Jeune, j’ai tenu entre les doigts des manuels de médecine comme on tient un couteau : pages grasses, odeur de colle et d’encre, dessins de chair ouverts comme des cartes, et j’ai cherché dans ces cartes une route pour disparaître — route illisible, traversée de noms et de sigles qui ne savent rien de ce qui arrive quand ça commence à se défaire. J’ai cessé de nommer. J’ai décidé d’abandonner les organes aux catalogues, les symptômes aux listes, comme on jette des vêtements trop petits dans un sac ; la panique, elle, est restée, mais sans repère, sans étiquette pour la reconnaître, elle se déplace, elle attend dans un pli du jour. J’ai observé les autres comme on épie des voleurs : la télévision allumée en permanence, le frigo fouillé comme une prière, la conversation comme un rempart — mille petites aversions pour la solitude, mille petites ruses héritées de l’enfance, qu’on traîne jusque dans les maisons de retraite. Alors j’ai essayé une autre stratégie : m’asseoir, fermer la porte, ne plus chercher de détour. Rester, voilà tout, tenir le visage en face de la bête sans l’appeler. Les premières heures ressemblent à des combats sans adversaire ; puis, peu à peu, quelque chose lâche et la lumière — pas une idée, pas une explication — une lumière qui glisse, qui tombe sur la peinture craquelée du mur, qui révèle la poussière comme un mot. Maintenant c’est un geste quotidien, hygiène sans hygiène, ablation des faux-semblants ; je reviens, je m’assieds, la chaise connaît mon poids. Les autres courent toujours. Ils fuient. Et moi je reste. La porte ferme.