personnages 5 ( notes)

Enregistrement du dimanche 5 février 1995 retranscrit par Frances.

"...La difficulté surgit presque aussitôt que je cherche des noms de femmes, de filles faciles. Non que j’en aie pas connues. Elles furent pléthore. Elles le sont encore. C’est moi qui suis devenu beaucoup moins facile. Pour toutes les autres je n’aurai jamais assez de pognon sur mon compte pour payer des dommages et intérêts en cas d’indignation, de réclamation. Ce serait une idée d’écrire une liste de tous ces prénoms, la punaiser sur le mur du bureau à côté de l’ordi, et vérifier à chaque fois que je ne commette pas d’impair. Idem pour les tempéraments. Éviter d’avoir recours à des éléments trop autobiographiques reconnaissables. Picorer un peu de ceci ou de cela. Un mixte. Une salade russe. Voilà, j’ai juste à imaginer une salade russe pour qu’un prénom flotte dans l’air, une feuille morte qui virevolte dans la bouillasse de cet hiver et qui vient se poser en travers des touches du clavier. Brita. C’est plutôt marrant, car je suis presque certain de n’avoir jamais connu de Brita. Par contre j’ai très bien connu une Agnès qui ne buvait jamais d’eau du robinet. Elle utilisait cette sorte de pot, de carafe du même nom Brita pour ne pas avaler de calcaire et autres saloperies disait-elle. Par contre question saloperie, elle, cette Agnès, était vraiment sans filtre..."

[Le monologue continue sur un ton libre, brut, égrenant les souvenirs mêlés de fantasmes et de statistiques, de misogynie latente et d’autodérision.]

Frances appuie sur commande+s puis bascule son corps en arrière, s’étire, regarde par la fenêtre. Personne dans la rue et les devantures des boutiques sont encore fermées. Il est cinq heures du matin à Tobosco, mais pas de camion-poubelle. D’ailleurs, c’est dimanche.

Un café sera le bienvenu. Elle se lève du siège de faux cuir noir pour traverser la petite pièce et se rendre à la cuisine attenante. La machine Nespresso est allumée. Elle choisit une capsule de Ristretto, place la tasse qu’elle a rapportée de son bureau sur le plateau, pèse sur le bouton. La Nespresso émet un bruit désagréable pendant que le breuvage coule dans la tasse.

Pour l’instant, elle s’est contentée de retranscrire mot à mot l’enregistrement de cette cassette qui porte l’étiquette numéro 10. En revenant vers son bureau, elle avise le carton qui contient toutes les autres, une bonne centaine.

C’est à creuser forcément, se dit Frances. Un premier jet. Ce type se mentait beaucoup, pense-t-elle. Encore beaucoup trop de circonstances atténuantes, d’excuses, de prétextes pour ne pas voir en face le salopard qu’il est.

Malgré cela, elle était assez admirative du travail effectué. Personne ne s’amuserait à raconter sa vie aussi longtemps sans s’apercevoir à un moment ou à un autre de la nullité de cette démarche. Que cherchait vraiment ce type ? À se réinventer lui-même ? Et si oui, dans quel but ? Retrouver une bonne conscience perdue ? En finir avec sa culpabilité permanente ? Avoir l’air plus humain qu’il ne l’est vraiment ?

Au bout de la dixième cassette, Frances commençait à se faire une petite idée. S’il n’avait pas assassiné toutes ces femmes, l’homme qui avait pour nom Alonso Quichano aurait pu devenir romancier. D’ailleurs, qui sait si ce n’était pas une possibilité qu’il essayait d’atteindre. Mais trop de digressions encore, beaucoup trop. Frances découperait dans le tas plus tard. Elle adorait cela, tailler dans le vif. C’était même une vocation. Et elle en avait fait son boulot.

Pour continuer

Carnets | 2023

Le temps d’une rencontre

image Google Earth -Bonjour mon nom est Martel comme Charles mais mon prénom est Jean dit l'homme avec un accent français Frances s'était installée à une terrasse de café career de l'Encarnació et avait commandé une Font Selva, au moment où elle remplissait le verre d'eau minérale, l'homme s'était présenté devant elle. -Bonjour dit Frances de façon laconique puis elle porta le verre à ses lèvres tout en fixant l'homme avec un regard sans expression. -j'irai droit au but dit l'homme je sais que vous travaillez en ce moment même sur les écrits D' Alonso Quichano, je sais que c'´est Milena Quichano qui vous a commandé ce travail. Je suis votre prédécesseur si je peux m'exprimer ainsi, traducteur tout comme vous. car vous l'êtes n'est-ce pas .. Et je voulais vous mettre en garde... Frances reposa le verre et eut du mal à cacher sa stupéfaction. Puis elle invita l'homme à s'asseoir. -Je vous ai vu tout à l'heure au Parc Guell, répondit-t'elle , comme mise en garde il y a mieux, vous m'avez plutôt effrayée. j'ai vu que vous m'aviez suivie jusqu'ici. Pourquoi ne pas m'aborder plus tôt, j'ai pensé à un détraqué ou à un dragueur ajouta t'elle. Elle s'exprimait dans un français impeccable sans accent. -Je suis désolé je ne voulais pas vous effrayer je cherchais seulement une façon de vous aborder qui ne soit pas ...ambiguë... -Et bien c'est réussi le coupa Frances. Puis elle examina l'homme plus attentivement. Grand, entre 1,80 peut-être même un peu plus, svelte, il portait une veste de lin légère sur un tee shirt noir, et un jean. Une barbe de deux jours poivre et sel indiquait un âge au delà de la quarantaine, les cheveux coupes courts , brun avec les tempes légèrement argentées et des yeux bleus. Plutôt sportif et avenant, avec comme seule faille visible quelque chose d'hésitant émanant de sa personne. Son débit un peu trop rapide et saccadé De la timidité peut-être se dit Frances. -J'ai travaillé six mois sur le cas Quichano repris Martel, puis à la fin lorsque j'ai remis ma traduction à madame Quichano, elle m'a signifié sa déception, puis elle a exigé que je lui remette tout le matériel qu'elle m'avait confié sans me payer le moindre centime de plus. Bien sûr j'ai protesté... mais vous savez ... c'est une femme riche entourée d'avocats... Que pouvais-je faire ...je n'ai rien pu faire. Aussi je me doutais qu'elle recommencerait c'est pourquoi je l'ai suivie jusqu'au parc Guell je la suis depuis des jours vous savez... et lorsque j'ai vous ai vu toutes les deux ce matin j'ai compris qu'elle faisait appel à vous pour le même travail. -Bien, mais en quoi cela me regarde t'il dit Frances que voulez-vous vraiment ? -Une collaboration, comme je vous le disais j'ai passé six mois à déchiffrer les écrits et écouter les dires de ce malade, tout ce travail effectué pour rien me rend cinglé comprenez-vous. Ce que je vous propose donc c'est de le partager avec vous et si cela vous intéresse vous me donnerez ce que vous voudrez. La seule chose qui m'importe c'est que ce temps passé ne soit pas totalement perdu. Frances confirma sa pensée sur la timidité de Jean Martel En lui parlant il se tordait les doigts, elle pouvait voir la blancheur des phalanges, en revanche lorsque son regard remonta vers son visage elle constata que les pommettes de l'homme s'étaient empourprées. Elle réfléchissait. Comme la plupart des timides il frôlait l'exubérance l'excitation en tous cas d'avoir tout déballer sans reprendre son souffle. Et puis l'offre n'avait rien de réaliste, c'était surtout sur cela contre quoi elle butait. Cependant sa curiosité était désormais éveillée. -Je ne comprends pas très bien ce que vous me proposez risqua Frances. -Et bien je vous donne la possibilité de consulter tout mon travail sur Quichano, peut-être cela apportera t'il de l'eau à votre moulin en tant que traductrice tout comme moi. Dans le fond je tiens juste à vous aider et en même temps à conférer un sens à mon travail. Je ne vous demande rien sauf ce que vous voudrez bien m'accorder je vous le rappelle, mais j'aimerais beaucoup avoir éventuellement quelques retour de votre progression en ce qui concerne votre interprétation de ces écrits. En fait allons encore plus loin je me sens blessé que madame Quichano ait refusé ce travail dans lequel j'ai mis beaucoup de moi-même. Ce que je cherche ... une sorte d'apaisement, une redemption meme si le mot paraît exagéré ou ridicule. De plus si vous aviez quelque critique à formuler ne vous gênez pas, au moins cela me permettrait de mieux comprendre ce refus, et toute l'inutilité d'un tel travail. -Pourquoi n'avez vous pas tenté de tirer partie de ce travail en contactant des éditeurs demanda Frances. Il existe un marché pour les biographies de serial Killer... Si quelque chose de ce genre m'arrivait c'est en tous cas ce que moi je ferais. Ou même plus utiliser ce matériel pour écrire un un roman. Je ne resterais pas à me morfondre ou à suivre quelqu'un dans la rue pour lui proposer une collaboration ajouta t'elle. Puis elle regretta sa dureté aussitôt car le visage de l'homme se ferma, il était mal à l'aise, encore plus rouge que quelques instants plus tôt, elle regarda ses mains, il était au bord de s'arracher un doigt. -Vous avez raison dit Jean Martel, ma démarche est stupide je suis désolé, confus... permettez que je vous offre votre consommation en extirpant son portefeuille maladroitement de sa veste et en hélant le garçon qui déambulait entre les tables. Il allait se lever pour repartir lorsque Frances s'entendît dire - non, non, attendez, vous me prenez un peu de cours, laissez moi réfléchir à votre proposition. Finalement sa curiosité était désormais à vif, et si dans le travail de Jean Martel elle découvrait des éléments qui lui étaient jusque là passés inaperçus. Elle lui tendit sa carte de visite et ajouta, laissez moi quelques jours pour réfléchir, le temps que je reprenne les esprits dit elle en lui souriant. Martel marqua un instant d'étonnement en saisissant le morceau de carton glacé, le considéra avec surprise puis, cette fois, il jugea que l'entretien était clos, il s'éloigna. En l'observant de dos Frances vit qu'il marchait les pieds en dedans, comme quelqu'un d'introverti qui risque la chute à chaque pas. Elle termina son verre puis se leva elle aussi pour se rendre Plaça Jaume Sabartès, à l'atelier de Fred. Elle avait besoin de raconter tout cela à quelqu'un. Elle consulta sa montre, soupira, il était 16h les rues allaient se remplir à nouveau, bientôt Barcelone grouillerait de passants, elle décida d'emprunter un lacis de petites rues pour éviter la grande Rambla. Tout en marchant elle lisait les noms des rues, observait les différents magasins qu'elle dépassait, traversait des zones d'ombre et de lumières. La ville était pour Frances comme immense un texte à déchiffrer. Elle se félicita d'avoir choisi ce trajet parallèle pour éviter la foule. Une page de Proust sur la lecture lui revint à l'esprit. Une longue phrase bien sur où l'auteur de La Recherche parle de la lecture, d'une thérapie par la lecture. Sur quoi était basée cette thérapie sinon le temps justement. La lecture permettait de reconstituer une temporalité par l'usage des mots, d'une parole. Et ce temps retrouvé, cette parole, visible avant même d'être entendue, irriguait le corps du lecteur tout entier, chaque organe. La lecture guérissait l'être. Le plus difficile ensuite une fois celui-ci remis d'aplomb était d'en faire quelque chose de pas trop stupide, comme la plupart du temps.|couper{180}

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Le temps d'une rencontre

Carnets | 2023

Milena Quichano

Je te le dis, tu la vois d’abord à la cigarette — une Ducados, l’empreinte du rouge sur le filtre, la fumée qui dessine dans l’air quelques figures qu’on oublie aussitôt —, puis la poignée de main (douce et ferme, non pas mondaine, tenue) près de la salamandre où la chaleur ne chauffe rien, et déjà le dossier mental que tu as sur elle remonte comme un sommaire : veuve, industrie, millions, Tobosco, F. Quichano plus âgé qu’Alonso, Forbes pour décor ; elle dit venons-en aux faits et glisse notre roman comme si le pronom pouvait alléger le poids, tu réponds que la matière est vaste, que les cassettes et les carnets avancent l’histoire par puzzle, non pas par preuves, par pistes seulement, et elle acquiesce sans perdre la tenue, puis l’aveu affleure du côté de la famille — on a parlé d’aide, il refusait, colère, culpabilité —, et la tristesse passe une seconde sous le masque avant qu’elle ne se recompose ; tu t’entends demander un acompte (non pas par opportunisme, par nécessité qui se sait) et elle sort le chéquier sans délai, 10 000, la pointe du stylo marque un léger creux dans le papier, la Lady-Datejust 36 capte la lumière et découpe l’heure comme on coupe court, elle se lève, tu restes ; alors le lieu se vide un peu, un froissement de journaux, des grappes de touristes qui dérivent, et c’est là que tu sens le regard : la quarantaine, lunettes noires, l’homme assis de l’autre côté de l’allée lève un quotidien pour faire écran (non pas lire, cacher), tu te redresses, tu redescends vers la ville à pied, l’ombre suit à distance, tu te retournes — rien, puis encore le même interstice entre deux passants, la même silhouette —, et le dernier détail qui demeure, c’est le filtre avec son rouge éteint que tu revois malgré toi, comme un petit sceau au bord de la scène.|couper{180}

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Milena Quichano

Carnets | 2023

Muses et mosaïques.

extrait d'une note du carnet n° 2 d'Alonso Quichano, Barcelone 1990 page 50. "Le terme « mosaïque » vient du latin tardif musaicum (opus), mot lui-même dérivé du grec ancien μουσειον (mouseion), désignant ce qui se rapporte aux Muses. Dans la Grèce antique, cette technique, à l'origine, était employée dans les grottes consacrées aux muses. De quoi est formée la réalité sinon de tesselles que nous collons les unes aux autres afin de nous dissimuler le vide, l'ignorance de ce qu'est cette réalité. Ensuite nous nommons le résultat la réalité mais ce n'est rien d'autre qu'une mosaïque. ...Quelle réalité avait vraiment pour moi Vincente Guez lorsque je la rencontre la toute première fois à Cagliari sur l'île de Sardaigne, dans ce petit musée des cires anatomiques. Qu'ai-perçu d'elle en tout premier lieu. Était-ce sa longue chevelure bouclée dont la couleur des mèches passaient d'un terre d'ombre chaud à quelques éclats lumineux roux ou auburn. Était-ce son regard surplombé par d'épais sourcils sombres, ou encore ces deux petites rides d'expression indiquant une indéniable capacité de concentration alors qu'elle tente de décrypter la légende évoquant l'histoire de cette cervelle en résine de la vitrine n° 10. Était-ce sa silhouette toute entière, harmonieuse, et qui répond soudain à un ensemble de critères personnels pour que j'use d'un tel qualificatif. Et encore , tout bien pesé , sont-ce vraiment des critères si personnels ou bien me suis-je contenté paresseusement de les emprunter à des pages glacées de magazines, des affiches publicitaires, des rumeurs en matière d'harmonie et de beauté. Ce qui est sûr c'est que à partir de cet instant où je la vis il me fallait l'aborder, la séduire, la posséder, puis la tuer. L'assassinat de Vincente Guez fut comme le désir obsédant de réaliser une œuvre et j'allais y employer tout mon savoir faire. Par chance elle était ignorante. Elle ne savait rien de la merveilleuse histoire des cires anatomiques. Je fis donc mine de m'intéresser moi aussi à l'affichette puis m'exclamais à haute voix ... mais oui la fameuse madame Tussaud, on ne dira jamais assez la place qu'auront occupé les femmes dans cette recherche anatomique prodigieuse... tout en glissant un regard vers la silhouette de la jeune femme. Immédiatement elle me sourit. -Vous avez l'air de connaître ce musée dit-elle, c'est la première fois que je viens ici et je trouve tout cela à la fois morbide et reposant. -morbide et reposant quel association délicieuse répondis-je en riant. Puis je lui offrais de l'accompagner dans la visite pour l'instruire au fur et à mesure que nous progresserions dans ce magnifique étalage de bidoche séchée, constituée de papier mâché , de muscles en cartons, de nerfs de tendons dont la suggestion du vrai tient à cet assemblage exceptionnel de fibres , de colle de peau , de cordelettes et de ficelles.|couper{180}

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