Un Don Quichotte des temps actuels

D’où sort-il ? Quelle enfance, quel parcours, quel but ? Alonso Quichano, rejeton d’un hidalgo, qui voudrait par mimétisme devenir hidalgo. Qui s’invente des ennemis imaginaires pour, sans doute, ne pas avoir à en affronter de véritables.

... Pour l’instant, tu ne peux donc pas écrire grand-chose. Alonso Quichano n’est qu’un point à l’horizon, une silhouette parfaitement indistincte mais qui semble se déplacer dans ta direction. ... Tu parles encore de toi, de ce que tu vois, dans le vague espoir qu’en changeant de casquette, en devenant ton propre lecteur, tu puisses voir la même chose. Autrement dit, tu entraînes aussitôt, toi, lecteur, dans une vision indistincte de ce personnage, en essayant de vous procurer mutuellement le vague espoir que cette silhouette, en se rapprochant, se verra mieux. Et quel intérêt de mieux voir ce personnage dont tu sais déjà qu’il sera risible, pathétique ? Comment pourrait-il en être autrement ?

Dans ce cas, il faut peut-être être plus précis quant au personnage de l’observateur... J’étais là, en plein milieu de ce désert, quand soudain j’aperçus un point à l’horizon. Presque immédiatement, je sus que c’était Alonso Quichano, car en sortant l’agenda (qui ne me quitte jamais) de ma poche et en me rendant à la date du jour, je vis qu’un rendez-vous y était inscrit : Alonso Quichano, 12 h pile. Et bien sûr, je me mis à trépigner d’impatience, car pour le moment, mon rendez-vous prenait son temps. Il devait être à pied, il traînait. Il n’était encore qu’une silhouette, c’est-à-dire la porte ouverte à bien des supputations, une victime toute trouvée pour mon imagination maladive.

En attendant son arrivée, j’éprouvais l’envie pressante de m’allonger un peu, et donc j’imaginais un canapé. J’écrivis le mot "canapé", puis je m’y installai confortablement en attendant cette rencontre. Dans un même temps, je temporisais ; je me persuadais que s’il avait un quart d’heure ou quelques jours de retard, ce ne serait pas bien grave. Il me faudrait seulement écrire quelques mots supplémentaires, comme par exemple "parasol", "petite table", "bière fraîche ambrée" pour tenir le coup, rester calme et méditer l’attente.

Quelques semaines plus tard, j’avais écrit des milliers de mots et désormais le désert était peuplé. J’habitais une oasis très agréable. Des palmiers dattiers me prodiguaient de la fraîcheur et de l’ombre. J’avais écrit les mots "restaurant", "serveuse charmante", "huîtres", "vin blanc", "profiteroles", "café italien", "sieste", et j’avais ainsi su rendre mon attente si douce, si confortable, que lorsque Alonso Quichano apparut, je ne saurais décrire ma stupéfaction : je l’avais effacé de ma mémoire.