J’ai allumé ma clope, et en regardant par la fenêtre, j’ai vu qu’il faisait beau. Mais ça ne m’a pas inspiré plus que ça. J’ai dû osciller entre l’atelier et le premier étage une bonne dizaine de fois. Publier quelques conneries sur Facebook, regarder mes mails s’empiler avec tout un tas de nouveaux appels à l’action sans qu’aucun n’éveille un intérêt particulier. Ensuite, j’ai imaginé que je pourrais me masturber pour me changer les idées. Mais comme je n’avais absolument aucune idée, j’ai laissé tomber ça aussi.
Je me suis dit qu’il fallait vraiment que je me prenne en main. Lutter contre cette putain de procrastination qui me terrasse depuis plusieurs semaines. Je suis redescendu fumer et j’ai regardé les branches de l’olivier en fleur. Il va y avoir un paquet d’olives cette année. Par contre, le figuier fait la tronche. Aucune figue en vue.
Bref, je suis remonté, j’ai ouvert Chrome et j’ai cherché les mots-clés "procrastination", "raisons de procrastiner", et là j’ai commencé à lire toute une série d’articles qui me proposaient de m’abonner à leurs newsletters — ce que j’ai fait, évidemment, pour grossir ma base de données sur le sujet.
Un truc chouette que fournit désormais le logiciel Evernote, c’est le plugin "Clip to Evernote". Tu navigues sur le net, un truc t’intéresse, et hop, en deux clics tu le récoltes dans ton carnet — le mien se nomme "désordre", c’est un carnet fourre-tout.
De temps en temps, je vais regarder un peu à l’intérieur, je déplace des sujets pour faire des compilations. Ça me donne l’impression de faire quelque chose d’utile. Ça l’est certainement, d’ailleurs, si mon objectif par exemple était de rédiger des ebooks.
Mais à vrai dire, ça me donne plus l’impression de faire quelque chose que de ne rien faire.
Ces dernières semaines, je ne peins plus rien. Je crois que ma procrastination naturelle s’est encore renforcée avec cette histoire de pandémie, de confinement, de déconfinement.
Quelque chose comme une sorte de déflagration magistrale a bouleversé le peu de sens que j’attribuais aux choses. Comme par exemple : peindre pour réaliser une série, imaginer faire une expo… Quelque chose s’est brisé à ce niveau-là. Je n’arrive pas à déterminer les raisons exactes. Peut-être que la pandémie est un prétexte. Peut-être est-ce dû à la déception, à l’âge, à l’"à quoi bon".
Ma femme enrage littéralement de me voir le cul assis sur ma chaise toute la sainte journée.
Je ne peux pas la blâmer, j’enrage aussi intérieurement.
Il y a certains jours où je me lancerais contre les murs tellement le ras-le-bol est aigu.
Je crois que je pourrais même aller jusqu’au divorce rien que pour ne plus être dérangé.
Tout ce qu’on me demande de faire est dérangeant. Les plus petites choses. Toujours l’impression d’être agressé. On m’attend et je ne suis pas là. Je ne suis plus là depuis des jours.
C’est sans doute pour cela que je profite de la nuit. J’en profite de tout mon saoul, comme d’un espace de liberté totale. C’est-à-dire que je ne fais rien, en toute impunité.
Pendant que mon épouse dort, je suis éveillé, et je ne cesse pas pour autant de faire le va-et-vient entre la cour, l’atelier et mon bureau à l’étage. Le cendrier se remplit, et au matin, quand je regarde le paquet de mégots, je me dis : tu veux crever, voilà tout.
Nous sommes asservis par des choses qui ne nous regardent pas. Qui ne nous regardent plus.
C’est cette phrase qui me vient quand ma femme me parle de l’argent. Je ne rapporte plus grand-chose à la maison depuis des semaines. Bien sûr, la pandémie peut expliquer en partie cet état de fait. Mais j’ai plus le sentiment qu’elle a joué le rôle de congés trop prolongés. Un peu trop prolongés pour qu’on se remette à bosser comme avant. J’ai eu le temps de cogiter. De me dire tout un tas de choses, je crois lucidement. Comme par exemple que ma peinture n’intéressait pas grand monde. Que je ne serais jamais ce grand artiste que j’ai rêvé d’être. Ni un excellent prof. Ni un excellent époux, non plus.
Ma femme est heureuse quand son compte n’est pas dans le rouge. En ce qui me concerne, je m’en fous. J’ai tellement eu l’habitude de vivre à découvert que ça ne me fait plus grand-chose. Même si un huissier se pointe à la porte, ça ne me fait plus rien. Je sais qu’il suffit de déposer un petit chèque, stopper les procédures, et ensuite attendre une nouvelle visite. C’est le système qui veut ça, non ?
Ma femme a ouvert la porte un jour, et c’était sa première fois. La première fois qu’elle voyait un huissier. J’ai cru qu’elle allait mourir de honte, ou de je ne sais quoi. Une panique terrible. Pendant des jours, je n’ai entendu que cela :
-- Qu’est-ce qu’on va devenir ?
J’ai bien tenté de lui expliquer, de plaisanter. Ça n’a rien amélioré. Elle m’a traité d’inconscient, d’irresponsable. C’est comme si elle s’était sentie trahie. Tout était de ma faute. Et évidemment, j’ai accepté tout cela aussi. Je n’allais pas essayer de lui expliquer la procédure, les tenants et les aboutissants. Je savais qu’elle n’écouterait pas.
La panique rend sourd.
Dans la journée, c’est un enfer. Je reste la plupart du temps assis devant l’ordi à éplucher des tas de solutions possibles pour gagner de l’argent sur Internet. Je n’y crois pas vraiment, mais je pense que ça me permet de conserver un peu d’espoir. Et ça me donne aussi l’impression de faire quelque chose qui pourrait être utile. Mais je ne cesse de zapper, je ne fais que survoler les articles, les programmes de formation. Au fond de moi-même, je sais très bien que tout ça n’est qu’un leurre. Une tentative de résoudre une difficulté facilement. Trouver la solution "miracle". La calmer, pour que nous puissions retrouver un peu d’harmonie.
Elle passe plusieurs fois par jour devant la porte du bureau.
-- Tu fais quoi ?
Et je reste muet, incapable d’aligner trois mots. Je bouillonne intérieurement. Si elle insiste, si elle avance un peu plus pour voir ce qui s’affiche à l’écran, je crois que je me mets assez rapidement en colère. Contre elle, qui ne me fait plus confiance. Contre moi-même, qui ai perdu toute confiance en moi.
On ne se voit que pour les repas. On mange en silence, rapidement. Elle se plaint que je la laisse finir son repas seule. La vérité, c’est que je ne supporte plus ce silence-là, tellement oppressant. Je sais qu’elle souffre, bien sûr, mais je n’ai absolument aucune force pour prendre sur moi et être agréable. Parler du temps qu’il fait semble totalement incongru dans la situation.
Il y a quelques jours que nous avons lâché le mot "divorce". Moi, en premier. Si elle pouvait sauver sa peau, se barrer loin, refaire sa vie, elle serait bien plus heureuse qu’avec moi.
Je serais bien sûr complètement défait si cela se passait. Mais dans ces cas-là, je pense plus à elle qu’à moi.
Pourtant, on a été heureux. Lorsqu’on avait un peu d’argent, pas trop de dettes, des perspectives, des projets. On peut dire qu’on était heureux, d’une certaine manière. Ce n’était pas exagéré. À nos âges, nous sommes relativement raisonnables. Peut-être un ou deux voyages. Aller en bagnole cet été à la mer. Pas trop loin. À Sète, par exemple. Ça la rendrait heureuse, j’en suis sûr. Mais même cela, désormais, paraît tellement dérisoire. Nous savons que ça ne nous consolera que quelques jours.
Puis l’argent — le sale, vilain nez de l’argent — se repointera, et il faudra tout payer.
Même les petites joies, les menus plaisirs : on nous présentera l’addition.
Et moi, j’en ai ras-le-bol de payer. Je dois aussi dire ça. J’ai bossé comme un taré, et j’arrive à 60 ans, il ne me reste rien. Je peux dire que c’est de ma faute, évidemment, parce que je n’ai rien épargné. C’est vrai. Tout est parti dans le quotidien.
Tout est parti parce que, déjà, rien à l’époque n’avait un sens véritable auquel s’accrocher.
L’argent a été avalé par la distraction, la fuite effrénée face à cette prise de conscience que tout ce qui semblait avoir un sens jusque-là s’écroulait lamentablement.
Sur le plan familial, rien ne tenait.
Sur le plan professionnel, non plus. Tous les espoirs qu’on m’avait inculqués, à condition que je sois endurant, acharné, fidèle, sérieux, ont été balayés par l’avidité des actionnaires qui, d’un claquement de doigts, peuvent désormais changer la face du monde comme la vie des gens.
Licenciements. Restructurations. On prend. On essore. On jette.
Quand je repense à toutes ces choses, elles ne cessent de me hanter comme si j’avais été victime de traumatismes de guerre.
Elles ont sapé ma force, mon désir, mon enthousiasme. Tout cela contre de misérables chèques en fin de mois.
Je suis en fin de moi.
Voilà, je crois, ce qui est en train de se passer en ce moment.
Et si je me fie à mon instinct seulement, j’ai bien l’impression que la procrastination va se généraliser. Comme une gangrène. Une épidémie de je-m’en-foutisme majeure, comme jamais l’humanité n’en a connue.
À moins qu’elle ne soit déjà là, depuis des mois, bien avant le virus. Peut-être même que ce virus est une sorte d’égrégore de cette volonté de procrastination générale.
Comme la guerre — cette éternelle porte de sortie des crises — est désormais à l’intérieur des ménages et fait doucement, sans trop d’impudeur, ses ravages.
Je ne sais plus vraiment.
Ma femme revient des courses. Il faut que je vous laisse.