.

Je serre les poings.

Si je monte et que je frappe à leur porte ? Si je leur hurle qu’ils sont insupportables ? Si je monte le volume à mon tour ?

Non. Rien.

Je ne peux rien. Je suis là, assis, impuissant.

Et puis…

Le silence.

La fenêtre des voisins s’est refermée, la musique s’est tue. Plus un bruit. Même le bébé s’est calmé.

Alors, je devrais être soulagé, non ?

Mais non.

Mon oreille cherche. Je scrute le silence, à l’affût du moindre son. Là, au loin, les voitures sur la nationale. Klaxons, accélérations. Avant, je ne les entendais pas. Maintenant, ils me sautent aux oreilles.

Peut-être que ce ne sont pas les bruits qui m’empêchent d’être tranquille. Peut-être que c’est moi.

Je m’adosse au mur. Je ferme les yeux.

Un coup de vent fait tinter doucement le carillon suspendu à l’olivier. Un son léger, apaisant.

La gouttière grince.

Je rouvre les yeux.

Et j’attends.

Illustration : Vilhelm Hammershøi , Ida lisant une lettre, 1916

Shéol

Publié le 27 avril 2022

Le Christ dans les Limbes, d’après Jérôme Bosch

J’ouvre un œil. Une lumière verdâtre, à laquelle peu à peu mon regard s’accoutume. Une immense salle. Cependant l’atmosphère qui règne ici est suffocante, à la fois chaude et humide une odeur d’ail m’envahit.

En me tortillant je parviens à relever la tête pour regarder autour de moi. Et j’aperçois des milliers de rayonnages qui contiennent des boites de forme oblongue. L’endroit m’est familier. Une sensation de déjà vu. L’ensemble ressemble à un entrepôt de stockage gigantesque.

Ce sont des corps qui se trouvent dans ces boites, alimentés par tout un réseau de tuyaux. J’ai la sensation de me retrouver dans un bouquin de Philip José Farmer, probablement pas un de ses meilleurs. Et parallèlement je sais que je suis aussi là, quelque part, que mon vrai corps est dans l’une de ces boites.

J’essaie de me dégager de mes entraves en vain. Encore un de ces cauchemars probablement où j’ai été terrassé par des gnomes comme le géant Gulliver. J’essaie de rire comme je le faisais enfant en disant à voix haute : je sais que c’est un rêve, je me réveille quand je le désire.

Mais rien ne se passe. L’incantation ne fonctionne pas. Mes paupières se referment lentement et j’éprouve comme une sensation de chute. Ce genre de chute dont on pense qu’elle ne s’arrêtera jamais, durant laquelle on cherche désespérément quelque chose pour se raccrocher à un appui, une solidité.

Mais on ne trouve rien, la chute continue inexorablement, dans la partie négative de l’infini, une fois le zéro franchi et que la vitesse tout en s’accélérant une fois cette nullité franchie, nous emporte vers un but dont on pressent déjà la présence effroyable.


 "Les morts ne savent rien ; ils n’ont plus de récompense, et jusqu’à leur souvenir est oublié."

Je me souviens qu’il faut passer par cet oubli.

« Quoi que tes mains trouvent à faire, fais-le pleinement car dans le Shéol, où tu vas, il n’y a ni travail, ni plan, ni connaissance, ni sagesse. »

Ecclésiaste.

Plus terrible encore cette dernière phrase que je retrouve, toujours en route vers cette destination que je pressens.

La perte de tout de ce que je pense être, avoir été ou serais. Ce lieu qui tel un purgatoire réunit les morts de tout acabit pour leur apprendre à oublier la vie.

Voilà où je me rends. Dans le Shéol de Job et de Jacob. Et bien sur il y aura tous ceux que j’ai autrefois côtoyés, les bons et les moins bons, les justes et les ignorants. Une foule véritable à considérer tout en me considérant par ricochet. Quantité négligeable, poussière, peanuts.

"Shéol n’est jamais rassasié" C’est dire la faim du vide personnifié. Comme si à un moment un auteur anonyme avait éprouvé le besoin d’en dresser un portrait, de le personnifier, d’en faire une allégorie.

Je me dirige vers mon propre vide et le vide de tous les autres et c’est le même vide, le même appétit de vide et d’oubli pour tous. Une justice implacable. Dans le fond que l’on aille dans un sens ou l’autre depuis le zéro l’infini se ressemble. Sa bi polarité n’est qu’une vue de l’esprit.

Et si je chute encore, et si la vitesse continue de s’accélérer il me vient à l’esprit que je n’ai qu’à tirer comme autrefois à l’armée sur la sangle pour que s’ouvre le parachute.

Je n’ai qu’à penser que j’ai aimé car c’est tout ce qu’il me reste pour m’accrocher dans cette sensation de vide. Comme si tout ce que j’avais pu faire n’avait jamais été crée que par cet amour, le moindre geste, le moindre mot, tout ce qui a pu émaner de cette incarnation. J’ai aimé sans savoir que c’était toujours l’amour qui conduisait mes pas. J’ai aimé et j’ai cru être dans l’amour comme dans la haine, la joie ou la colère, l’envie et l’indifférence. Qu’importe les sensations, les sentiments contradictoires. Au fur et à mesure de ma chute les opposés se déchirent s’éloignent de façon inversement proportionnels les uns des autres. La loi de la gravité ne parait plus les retenir prisonniers l’un de l’autre.

Voilà. Je sens une brise fraiche sur ma joue. Le plus important de toute cette vie est sans doute là dans ces retrouvailles de la sensation vraie.

Impression de me dissoudre sans plus de douleur, le corps reste en arrière, comme un véhicule qui continue à effectuer des tonneaux sur la chaussée pendant que le conducteur ou le passager sont déjà éjectés. curieuse sensation aussi que cette nudité. Et toujours le contact doux de la brise sur la joue.

"Le shéol a agrandi son désir et ouvert sa bouche sans mesure" Comme un serpent qui avale un mouton, j’ai cette image qui se superpose à la phrase d’Isaïe. Décidemment je suis incorrigible jusqu’à la dernière seconde je continue à réfléchir malgré tout, à effectuer des liens, à employer mon esprit analogique.

j’ai toujours pratiqué ainsi au fond des cauchemars pour conjurer la peur. Réfléchir pour renvoyer son propre reflet à tout ce qui méduse.

La question, comme le poison, s’y habituer au début un peu, chaque jour, tenir dans cette régularité ensuite. Se mithridatiser.

D’ailleurs le shéol ce n’est rien d’autre que cela : le séjour des morts comme décorum et sur scène toujours l’actrice principale : la question.

Rien à voir avec l’Enfer. Je n’ai jamais réussi d’ailleurs à concevoir un Enfer pas plus qu’un paradis.

En revanche il me parait logique qu’une fois mort on ne devienne une question pour les vivants.

Que chacun de nous pour une durée plus ou moins longue, ne finisse ainsi, comme autant de questions qui peu à peu s’évanouissent remplacées par d’autres. Ainsi va la vie mais aussi tout ce qui peut se situer en son amont comme son aval.

Enfin la chute s’arrête, je ne tombe plus, je me retrouve au sol à nouveau, la pesanteur me revient. Je suis dans un monte charge finalement et les portes s’ouvrent doucement. Plus que de la surprise j’ai juste le temps de me dire zut, petite déception.

Bruits de botte

Publié le 26 avril 2022

Dessin d’enfant.

Pourquoi moi ? Me voici saucissonné et jeté sur le sol d’un grand vaisseau sombre dont j’ai pu apercevoir vaguement la forme triangulaire. Qu’ai-je donc dit ou fait pour m’attirer autant de déboires en si peu de temps ?

C’est comme si les choses s’accéléraient. Comme si la crainte, l’inquiétude, qui ne me quittent plus depuis des jours, avaient le pouvoir non seulement de créer le temps mais de l’accélérer brutalement.

Comme si je pressentais une fin. La fin de cette histoire à dormir debout, celle d’un monde qui s’évanouit pour laisser place à quelque chose de terrible, de jamais vu, d’une ineptie dépassant toutes les autres. On ne s’attarde pas suffisamment sur la modernité de l’ineptie qui, elle aussi, suit son chemin, en parallèle de toutes les autres qualités humaines.

Un accent traînant américain. Un gradé qui donne des ordres d’une façon faussement décontractée à d’autres que je n’entends pas. On m’a aveuglé avec ce que j’imagine être un bandeau. J’ai les pieds et poings liés. J’ai l’air fin. Qu’est ce que je fiche ici dans ce vaisseau et pourquoi ça parle américain ?

—il se réveille attention ! dit une voix en français. Donnez lui une dose plus forte nom de Dieu !

Des pas s’approchent, des pas légers comme ceux d’une femme, d’ailleurs je peux sentir un parfum de talc Azura, c’est étonnant comme on peut tout de même relever ce genre de petit détail dans ce genre de situation. Mais pas le temps de philosopher je sens la piqure dans mon avant bras. On m’injecte quelque chose, je tente de me débattre mais déjà mes pensées deviennent confuses. Je m’accroche à l’odeur du talc puis je me sens glisser peu à peu dans le sommeil.


Paris, septembre 1981.

Je n’arrive toujours pas à réaliser que je vis avec cette fille. Je crois qu’il s’agit d’un rêve, et que ce rêve va s’achever d’un moment à l’autre. Peut-être que si je dis les choses ainsi je comprendrais mieux la suite logique de cette histoire.

D’un côté j’estime bénéficier d’une chance inouïe. Alors que d’un autre je reste persuadé de l’illégitimité d’une telle chance. J’ai, comme on le dit vulgairement, le cul entre deux chaises. Et c’est extrêmement inconfortable. Les psychologues diraient avec cet air grave au chevet d’un patient : double contrainte !

D’ailleurs n’est-ce pas cette année là que je découvre les travaux de Grégory Bateson, je crois bien, et sa théorie du Double bind. Bref je cherche des raisons à ce sentiment d’inconfort déjà à cette époque.

Elle, qui est t’elle ? Avant tout je pense à un trophée que la vie m’aurait flanqué dans les bras sans que je n’ai vraiment commis le moindre effort. Car il faut mériter les choses encore en ce temps là, tout me revient. Et donc quelque chose ne va pas. J’ai été récompensé pour rien.

Pour rien ? Ou plutôt pour une de ces phrases intempestives qui sortent de ma bouche sans que je ne les comprenne moi-même, une sorte d’Oracle livré par un idiot.

On m’a tellement bourré le crâne avec l’existence du hasard.

Je lui avais dit j’ai la clef du septième ciel.

En revenant par la route goudronnée du cimetière d’Auvers sur Oise. J’avais été ému à cause du lierre qui reliait les deux sépultures de Vincent Van Gogh et son frère Theo.

Il avait plu, peut être y avait il aussi une odeur de lilas qui se mêlait à l’odeur de terre mouillée montant des champs alentours.

Bref j’étais en transe et comme nous marchions l’un près de l’autre en dehors du groupe, je n’avais pas pu me retenir de dire cette phrase à haute voix.

Elle m’avait donné la main juste après. Concours de circonstances extraordinaire. Je suis totalement dépassé. Mais je n’affiche rien. Je fais le gars qui connaît la vie. Putain, quel abruti de première.

En vrai je ne sais pas du tout quoi faire de cette main dans la mienne, c’est ça la putain de vérité.

Quelle méfiance, quelle peur puis je constater à rebours. Je ne suis constitué que de ça. Une inquiétude une angoisse perpétuelle devant la vie. Aussi je peux me souvenir un peu mieux des événements constitutifs de cette défaite programmée. C’est à dire en écrasant la coquille crée pour enfermer les raisons aussi opaques que mensongères dans laquelle j’ai tenue enfermée le souvenir véritable.

Je pourrais dire que je la considère comme une fille bien sous tous rapports et que je ne suis qu’une brute, un voyou. Mais ce serait simplifier de façon irrespectueuse la réalité.

Disons que je ne mesure pas plus sa complexité que la mienne à l’époque. Voilà qui est beaucoup mieux et qui ouvre un champs de possibles bien plus vaste.

Les choses une fois que l’on met un doigt dedans vont très vite. On ne se rend pas compte de la vitesse que procurent les habitudes, le quotidien, et de la rapidité à laquelle le miracle se métamorphose en banalité.

Cela fait partie intégralement du programme choisi. On croit au bout de tout ça à un ersatz d’éternité que l’on confond avec l’ennui.

Et l’ambition dans tout ça ? Ce n’était plus du tout sérieux de vouloir être écrivain, chanteur, photographe, peintre… du moins c’était à mettre de côté pour l’instant. Être responsable, assumer, sérieux. Là aussi belle erreur car elle ne demande rien. Elle me laisse libre de choisir. Elle compatit même quant à mes doutes, mon malaise, mon absolu manque de confiance en moi. Elle a raté médecine, se dirige vers une formation d’infirmière. Elle veut secourir les pauvres gens là bas en Afrique où je ne sais où.

Mais ce n’est pas ma mère. Merde non ! Elle a mit très vite le doigt sur cette croute ce qui me l’a faite gratter jusqu’au sang.

Alors je l’ai baisée. Je ne lui faisais plus l’amour, je n’étais pas de taille.

Je l’ai baisée , baisée et re baisée jusqu’à 9 fois par jour, matin midi et soir. Parfois en recommençant durant la nuit. Avec une rage dont j’éprouve de la honte aujourd’hui. J’en avais mal à la bite mais c’était plus fort que moi .

Et puis j’ai arrêté. D’un coup j’ai dit merde assez stop un peu de respect pour elle surtout. Moi j’étais totalement persuadé que je ne valais pas tripette.

Moi j’ai continué plus bas, de plus en plus bas. Dans la merde et la boue.

Des femmes, pas des jeunes filles, J’en pouvais plus.

Des mères et des putes , si possible le package entier, avec les goodies, la petite pipe dans les chiottes ou la levrette sur un capot de bagnole dans le fin fond d’un parking. Du cru et pas des moindres, merde aux bons sentiments, colargol et le manège enchanté dehors ! Adios nounours nicolas et pimprenelle.

Du cul du cul du cul !

Et rien d’autre. Et de les entendre râler gueuler insulter prier réclamer ça redonnait encore plus de vigueur à la tige, à la méchanceté en moi que je découvrais enfin autant horrifié qu’émerveillé.

Et après ces gouffres… ces retours par les Grands Boulevards déserts, juste les camions poubelle et moi. L’apaisement dans l’ordure et le parfum de l’urine, juste avant de dégringoler dans la culpabilité la honte ce confort finalement si cher à l’esprit petit bourgeois.

C’est durant cette période que j’allais retrouver Richard et ses putes de la rue des Lombards toutes les rues jusqu’à la Porte Saint-Denis. Elles étaient humaines, lui aussi, sans doute étais je lisible pour eux comme dans un livre ouvert.

J’étais comme le chat du foyer, on me nourrissait d’attentions, on m’abreuvait de conseils accompagnés de mon chéri.

Ce n’est pas par les braves gens que j’ai appris la compassion et l’amitié, ça non. Je n’étais pas non plus taillé pour ça.

C’est par la pègre, les bas-fonds, le vrai malheur, la vraie faiblesse, la vraie lâcheté, que j’ai pu enfin sentir que je possédais un muscle qui pouvait servir à autre chose qu’à pulser le sang dans mes artères.


—Il en sait beaucoup trop, il faut s’en débarrasser dit la voix américaine à l’accent trainant

—Non pas tout de suite, attendons encore un peu dit une autre voix, celle d’une femme entre deux âges.

Je passe ainsi un temps indéterminé entre la veille et le sommeil. Peu à peu la réalité et le rêve se confondent.

Je me revois enfant, je retrouve mes rêves anciens. Oh ils ne sont pas extraordinaires. Je voudrais bien que ce gros nuage qui a la forme d’un cheval vienne tout près de moi et qu’il m’emporte la haut dans le bleu.

Je voudrais avoir un ami, un vrai qui ne me trahisse pas. Et surtout je voudrais parvenir à rester conscient dans mes rêves la nuit, comprendre comment rester longtemps en suspension dans l’air en volant, pour me diriger là où mon esprit le désire.

9 septembre 2019

Publié le 9 septembre 2019


Les béquilles de S. sont d’un bleu profond, presque neuves. Elles s’adossent au mur depuis l’opération. S. vit dans le présent. Moi, je fais des allers-retours constants. Le présent est une lumière blanche qui brûle – il me faut ces lunettes de soudeur pour seulement regarder. Sculpter un sens tolérable. Je pars en quête de bribes, ferraille rouillée, et je les soude comme je peux. Urgence. Sans cela, je resterais bras ballants dans l’incendie.

S. a relégué ses béquilles dans un angle. Elle n’y pense plus. Moi, j’y pense. Pas aux siennes. Aux miennes : ces verres fumés, ce masque qui me permet de travailler sans être aveuglé.

Je les ai détestées, bien sûr. Toute cette colère d’être handicapé. Aujourd’hui, je leur écrirais un mot. L’homme que j’étais, je ne le suis plus. Il m’a fallu des années à bourlinguer avec pour comprendre.

Quand ma mère s’époumonait, le manche du martinet à la main – j’en avais coupé les lanières –, ma grand-mère Valentine grognait : « Tu te fatigues pour rien. Il ne comprend pas. Il ne peut pas. » Même dans la tempête, cette phrase : un point fixe, sorti d’une bouche édentée qui puait le tabac froid. Quand mon père me cinglait les reins, la voix de ma mère : « Non, Claude, pas la tête. » J’ai collecté ces phrases comme des bouts de métal tordu. Matière première.

Ces haines enfantines, ces colères, ces mensonges, ces vols, ces fugues – tout cela est devenu mon stock. La colère, mon chalumeau. La haine, ma pince. Bien plus sûrement que tout amour factice. Je les ai améliorées, affûtées, comme on affine un geste d’atelier.

S. vend au petit matin, dans des lieux improbables, des objets devenus inutiles. Je suis étonné que ces béquilles bleues ne soient pas déjà parties. Moi, j’écris ces textes au jour le jour. Ma manière d’écouler mon stock – le souvenir et la réflexion qui va avec. Une façon de dire adieu aux vieilles béquilles, et de reconnaître qu’elles m’ont, malgré tout, tenu debout. Qu’elles me tiennent encore, maintenant que je soude.

Oublier l’éveil.

Publié le 8 septembre 2019

Il fallait que Cheng trace quatre ou cinq traits à l’encre pour se sentir éveillé. Ensuite, une tasse de thé noir sans sucre.

Dans sa masure, aucun luxe. Cheng n’était pas pauvre. Peintre lettré, ses peintures suffisaient à ses maigres besoins. Il avait dépassé la soixantaine. Il restait modeste. Il attendait encore l’essentiel, sans l’attendre. Il s’en remettait à la discipline : une attention sans faille à de minuscules gestes.

Dès qu’il quittait sa natte, il s’asseyait à la table devant la fenêtre qui donnait sur la vallée. Il fermait les yeux, respirait, trempait le pinceau dans l’encre, et laissait la main suivre son mouvement, emportée par l’expiration. Quatre ou cinq traits, réalisés avec la plus grande concentration.

Sentir la feuille bruisser, entendre les cris d’oiseaux, le poids des pattes des fourmis sur le plancher. Être mêlé à ces premiers instants donnait à ses gestes une solennité burlesque pour tout observateur.

Chaque matin, Cheng s’enfonçait dans la discipline de ces traits. Oublier l’éveil. Entrer dans la feuille blanche.

8 septembre 2019

Publié le 8 septembre 2019

Je viens de me souvenir d’un roman de Gabriel Garcia Marquez, L’Automne du patriarche. Ne me demande pas pourquoi. Je ne sais plus identifier la source de mes pensées, ni de mes sensations. J’ai cessé de ruminer. Je ne veux plus que rassembler les dernières forces vives pour t’offrir encore un petit texte, un petit tableau. L’important est d’offrir, comprends-tu ? Peu importe quoi. Comment saurait-on la valeur de ce qu’on donne ? Car chaque automne, cette qualité de lumière qui revient, me parle de la fin et de l’héritage.

Déjà gamin, vers la mi-août, une certaine clarté sollicitait la prunelle, la rétine. Une nostalgie invraisemblable pour mon âge remontait par le nerf optique. Sur la peau des joues, du front, se déposait comme une buée, un tatouage invisible : cette fraîcheur subtile au fond de l’air, qui sent la craie et l’encre. Aussitôt, le goût vient sur la langue. Craie. Encre.

Cela ouvre un grand vide. Une aspiration de l’instant présent, qui emporte avec elle toute velléité, toute priorité. L’instant aspire tout, rend tout égal d’un coup de baguette magique, laisse la personnalité sans capitaine, comme un vaisseau fantôme.

Les premières fois, cela me plongeait dans une tristesse magnifique, seul îlot pour échapper au naufrage. Avec le temps, l’automne est devenu synonyme de blues, de dépression chronique. Mais en vérité, je n’y crois plus qu’à moitié. J’y crois par habitude, pour ne pas plonger d’un coup dans l’eau glacée.

Dans L’Automne du patriarche, il y a un personnage incroyable : le sosie du dictateur, Patricio Aragonés, qui le remplace à toutes les cérémonies. Comme ce dictateur, j’ai moi aussi mon Patricio à mon service. Il officie presque tout le temps, car je n’aime plus apparaître en public. En automne, cette volonté de retraite atteint son comble. Je le laisse en roue libre. Il connaît son rôle par cœur.

Je n’irai pas jusqu’à faire canoniser ma mère, comme dans le roman. Mais cette trouvaille de l’auteur m’a glacé : cette mère pauvre, pour qui le fils est devenu dictateur, à qui il veut offrir les richesses du pays, et qui meurt sans jamais le savoir. Tout ce que nous réalisons dans notre vie ne serait-il que des cadeaux mal adressés ?

Je pourrais aligner les personnages, leur trouver une fonction précise dans l’organisation d’une psyché. Mais si tu n’as pas lu le roman, je ne veux pas te gâter le plaisir. D’ailleurs, je me demande si je n’ai pas tout inventé de ce roman à partir de la quatrième de couverture. Je m’en crois capable. Tellement, désormais, je ne parviens plus à lire trois lignes sans que l’ennui ne me tombe dessus.

Que n’inventerais-je pas, pour me divertir de l’arrivée soudaine de l’automne, aujourd’hui ?

8 septembre 2019-2

Publié le 8 septembre 2019

Il faut que Cheng trace au moins quatre ou cinq traits à l’encre pour se sentir éveillé. Ensuite, il peut se récompenser d’avoir effectué cette action par une tasse de thé noir sans sucre. Dans la petite masure où il vit, il n’y a aucun luxe. Cheng n’est pas pauvre, il est peintre lettré, et de temps en temps les peintures qu’il vend ou que des notables lui commandent suffisent à subvenir à ses maigres besoins.

Il vient tout juste d’atteindre la soixantaine et, s’il possède déjà une bonne maîtrise de son art, il reste toutefois modeste et sait qu’il lui manque encore l’essentiel. Aussi reste-t-il concentré sur une discipline régulière. Dès qu’il se lève de sa natte posée sur le sol, il s’installe aussitôt à la petite table installée devant la fenêtre qui donne sur la vallée. Là, il ferme les yeux quelques instants, prend une respiration régulière et trempe l’extrémité souple du pinceau dans l’encre, puis laisse sa main suivre son mouvement naturel, emportée par l’expire.

Quatre ou cinq traits seulement, mais réalisés avec la plus grande concentration. Sentir la moindre feuille bruisser, entendre chaque cri d’oiseau traverser l’azur, sentir jusqu’au poids des petites pattes des fourmis qui traversent son vieux plancher, être tout entier mêlé à ces premiers instants de son éveil confère à ses gestes une solennité presque burlesque pour n’importe quel observateur.

Ainsi, chaque matin, Cheng s’enfonce-t-il dans la discipline de ces quatre ou cinq coups de pinceau afin d’oublier l’éveil et de pénétrer dans l’espace de sa feuille blanche.

6 septembre 2019

Publié le 6 septembre 2019

Une migraine terrible depuis l’aube. J’ai passé la nuit à développer mes films dans la chambre étouffante de l’hôtel. Une fois les négatifs accrochés à la ficelle, j’ai fui. Les mouches, affolées par la chaleur montante, se cognaient sans fin contre la vitre.

C’est en cherchant une pharmacie que je l’ai vue, de dos. Des épaules frêles. Une nuque pâle. Un chignon brouillon de cheveux roux. Elle fixait une affiche illisible sur le mur, immobile au milieu du flux du trottoir. C’est cette immobilité, peut-être, qui m’a fait l’aborder.

Elle venait de Birmingham. Se rendait en Inde pour un an. Son bus était garé à l’entrée de la ville, les autres voyageurs affalés dans un parc, déjà claqués par le haschisch local. Je lui ai proposé un café à l’Intercontinental. Elle n’aimait que le thé, mais a accepté.

Sous les pales lentes des ventilateurs, j’ai vu ses yeux. Verts, et d’une gravité qui semblait antérieure à tout. À cet instant, j’ai su une chose : il serait inutile d’être gentil avec elle. La gentillesse est une monnaie qui ne circulait pas dans son pays. Elle exigeait autre chose, de plus direct, ou peut-être de plus résigné.

Nous sommes restés silencieux un long moment. Je lui ai dit que je partais pour Lahore le soir même, en train. Elle a fait une moue vague en parlant de ses compagnons d’aventure. Je ne sais pas ce qui m’a pris – la migraine, la fatigue des images développées, l’éclat de ses yeux –, mais je lui ai proposé de venir.

Nous nous sommes quittés rapidement. Je lui ai laissé l’heure et le numéro du train. Elle a fini son thé. Je suis parti.

Quelques stations plus loin, tard dans la nuit, le train s’est arrêté. Le cortège habituel : mendiants tendant la main vers nos culpabilités, vendeurs de thé et de cacahuètes. Nous avons pris un thé au lait brûlant, épicé à la cardamome. Elle a alors posé sa tête contre mon épaule, sans un mot d’avertissement, et a murmuré dans le noir : « C’est bien. Être là. Dans la nuit, dans ce train. »

Je n’ai pas bougé. La migraine avait enfin cédé, remplacée par le poids chaud de sa tempe contre ma veste. Nous n’étions plus deux étrangers. Nous étions deux passagers du même wagon, fuyant chacun quelque chose, et faisant semblant, pour une nuit, que cette fuite n’était pas solitaire.

3 septembre 2019

Publié le 3 septembre 2019

L’air est doré, chargé du sable du Baloutchistan. Sur le seuil de l’hôtel Osmani, face au terminal des bus, le kebabi remplit son auge de bois pour la braise de midi. Depuis une heure, les haut-parleurs des échoppes déversent des chants sirupeux, entêtants. Ça donne envie de marcher, de fuir ce point névralgique.

À l’Intercontinental, à l’est de la ville, je prends mon café soluble du matin. Rahim, le jeune Afghan, revient avec mes cigarettes. J’avale un pain rond, une théière de breuvage noir. Puis je sors, le Leica en bandoulière.

La route poudreuse vers Quetta. À droite, des campements de fortune. Je photographie des enfants maigres, aux regards étincelants. Il n’y a que des femmes et des enfants. Les hommes sont partis depuis des jours dans les montagnes, repousser l’ennemi. Cet ennemi qui revient toujours, pour une terre que personne ne contrôlera jamais mieux qu’eux.

Au retour, dans un carrefour du bazar, un jeune homme m’aborde. -- Mister, where are you from ? -- France. Il a un sourire de soulagement. M’invite à prendre le thé, pour me montrer sa collection. « J’ai des amis partout. Des cartes postales de partout. »

Je le suis dans les méandres du marché. Sa chambre est minuscule. Sur les murs, des centaines de cartes punaisées : Melbourne, Tokyo, Paris. Nous nous sourions, ne parlons pas beaucoup. La porte s’ouvre : sa sœur, magnifique, apporte un plateau de thé et de gâteaux, disparaît.

Je reste une heure. Au moment de partir, il note son nom et son adresse sur un bout de papier que je glisse dans mon portefeuille. Je prends quelques photos de lui, promet de les envoyer. Je dois attraper un train pour Lahore.

Avant la gare, un crochet. J’ai une autorisation pour l’hôpital. Photographier des victimes brûlés au napalm.

La pièce est baignée d’une lumière crue. Sur un lit, à contre-jour, une masse sombre. Mes yeux s’habituent : un homme assis au bord du matelas. Son corps est délabré. Nos regards se croisent. Dans ses yeux, un étonnement infini recouvre une fatigue infinie. Il est brûlé de partout. Des linges douteux collent à ses plaies. Plus de sourcils, plus de cils. Juste des yeux ronds, grands ouverts, qui me jaugent depuis la pénombre.

12 juillet 2019

Publié le 12 juillet 2019

tant que l’arbre ne se pose pas la question de son origine / destination, il est confondu au “fond”, à la “vacuité générale du monde”. C’est la douleur de ne pas savoir qui le réveille à la réalité sensible, et c’est cette attention douloureuse qui finit par produire les fleurs et les fruits. L’histoire parle de toi (évidemment), mais ça, tu le sais.

Il était une fois, à l’orée d’un village, un arbre de taille moyenne qui ne donnait ni fleurs ni fruits. Ses feuilles prenaient la pluie et le soleil avec une indifférence tranquille qui, au début, intriguait tout le monde. Les plus anciens se grattaient la tête en se demandant ce qu’il faisait là, puis les années passant, on s’y habitua. Les vergers alentours débordaient de cerisiers, de pruniers, de pommiers qui, chaque saison, régalaient le village de fruits sucrés ; à force d’abondance, on cessa même de voir l’arbre inconnu, planté là depuis toujours. Un matin, un oiseau se posa sur l’une de ses branches, et l’arbre tressaillit. « Bonjour », dit-il, un peu surpris d’entendre sa propre voix. « Salut, répondit l’oiseau, ça va ? » Rassuré de ne pas passer pour un fou, l’arbre se lança dans le récit de sa vie d’ombre et de silence. L’oiseau écouta d’abord, puis finit par couper court : « J’entends bien que tu es seul, dit-il, mais dis-moi plutôt : tu sais d’où tu viens, toi, et où tu vas ? » L’arbre resta muet. Il n’en savait rien et ne s’était jamais posé la question. « Bonne question, finit-il par dire, si tu as la réponse, je veux bien l’entendre. Pour l’instant, je ne peux que me taire. » L’oiseau, qui avait d’autres branches à visiter, reprit son vol en laissant l’arbre dans un trouble neuf. Jusqu’ici, il se contentait d’être là. À partir de ce jour, il commença à regarder vraiment autour de lui. Il leva ses yeux d’arbre vers les vergers voisins et demanda au grand cerisier : « Sais-tu qui je suis, d’où je viens, où je vais ? » Le cerisier le toisa sans répondre. Le pommier, sollicité à son tour, se détourna comme s’il n’avait rien entendu. Une solitude différente s’installa alors. Il n’était plus seulement un tronc parmi d’autres ; il sentait, pour la première fois, qu’il manquait de mots pour se dire. Ça faisait mal. Cette douleur aiguisa pourtant ses sens. Il se surprit à noter l’humidité ou la sécheresse de l’air sur ses feuilles, la façon dont le vent glissait dans ses branches, la lente remontée de l’eau dans son tronc, le frottement des cailloux contre ses racines. Saison après saison, il laissa tout cela descendre en lui, comme un chant qu’il ne comprenait pas mais qui le traversait. Ce chant lui apportait de la rage et de la joie, lui donnait l’impression d’être à la fois perdu et nourri. Quand le printemps revint, un matin où il regardait la rosée briller sur les herbes folles, l’oiseau reparut et se posa sur une branche. « Alors, l’ami, toujours aussi perdu ? » demanda-t-il. L’arbre ne répondit pas. Au lieu de parler, il sentit quelque chose céder en lui, et des milliers de bourgeons s’ouvrirent en fleurs blanches sous le soleil. L’oiseau battit des ailes, esquissa ce qui ressemblait à un sourire, puis reprit sa route vers le ciel. On ne le revit plus dans la région. L’été venu, ce fut un gamin qui remarqua le changement. Les adultes, occupés à leurs récoltes habituelles, ne levaient même pas les yeux. L’enfant s’approcha, cueillit un fruit, croqua dedans. « Mais c’est une tuerie, ce truc ! » s’écria-t-il. On rappliqua, on goûta, on remplit des paniers. On fit des confitures, des tartes, des salades, et tout le village s’en régala sans bien comprendre comment l’arbre oublié s’était mis à donner de tels fruits. À partir de là, on prit l’habitude de guetter chaque année sa floraison. Un jour, les habitants décidèrent même de lui donner un nom. Je serais incapable de vous le répéter aujourd’hui : l’histoire est vieille, et ma mémoire a ses trous. Mais l’arbre, lui, continue de fleurir à l’orée du village.

compression

À l’entrée du village, un arbre ne donnait ni fleurs ni fruits. On finit par ne plus le voir, occupés qu’on était aux cerisiers, pommiers et pruniers bien remplis. Un jour, un oiseau se posa sur une branche. L’arbre, surpris d’avoir une voix, lui raconta sa vie de tronc inutile. L’oiseau l’écouta un moment puis demanda : « Tu sais d’où tu viens, où tu vas ? » L’arbre n’en savait rien. L’oiseau repartit, et le silence laissa place à une solitude neuve. Pour la première fois, l’arbre se mit à sentir le monde : la pluie sur ses feuilles, la sécheresse, le vent dans les branches, l’eau qui montait, les pierres contre ses racines. Ça faisait mal et ça le tenait debout. Au printemps suivant, l’oiseau revint : « Toujours perdu ? » L’arbre ne répondit pas. À la place, il se couvrit de fleurs blanches, d’un seul coup. L’été, un gamin goûta le premier fruit ; les adultes n’avaient rien remarqué. Le goût les stupéfia, on fit des confitures, des tartes, et l’arbre devint le plus attendu du village. Plus tard, on lui donna un nom que j’ai oublié. Ce n’est pas très grave : lui, de toute façon, n’a jamais cessé de pousser.

illustration de Ansel Adams ♦ Cyprès Dans Le Brouillard, Pebble Beach, Californie

12 mai 2019

Publié le 12 mai 2019

Nous avons d’abord vu des morceaux de glace isolés, gros comme des tonneaux, qui cognaient contre la coque en laissant un bruit sourd, comme si quelqu’un frappait de l’intérieur. Puis sont apparues les masses blanches. Elles dépassaient la ligne d’horizon, avec des pans bleu pâle, des arêtes sales, et glissaient à six nœuds dans le courant, indifférentes à notre présence. On sentait le froid monter du pont, une haleine humide qui nous piquait les doigts malgré les gants. Que notre coque puisse encaisser un choc avec l’une de ces montagnes, personne n’y croyait vraiment. Le second courait d’un bout à l’autre du gaillard, aboyait des ordres, faisait tourner la barre d’un côté puis de l’autre ; on ne l’avait jamais vu aussi nerveux. C’est Louis qui, le premier, a mis des mots sur ce que tous pensaient. Après le déjeuner, en bourrant sa pipe de terre cuite, il a haussé les épaules, soufflé un peu de fumée grise et dit que nous n’étions pas censés trouver de pareilles glaces sur notre route, que nous avions dû remonter trop au nord. Il a ajouté, presque aussitôt, que même les meilleurs capitaines pouvaient se tromper, pour essayer de rattraper sa phrase avant qu’elle ne lui retombe dessus. À partir de là, ça n’a plus été pareil. On parlait moins fort sur le pont, les regards glissaient vers la passerelle dès que la coque vibrait un peu. Le second, lui, changeait de peau. Il venait nous voir un par un, posait la main sur une épaule, demandait si le quart n’était pas trop dur, si le froid ne nous entamait pas, s’informait des familles restées au pays. On voyait bien qu’il flairait autre chose que le vent. Un après-midi, il est tombé sur le mousse en train de discuter près des cuisines ; le gamin répétait à voix haute que nous tournions en rond, que la mer nous avait perdus. Le second a dégainé sa petite épée d’un geste si rapide que le bruit du métal a traversé le couloir. Il a simplement posé la lame contre la joue du garçon, sans appuyer. Le mousse s’est figé, les yeux écarquillés, et l’humidité a envahi son pantalon. Le second a éclaté de rire, a essuyé sa lame sur la vareuse du petit et est reparti en sifflotant. Le soir même, le capitaine a fait passer l’ordre de faire monter les femmes sur le pont et de percer quelques tonneaux de vin d’Andalousie. Entre deux grains, le ciel s’est dégagé ; la mer s’est calmée d’un coup et, au-dessus de nos têtes, brillaient des constellations que nous n’avions jamais vues. On a sorti un violon, un accordéon, un tambourin, et bientôt les chaînes ont claqué au rythme des pas. Les femmes, encore engourdies de la cale, se sont mises à tourner, les bracelets tintant autour des chevilles. Le navire avançait dans une eau presque noire, sous ce plafond tranquille. Sur la passerelle, on distinguait la silhouette immobile du capitaine, sans pouvoir lire son visage. Quant au second, personne ne savait où il se tenait. Cela suffisait à donner à la danse un éclat étrange, entre joie forcée et menace en suspens.

11 mai 2019

Publié le 11 mai 2019

Dès les premiers jours, nous avons compris que le second ne ferait de ce voyage une promenade pour personne. Il relayait les ordres du capitaine avec une précision maniaque et, en même temps, jouait avec nous comme avec un jeu de cartes. Le matin, il pouvait vous tapoter l’épaule en vous appelant par votre prénom, vous demander des nouvelles d’un mal de dos, puis, une heure plus tard, vous reprendre sèchement devant tout le monde pour un nœud mal fait, le regard plein de mépris. Rien ne semblait le surprendre ; il agissait comme si tout ce qui arrivait avait déjà été prévu par lui. Entre nous, nous l’appelions l’anguille : jamais où on l’attendait, toujours fuyant, toujours un peu visqueux. Le capitaine lui faisait confiance ; nous, pas. Nous savions qu’il ne connaissait ni la charité ni la pitié. Il avait une façon bien à lui de nous “éduquer”. Quand un homme se vantait d’avoir rendu un service honnête à un autre, il éclatait de rire, le traitait de simplet et lui expliquait qu’il venait de se faire avoir. À l’inverse, lorsqu’il surprenait quelqu’un la main dans un sac de vivres ou en train de dissimuler une bague volée à une captive, il le félicitait devant témoins, louait sa débrouillardise, disait qu’un bon marin devait penser à lui d’abord. Le coup tombait plus tard. On revoyait le même homme, quelques jours après, avec un moignon grossièrement bandé ou la bouche pleine de sang, incapable d’articuler un mot. Le second sortait alors sa petite épée à garde ouvragée, l’essuyait soigneusement sur un chiffon et expliquait que, désormais, l’intéressé n’aurait plus à porter le poids de sa faute : la main avait payé, ou la langue, et chacun pouvait retourner au travail. Il apparaissait sans bruit. On levait la tête et il était déjà là, derrière soi, en train d’observer un geste, un regard, comme s’il cherchait en permanence la faille suivante. Depuis le départ, presque aucun de nous n’échappait à cette impression de marcher sous un examen continu, partagé entre la peur d’être pris en défaut et la colère de se sentir traité en enfant. Le soir, après le repas, il savait aussi nous tenir. Il s’asseyait près du poêle, faisait tourner un peu de rhum dans sa tasse et se mettait à raconter. Il parlait de villes de pierre blanche au bord de lacs d’altitude, de temples recouverts d’or où le soleil se reflétait au point de brûler les yeux, de processions où un serpent à plumes traversait le ciel dans un bruit d’ailes. Il décrivait les mines, les coffres, les pièces si nombreuses qu’on les pesait au lieu de les compter. À l’écouter, on avait l’impression qu’il y avait été, qu’il revoyait tout en détail. Aucun de nous n’aurait osé dire que ce n’étaient peut-être que des histoires. Nous restions là, accrochés à ses mots, à l’idée que, de l’autre côté de l’océan, nous pourrions un jour nous aussi poser la main sur quelque chose de ce métal-là, et, pendant qu’il parlait, la rancœur se tassait un peu, juste assez pour tenir jusqu’au lendemain.

10 mai 2019

Publié le 10 mai 2019

Jamais le capitaine ne déjeunait ni ne dînait avec nous. Quand quelqu’un, à table, risquait une remarque là-dessus, la phrase tombait au milieu des assiettes et tout le monde se taisait aussitôt, comme si l’on avait parlé d’un mort. De lui, nous savions peu de choses, sinon ce que certains anciens racontaient à voix basse : mousse lui aussi, embarqué très jeune, passé par la marine militaire, puis marchande, avant de prendre le commandement de ce navire chargé de corps. Est-ce que c’était l’argent, l’ambition, ou simplement la pente des choses qui l’avait mené là, personne ne le disait clairement. Quand il n’était pas sur la passerelle – ce qui arrivait rarement –, il se retirait dans sa cabine. Le cuistot lui portait ses repas sur un plateau, parfois accompagné du mousse, que les hommes avaient affublé d’une robe trop courte et d’un fichu, avec un peu de suie autour des yeux pour imiter le khôl. On riait en le voyant passer dans le couloir, gêné dans ses chaussures, mal rasé sous le foulard ; on disait que le capitaine aimait qu’on lui “offre une femme” de temps en temps. Des femmes, pourtant, il n’en manquait pas à fond de cale, serrées sur leurs planches, ni des enfants dont on entendait parfois les pleurs monter jusqu’aux cuisines. Mais il y avait dans l’humiliation du mousse quelque chose qui divertissait plus sûrement les hommes que les coups et les viols distribués en bas : une façon de transformer l’un des nôtres en jouet, le temps d’une soirée, et de renverser pour quelques heures l’ennui, la fatigue, la peur. Ces débordements revenaient à intervalles irréguliers, comme une soupape. On buvait plus que d’habitude, on se bousculait, on tirait sur les vêtements, les cris, les injures, les sanglots se mêlaient, puis tout retombait, effacé par le vent qui balayait le pont et chassait au loin les restes de musique et les râles. Le capitaine ne se montrait presque jamais dans ces moments-là. On savait qu’il entendait tout, là-haut, mais il restait enfermé derrière sa porte, comme s’il s’agissait d’une manœuvre parmi d’autres dont il n’avait pas à s’occuper. Le lendemain, fidèle à lui-même, il reprenait sa place sur la passerelle, regard fixé droit devant, les mains sur le compas, et veillait à garder entre ses hommes et lui la même distance nette, comme si rien, en dessous, ne pouvait avoir la moindre influence sur la route.

3 mai 2019

Publié le 3 mai 2019

Avec l’âge, on apprend à dire “goût” à la place de “désir”. On parle d’arômes, de cuisson lente, de recettes de famille ; ça passe mieux que d’avouer qu’on a encore envie de sentir un corps contre soi. J’étais assis en face d’elle, un soir de chaleur lourde, à lui expliquer très sérieusement comment mon père préparait le bœuf bourguignon. Je détaillais le choix du vin, le temps de mijotage, le moment précis où il ajoutait le pied de veau pour lier la sauce. La fenêtre était entrouverte, l’air ne rentrait pas, la table collait un peu sous les avant-bras. Elle m’écoutait en jouant distraitement avec sa cigarette, les cheveux attachés trop haut, la nuque humide. Au milieu d’une phrase, elle a soufflé : « Pff, fait chaud, ça ne te dérange pas si je me mets à l’aise ? » J’ai fait oui de la tête, persuadé qu’elle allait enlever ses chaussures ou dégrafer un bouton. Elle s’est levée, a tiré son t-shirt par-dessus la tête, puis le reste a suivi sans ralentir : le soutien-gorge, la jupe, la petite culotte qui a glissé le long des cuisses, tout posé sur une chaise, dans un bruit sec de tissu. Elle est revenue s’asseoir comme si de rien n’était, complètement nue, le verre à la main, les cuisses ouvertes juste ce qu’il fallait pour que je n’aie aucun endroit “neutre” où poser les yeux. J’avais encore en bouche les mots “pied de veau”, coincés quelque part entre la langue et le palais. C’est à ce moment-là que j’ai senti toute la comédie de mes histoires de bourguignon. J’avais cru être poli, respectueux, tenir mon rôle d’homme bien élevé qui parle de son père et de cuisine pour ne pas “mettre mal à l’aise”. En réalité, je m’abritais derrière la recette comme derrière un paravent, convaincu qu’il ne se passerait plus rien de ce genre dans ma vie. Sa nudité venait de traverser ce paravent comme un courant d’air. La chaleur qui m’est montée au visage n’était pas seulement du désir, mais une panique sourde : qu’est-ce que j’étais censé faire de ça, à mon âge, avec mon énergie en rade, mes manières prudentes ? J’ai bafouillé une fin de phrase sur la gélatine du pied de veau, puis j’ai entendu ma voix dire que je devais absolument passer un coup de fil, que j’avais oublié une chose urgente. Elle m’a regardé, sans insister, avec un demi-sourire que je n’ai pas su lire. J’ai remis mon chapeau comme si je fuyais la pluie, attrapé mes clés, traversé la pièce en évitant de la toucher. Dehors, la rue m’a accueilli avec son bitume tiède et ses passants indifférents. Je me suis senti immédiatement soulagé, et aussitôt après vaguement grotesque, comme un type qui s’enfuit d’un feu en expliquant qu’il doit surveiller une casserole.

*illustration* huile sur toile pb 2019

30 mars 2019

Publié le 30 mars 2019

Il y a des soirs où il comprend très bien pourquoi certains finissent par haïr l’espèce entière. L’écran est allumé, les images défilent : un plateau où l’on commente la dernière bavure comme un match de foot, un micro-trottoir sur le thème “les Français sont-ils…”, une publicité pour des SUV qui escaladent des montagnes imaginaires entre deux reportages sur la sécheresse. Il coupe le son, il garde les gestes : bouches qui s’ouvrent, sourires de façade, haussements d’épaules bien huilés. Par la fenêtre, un sanglier et deux marcassins fouillent les bacs à ordures au pied des résidences, renversent un sac, piétinent des barquettes de salade, se roulent presque dans les restes de pizzas. Ils ont l’air bête, oui, mais ce n’est pas la même bêtise : ils n’ont pas construit eux-mêmes les piscines turquoises qu’ils dévastent. Dans ces moments-là, une voix en lui prend le dessus et se met à parler très fort : l’humanité est un amas de stupidité qu’aucun animal n’égalera jamais, un troupeau qui se croit malin parce qu’il invente des applications pour mesurer ses pas pendant qu’il marche vers le mur. Tout paraît tellement faux, tellement prévisible, qu’il imagine sans effort la minorité qui doit se frotter les mains derrière le rideau, ceux qui vivent de cette idiotie, qui lui vendent des candidats, des guerres propres, des prophètes clés en main. C’est la sensation d’être pris dans une machinerie où chacun s’occupe surtout de maintenir la roue qui l’écrase, en râlant juste assez pour croire qu’il résiste. Il repense à ces gamins partis rejoindre Daesh, à leurs visages dans les journaux, aux voisins qui disent “on n’a rien vu venir”, et il se dit que c’est encore la même faille qui a servi : besoin désespéré de croire à quelque chose de net, de tranché, de pur, besoin d’un extérieur à conspuer pour ne pas se dissoudre dans la mollesse. Les fauves en costard qui écrivent les slogans ont bien compris ça : que ce soit au nom de Dieu, de la Nation, du Marché ou de la Démocratie, ils savent parler à cette crédulité-là. Il pourrait passer la nuit à empiler les preuves, à faire la liste de tous les endroits où l’humanité fuit sa responsabilité en se réfugiant dans la plainte. C’est facile, d’ailleurs c’est ce qu’il fait quand il est trop fatigué pour autre chose : il maudit “les gens”, “les politiciens”, “les masses”, comme s’il n’en faisait pas partie. C’est confortable, le mépris : on peut s’y lover comme dans une couette froide, on n’a plus rien à attendre de personne, on se fabrique une lucidité atroce qui a réponse à tout. Et puis, quand il regarde d’un peu plus près, il voit que ce mécanisme est exactement celui qu’il accuse : la plainte mille fois plus simple que la responsabilité. L’humanité irresponsable, c’est un constat qui commence à la première personne. Que fait-il, lui, de sa rage devant l’écran ? Il zappe, il peste, il envoie deux phrases assassines sur un réseau, puis il retourne à sa vie en espérant vaguement que demain sera mieux, exactement comme ceux qu’il traite de moutons. On dit que l’école produit du mouton alors que le monde aurait besoin de loups, mais quand il pousse cette image un peu plus loin, il voit qu’il ne veut ni de l’un ni de l’autre : le loup glorieux qui déchire tout n’est qu’un autre rêve de domination, un fantasme de force pure qui finit en meute hystérique. Ce qui manque, ce n’est pas un prédateur de plus, c’est la capacité à tenir debout sans se raconter d’histoires. Là, les mots “peur” et “espoir” commencent à se mettre en place. La peur est facile à repérer : peur de manquer, de perdre son statut, d’être seul, d’être malade, d’être humilié. L’espoir est plus traître : espoir d’un grand soir, d’un sauveur, d’un changement venu d’en haut, d’une technologie qui arrangerait tout ça. Ce sont les deux extrémités de la même laisse. Tant qu’il tire ce joug-là, il reste dans le sillon qu’on a tracé pour lui, avec l’impression de faire quelque chose en plus, de “penser contre”. C’est là que ses moments les plus sombres basculent parfois : quand, au lieu de regarder dehors, il sent à quel point il a peur, à quel point il espère encore, et qu’il voit que la source de son mépris est aussi sa lâcheté. Ce qui lui reste alors, ce ne sont ni les grands discours sur les maîtres du monde ni les fantasmes d’insurrection, mais quelque chose de plus dérisoire et de plus solide : ses fragilités. Celles qu’il passe son temps à maquiller pour ne pas avoir l’air vulnérable, celles qu’il cache en société avec des blagues, celles qu’il enfouit sous la colère. Quand il arrive à ne plus les fuir, à les regarder comme elles sont, elles deviennent autre chose qu’une honte : une base. C’est à partir d’elles qu’il peut, parfois, ne pas céder à la peur ni à l’espoir, répondre autrement que par la plainte, rester un peu digne devant la bêtise collective sans se hisser au-dessus. Elles ne le rendent pas meilleur que les autres, mais elles lui rappellent qu’il est du même matériau, exposé aux mêmes paniques, aux mêmes illusions. Là, dans cette reconnaissance inconfortable, se joue pour lui une forme de responsabilité : continuer à voir la bêtise du monde sans oublier qu’elle commence chez lui, et faire de cette lucidité non pas une arme contre les autres, mais un pont fragile vers ceux qui n’ont pas encore la force de la regarder.

illustration barbouillage huile sur toile pb 2019

30 mars 2019_3

Publié le 30 mars 2019

Il vit depuis des années dans un de ces immeubles parisiens où les chambres de bonne sont empilées comme des boîtes d’allumettes sous les toits. Au-dessus de lui, un apprenti pianiste répète toujours la même suite de notes, jour après jour, avec la régularité d’une machine. D’abord il a compté les intervalles, cherché à comprendre ce qu’il jouait, puis il a cessé d’écouter. Maintenant, il alterne entre deux réflexes : tempêter en silence contre ce martèlement ou acheter des boules Quies à la pharmacie du coin. L’ennui, il le voit fonctionner comme ça : une répétition obstinée qui finit par produire soit la colère, soit la surdité. Il se dit que les systèmes ne sont pas différents de son voisin pianiste. On invente un cadre, des règles, un rythme, tout le monde s’y plie, et au bout d’un moment la monotonie devient insupportable. Alors, pour que ça tienne, ceux qui conçoivent ces cadres introduisent du hasard comme on glisse une dissonance dans une mélodie : un imprévu calculé, une alerte, un danger, de quoi effrayer un peu, déplacer l’attention, puis revenir en expliquant à quel point il est précieux que le système soit là. “Vous avez vu pourquoi il faut des fenêtres ? Pour éviter les courants d’air et les fermer en cas de coup de vent.” On ne rappelle pas que sans fenêtre on étouffe, on vit dans le noir ; on insiste sur la menace, pas sur l’air ou la lumière. À force, les gens finissent par répéter ces phrases bancales comme des vérités, et lui-même se surprend parfois à penser en ces termes sans savoir d’où ça vient. La voiture rouge lui revient souvent comme exemple. Un matin, sans raison claire, l’idée s’est imposée : il lui “faudrait” ce modèle précis, cette marque, cette couleur. Il n’avait jamais prêté attention à ce type de véhicule, le flot d’automobiles lui arrivait en masse anonyme. À partir de ce jour-là, il ne voit plus qu’elle : la voiture rouge partout, en bas de chez lui, dans les rues adjacentes, sur le périphérique, dans les publicités. Ce n’est pas le monde qui a changé, c’est son regard qui s’est refermé sur un objet devenu soudain indispensable. Il se voit très bien, au bord de passer commande, persuadé qu’il fait un choix libre, alors que quelque chose — une campagne, une conversation, un panneau, un algorithme — a glissé cette envie dans son champ de vision. L’impression d’étrangeté surgit au dernier moment, comme dans ces rêves où un détail brise d’un coup la cohérence apparente du décor. C’est cette même impression qui le réveille, le matin, quand il se rend compte que tout ce qu’il prenait pour “son” désir ne tient qu’à un léger réglage du cadre. Depuis, elle ne le quitte plus tout à fait. Dès qu’il sent ce malaise monter, ce sentiment d’être un rat qui tourne dans un labyrinthe conçu par d’autres, il essaie de casser la trajectoire. Il sort acheter quatre pains au chocolat qu’il mange en marchant, sans raison de fête ni d’occasion, juste pour contrarier la logique des bonnes résolutions. Ou bien il prend sa voiture, pas rouge, et roule jusqu’à un coin de campagne qu’il ne connaît pas, gare le véhicule au hasard et marche une heure, deux heures, sans objectif précis. D’autres fois, il s’assoit et écrit un texte comme celui-ci au lieu de faire ce qu’il “devrait” faire à cette heure-là. Ce ne sont pas des actes héroïques, il le sait, mais c’est sa manière de construire des contrepoids à l’intérieur même des contrepoids qu’on lui a préparés. Quand le piano recommence au-dessus de sa tête et que la séquence de notes redémarre, il ferme les yeux et se demande si c’est lui ou le système qui déraille en premier.

30 mars 2019_2

Publié le 30 mars 2019


Le mot “amour” lui donne de plus en plus envie de rire jaune. Autour de lui, il voit surtout des gens qui gardent jalousement un petit territoire mental, une parcelle clôturée où ils entassent leurs habitudes, leurs blessures, leurs exigences, et qu’ils baptisent “amour” parce que ça sonne mieux que “propriété”. Il suffit qu’on mette le pied d’un millimètre sur ce terrain pour vérifier la solidité de la clôture, poser une question de travers, refuser une évidence, et la guerre est déclarée. Toujours la même confusion : on prend le désir pour l’amour, pas seulement le désir physique de l’autre, mais le désir d’avoir raison, d’être confirmé, d’être reconnu comme centre de quelque chose. À chaque fois qu’on obtient ce qu’on voulait, on se retrouve pourtant un peu plus seul et un peu plus triste, comme après n’importe quel désir assouvi. Lui, dans ces histoires-là, n’a jamais su quoi faire de sa cervelle. Plus il réfléchit à l’amour, moins il sait l’habiter. Il a appris, au fil des années, qu’il vaut mieux se fier à une intuition fugace qu’à toutes les constructions raisonnables qu’il monte laborieusement pour prouver qu’il ressent “comme il faut”, au bon moment, dans le bon sens. Il se souvient de ces scènes où on lui demandait des preuves, des démonstrations : “si tu m’aimais, tu…”, phrases suspendues qu’il n’a jamais su finir, gestes attendus qu’il n’arrivait pas à mimer. Il se voyait alors comme un accusé mal défendu, assis au banc d’un tribunal dont il n’a pas choisi les règles, sommé de produire des pièces à conviction qu’il n’a pas, jusqu’au “non-lieu” final, chacun repartant avec sa rancœur sous le bras. À force, il en est venu à conclure qu’il devait être raté quelque part, génétiquement ou autrement, une anomalie qui ne sait ni adorer correctement les femmes qu’il désire, ni aimer comme il faut un chien, un arbre, un dieu ou une œuvre d’art sans sentir, tôt ou tard, la fausseté, l’égoïsme, l’illusion derrière l’élan. De cette faille, il a tiré une drôle de fidélité à ce qu’il appelle la vérité : il se méfie des élans trop pleins, des déclarations définitives, des promesses éternelles. Le bouddhisme lui parle pour ça, avec ses phrases qui disent qu’il ne faut croire qu’en ce qu’on a vérifié soi-même, qu’aucun bouddha ne viendra de l’extérieur. Mais le soir, quand il fait défiler le fil de son téléphone, cette sagesse-là semble très loin. Sur l’écran, ça clignote de petits cœurs rouges, de mains jointes, de fleurs, de sourires jaunes qui rient ou pleurent. Des gens qu’il connaît à peine publient “amour”, “amour toujours”, “tellement de gratitude”, et sous chaque photo, une procession de signes standardisés vient tamponner “j’aime”, “j’adore”, “je compatis” comme on appose un tampon sur un formulaire. Il sent bien que ce n’est pas de l’amour qui circule là, mais une adhésion, un réflexe de ralliement : on clique pour dire “je suis là, je ne veux pas être exclu du cercle”, on alimente la machine qui vit de ces tours de piste. Pendant qu’il regarde ces cœurs défiler, des publicités s’insèrent par à-coups entre deux déclarations : un parfum “pour elle”, une bague “pour dire je t’aime”, une appli de rencontre “pour enfin trouver l’amour”, tout un catalogue de besoins fabriqués qui vient se greffer sur le vieux désir d’être aimé. Il voit très bien le calcul : plus les gens s’agrippent à ce besoin-là, plus ils sont prêts à payer pour le nourrir, en temps, en argent, en attention. Il se sent partagé entre le mépris et une forme de tristesse. Il pourrait se contenter de conclure que tout repose sur “l’imbécillité des gens”, tourner le dos et se croire au-dessus, mais il sait qu’il n’est pas différent : lui aussi a déjà posté une phrase en espérant des cœurs, lui aussi a guetté les notifications comme des caresses de substitution. S’il y a méchanceté, elle ne vient pas seulement de la solitude de ceux qui exploitent le système, elle vient aussi de sa propre incapacité, à lui, à savoir aimer autrement que comme ça, à découvert, sans preuves, sans mise en scène. C’est là, dans cette incapacité, dans cette maladresse, que se trouve peut-être la seule part d’amour qu’il reconnaît comme vraie : non pas le territoire qu’on défend, ni l’adhésion qu’on marchande, mais la fragilité nue qui accepte de ne pas savoir très bien ce que ce mot veut dire, et qui continue pourtant à tendre la main.

25 mars 2019

Publié le 25 mars 2019

La nuit est tombée sur la petite rue en pente. Depuis la fenêtre de la cuisine, il voit les façades alignées, les balcons éteints, les containers verts au bout de l’impasse. Il tient une tasse de café tiède entre les mains quand un renard surgit du coin de l’immeuble, museau bas, queue dans l’axe. L’animal traverse la chaussée sans se presser, trottine jusqu’aux poubelles, renifle le bord d’un sac, tire doucement avec les dents. Le plastique cède dans un petit craquement sec, une boîte de conserve roule sur le trottoir, tinte contre le béton. Le renard s’arrête, relève la tête, ses yeux accrochent un instant la lumière de la fenêtre, puis il replonge dans son inspection lente, container après container, comme s’il faisait sa tournée habituelle.

Une vieille histoire remonte : un renard pris dans un piège à dents de fer, la patte coincée. La nuit, les tiraillements, puis les crocs qui entament la chair, qui tranchent tendons et peau pour se dégager au matin en boitant, la patte laissée au fond du piège. Plus jeune, ça lui donnait presque de l’orgueil d’y penser : mieux vaut perdre un morceau que rester pris. Sur la table, à côté de son coude, une enveloppe ouverte laisse dépasser une feuille dactylographiée : la résiliation de son contrat, déposée au bureau quelques jours plus tôt. Dans le salon, un carton de livres entamé attend près de la porte, déjà scotché sur un côté. Il sait qu’il partira bientôt, qu’il changera d’adresse, de trajets, de têtes croisées dans l’escalier.

Il pense à toutes ces fois où il a “tiré” de la même manière : une ville laissée derrière lui, un travail lâché net, des numéros de téléphone supprimés sans explication. L’image du renard lui servait de pansement : mieux valait boiter un peu que tourner en rond dans une cage. Il se regarde maintenant, pieds nus sur le carrelage, tasse froide dans la main, devant cette fenêtre qu’il refermera bientôt comme tant d’autres.

En bas, le renard a fini de fouiller. Il secoue la tête, s’ébroue, disparaît derrière un muret comme s’il connaissait par cœur chaque recoin du quartier. Une autre histoire lui revient, plus floue : celle des pigeons voyageurs que l’on emporte loin, très loin, qu’on lâche dans un ciel inconnu et qui retrouvent malgré tout le même toit, le même perchoir, guidés par une boussole qu’on ne sait pas nommer. Leur valeur tient à ce retour-là. Il imagine un pigeon qui, un jour, verrait un autre toit, une autre cour, et ne reviendrait pas. Il regarde l’enveloppe, le carton, la rue noire où plus rien ne bouge. Il ne sait pas s’il ressemble davantage à ce renard qui ne s’approche jamais trop des maisons, prêt à filer au moindre bruit, ou à un pigeon qui aurait perdu l’adresse de son point de départ. Il avale une gorgée de café froid, pose la tasse dans l’évier, éteint la lumière de la cuisine et laisse la fenêtre ouverte encore un moment, au cas où l’animal repasserait.

24 mars 2019

Publié le 24 mars 2019

Il est au milieu du salon, un tournevis dans la main, une étagère démontée posée en morceaux par terre. Sa femme a posé le carton contre le mur le matin même, avec un “ça serait bien si on pouvait la fixer aujourd’hui”. Il a répondu oui sans réfléchir. Maintenant, une vis refuse d’entrer dans le trou prévu, le bois s’effrite un peu autour, le tournevis ripe. Il jure, pas très fort au début, puis plus fort, comme si la vis le provoquait. Sa femme passe la tête par la porte, demande si tout va bien, repart aussitôt quand il lâche un “oui, oui” trop sec. Il sent la chaleur monter dans sa nuque, la vieille colère qui arrive avec le bruit du métal.

Dans sa tête, il entend la voix de son père. Ce n’est même pas une phrase entière, plutôt un ton, une tension dans les consonnes : “bouge-toi”, “secoue-toi un peu”, “tu peux pas te dépêcher ?”. Il le revoit un dimanche, la cuisine transformée en atelier, la table recouverte de journaux, une lampe démontée au milieu. Sa mère avait demandé “tu peux t’en occuper, toi qui es bricoleur”, et son père avait pris le rôle comme on met un costume trop serré. Il transpirait dès la première difficulté, fouillait dans une caisse de clous en pestant, envoyait l’outil valser si quelque chose coinçait. Le moindre dérapage d’ampoule, le moindre fil mal coincé devenait une affaire d’honneur. Quand un clou se tordait, le regard cherchait vite un coupable. Souvent, c’était lui qui se tenait là, trop près.

Il s’arrête, aujourd’hui, tournevis en l’air, se rend compte qu’il est en train de parler tout seul, à voix haute, contre la vis, contre l’étagère, contre “ces trucs de merde mal foutus”. Il se cogne le doigt, le tournevis lui échappe, tape le parquet. La douleur lui arrache un juron. Dans le geste, il reconnaît le bras de son père qui lançait la scie sur la table quand la lame cassait. Ça le fait presque rire et ça l’agace encore plus.

Son grand-père lui revient par fragments. Un mur de parpaings dans le jardin, penché dès le lendemain. Un pilier de portail qui regarde la rue de travers. Lui, avec sa Gitane au coin des lèvres, qui dit “ça tiendra bien comme ça, on n’y pendra pas un piano”. Et si quelqu’un osait remarquer que le mur n’était pas droit, il soufflait la fumée sur le côté, levait les yeux, lâchait : “on verra bien, va, viens plutôt boire un coup”. Puis il disparaissait un jour “acheter des allumettes” et on ne le revoyait pas avant longtemps.

Il se remet à genoux devant l’étagère. Il respire un peu, change de vis, prend une mèche plus fine. Il sait qu’il ne paiera pas un artisan pour ça, qu’il finira de toute façon par y arriver. La première vis rentre, la seconde suit. La crise retombe comme un soufflet. Sa femme repasse plus tard, s’appuie au chambranle, regarde l’étagère enfin fixée. Elle dit que ça tient bien, que ce sera pratique pour les livres. Elle ne parle pas des mots qu’elle a entendus tout à l’heure depuis la cuisine. Elle l’a vu cent fois s’énerver sur un gond, sur un robinet, puis finir le travail en silence, obstiné.

Il range les outils dans une caisse en plastique, en vrac, comme son père avant lui. En refermant le couvercle, il pense, sans se l’avouer tout de suite, à deux tombes loin d’ici, dans un cimetière où il ne va presque jamais. Il essuie une trace de poussière sur la planche, pousse légèrement sur l’étagère pour vérifier que ça ne bouge pas. Le soir, il passe devant en allant éteindre la lumière, touche une des vis du bout du doigt comme pour vérifier encore. Dans le métal froid, dans ce petit rond brillant planté dans le bois, il sent remonter quelque chose qui ressemble à un salut, discret, adressé à ceux qui tapaient trop fort avant lui.

22 mars 2019

Publié le 22 mars 2019

Sur la porte de la salle des fêtes, l’affiche est déjà scotchée de travers. En haut, en lettres rouges, le mot “Kamasutra” accroche l’œil ; en bas, plus petit, son nom, parmi d’autres. Le responsable de l’office de tourisme a dit en rigolant que “ça ferait venir du monde, coquin mais culturel”, puis il est parti “gérer la communication”. Lui, il est resté dedans avec un escabeau bancal et une caisse de crochets. Il est à genoux pour fixer une cimaise trop basse quand une femme en gilet bleu passe la serpillière à quelques centimètres de ses genoux. Sur son badge, il lit “technicienne de surface”. Elle lui raconte qu’avant on disait femme de ménage, que ça lui allait bien, que maintenant ça fait plus chic mais que la fiche de paye n’a pas changé. Il sourit, resserre un fil nylon qui lui entaille les doigts. Dans un coin, deux institutrices installent des rangées de chaises pour les enfants. Elles cochent des cases sur un formulaire plastifié où il distingue “techniciens de l’éducation”. Sur une table, coincée entre deux piles de programmes, une affiche plastifiée annonce “Exposition de techniciens de la création”. Il la retourne pour ne plus la voir.

Le responsable arrive en retard, chemise trop blanche, parfum sucré. Il parle vite, de “valoriser les artistes du territoire”, de “faire vivre la culture”. Il demande s’il a bien prévu des prix “accessibles”, parce qu’ici “les gens n’ont pas les moyens” et qu’ils ont l’habitude d’Ikea et des plateformes. Il cite un site de vente en ligne, sort son téléphone, montre des images qui défilent du bout du doigt. “Pour ce format, on est plutôt dans ces eaux-là, vous voyez.” Il pense à l’argent lâché pour figurer dans un catalogue de cotations que personne n’ouvrira ici, à la rubrique où son nom est coincé entre deux inconnus. Il range le téléphone dans sa poche comme on ravale quelque chose. L’autre enchaîne sur “l’opportunité”, “la visibilité”, “la chance d’exposer dans un lieu institutionnel”, précise qu’il n’y aura pas de rémunération mais “un beau buffet, déjà, et une belle affiche”. À ses pieds, la technicienne de surface frotte une tache qui ne part pas.

Le soir du vernissage, il tient un verre en plastique qui colle un peu aux doigts. Les élus font le tour de la salle, s’arrêtent devant chaque toile, lâchent des phrases interchangeables. L’un s’attarde sur le panneau d’entrée, plaisante sur le titre : “Alors, vous nous montrez toutes les positions ce soir ?” Ça rit autour. Il rit aussi, trop fort pour lui, pas assez pour eux. Il pense à la position dans laquelle il s’est retrouvé tout l’après-midi, à moitié couché sur l’escabeau pour accrocher un grand format que l’élu vient de qualifier de “très décoratif”. Un homme en blouson de cuir s’approche d’une toile, la regarde longtemps, demande le prix. Il annonce une somme qu’il a déjà descendue plusieurs fois. L’autre fronce les sourcils, dit qu’il a vu “un peu la même chose moins cher sur Internet”, sort son téléphone, fait défiler des paysages, des nus, des abstractions, avec les tarifs alignés à côté. “Pour ce genre-là, c’est plutôt ça, normalement.” Il propose une réduction sans réfléchir. L’homme range son téléphone, promet de “repasser plus tard”, disparaît vers le buffet.

Plus tard, alors que la salle se vide, l’élu lève encore une fois son verre “à nos artistes et à tous les techniciens qui font vivre la culture chez nous”. Les applaudissements claquent. Il sent son propre bras se lever mécaniquement, le verre au-dessus de la tête. La technicienne de surface attend que tout le monde sorte pour reprendre sa serpillière là où elle l’avait laissée. Elle lui glisse qu’elle viendra voir les tableaux “un autre jour, quand ce sera calme”. Il lui dit qu’elle n’aura qu’à en choisir un petit si quelque chose lui plaît. Elle sourit sans répondre, pousse son chariot vers le fond de la salle.

Le dimanche suivant, il est sous un barnum blanc au marché du village, entre le fromager et le charcutier. Le sol est humide, ça sent le lait chaud, le gras, le café. Sur la table, quelques petits formats, des dessins à l’encre, des prix écrits au feutre sur des bouts de carton. Les gens s’arrêtent, prennent une tranche de saucisson, jettent un œil aux images, disent “c’est joli”, reposent, en prennent un autre. Une vieille dame s’attarde sur un dessin avec une maison et un arbre, demande si c’est ici. Il répond vaguement, propose qu’elle le prenne et paie “comme elle peut”. Elle sort des pièces, les compte avec soin, glisse le dessin dans un sac en toile avec ses légumes. Le fromager lui propose d’échanger un dessin contre un gros morceau de tomme, le charcutier ajoute un pot de pâté “pour la route”. Il accepte, range la toile sous la table, essuie ses doigts sur un vieux torchon. En repliant le barnum, en empilant les cadres dans le coffre de sa voiture, il sent encore sous ses ongles l’odeur de graisse et de feutre, et ça lui paraît au moins aussi tenable que la lumière des néons de la salle des fêtes. illustration image prise sur le net

21 mars 2019

Publié le 21 mars 2019

La nuit a été mauvaise. Il se retourne dans le lit, regarde le plafond devenir gris, renonce à dormir et s’assoit au bord du matelas. Dans sa tête, ça tangue encore. Il se voit sur un bateau dont il ne sait pas très bien le nom, un mélange de drakkar et de Santa Maria, planches sombres, cordages qui grincent. Au petit matin, il est accoudé au bastingage, les doigts collés au bois humide. L’air sent le sel et la sueur froide de l’équipage. Devant, la ligne d’horizon est encore vide, puis une masse sombre se détache lentement du ciel. On annonce la terre. Son ventre se noue, moitié soulagement, moitié peur de ce qu’il va trouver. Quand il descend dans la chaloupe, ses jambes tremblent autant à cause du roulis que de la fatigue. Il pose enfin le pied sur un sol qui ne bouge pas, un sable clair mouillé de petites flaques, et il a le vertige comme si la plage oscillait encore. Derrière lui, les hommes traînent des caisses, regardent autour, attendent des ordres sans trop parler. Il avance, les bottes aspirées par endroits, la chemise collée dans le dos. La “jungle” commence quelques mètres plus loin, pas une carte postale, plutôt un mur de feuillages lourds, de branches basses qui lui griffent le visage, d’insectes qui bourdonnent près des oreilles. Il s’y enfonce parce qu’il a dit qu’il irait voir plus loin. Au bout d’un moment, il ne sait plus si cela fait des heures ou des jours qu’il marche. La lumière lui tombe par plaques sur les épaules, l’air est humide, le tissu frotte au même endroit sur sa nuque. Il grimpe enfin sur une hauteur, les jambes dures, la bouche pâteuse, se retourne et voit l’eau de partout. L’îlot qu’il croyait être l’avant-poste d’un continent est entouré de mer, sans prolongement. Il s’assoit sur une pierre, sort sa pipe par réflexe, la bourre sans la regarder. Le tabac lui laisse au fond de la gorge un goût rance. En redescendant vers la plage, il pense déjà à ce qu’il va dire aux hommes. Il leur parle de ravitaillement, d’eau douce, de fruits à cueillir, il donne un nom à l’endroit pour que ça ait l’air d’exister vraiment, comme on colle une étiquette sur une boîte vide. Sur le pont, plus tard, il trace des croix sur une carte, invente une position approximative, écrit “San Salvador” en appuyant fort sur la plume comme si la pression changeait la taille de l’île. Les marins le regardent faire en silence, l’un d’eux ricane bref quand l’encre bave et détourne aussitôt la tête. Ils repartent. Les jours suivants sont une succession de chaleur écrasante, de grains d’eau lourde, de nuits hachées où il se réveille en comptant les jours à voix basse. Quand enfin une côte plus longue apparaît, quand les hommes se mettent à crier qu’ils l’ont fait, qu’ils ont atteint les Indes, il rit avec eux, tape dans les mains un peu trop fort, laisse monter une chanson qu’il ne finit pas. Sur le visage d’un des plus vieux marins, il surprend un regard glisser de la côte au capitaine, comme s’il pesait la scène, puis disparaître derrière un sourire fabriqué. Le soir, seul dans sa cabine, il étale les papiers sur la table, regarde les lignes qu’il a tracées, repense aux vieux récits de Vinland qu’il a lus, aux courants, aux plantes qu’il a vues, à la couleur de l’eau. Rien ne s’ajuste vraiment. Il pince les lèvres, allume sa pipe, regarde la fumée se coller au plafond. Quand, plus tard, un des hommes lui rapporte que certains savants, au port, froncent les sourcils, parlent d’erreur, d’autre chose que les Indes, il sent sous ses pieds ce léger décalage, comme si le plancher venait de s’abaisser d’un centimètre. Il répond qu’on ajustera les cartes, qu’on trouvera d’autres noms, garde la voix ferme, mais ses doigts restent accrochés à la rambarde une seconde de trop. Dans la chambre encore sombre où il est assis maintenant, loin de la mer, il pense à cette traversée comme à un rêve qui aurait insisté. Il se lève, va jusqu’à la fenêtre, regarde la rue encore vide, revient vers la table. Il ouvre le carnet, écrit la date dans un coin, puis, sans réfléchir, commence à tracer, au stylo, une forme approximative d’île au milieu de la page. La pointe accroche le papier, l’encre file un peu, le contour se referme mal. Il repose le stylo. Au centre du carnet ouvert, la petite tache d’encre flotte, seule, sur la carte blanche.

illustration Huile sur toile pb 2019

Quand est-ce qu’on va naître ?

Publié le 19 mars 2019

Il est assis dans le couloir, sur une chaise en plastique qui grince un peu quand il bouge. Sous ses pieds, le revêtement moucheté colle légèrement aux semelles, comme s’il voulait retenir les gens ici. Sur ses genoux, le livre de Beckett est ouvert, pages jaunies, marge griffonnée au stylo bille. Il attend qu’on lui dise qu’il peut entrer dans la chambre 218, celle de son père. La télé du box d’à côté laisse filtrer une voix de jeu télévisé, des “bravo” en carton, un chariot passe en raclant les coins, une infirmière s’excuse à mi-voix en évitant de le regarder. Il lit une réplique, puis une autre, les personnages tournent en rond comme d’habitude, et la phrase tombe, sèche : “Quand est-ce qu’on va naître ?” Il relève la tête, fixe un instant la bande de néon au plafond, les silhouettes qui traversent le couloir, et la phrase reste là, coincée entre le théâtre et cette odeur de javel mêlée de soupe refroidie. On l’a déjà déclaré “né” une fois, se dit-il, quand on l’a sorti de sa mère, cri, flash, carton rose ou bleu. Pourtant, en regardant la porte 218, il a l’impression de ne pas avoir passé le cap, de flotter toujours dans un truc tiède et visqueux qu’on appelle la vie, où chacun donne des coups d’épaule pour respirer un peu mieux que le voisin. L’interphone grésille, une voix appelle “la famille de monsieur B…”, il se lève, glisse le marque-page, frappe doucement et entre. Son père est là, ratatiné dans le lit, menton tombant, yeux mi-clos, tuyau d’oxygène qui lui entaille les joues, mains posées sur le drap comme celles d’un nourrisson trop fatigué pour les lever. Sur la tablette, une photo plastifiée le montre jeune, costume sombre, cheveux noirs lissés en arrière, sourire large au milieu d’un groupe d’hommes en cravate qui serrent tous la même main invisible. Sur l’écran accroché en hauteur, un match de foot tourne en sourdine, des maillots minuscules courent sur une pelouse trop verte, la foule est réduite à un sifflement continu. Il s’assoit sur la chaise à côté, pose le Beckett sur la table, observe ce visage creusé qui est censé être en fin de course et qui ressemble déjà à un bébé à qui on aurait volé l’élan. Il lui parle de choses simples, de la voisine qui a encore perdu son chat, de la pluie qui n’en finit pas, de l’équipe locale qui a gagné aux tirs au but, des broutilles pour remplir l’air. Son père semble somnoler, puis il entrouvre la bouche, laisse passer une phrase râpeuse : “On est où, là ?” Il hésite une seconde avant de répondre, se contente de dire “à l’hôpital, papa, ils s’occupent de toi”, et voit le vieux visage hocher très légèrement, comme si cette information suffisait pour l’instant. Sur la table de nuit, un gobelet d’eau à moitié plein, une serviette roulée, une étiquette avec son nom et sa date de naissance imprimées en gros. C’est le seul endroit où le mot “né” apparaît encore. Il pense aux années où il a joué des coudes lui aussi, dans la cour de récréation pour se coller contre le radiateur en hiver, plus tard dans l’open space pour récupérer le bureau à côté de la baie vitrée, dans les réunions pour placer la plaisanterie qui détendrait le chef. À chaque fois, l’impression d’être enfin arrivé quelque part n’a tenu que le temps de se rasseoir. “Ça va, papa ?” demande-t-il plus bas. Son père ouvre un œil, le fixe, remue à peine la tête, répète presque sans voix : “On est où, là ?” Il lui caresse brièvement l’avant-bras par-dessus le drap, comme on rassure un enfant qui se réveille en sursaut dans une chambre inconnue. Une aide-soignante entre pour vérifier la poche de perfusion, ajuste un bouton, jette un coup d’œil à l’écran de foot, lâche “s’ils continuent comme ça, on va naître champions” avec un petit rire vite avalé. Le mot lui accroche l’oreille. Il serre les lèvres pour ne pas sourire, regarde la jambe maigre qui dépasse du drap, la chaussette grise qui baille à la cheville. Après un moment, il se lève, promet qu’il repassera demain, pose la main sur l’avant-bras de son père, sent la peau froide sous ses doigts. Dans le couloir, il croise une jeune femme enceinte qui tient son ventre à deux mains, accompagnée d’un homme qui vérifie son téléphone toutes les trois secondes. Ils parlent bas, comptent les minutes, tournent en rond devant l’ascenseur. Un cri de bébé monte d’un étage plus bas, aigu, bref, qui découpe un instant le brouillard de bips et d’annonces. Il appuie sur le bouton de l’ascenseur, Beckett coincé sous le bras, et la phrase revient en silence : quand est-ce qu’on va naître. En sortant du bâtiment, il s’arrête sur le trottoir, prend une bouffée d’air froid qui lui brûle la gorge. Les voitures passent, un bus freine dans un nuage de vapeur, un gamin traverse en courant, sa mère lui crie de faire attention sans lâcher son sac de courses. Il ouvre le livre à la première page, lit quelques lignes en marchant jusqu’au feu rouge. Les personnages se demandent encore ce qu’ils font là. Il relève la tête, regarde la ville, les façades, les fenêtres éclairées, et garde la question pour lui comme on garde un secret qu’on n’est pas sûr de vouloir résoudre.

illustration https://www.festival-automne.com/edition-1981/roger-blin-oh-beaux-jours-cycle-samuel-beckett

19 mars 2019

Publié le 19 mars 2019

Il écoute, il observe les jeunes, pas ceux de 20 ans, ceux-là, il les voit surtout s’user les pouces sur les manettes, rêver d’indépendance financière en s’enfilant des Despé tièdes et des vidéos YouTube absurdes. Ceux qui l’intéressent, ce sont les autres, ceux entre 30 et 40 ans, ceux qui portent encore une sorte d’idéalisme raide, mélange de méthode Coué et de ferveur religieuse, de quoi faire briller les yeux du pire mollah s’ils avaient choisi une autre cause. Il se reconnaît en eux par endroits. À 16 ans, il s’inscrit à la Ligue communiste révolutionnaire, pas pour renverser le capitalisme, mais pour suivre une militante au buste généreux et aux yeux de biche. Il se retrouve dans une arrière-salle qui sent le tabac froid et le mauvais café, écoute des slogans qu’il ne comprend qu’à moitié, hoche la tête au bon moment, prend des tracts. Plus tard, il lime ses passe-vues en photo, adopte l’éthique des émules de Cartier-Bresson qui jurent qu’on ne recadre jamais, que seule la prise de vue “juste” mérite d’exister. Il s’impose des règles, des mots d’ordre, comme s’il y avait dans la fidélité à ces dogmes un salut possible. Il idéalise l’amour aussi, le confond avec l’éternité, place ses parents, ses amis, ses premiers employeurs sur des piédestaux les premiers jours, avant de voir la peinture s’écailler. À force, il comprend que son idéalisme n’est qu’un pansement collé de travers sur une jambe de bois. Il n’a jamais la flamme blanche des vrais fanatiques, juste assez de conviction pour entrer dans la salle, pas assez pour y rester. Il regarde aujourd’hui ces hommes et ces femmes qui, le soir, sortent d’un atelier de développement personnel, d’un groupe politique, d’une association, avec la même fièvre dans le regard que les supporters qui sortent d’un stade. Le besoin est le même : se sentir porté par le bruit du groupe, hurler “allez Bidule” en chœur, frissonner ensemble, sentir la couenne vibrer. L’idéalisme vient combler la fatigue de voir le monde tel qu’il est. Il se demande parfois à quel moment la bascule se fait. Quand tout le monde boit à la même fontaine, répète les mêmes phrases, il ne reste au lucide qu’à tirer son propre seau d’eau à l’écart, au risque de passer pour fou, ou bien à s’exiler en pensée, rêver d’un désert, d’une montagne, d’un ermitage où plus personne ne viendrait lui expliquer comment il faut vivre. Il sait très bien qu’alors il retomberait dans une case voisine, celle de l’idéalisme solitaire. Il se demande si l’idéalisme et le fanatisme ne sont pas tout simplement les deux branches d’un même réflexe, un moyen de ne pas rire de soi trop longtemps. Il a croisé des fanatiques du ménage, du rangement, de la propreté, capables de refaire une table pour un verre posé de travers, de s’angoisser pour une trace sur un évier, avec la même intensité qu’un croyant pour sa prière manquée. Ils n’avaient rien à envier aux dévots de telle ou telle religion. Il voit bien que ces obsessions ne sont que des béquilles pour crises intérieures, pour manque de confiance en soi, en l’autre, en la vie. On s’accroche à un support – un Dieu, une cause, une propreté parfaite, une théorie de l’art – comme on s’accroche à une rambarde dans un escalier trop raide. Les artistes qu’il fréquente ne sont pas mieux lotis. Il les voit se ranger en chapelles, hyperréalistes contre abstraits, adorateurs de la nature morte contre fanatiques du modèle vivant, sectateurs du flou contre gardiens du net. Chacun parle de singularité, mais chacun cherche sa petite tribu, son groupuscule où l’on se congratule et où l’on exclut ce qui ne rentre pas dans la liturgie maison. Au vernissage, il observe ces papillons ivres tournoyer autour de la lumière des projecteurs, se réchauffer aux hourras de leur coterie, parler d’“ouvrir des pistes” et de “poser des questions” avec le même sérieux que d’autres parlent de salut des âmes. Si l’on s’approche de chacun, si l’on tend l’oreille, les discours se ressemblent : même peur d’être seul, même besoin d’être confirmé par un petit chœur. Idéalisme et fanatisme ne se donnent pas toujours en spectacle sur les places publiques, ils se glissent dans le quotidien, dans le commerce de quartier, dans la façon de juger le voisin, de choisir un savon ou une exposition. Ils avancent souvent masqués, à voix basse, comme ce diable qui, profitant de l’air du temps, a cessé de surgir en flammes pour se fondre dans les histoires qu’on se raconte. Il écoute ces jeunes qui ont troqué Dieu pour le développement personnel, le Parti pour la start-up, mais qui parlent avec la même ferveur que les vieux croyants. Il se dit que le diable n’a plus besoin de cornes, qu’il suffit désormais de cette petite voix qui propose une idée de plus, l’air de rien, au milieu du brouhaha, en expliquant qu’elle vaut bien toutes les autres et qu’après tout, rien n’existe vraiment, ni lui, ni Dieu, à part le besoin d’y croire un peu.

*illustration* escalator Photographie noir et blanc

18 mars 2019

Publié le 18 mars 2019

Il lui arrive de passer d’un onglet à l’autre sans vraiment s’en rendre compte. Sur l’écran, en haut, trois pastilles ouvertes : un site de meubles en promo, une plateforme de vente d’art contemporain, une page porno qui s’est lancée toute seule après la vidéo précédente. Dans la fenêtre du milieu, un canapé gris clair au nom imprononçable, promesse de confort et de vie rangée ; dans la suivante, un tableau décrit comme « pièce unique, acrylique sur toile, geste spontané », avec un petit cœur à cliquer ; dans la troisième, un corps nu déjà prêt, déjà cadré, déjà en train de faire ce qu’il est censé faire. Il regarde, scrolle, compare, sans sentir le moment où il passe du canapé au tableau, du tableau au sexe. Les trois interfaces se ressemblent : vignettes alignées, suggestions en bas, historique, boutons « ajouter au panier », « favori », « regarder plus tard ». Il se surprend à chercher, pour la peinture, la même secousse rapide que pour la vidéo, quelque chose qui fasse monter un peu le rythme cardiaque, qui coïncide exactement avec ce qu’il croit vouloir au moment où il clique. Quand une image ne lui « parle » pas tout de suite, il la chasse d’un geste du doigt et la plateforme lui en propose une autre, puis une autre encore, inlassable. Au musée, il n’y va presque plus. La dernière fois, il avait erré devant des toiles anciennes avec la sensation d’être revenu dans un grenier poussiéreux, au milieu de meubles trop lourds. Les autres visiteurs prenaient des photos avec leurs téléphones, se tenaient à distance des cadres, hochaient la tête d’un air entendu. Lui s’était retrouvé planté devant un nu académique, une femme allongée sur un drap blanc, éclairée comme il faut, et il avait senti qu’il ne voyait plus rien. Ni désir, ni mystère, seulement la superposition de tous les nus déjà vus en ligne, compressés en un seul. À la maison, le désir arrive par flux, par colonnes de vignettes, par listes. Quand il ouvre un site d’art, la même mécanique se met en marche : il agrandit une image, la referme, passe à la suivante, jusqu’au moment où une peinture lui « fait quelque chose » et il reconnaît aussitôt cette poussée brève, presque sexuelle, qui lui donne envie de cliquer sur « acheter » avant même de savoir où il l’accrocherait. Il imagine parfois une autre manière de faire, un art vendu comme un médicament. Au lieu des grandes salles blanches et des vernissages, la pharmacie du coin, néons, file d’attente, odeur de désinfectant. Entre les préservatifs et les vitamines, un rayon avec des boîtes de petites images comprimées, sur lesquelles on lirait « choc esthétique léger », « émotion forte à libération prolongée », « contre-indications : sujets allergiques au doute ». Il entrerait, prendrait sa boîte d’art comme il prend un anti-inflammatoire, la poserait sur le comptoir avec le reste, paierait, glisserait le tout dans le même sac. Le soir, il avalerait sa dose pour voir si quelque chose bouge encore à l’intérieur. Ce qui le travaille, c’est le moment d’après. Quand la vidéo est terminée, l’écran retombe en liste, la peau refroidit, la main colle un peu. Quand le colis arrive, qu’il déballe la toile, qu’il l’accroche en vitesse au-dessus du canapé gris, il sent la même petite chute : pendant quelques jours, il passe devant, la regarde, attend confusément que quelque chose se déplace, puis le tableau se met à faire partie du mur. Il continue pourtant d’ouvrir des onglets, de scroller, de comparer, parce qu’il ne sait pas quoi faire d’autre. Il fait partie de ces gens qui sentent bien que ni l’éjaculation ni le paiement ne règlent quoi que ce soit, que derrière la fatigue du corps et le coup de carte bleue il reste une zone sombre où le désir tourne en rond, sans cible claire. C’est peut-être là que l’art devrait aller, pense-t-il parfois, dans cet endroit où aucune plateforme ne peut proposer « des œuvres similaires », mais il ne voit pas comment y accéder autrement qu’en fermant l’ordinateur et en restant un moment dans le silence, les mains vides.

Illustration Tableaux inachevés , huile sur panneau de bois, pb 2019

17 mars 2019

Publié le 17 mars 2019

Tout part d’un malentendu, un de ceux qui ne se voient pas tout de suite. Au début, ils avancent ensemble comme sur une mer calme, on se dit que ça va tenir, que les petites phrases mal ajustées finiront par se rattraper, que “je t’aime” veut dire la même chose des deux côtés. Puis un soir, dans la cuisine, au milieu d’une phrase anodine, il comprend qu’ils ne parlent plus de la même chose. Elle dit “je n’en peux plus”, il croit d’abord à la fatigue du jour, au travail, avant de voir son regard posé ailleurs, au-dessus de son épaule, comme si tout était déjà décidé. La discussion ne monte même pas en éclat. Les mots s’empilent mal, se contredisent, s’annulent, et quand la porte se referme derrière elle, il reste dans le couloir avec une veste à la main, sans avoir eu la présence d’esprit de la rattraper. Les jours qui suivent sont secs. Le téléphone posé sur la table, qu’il consulte trop souvent, les messages qu’il ne renvoie pas, les phrases qu’il écrit puis efface, tout cela l’énerve. La tristesse se resserre, tourne, se fixe, et au bout d’un moment c’est de la haine qui remonte, une haine lourde, collante, dirigée contre elle, contre lui, contre ce qu’ils ont fabriqué à deux. Il repasse en boucle les scènes les plus banales, un repas, une soirée, un trajet en voiture, et dans chacune il se découvre des lâchetés minuscules : un silence quand il aurait pu parler, un sourire pour faire passer autre chose, une manière de se défiler. À force, c’est surtout contre lui qu’il en veut. Les jours s’alignent, les mêmes gestes se répètent, il va travailler, revient, mange, dort mal. Son visage dans la glace lui paraît à la fois bouffi et vidé. Les souvenirs de la vie à deux se mettent eux aussi à perdre leurs contours, comme des photos mal développées : il ne reste plus net que ce qu’il juge idiot, les scènes où il surjouait la confiance, où il croyait encore qu’il suffisait de “vouloir que ça marche” pour que ça marche. Un matin, très tôt, alors qu’il pense être encore en plein milieu de la nuit, un oiseau se met à chanter sous la fenêtre. Il ouvre les yeux sans comprendre d’où vient le son, reste un moment immobile sur le lit, puis se surprend à suivre le motif en sifflant à mi-voix. C’est presque ridicule, mais il continue, le temps d’un refrain. Quelque chose, dans la poitrine, se desserre un peu. Il se lève, pieds nus sur le carrelage froid, traverse le couloir. La cuisine est en désordre, la table encombrée, mais la cafetière est là, à sa place. Il sort le filtre de son emballage, le pose, verse le café moulu à la cuillère, tapote légèrement pour l’égaliser, remplit le réservoir d’eau au robinet en regardant le niveau monter dans le plastique transparent. Il enclenche le bouton. La machine se met à vibrer, un grondement sourd d’abord, puis les premières gouttes tombent dans la verseuse, sombres, épaisses, avec cette odeur qui, d’un coup, remplit la pièce. Il reste debout à côté, les mains posées sur le bord du plan de travail, à regarder le liquide brun monter. Le chant de l’oiseau vient encore par vagues du dehors. Quand la machine s’arrête, il se sert une tasse, la porte à ses lèvres. Le goût est un peu trop fort, légèrement amer, mais il le boit quand même, par petites gorgées. Ce n’est pas le bonheur, ce n’est pas une révélation, juste un moment précis où le malheur se tient à distance, dans l’autre pièce. Dans la cuisine, il y a lui, l’oiseau, une tasse chaude dans la main, et ce café qui lui rappelle qu’il est encore capable de se lever, de remplir un réservoir, d’attendre que quelque chose infuse.

illustration huile sur toile pb 2019

16 mars 2019

Publié le 16 mars 2019

La nuit où il pense donner un coup de volant pour sortir du décor, l’autoroute entre Yverdon et Lausanne est presque vide. Les phares découpent un tunnel jaune devant lui, les catadioptres s’allument un à un puis disparaissent derrière, la main repose sur le volant, il suffirait de la tourner un peu plus que d’habitude. Sur le tableau de bord, l’aiguille de vitesse reste stable, la radio est allumée mais il n’entend plus rien. Il fixe le rail à droite, imagine la voiture qui tape, le bruit sourd, la tôle qui plie, le noir après. Il met le clignotant, se range sur la bande d’arrêt d’urgence, coupe le moteur. Ce qui lui vient alors, ce n’est pas le visage de sa femme, ni celui d’un parent, mais son chat gris qui tourne en rond dans l’appartement, deux gamelles vides sur le carrelage. Il reste là à respirer dans l’habitacle qui refroidit, regarde ses mains posées sur le volant comme si quelqu’un d’autre conduisait à sa place, puis il redémarre et prend la sortie suivante vers l’hôpital de Lausanne. Enfant, il lâche avant la fin. Sur la piste du stade, ses baskets frappent le tartan rouge, l’air lui brûle la gorge au deuxième virage, les autres allongent la foulée, lui raccourcit, les cuisses se bloquent. Le prof hurle « on ne s’arrête pas » depuis la ligne d’arrivée, il finit quand même en trottinant puis en marchant, la tête baissée. Plus tard, il veut être chanteur. Il se voit sur scène, projecteurs dans les yeux, mains levées dans la salle, il répète des morceaux dans des locaux qui sentent la bière séchée et le tabac froid, les micros saturent, le propriétaire regarde la montre. Les cachets couvrent à peine le trajet, les dates s’annulent, les promesses s’évaporent, il range les câbles et la guitare dans leur housse un soir de plus et sait qu’il ne reviendra pas. À Beaubourg, il regarde un type perché sur un banc, Mouna, qui hurle des slogans et des blagues, les passants s’arrêtent, forment un cercle. Le visage de l’homme se déforme au fur et à mesure que les rires montent, il gesticule, se penche vers la foule, se laisse porter par elle. Lui reste dans le cercle quelques minutes, sent la chaleur des corps derrière son dos, puis s’éloigne. Il comprend qu’il n’a pas envie d’être là, au centre, à dépendre de ce vacarme. S’il doit parler, ce sera par écrit. Il achète des cahiers, il les remplit, il les empile. À chaque déménagement, il soulève les mêmes cartons de feuilles, promet de faire le tri devant le coffre ouvert, les repose sans rien jeter. Un jour, il entre dans une petite boutique boulevard des Filles-du-Calvaire et achète un vieux Nikormat à crédit. Il sort avec le boîtier au cou, commence avec des amis, des vacances, des façades, puis les visages inconnus le tirent dans la rue. Il se lève plus tôt, marche seul dans la ville encore mouillée, rideaux à moitié tirés, vitrines éteintes. Quand il s’offre un Leica avec un 35 mm, la distance se réduit pour de bon. Pour remplir le cadre, il doit s’approcher, sentir le parfum bon marché d’une femme qui fume à l’arrêt de bus, l’haleine d’un homme qui vient de boire un café, la main d’un type qui repousse l’objectif d’un geste sec. Le soir, il développe les films dans la salle de bain transformée en labo, lumière rouge, cuvettes alignées sur le bord de la baignoire, odeur du révélateur, doigts fripés par l’eau. Il tire des photos pour d’autres parce que ça paie mieux : un couple devant une voiture décorée de fleurs, un enfant mal coiffé en costume trop grand, des portraits qu’on lui demande de « rendre plus doux ». Un client, un jour, tapote du doigt sur le papier encore humide et dit « là, on ne voit pas assez les yeux », et il recommence le tirage. Plus tard, il revend ses Nikon et une partie de son matériel, sent le poids du sac disparaître de ses épaules en descendant l’escalier du labo avec la dernière caisse, ferme la porte derrière lui. Le boulot de sondages arrive par une annonce. On lui propose d’appeler des gens, de poser les mêmes questions, de cocher des cases derrière un écran. Il dit oui parce qu’il a besoin d’argent. Dans l’open space, les voix se superposent : « selon vous, êtes-vous très satisfait, plutôt satisfait… », les téléphones sonnent, des ventilateurs brassent un air tiède. Un soir, au téléphone, une femme lui répond : « je n’ai pas vraiment d’avis, mettez ce que vous voulez », il clique sur une case sans réfléchir et passe à la suivante. Le matin, pour ne pas se contenter de ces voix-là, il se lève avant l’aube, écrit une heure ou deux dans la cuisine, tasse de café à côté du clavier, puis enfile sa chemise et part. Les pages s’empilent comme les cahiers d’avant, mais sans elles il sait qu’il serait à nu dans la journée. Plus tard, il rencontre une femme suisse, ils en ont assez des trajets Lyon–canton, il déménage. En Suisse, il prend tous les boulots qui passent pour ne pas être ce Français qui vit aux crochets des autres. Un hiver, sur un chantier, il passe des journées à visser des planches de parquet dans une maison en travaux : odeur de sciure, genoux posés sur une mousse fine, perceuse qui lui vrille les oreilles, dos en feu le soir quand il remonte dans sa voiture. Il mange un sandwich dans le véhicule garé en bas, les mains encore pleines de poussière de bois. Quand il décroche un poste dans les sondages à Lausanne, il respire un peu mieux : salaire correct, horaires fixes, un badge avec son nom. Dans le canton de Vaud, on le traite de « froussemar » en rigolant à la pause, il sourit avec les autres. La route Yverdon–Lausanne devient son couloir : tous les jours le même ruban, les mêmes sorties, la trace plus claire du pneu sur la glissière à un endroit précis, la même place sur le parking s’il arrive assez tôt. Le tas de tickets de péage et de reçus d’essence dans le vide-poche augmente sans qu’il pense à les jeter. L’ennui se loge là, dans ces gestes répétés, dans cette voiture qui sent le même désodorisant bon marché et la même veste humide posée sur le siège. Il essaie de le fendre avec le sexe. Il s’inscrit sur des sites, enchaîne quelques rendez-vous. Une chambre d’hôtel à Sion, par exemple : couvre-lit trop coloré, télé muette, rideaux épais, la femme qu’il connaît à peine qui enlève son soutien-gorge en tournant le dos, le sac de sport posé au pied du lit. Ils parlent peu, se rhabillent vite, se serrent vaguement la main dans le couloir, chacun prend un ascenseur différent. Sur le chemin du retour, il se regarde dans le rétroviseur, voit juste un type fatigué qui rentre tard avec une chemise froissée. Les chambres finissent par se ressembler, les corps aussi, et l’idée même de recommencer le même scénario lui donne envie de rentrer directement chez lui. Alors la nuit de l’autoroute arrive. Les phares des rares camions qui le croisent secouent la voiture, il tient le volant, imagine le choc, le basculement hors de la chaussée. Le geste est là, à portée de poignet. C’est le chat qui le stoppe net, ce chat gris planté dans sa cuisine, patinant devant une gamelle vide. Ce détail prend toute la place, chasse le reste. Il remet le moteur, prend la bretelle, suit les panneaux « urgences », se gare de travers sur le parking. Dans le hall éclairé au néon, il se sent un peu vaciller. Il donne son nom à l’accueil, s’assoit sur une chaise en plastique qui colle un peu sous la cuisse, regarde les autres patients sans vraiment les voir. Un numéro clignote sur le panneau au mur, un infirmier appelle un nom, ce n’est pas le sien. Il attend qu’on prononce le sien et, en attendant, il fixe les traces de semelles au sol, la corbeille qui déborde de gobelets écrasés, le coin d’affiche déchiré près de la porte, comme si la suite se trouvait déjà là, dans ces détails. illustration Place Pestalozzi, Yverdon, Chantal Dervey, 24heures.ch

15 mars 2019

Publié le 15 mars 2019

Ce matin, le téléphone a vibré pendant que je rinçais une tasse. La cuisine sentait encore le café froid et, dehors, la fumée des usines traînait bas, comme tous les matins où l’air ne décide pas de bouger. L’agent a déboulé dans mon oreille avec une voix trop vive pour l’heure : un salon “qu’il monte”, un lieu “super”, un public “qui achète”, des gens “qui circulent”, et ce petit rire en bout de phrase qui veut déjà te mettre dans sa poche. Il parlait vite, en empilant les promesses, et je me suis rendu compte que je cherchais un endroit où poser un mot sans que ça accroche. Rien. Il enchaînait sur lui-même : son parcours, son courage, la mentalité française “déplorable” pour les artistes, les institutions “à la ramasse”, la nécessité de “se bouger”. Je l’entendais tourner dans sa propre légende. Il disait “vous voyez” toutes les dix secondes, et chaque “vous voyez” refermait un peu plus la conversation sur son miroir. Pas une question sur mes toiles. Pas un titre, pas une série, pas même un “j’ai regardé”. Juste son souffle à lui. Quand il a annoncé la participation financière — “petite”, “symbolique”, “vous comprenez, hein” — j’ai senti le vieux ressort des intermédiaires se tendre : faire payer l’entrée au spectacle de leur appareil. J’ai coupé net. Non. Deux syllabes. Il a eu un blanc, puis il est reparti, plus dur : “marketing”, “visibilité”, “investir sur soi”, et là il a commencé à planter des drapeaux sur la carte comme on lance des confettis : Genève, New York, Hong Kong. J’entendais la ficelle derrière les noms, cette manière de te faire lever la tête pour que tu oublies où tu mets les pieds. J’ai laissé filer jusqu’au bout, parce que c’était instructif. À la fin, il a soufflé, agacé : “on a perdu du temps dans une discussion stérile.” J’ai regardé l’évier, la mousse qui descendait, et j’ai raccroché sans répondre. Je n’ai pas perdu mon temps. J’ai juste vu, une fois de plus, à quoi ressemble un agent qui vend sa propre histoire avant d’avoir regardé une toile. Et je continuerai de chercher, oui, mais quelqu’un qui commencera par un silence devant le travail, pas par une réclame sur lui-même.

illustration Carbonisé, fossilisé mais toujours là

13/03/2019

Publié le 13 mars 2019

Un dimanche de fin d’hiver, il y a quelques années, je suis resté longtemps dans la cuisine sans allumer la lumière. Il devait être cinq heures, le radiateur faisait ce cliquetis de métal qui refroidit, et dehors il n’y avait rien d’autre qu’un lampadaire orange qui tremblait dans la vitre. Je ne pensais à rien de spécial. Je tenais une tasse encore tiède, et d’un coup une idée est montée, non pas comme une révélation mais comme une inquiétude simple : et si tout ce que je fais, tout ce que je pense, disparaissait vraiment ? Pas de trace, pas d’écho, pas même une poussière de moi quelque part. C’est cette hypothèse-là qui m’a fait peur, pas l’autre. Depuis, j’ai beau essayer de la retourner, je retombe toujours sur la même question, la seule qui ne se laisse pas ranger : pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? Je ne cherche pas une réponse pour briller ni une théorie de salon ; je cherche une façon de tenir cette peur sans mentir. Alors je m’accroche à cette autre hypothèse, plus grande que moi, moins désespérante : qu’il existe un lieu sans horloge, un stock d’empreintes, un réservoir commun où rien ne se perd tout à fait. Dans ce cas, nos souvenirs ne seraient pas seulement des affaires de nerfs et de chimie. Ils seraient des reprises. On reconnaîtrait dans le monde quelque chose qui nous précède, on y retomberait comme sur une marche déjà connue. Et pourtant, je n’arrive pas à y croire tranquille. Une part de moi se dit que j’invente ça pour ne pas tomber, pour donner une grandeur au manque. L’autre part sait que je n’ai pas le choix : il y a des moments où une phrase, un visage, une couleur vous traversent comme si vous les aviez déjà vécus ailleurs. Ce qui nous empêche d’habiter ça, c’est notre obstination à couper le réel en tranches : visible contre invisible, vrai contre faux, pensée contre acte, présent contre passé contre futur. Ça nous soulage de mettre des barrières, mais c’est peut-être exactement ce qui nous rend aveugles. Les Upanishads disent depuis longtemps que tout circule dans une même nappe de réalité, qu’il n’y a pas de murs, seulement des formes provisoires. Je ne vais pas faire comme si ces textes étaient des preuves scientifiques, ni comme si la physique quantique venait tamponner au “vrai” une intuition spirituelle. Je dis seulement qu’entre des époques qui ne se parlent pas, il arrive qu’une même nervure remonte. Qu’on n’invente pas tant qu’on se souvient, qu’on ne crée pas ex nihilo mais qu’on tombe sur un fil déjà tendu, et qu’on le tire. Dans les années 70, j’ai senti ça très fort. Pas parce que c’était une décennie bénie, mais parce qu’on a eu, un moment, l’impression que le monde pouvait se déplier autrement. Je revois le premier écran où j’ai vu une fractale : un petit ordinateur dans une salle municipale, écran vert, pixels lents, un type en pull côtelé qui tapait des lignes de commande et, soudain, une forme qui se répétait à l’infini comme une fougère qui se regarde dans un miroir. J’étais resté planté là, bouche sèche, parce que la plus petite parcelle ressemblait à la plus grande, et que ça faisait éclater d’un coup la vieille idée du morceau isolé. Le même hiver, dans ma chambre, un magnétophone gris tournait sur “This Is the End”. La voix de Morrison traînait comme une fatigue splendide, et je ne comprenais pas tout, mais je sentais que quelque chose se détachait du monde rigide, que le souple cherchait de l’air. Ce n’était pas la joie, c’était une permission. Puis la vie a repris son pli. Pas besoin d’accuser des ennemis précis : les systèmes se défendent tout seuls. On retombe dans les habitudes, les peurs apprises, les marchandages minuscules, et on appelle ça le sérieux. Je ne crois plus à un âge d’or à portée de main. Je ne crois pas non plus à une ascèse héroïque qui nous laverait tous d’un coup : je n’ai aucune leçon à donner aux corps des autres, et je sais trop bien ce que la faim fait aux esprits. Ce que je cherche, c’est plus modeste et plus violent : une manière de rejoindre ce réservoir commun sans me raconter d’histoires, sans maquiller le vide avec du vocabulaire. Entre certains yogis et une mystique comme Marthe Robin il y a peut-être un fil, oui, mais ce fil ne me promet rien. Il n’est pas une solution universelle, juste une question vivant dans la gorge : comment tenir dans ce monde séparé tout en sachant qu’il ne l’est pas ? Comment entendre ce qui insiste sous le bruit ? Je n’ai pas de réponse, et c’est peut-être ça le point où ça devient vrai : je reste dans l’aube de la cuisine, lumière éteinte, avec cette peur intacte et cette hypothèse fragile, et je regarde la tasse refroidir en me demandant ce qu’elle fait là, elle aussi, au lieu de rien.

illustration Annales Akashiques huile sur toile, détail, pb 2019

11 mars 2019

Publié le 11 mars 2019

Sourd aux tentatives de dissuasion qu’elle avait lancées derrière lui, il s’est arrêté une seconde à la fenêtre. En face, les usines alignaient leurs toits bas, la vapeur grise montait en rubans courts, et, plus près, les barres de HLM montraient leurs façades passées, des balcons mangés par la rouille, du linge déjà pendu malgré l’heure. Tout en bas, la jeune femme traversait vers l’arrêt de bus, silhouette rapide entre deux flaques sèches. 7 h 45. « Tu me pourris l’existence », il l’a lâché sans se retourner, puis il a attrapé sa veste, son sac, et il est sorti. Dans le couloir qui sentait la Javel et le plastique chauffé, il a pris l’escalier de secours pour éviter l’ascenseur et les regards. Dehors, le bus arrivait au coin de la rue ; il a accéléré, le souffle court. Il est monté juste derrière elle. Le parfum lui est revenu d’un coup, une poudre douce, un talc un peu sucré, quelque chose d’italien peut-être, et avec ça un pan entier de vie : l’époque où sa fiancée sentait pareil en hiver, quand ils riaient encore au réveil. La jeune femme avait ce même visage rond, lisse, cette même nuque tranquille. Il a suivi du regard la gorge, la naissance de la poitrine, puis la honte l’a rattrapé avec sa fatigue : 52 ans, une autre journée à tirer, et le sandwich oublié dans le frigo, celui qu’elle avait préparé hier en silence. Il a détourné les yeux vers le dehors, à travers la vitre sale. Le bus l’a déposé plus loin. Il restait la marche jusqu’aux locaux, tout au bout de la zone industrielle. Il aimait ce quart d’heure quand il ne pleuvait pas — et il ne pleuvait pas. Une bande d’herbe mal tondue, deux jeunes arbres, un fossé clair : rien, mais assez pour sentir l’air. À cette saison, il le savait, les cocons allaient craquer. Sur une branche basse, il a vu la petite colonie d’insectes avancer, patientes, déjà en train de mordre les feuilles neuves. Il a sorti une cigarette, l’a allumée, et il a regardé ça une minute de trop. Ensuite l’usine l’a repris. Machines-outils, odeur d’huile, métal tiède. La délégation japonaise était là ce jour-là : saluts mesurés, phrases courtes, sourires sans marge. Il fallait être irréprochable, tenir la ligne, effacer tout ce qui dépasse. Cette contrainte le vidait de lui-même pendant quelques heures. Le soir, quand la journée s’est refermée, il est allé vers la rangée d’hôtels au bord de la zone et a choisi un Formule 1. Carte insérée, codes imprimés, couloir identique aux autres, chambre étroite. Il a allumé la télévision tout de suite, non par plaisir pur mais pour que la voix couvre le reste. Son émission commençait. Il s’est assis au bord du lit, chaussé encore, et il a laissé le bruit faire le travail.

illustration Fenêtre, Photographie noir et blanc, pb Paris 1980

28 février 2019

Publié le 28 février 2019

Il avait longtemps tourné autour de ces mots-là : « beau », « déco », comme si la peinture se décidait dans un débat. Puis il avait laissé tomber. Il avait refait le chemin jusqu’au pont : la toile nue, la main d’enfant qui hésite au bord du pinceau. Ce qui le mettait en route, maintenant, ce n’était plus l’idée brillante ni la fulgurance, mais l’écoute. Le cœur qui bat, le sang qui circule, le feulement d’un chat en quête sur le toit voisin, le petit ploc d’une goutte d’eau : ces signes minuscules lui donnaient une direction plus sûre que ses images d’autrefois, celles où il se perdait en croyant avancer. Il sentait qu’il pourrait presque peindre les yeux fermés, non par virtuosité, mais parce que quelque chose en lui avait cessé de forcer. Son œil aussi avait changé : un trait trop fragile, une couleur trop vive le faisait vaciller, alors il allait plus loin dans la concentration, sans juger, et laissait la main faire ce qu’elle savait faire quand elle n’était pas surveillée. Quand il recula enfin de quelques pas, comme il le faisait toujours pour voir, il fut arrêté net. Le tableau tenait. Il était beau au sens le plus simple : comme un olivier bien taillé, traversable, respirant. Un oiseau aurait pu y passer sans se cogner. Il se sentit passeur, c’est-à-dire capable de laisser passer quelque chose sans le déformer. La beauté était là, dans cette fragilité acceptée, dans cette souplesse trouvée pour la laisser sourdre et la partager. Demain, sans doute, il faudrait recommencer. Mais ce jour-là, c’était arrivé.

illustration huile sur toile pb 2019

27 février 2019

Publié le 27 février 2019

Où les choix mènent-ils vraiment ? Il fit la liste, mentalement, de ceux des dernières semaines — les prix retirés, les expositions réduites, la décision de ne plus vendre — et sentit le chemin dans son corps avant de le comprendre dans sa tête. Il avait quitté des habitudes, coupé des protections, et maintenant la moindre brise le prenait de face. Un oiseau qui chante au loin suffisait à lui faire mal. Il eut cette pensée un peu absurde et exacte : avec une oreille bouchée, au moins la douleur n’entrait que d’un côté. Il s’était tenu comme on tient en apnée, jour après jour, en descendant plus bas que ce qu’il croyait possible. Au fond, très loin, il lui avait semblé voir une forme connue, un bout de paysage intérieur qu’il pensait perdu. Illusion peut-être. Il allait encore douter quand la suffocation vint : le corps rappelait qu’il fallait remonter, respirer autrement, revenir à la surface des choses sans confondre légèreté et mensonge. Il avait eu des haut-le-cœur en pensant à ce qui l’attendait encore, aux engagements pris autrefois comme on jette des bouteilles à la mer et qui reviennent toujours, un matin, sur le seuil. Les projets s’accumulaient derrière lui. Il les sentait revenir, non pas en théorie, mais en poids : dates, rendez-vous, courriers, dettes, attentes des autres. Et pourtant il tenait. Pas par volonté héroïque, plutôt par une poussée sourde qui le gardait debout quand tout le reste cédait. Dans cette douleur, il recommençait à entendre quelque chose de simple : une zone calme, nue, où il respirait mieux. Ce calme n’était pas un trou. Il était une réserve. Il donnait envie de peindre, tout de suite, de saisir une toile, de prendre les pinceaux pour attraper ce que cette réserve ouvrait en lui. Il se méfia une seconde : et si c’était encore une ruse de l’imagination, une façon de se raconter une sortie ? C’est à ce moment que le bourdon entra dans l’atelier. Il le suivit des yeux : l’insecte tournait vite, cognait contre une poutre, contre un mur, repartait, puis venait se fracasser obstinément sur les vitres donnant sur la cour. Il alla ouvrir la porte. Encore deux ou trois chocs, puis le bourdon trouva la brèche et disparut d’un coup dans l’air. Il referma. Quelque chose se mit en place, d’un seul tenant. Il esquissa un sourire, pas joyeux, mais juste. Il remercia en silence ce qui, malgré tout, l’avait maintenu là. Puis il se mit au travail.

illustration Décomposition, détail huile sur toile, pb 2019

27 février 2019

Publié le 27 février 2019

Il y avait ce pont qui enjambait le Cher et qui séparait, dans la tête de l’enfant, deux moitiés du chemin qu’il faisait matin et soir. En contrebas, sur la rive, les abattoirs du village avaient été construits et, certains jours, des flaques de sang grasses s’échappaient d’une conduite pour rejoindre le fleuve. Alors une odeur acre flottait dans l’air, une odeur de fer, la même que lorsqu’il suçait un clou ou posait la langue sur le tournevis froid de son père. Le sang sur l’eau, il le regardait sans dégoût ; il savait ce que c’était, et il trouvait que ce rouge allait étrangement bien avec le vert des herbes sous la surface. Les herbes ondulaient comme des cheveux longs dans le courant ; le sang dérivait en nappes épaisses, se déchirait, disparaissait vers l’amont, du côté de l’Allée des soupirs, ce lieu-dit où il allait souvent pêcher. Le pont était un point névralgique : il savait qu’à cet endroit il était à mi-parcours, et que la route, dans un sens ou dans l’autre, pesait pareil. Il avait inventé une balance invisible pour ça ; il y posait ses peurs et ses joies comme deux poids qu’il essayait d’équilibrer. Ce matin-là il s’arrêta au-dessus du parapet, juste avant l’abattoir. Aucun bruit ne montait des bâtiments. Le brouillard se levait mal, lourd, comme s’il ne voulait pas lâcher l’horizon. Il posa sur sa balance une idée plus grave : la douleur, représentée par la perte hypothétique de ses deux parents. Il imagina le père d’un côté, la mère de l’autre. Le père lui parut plus lourd, d’abord, mais les plateaux ne bougèrent pas. Ils restèrent là, immobiles, muets. Il ne sut pas choisir. Il repartit, en retard. À l’école la matinée traîna, et la division le prit par surprise : encore plus dure que la multiplication, surtout quand la virgule entrait dans l’histoire, comme si le nombre refusait de tomber juste. L’après-midi, la directrice fit jouer Pierre et le Loup sur un vieux électrophone. Le diamant crachotait dans les sillons, et l’enfant compta les craquements plutôt que d’écouter le loup. Quand il reprit le chemin du retour, le soleil était bas et le pont réapparut au loin. Le brouillard avait disparu, l’horizon était net. En se penchant il ne vit plus de sang, seulement l’eau et les herbes qui prenaient la lumière du soir en éclats rapides. Les hêtres de l’autre rive frémissaient doucement. Il pensa qu’il aurait aimé pêcher là, maintenant, mais les devoirs l’attendaient. Cette pensée lui mit de l’ombre sur le visage et le cartable lui sembla d’un coup plus lourd. À force de changer de main pour le porter, il sentit monter une idée simple, brutale. Arrivé au pont, il prit son élan et jeta le cartable dans le Cher. Le soir, quand sa mère demanda où il était passé, il dit qu’il l’avait oublié à l’école. Pendant quelques jours il fit le trajet d’un pas plus léger, libre de ses expériences de pesée. Puis on découvrit le pot aux roses. Il fut puni par la mère, puis par la directrice. Les larmes, les reproches, la honte passèrent. Ce qui resta, sous tout ça, c’était autre chose : une joie sauvage, celle de refuser le poids qu’on lui mettait sur le dos, et de sentir que ça ouvrait, quelque part, un espace à lui.

illustration Pont sur le Cher, Vallon en Sully

27 février 2019

Publié le 27 février 2019

Ce matin-là, le peintre avait décidé d’en finir avec les ventes à la petite semaine. Une toile qui partait, c’était quinze jours de répit, puis la gorge se resserrait à nouveau : tirer le diable par la queue, faire semblant d’y croire, trouver sa nourriture dans l’exaltation du travail pour ne pas tomber. La flamme devait tenir, coûte que coûte. Alors il s’était juré de ne plus vendre. Sur les réseaux, il enlèverait les prix, ou les pousserait si haut que personne n’oserait acheter. Il vivrait des cours, et le reste du temps, il irait plus loin dans la peinture, sans se retourner. Une centaine de toiles par an, ça voulait dire du grenier plein et des étagères en plus ; ça voulait dire peut-être des châssis démontés, des toiles roulées, du volume gagné à force de serrer la matière. Il fallait s’organiser, oui, mais pour travailler, pas pour plaire. Il réduirait les expositions. Fini les salles municipales, les centres culturels, les cimaises louées au mois. S’il voulait que le travail soit payé à sa valeur, il devait passer par des galeries, par des gens qui risquent avec toi au lieu de te louer un mur. Pour ça, il n’y avait qu’une règle : travailler, arrêter les dispersions. Il rangea l’atelier, passa le balai. Les élèves allaient arriver. Il se dit, en voyant la poussière s’amasser, qu’il avait eu raison de garder ces cours : un maigre revenu, oui, mais surtout un fil avec l’extérieur. Sans ce fil, il se serait perdu dans l’atelier comme dans une cave. Les cours tenaient par une mécanique qu’il connaissait : une phrase pour ouvrir la séance sur l’humeur du jour, une attention quand un visage se ferme, un mot ferme quand une toile s’égare. Certains revenaient depuis des années. Il ajustait les tarifs selon les gens, selon le coin, selon ce que le chômage avait déjà mangé ici. Il vida la pelle dans la poubelle et, une seconde, il se demanda combien de temps encore il pourrait faire ça. Les tutoriels poussaient partout ; on apprenait seul, chez soi, sans bouger. Ce qu’on ne trouvait pas en ligne, c’était le groupe, le café, le fait d’être là ensemble, et sa manière à lui de sentir quand la main hésite, quand la peur monte dans un regard, et de la remettre d’aplomb. Il avait encore des expositions prévues cette année. Rien que l’idée le surprenait : l’an dernier il avait couru après ces accords comme après une preuve ; maintenant il sentait surtout le poids de devoir les honorer. Il pensa un instant à annuler. Puis il se rappela qu’il ne supportait plus de voir les toiles s’empiler chez lui, qu’il fallait les expulser de l’atelier, même par des portes qu’il ne voulait plus emprunter. La sonnette tinta. Il regarda l’horloge : trop tôt. À l’entrée se tenait une femme entre deux âges, pochette de cuir sous le bras. « Monsieur — ? » Elle avait écorché son nom. Il ne corrigea pas. « Maître —, huissier de justice. » Le reste du nom s’effaça aussitôt ; il n’entendit que “huissier”. Elle lui tendit un papier, parla d’une contrainte. Il ne retint que ce mot-là. Quand la porte se referma, il resta avec le document à la main. Sans lunettes, il ne lut rien. Il le plia, l’enfouit dans une poche. Les élèves allaient arriver, il ne voulait pas que la bonne humeur balayée avec la poussière lui retombe sur la tête. Il retourna vers l’atelier, reprit sa phrase intérieure, simple, têtue : il ne vendrait plus à la petite semaine. Il serait cher, désormais. Avant d’entrer, il leva les yeux : quelques nuages s’amassaient dans un coin du ciel, mais la lumière tenait encore. illustration Huile sur toile, pb 2019

26 février 2019

Publié le 26 février 2019

Il avait beaucoup parlé, puis le vide était venu d’un coup, vertigineux, comme après une montée trop longue. Il avait regagné son mutisme familier, cette zone froide où il se recolle dès que les autres ont trop frotté. Dans le silence de l’atelier, il s’assit et regarda ce qu’il avait fait cette semaine. Il passa d’une toile à l’autre sans bouger le corps, seulement les yeux. Peu de chose tenait. Ici une surface trop bavarde, là une facilité de couleur venue pour remplir, ailleurs une idée repeinte au lieu d’être vue. Tout parlait trop, et pour ne rien dire. La question qu’il traînait depuis des semaines lui revint, mais cette fois au ras des pinceaux sales et des cadres empilés : est-ce qu’il peignait parce qu’il en avait besoin, ou parce qu’il ne savait plus comment exister sans ça. Il ne se sentait plus poussé vers le travail. L’élan avait lâché. Il restait l’habitude, la nervosité sèche d’un corps qui continue alors qu’il n’y croit plus, et l’arrière-fond du marché, non pas comme idée, mais comme pression sourde : un prix à tenir, une expo à assurer, un trou dans le compte qui ne se remplissait pas. L’hiver finissait pourtant. La lumière revenait. Les bourgeons du lilas qu’ils avaient planté, S. et lui, s’ouvraient timidement au bord du jardin. Il eut envie d’une cigarette, la main y alla presque, puis il se souvint : il avait arrêté. Il rinça ses pinceaux sous l’eau froide. Le geste le calma une seconde. Comment avait-il pu en arriver là. La soixantaine approchait, et rien ne se redressait. Le mois dernier, rien vendu. Le mois d’avant, rien non plus. Une exposition sans suite, deux coups de fil pour demander un rabais, un virement attendu qui ne venait pas. L’argent manquait, l’urgence l’avait fait peindre en roue libre, comme pour boucher un trou avec de la peinture. Il avait déjà traversé des passages durs, oui, mais cette fois ce qui lui manquait, c’était le petit crédit intérieur qu’on se donne pour tenir. Il se regardait travailler avec une lucidité sans pitié, et la pitié ne servait plus à rien. Il avait eu ses chances, plusieurs même. Mais chaque fois, au moment où quelque chose commençait à tenir, une envie d’ailleurs se levait en lui, non pas héroïque, plutôt un dégoût de la place prise. Il lâchait avant de savoir pourquoi. Il se promettait plus grand, plus vrai, plus indéfinissable, et il ne faisait que déplacer le manque. Il aurait pu admettre qu’il ne cherchait pas la réussite, qu’il en mimait les gestes comme on mime une langue étrangère en espérant qu’elle devienne naturelle. Il se raccrocha à de vieux réflexes. Enfant, après un tour pendable, il récitait deux ou trois Notre Père et se sentait lavé. Aujourd’hui ça ne marchait plus. Alors il rangea. Il balaya l’atelier. Une semaine à peindre jour et nuit avait mis une poussière partout, de la couleur sèche sur le sol, des papiers chiffonnés, des idées noires aussi, dans les coins. En balayant il se revit gamin, sournois et malheureux, cherchant à se faire remarquer pour arracher un peu d’amitié. Le père revenait avec son regard. Au mieux l’indifférence, au pire la moquerie qui coupe. « Toi, tu es un artiste. » Il avait pris ça au sérieux. Il avait construit sa vie là-dessus, d’abord comme on obéit, ensuite comme on défie. Avec le temps il s’était fabriqué une histoire supportable : si le père crachait sur les artistes, c’est qu’il en portait un en lui et qu’il s’était dégonflé. Et lui, le peintre, aurait pour mission de payer la dette, de réussir à sa place. Cette idée l’avait tenu des années. Elle le fatiguait maintenant. Elle laissait une vanité épaisse dans la gorge, et pourtant il voulait sauver un petit coin de justesse, un reste de poésie à ne pas vendre. Il pensa au père et à lui dans cette tentative absurde de rachat, et sentit que quelque chose, là, touchait sa limite. Il était encore dedans quand S. apparut sur le seuil. Elle tenait une feuille, quelques notes, la liste des choses à régler avant l’exposition : appels, accrochage, cartons, horaires. Elle dit son prénom, le ramena d’un coup dans le présent. Il la regarda. Les mots ne vinrent pas. Il s’enfonça un peu plus dans son silence, parce que c’était le seul endroit où, pour l’instant, il tenait encore.

<small< illustration huile sur toile, détail pb 2019

25 février 2019

Publié le 25 février 2019

Ce jour-là encore il avait fait ce qu’il faisait toujours quand il se sentait coincé : il l’avait regardée et, en deux phrases, avait trouvé où la piquer. Cinq minutes de répit pendant qu’elle encaisse et réfléchit. Puis la sortie, la veste, l’air dehors, ou le mutisme devant la télévision. Sauf que là, elle avait levé les yeux et dit calmement : « Arrête de penser pour moi. » Et il était resté planté, bête, sans prise. Il aurait trouvé une pirouette plus tard, il savait faire. Sur le moment il ne voulait plus rien, juste du silence. Il prit sa veste et sortit. Dehors il faisait beau, un de ces beaux jours qui donnent envie d’être ailleurs que dans une pièce à se défendre. Il marcha jusqu’aux quais, là où l’eau est tenue tranquille entre les pierres. Les premiers bateaux de plaisance étaient amarrés, bien alignés, les mâts tremblaient à peine et leur reflet faisait des lignes lentes dans la surface. Il imagina ce que ça devait être d’avoir assez d’argent pour s’offrir ça : un bateau, une place, une sortie possible. Autrefois il avait aidé deux amis à en construire un au bord de l’Oise. Des mois à poncer, visser, stratifier sous la pluie et le froid, à y croire avec les mains. Et puis un soir le bateau avait disparu. Plus de coque, plus d’hommes. Il était rentré chez lui avec sa caisse à outils et un vide dans le ventre, comme si on lui avait retiré d’un coup quelque chose qu’il n’avait pas su nommer. Les années avaient passé vite après ça. Il avait rangé ses envies de navigation avec le reste : les rêves de jeunesse, l’idée d’une liberté simple. Il sortit une cigarette, en alluma une. Le soleil lui chauffait la nuque, presque tendre. Il s’assit sur un banc pour rester avec cette sensation, la regarder sans la chasser. Il finit par s’endormir. Quand il rentra, son couvert était mis sur la table. Il s’arrêta une seconde dans l’entrée, surpris par ce détail. Sur la cuisinière, une casserole attendait, froide. En soulevant le couvercle il retrouva du ragoût de mouton, son plat préféré. Il alluma le gaz, puis passa au salon. Il l’appela, une fois, deux. Il traversa l’appartement, ouvrit une porte, puis une autre. Rien. Il alluma la télévision, comme on se donne un bruit pour ne pas entendre le silence. Un télé-crochet passait. Il se rendit compte qu’il ne connaissait plus rien à ce qu’ils chantaient. Des voix propres, des refrains neufs, et pas un souvenir accroché, pas une joie, pas même une mauvaise. Ça le noircit. Il se dit qu’il avait lâché ça aussi. L’émission finissait quand une odeur de brûlé lui prit la gorge. Il se leva d’un coup. La fumée remplissait déjà la pièce. Dans la casserole, le ragoût était devenu une croûte noire. Il ouvrit grand la fenêtre, posa la casserole dans l’évier et la noya d’eau froide. Il resta un instant debout, la vapeur au visage, et se demanda où elle était. Il alla à la chambre, ouvrit les placards. Les étagères étaient nues. Les cintres avaient disparu. Il ne dit rien. Il revint à la cuisine, trouva du jambon au frigo, un reste de pain. Il se fit un sandwich. Puis il retourna s’asseoir devant la télévision, avec ce goût de brûlé encore dans la maison et quelque chose de vide, maintenant, partout ailleurs.

24 février 2019

Publié le 24 février 2019

La bouteille de vin blanc était posée sur la table de la salle à manger. Pour l’enfant, cela voulait dire que le père ne rentrerait pas ce jour-là. La mère avait disposé les lettres en cercle, puis un verre au milieu. Une cigarette, deux, et on sonnait : l’amie de Madagascar arrivait, celle qui habitait tout au bout de la résidence pavillonnaire. Dans la maison, l’odeur de poulet grillé montait déjà, chaude, un peu trop insistante. À l’étage, recroquevillé sur son lit, l’enfant feuilletait une bande dessinée ; les super-héros sauvaient le monde, encore, et il s’en lassait. Il ouvrit la porte du dressing, alla jusqu’au fond, poussa la trappe des combles. Là-haut il faisait demi-noir, un noir doux où l’on respire mieux. Les combles venaient d’être isolées par Fred, le voisin d’à côté, celui qui vivait avec l’hôtesse de l’air “pas d’équerre”, disait le père en ricanant. L’enfant se rappelait surtout la première fois où il avait vu l’hôtesse : ses yeux verts toujours brillants, recouverts d’une fine humidité, comme si la larme était prête mais ne venait jamais. Il avait fini par comprendre qu’elle ne pleurerait pas. Son regard glissait alors, malgré lui, vers la poitrine moyenne, puis vers les jambes interminables qui finissaient par des pantoufles ou par des talons aiguilles. Elle lui donnait des cours particuliers d’anglais ; il apprenait lentement et n’y mettait pas d’urgence. Certains mercredis après-midi, quand elle était de repos et que Fred travaillait chez eux — isolation, bibliothèque du père, mousses à gratter sur le toit — l’enfant allait de l’autre côté de la haie. Ce jour-là, assis dans la pénombre des combles, il entendit sa mère crier son nom depuis le rez-de-chaussée. Il jeta un dernier coup d’œil aux couches d’isolant entre les solives ; il ne manquait plus, disait Fred, que les plaques de placoplâtre pour “faire propre”. Il referma la trappe et descendit. Au salon, la bouteille de blanc était presque vide. L’hôtesse était là aussi, entrée sans qu’il ait entendu la sonnette. Les trois femmes mangeaient des sandwichs au poulet “pour ne pas perdre de temps” et parlaient déjà de faire tourner le verre, de savoir “un peu plus” sur leurs vies antérieures. La femme de Madagascar reposa soudain son sandwich dans l’assiette commune. Elle dodelina de la tête, roula des yeux terribles, réclama une cigarette tout de suite. La mère ouvrit une soucoupe, y posa deux ou trois anglaises à bout doré, ajouta un petit verre de schnaps. Le vieux chef malgache qui venait de s’emparer du corps de l’amie se calma aussitôt. Il débita une rafale de mots rauques que l’enfant comprenait à peine. Cela dura le temps de deux cigarettes. L’enfant mangea le sien vite, le regard happé par une cuisse de l’hôtesse, par quelques poils fins qu’il distingua, et ce détail le troubla sans qu’il sache comment ; il revint alors à la voix du vieux chef et à ses gestes agités. Quand le chef se tut, elles passèrent à la salle à manger. La mère fit un détour par le cellier où elle cachait ses bouteilles, revint avec un sauvignon, le posa sur la table : “On reprend son verre, s’il vous plaît.” Puis elle appela l’enfant et dit simplement : “Tu peux rester si ça te fait plaisir.” Il hésita une seconde, pensa à sa chambre, à ses BD relues mille fois, à l’ennui ; il resta. Il grimpa sur une grande chaise et se plaça avec elles autour du cercle de lettres. “Pose ton doigt sur le bord du verre sans le pousser.” Il posa son doigt à côté des leurs. La mère demanda : “Y a-t-il un esprit disponible pour répondre à nos questions ?” Le verre se mit à bouger. L’enfant sentit sa main se raidir ; il fallut qu’il retienne sa force pour ne pas pousser. Il accompagna le verre jusqu’à la première lettre, et l’idée d’un univers qui s’écroule lui traversa la poitrine comme un courant d’air froid. Elles posaient une question, le verre glissait de lettre en lettre, les lettres faisaient des mots, les mots une phrase courte. Il apprit qu’il avait été scribe sous un pharaon de la 1re dynastie, puis poète antique nommé Ésope, puis d’autres vies encore, déroulées à toute vitesse. Et soudain le verre épela autre chose : un Juif anonyme, gazé à Auschwitz. La phrase tomba au milieu de la table. Les femmes lurent, se turent un instant, puis reposèrent leurs doigts. La journée finissait. Dehors il avait fait un temps splendide. Plus tard, quand la mère et l’enfant se retrouvèrent seuls, elle ouvrit la grande baie vitrée pour “aérer un peu”. Les cris des martinets entrèrent avec les dernières lueurs du soleil. L’enfant le sut alors, avec une certitude sourde : le père ne rentrerait pas ce soir-là. Ils allumèrent la télévision.

illustration acrylique sur papier 2001

24 février 2019

Publié le 24 février 2019

Il y avait un homme dans cette ville qui ne prenait jamais les transports en commun. Il marchait. Il marchait même quand il aurait pu gagner une heure, même quand la pluie tombait en biais. Il avait compris que ses pensées prenaient le pas, qu’elles se mettaient à tourner à la vitesse de son corps, et il aimait cette façon d’être tenu par un rythme simple : un pied devant l’autre, et l’esprit qui suit. Un soir, en rentrant de son bureau à l’autre bout de la ville, il aperçut une femme à quelques mètres devant lui. Il ne voyait pas son visage. Il voyait seulement la façon dont elle occupait le trottoir : une nuque droite, une épaule légèrement plus haute que l’autre, un sac porté trop bas, comme si elle ne voulait pas y penser. Sa marche avait un accent, un petit déséquilibre élégant qui la rendait tout de suite reconnaissable. D’habitude, quand une passante lui plaisait, il accélèrait pour la dépasser, juste assez, puis se retournait d’un coup d’œil, vite, avant de se sentir ridicule. Et presque toujours il était déçu : le visage n’accordait pas la promesse de la silhouette, ou bien c’était lui qui avait rêvé trop vite. Ce soir-là, il n’eut même pas l’énergie de tenter le jeu. Il resta derrière, à la même distance, comme si le hasard avait choisi pour lui. Ils avancèrent ainsi pendant une demi-heure, peut-être davantage. Ce n’était pas la poursuite qui l’étonnait, c’était sa durée : aucun des deux ne coupait par une rue transversale, aucun ne prenait la tangente. Le même trajet, le même débit de pas, la ville qui se replie autour d’eux sans rien dire. Il s’en servait comme d’un fil pour oublier la fatigue qui descend dans les jambes, les pieds qui chauffent dans les chaussures, et aussi pour ne pas penser trop tôt au vide du soir. Quand ils arrivèrent devant son immeuble, il commençait déjà à se demander ce qu’il allait manger — une soupe, un morceau de fromage — et s’il allumerait la télévision ou non. C’est là qu’il vit la femme s’engouffrer sous le porche. Son porche. Elle eut comme une hésitation, un bref arrêt au seuil, une main remontée à la bretelle du sac, et elle entra d’un pas sec. Il ralentit d’un coup, presque inquiet de faire du bruit. Il entendit la lourde porte d’entrée se tirer, puis les pas sur le carrelage, nets, pressés, avalés par le corridor jusqu’à l’ascenseur. Le battant se referma, étouffé. Alors seulement il entra. Le hall n’était plus tout à fait le même. Un parfum fruité, très léger, flottait encore dans l’air, comme si quelqu’un venait de passer exprès pour le laisser là. Il leva les yeux vers la cage d’ascenseur, tendit l’oreille. L’arrêt, un seul, au palier de son étage. L’ascenseur redescendrait trop vite s’il l’appelait. Il prit l’escalier. Le silence le prit à la gorge dès le premier étage. Pas de sonnette, pas de porte qu’on heurte, pas de voix derrière un judas. Rien. Plus il montait, plus ce rien devenait une présence. Il posa la main sur la rampe, leva la tête vers le haut, sans voir autre chose qu’un cône de marches. À l’avant-dernier palier, son souffle se mit à tirer court. Une douleur sourde lui mordit la poitrine, puis glissa dans le bras gauche comme un fil chaud. Il s’arrêta une seconde, serra la rambarde, puis continua, vexé presque de ce ralentissement. Et au dernier tournant, il la vit. Elle était immobile devant sa porte, de dos, comme si elle attendait un signe qu’il n’avait pas encore donné. Il toussa pour signaler sa présence. Elle se retourna lentement. Il eut à peine le temps de saisir l’ovale du visage, une lueur dans les yeux, et tout se déroba. Le mur se mit à tourner, la rampe lui échappa, ses genoux plièrent sans qu’il comprenne. Il bascula, non pas dans une rue perpendiculaire cette fois, mais dans un autre plan, plus sec, sans retour, et il s’effondra sur le palier comme un manteau qu’on lâche. Ensuite il n’y eut plus que le bruit de sa respiration qui s’éteint, et l’odeur légère du parfum qui restait là, suspendue.

illustration Acrylique et fusain sur papier 1998

19 décembre 2018

Publié le 19 décembre 2018

Cela commença par un frisson, dû sans doute aux nuits d’insomnie, à ces mots jetés sur le papier comme on remplit des sacs poubelles. Puis le tremblement gagna tout mon corps, avec cette sensation de froid glacial. Nous étions en août. Les voix des grands Zaïrois montaient de la rue des Poissonniers, mêlées aux cris des martinets. Même fenêtre fermée, je les entendais. Des odeurs de chevreau grillé les accompagnaient - cette viande brûlée m’était insupportable. En me levant pour boire, je constatai qu’il ne me restait presque plus de tabac. En fouillant mes poches, un billet de 50 francs tomba comme une manne. Providence de mon désordre. Je descendis, évitant la concierge absente, et m’engouffrai dans la chaleur du soir. Traversant à grandes enjambées la cohue de Chateau-Rouge, ses odeurs de piment et de sueur, j’atteignis enfin la rue Custine. Peu à peu, je ralentis, la rage retombant. Les platanes formaient une haie d’honneur vers Jules Joffrin. Ce fut dans ce café que je m’arrêtai. Après une bière, en sortant des toilettes, je la vis - une femme sans âge, mal fagotée, ivre. Nous nous accrochâmes l’un à l’autre sans détour. « On va chez toi ? » Je me souviens encore, des années après, de son humiliation : « Vas-y bon Dieu, baise-moi ! Plus fort ! » Mais je restais d’une mollesse insultante. Au quatrième « Qu’est-ce tu fous, connard ? », je me levai, me rhabillai et la flanquai dehors. « Et tu crois que c’est gratuit ? » Je lui tendis le billet de 50 francs. Elle partit sans demander son reste. Assis sur mon lit, une migraine me terrassant, je mis la bouilloire en route. Et je me mis à rire. D’abord léger, puis tonitruant, jusqu’à l’hystérie - vidant mes poumons de l’air vicié de ces dernières heures. J’ouvris la fenêtre sur la nuit qui enveloppait les façades de craie. Une cigarette, une respiration lente. Le calme revint. Dans le couloir, la folle rentrait chez elle. Ses hurlements étouffés, ses grattements aux murs, puis plus rien. Je crois que c’est à partir de ce jour que j’ai décidé de ne plus écrire une seule ligne. Nous fabriquons des objets dans l’instant, mus par des intentions multiples, tant la confusion de vivre se mêle dans l’être et l’avoir. Pour retrouver la clarté, il faut bien plus biffer qu’ajouter. Mais comment se séparer du trop-plein ? Comment retrouver la faim, la soif naturelles ? Dans la régularité, peu à peu, le chaos - cent fois, mille fois revisité par la mémoire mensongère - laisse l’eau troublée malgré tous les efforts. Sans doute parce que ces efforts ne servent qu’à conclure que notre lucidité n’est rien d’autre que la dernière de nos illusions.

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