réécriture

Je n’ai jamais su conjuguer. Le passé simple, l’antérieur, le participe : autant de pierres d’achoppement. Chaque souvenir devenait une tête réduite, une peau de chagrin, un masque de carton bouilli.

Le temps, pour moi, n’a jamais été une ligne. Plutôt un sous-bois, sentiers multiples, bifurcations sans fin. Choisir un chemin ? Arbitraire, tant qu’on ignore où il mène.

D’où venait cette force ? De moi ? Du monde ? Force antagoniste, peut-être naturelle, équilibre plus vaste que nous.

Cinquante ans de progrès n’ont rien éclairci. Les savants cherchent encore, moi je partirai sans réponse.

Chaque élévation, il m’a fallu la payer : gravir une butte à vélo, gravir l’échelle sociale, gravir l’amour, l’art, la peinture. Toujours la gravité me repoussait.

J’ai supprimé ce qui pesait : gloire, fortune, reconnaissance. Je n’ai gardé que l’amour. Pas un manque à combler, mais un trop-plein à donner. Et pourtant la gravité demeure. Gravée dans le marbre, comme disent les anciens.

Il suffit de voir une fusée : milliards pour quitter l’air, pour s’arracher à cette prison invisible. On peut s’en indigner, s’en émerveiller.

J’ai cru, un temps, qu’il suffirait de l’esprit. Voler par désir maîtrisé. Manger sans argent. Aimer sans parade. Voyager sans fusée.

Tout revient à la gravité. Elle est peut-être une particule, liée au regard de l’observateur. Peut-être qu’il existe une fréquence, une harmonique, un son à prononcer.

Alors le voyage commencerait.

Et nous comprendrions que la gravité est une portée. Qu’il suffit d’y poser des notes pour entrer dans la musique du monde, jusqu’aux confins de l’infini.