Années 1920, à Los Angeles : fin d’après-midi sur Broadway, un panneau lumineux diffuse une réclame pour une conférence sur les “mystères de l’Orient”. Dans une salle bondée du Trinity Auditorium, les badauds se pressent. On peut y croiser Manly P. Hall, auteur et ésotériste en vue . Là aussi aurait pris la parole, selon la légende, Baird T. Spalding, un homme dont le nom est aujourd’hui oublié, mais qui affirmait avoir côtoyé des maîtres immortels au Tibet. Spalding, Américain né en 1872 à Cohocton (New York), issu d’un milieu ordinaire, ingénieur, prospecteur, orateur. Il ne s’est jamais proclamé maître spirituel, mais raconte, avec pudeur, un voyage initiatique — réel ou fantasmé — dans l’Himalaya. Aucun élément solide ne confirme son périple . Mais en 1924, il publie La Vie des Maîtres, un récit de contact avec des êtres invisibles, placés dans le pendant exotique de cet âge de l’entre-deux-guerres. Dans ce Los Angeles d’émerveillement consumériste — cafés enfumés, néons, jazz, Hollywood naissant — Spalding n’est pas charlatan, juste un homme qui capte l’air du temps. Là où la ville recherche du sensationnel, une harmonie cosmique ou un sens invisible au tumulte moderne, lui propose un récit : la sagesse venue d’ailleurs, offerte comme une promesse douce, non revendicative, irrésistible.
L’Amérique sort de la Grande Guerre avec le sentiment d’entrer dans un âge neuf. Les usines tournent, les rues de New York, Chicago, Los Angeles s’emplissent d’automobiles rutilantes. La Bourse flambe, les fortunes s’affichent dans les gratte-ciel. Mais derrière ce vernis prospère, une inquiétude sourd : modernité trop rapide, crise religieuse, peur que le progrès matériel ne laisse l’âme à la traîne. Dans ce climat, la demande d’« autre chose » explose. Sur la côte Est, on lit les écrits de la Société Théosophique. À Chicago, des loges rosicruciennes tiennent réunion dans des hôtels anonymes. À Los Angeles, les salles de conférence accueillent Manly P. Hall et ses causeries sur la sagesse antique. Partout, les librairies voient fleurir des volumes aux titres prometteurs : Les Lois de la pensée constructive, Les Puissances de l’esprit, La Science de la prospérité. Spalding se glisse dans ce marché culturel. Ingénieur de formation, familier du langage scientifique, il sent que le public veut des preuves, des récits concrets, pas seulement des théories. Là où Blavatsky avait bâti une doctrine, il choisit l’histoire. Il transforme l’imaginaire des « Maîtres himalayens » — déjà popularisé par la Théosophie — en une narration vivante, présentée comme témoignage. Ce n’est pas seulement l’inspiration orientale qui séduit : c’est la forme. Un voyage, des rencontres, des dialogues. Un roman spirituel camouflé en journal de bord. Dans une Amérique qui croit aux récits de self-made men et de conquêtes, La Vie des Maîtres épouse la même logique : la sagesse orientale servie comme une aventure moderne, à la première personne, pour un public qui n’a pas besoin d’y croire entièrement pour se laisser emporter.
En 1924 paraît à DeVorss & Company, Los Angeles, un volume au titre modeste : Life and Teaching of the Masters of the Far East. Couverture austère, texte en anglais simple, sans apparat. Mais le contenu frappe d’emblée : un récit de voyage initiatique, où un petit groupe d’Occidentaux, mené par Spalding, traverse l’Inde et le Tibet à la rencontre de maîtres immortels. Les pages regorgent de scènes miraculeuses : matérialisation instantanée d’objets, guérisons par l’esprit, traversée de rivières à pied sec. Les dialogues avec les Maîtres alternent sentences édifiantes et démonstrations de pouvoir. Tout est raconté comme un carnet de route : nous étions là, nous avons vu, voilà ce qu’ils nous ont dit. Le livre ne tarde pas à trouver son public. Dans l’Amérique des Années folles, avide de récits exotiques, il devient un succès d’édition inattendu. Les lecteurs n’y cherchent pas seulement des preuves, mais un rêve : confirmation qu’au-delà du monde affairé des usines et des marchés, il existe un autre plan, accessible à ceux qui osent le croire. Le succès est tel que Spalding publiera cinq autres volumes, entre 1924 et 1955, tous variations autour du même motif. Aucun ne renouvelle vraiment la matière : toujours le voyage, les maîtres, les enseignements. Mais peu importe. Le filon est trouvé, et le public suit. La Vie des Maîtres n’est pas présenté comme une fiction, ni même comme un roman édifiant, mais comme un témoignage direct. C’est ce qui fit sa force : ce n’était pas un livre de doctrine, mais un récit. Et dans une Amérique qui croyait aux récits plus qu’aux systèmes, cela suffisait pour séduire.
Très vite, des voix s’élèvent. Des journalistes et des chercheurs tentent de vérifier le récit de Spalding : aucun registre de voyage, aucune trace douanière, aucun témoin indépendant. Les lieux décrits ne correspondent pas toujours à la réalité, les « dialogues » avec les Maîtres reprennent parfois, mot pour mot, des éléments issus de la Théosophie ou du New Thought. Les critiques dénoncent un montage littéraire, une fiction habillée en témoignage. Dans les cercles ésotériques plus exigeants — guénoniens, rosicruciens ou théosophes fidèles à la doctrine originale — La Vie des Maîtres passe pour une contrefaçon. Pas de lignée, pas de légitimité initiatique : une simple mise en scène pour séduire le public. Mais le scandale ne prend pas vraiment. La majorité des lecteurs n’attendent pas de preuves. Ils ne cherchent pas une démonstration, mais une histoire à laquelle se laisser porter. Le succès commercial du livre montre que la critique n’atteint pas son cœur : l’imaginaire. Spalding, lui, reste insaisissable. Pas de défense agressive, pas de justification détaillée. Il continue de publier, donne des conférences, entretient sa légende sans s’exposer. Comme s’il savait que l’essentiel n’était pas de convaincre, mais de maintenir vivant le rêve.
Avec le recul, la trajectoire de Spalding ressemble moins à une carrière d’écrivain qu’à l’exploitation obstinée d’un filon. Les cinq volumes qui suivirent La Vie des Maîtres ne s’écartent jamais du premier canevas : voyages en Orient, rencontres avec des sages, dialogues édifiants, miracles. Aucune variation formelle, aucune autre tentative littéraire. Pas de roman, pas de poésie, pas de nouvelle. En cela, il diffère radicalement de figures comme Clark Ashton Smith ou Lovecraft. Eux savaient qu’ils écrivaient de la fiction, et la poussaient jusqu’à l’excès, l’expérimentation, l’invention de mondes. Spalding, au contraire, présente son récit comme un témoignage. Là où Lovecraft tire de la Théosophie un décor cauchemardesque, Spalding en fait une chronique spirituelle naïve. Ce qui frappe, c’est sa posture. Il ne revendique pas le statut d’écrivain, mais celui de voyageur qui rapporte. Il ne cherche pas à rivaliser sur le terrain littéraire, mais à séduire par la simplicité de son ton, par l’illusion du vécu. Son succès tient justement à cette ambiguïté : il n’offre pas un roman à lire, mais une histoire à croire. Spalding n’est donc pas un auteur au sens classique, mais un conteur spirituel. Son livre unique, répété en série, appartient moins à la littérature qu’à la tradition du récit édifiant. Et c’est peut-être ce qui lui a donné sa force : parler à des lecteurs qui n’avaient pas besoin de littérature, mais d’une légende rassurante.
Malgré les doutes, malgré l’absence de preuves, Spalding ne passe pas pour un imposteur cynique. Son récit n’a rien d’une doctrine oppressante ni d’une idéologie politique. Pas d’aryanisme, pas de hiérarchie raciale, pas de manipulation collective. Seulement l’histoire d’hommes simples qui rencontrent des sages immortels et apprennent auprès d’eux des vérités de compassion, de maîtrise de soi, de reliance au cosmos. C’est peut-être cette modestie relative qui le rend encore attachant. Là où d’autres mouvements ésotériques cherchaient à imposer des dogmes, Spalding se contente de proposer un rêve. Son livre n’endoctrine pas, il transporte. Le lecteur n’y trouve pas un système, mais une suite d’images : un maître qui marche sur l’eau, une guérison instantanée, une parole qui apaise. On peut sourire de la naïveté, dénoncer l’invention, mais on peine à le charger de malveillance. Il n’a pas bâti une église, il n’a pas levé de disciples armés, il n’a pas transformé sa fiction en pouvoir. Il a écrit un livre qui a plu, et il a su en prolonger l’écho. Spalding reste ainsi une figure paradoxale : suspect pour les puristes, inspirant pour les lecteurs, inoffensif dans ses ambitions. Un écrivain malgré lui, qui aura donné à l’Amérique des années 1920 une légende douce, plutôt qu’un catéchisme.
Ce qui rend La Vie des Maîtres intéressant aujourd’hui, ce n’est pas tant la question de savoir si Spalding a menti que ce qu’il révèle d’un basculement. Son livre n’est ni un roman assumé comme chez Lovecraft, ni un traité doctrinal comme chez Blavatsky. Il est entre les deux : une fiction présentée comme un témoignage. Cette ambiguïté a fait son succès et explique sa longévité. Le lecteur n’était pas obligé d’y croire totalement. Il suffisait de suspendre son scepticisme, le temps de la lecture, et d’accepter l’hypothèse : « et si c’était vrai ? » Dans ce glissement, on retrouve un trait majeur de la modernité spirituelle : la porosité entre récit et réalité. Depuis, ce brouillage n’a cessé de s’accentuer. Le New Age des années 1960-70 a repris les Maîtres, les Archives akashiques, les énergies invisibles. Les forums du tournant des années 2000 ont recyclé l’Himalaya, l’Atlantide, les civilisations perdues comme autant de pseudo-preuves. Aujourd’hui encore, des discours complotistes ou transhumanistes reprennent ces mythes en les habillant de vocabulaire scientifique. Spalding, à sa manière, a anticipé cette confusion. En écrivant un récit qu’on pouvait lire à la fois comme fiction et comme témoignage, il a incarné cette zone grise où l’imaginaire devient croyance. Et cette zone grise, loin de se réduire, semble être devenue le régime normal de nos récits contemporains.