Le claquement sec de la règle sur les doigts. La peau qui chauffe, l’œil qui pique, le silence forcé de la classe. L’odeur de craie, le bois ciré des pupitres. Tout nous apprenait déjà à avaler la douleur sans mot dire. Cet insupportable-là, nous l’avons respiré, mastiqué, avalé, jusqu’à le confondre avec la normalité.

Puis sont venus les matins gris. Le café avalé trop vite, le bus en retard, la pluie dans le col. Les journaux gratuits déchirés sur les sièges. Dans l’usine, dans les bureaux, des ordres claquent encore, comme des coups de règle. On ne s’indigne pas. On serre les dents. Les rêves des filles – stabilité, douceur, promesse de durée – se posent sur nous et glissent comme l’eau sur une vitre.

Notre vie devient une longue file d’attente. On avance par petits pas, on s’empêche de crier, on compte les minutes. Parfois un choc nous arrache à cette torpeur : des tours qui s’effondrent en direct, des salles de concert transformées en morgues. L’image brûle. On se dit : « merde, rien n’a changé ». Puis l’écran s’éteint.

Et nous reprenons. Les tickets de caisse, les impôts, le vote. Nous faisons la queue, nous payons, nous choisissons celui ou celle qui nous dégoûte le moins. Les scandales éclatent, nous crions un peu, nous jurons de ne plus nous laisser prendre. L’oubli revient, docile, comme un chien. La routine nous reprend par la manche.

Vivre, pourtant, ne devrait pas être ce consentement répété. Vivre devrait être une lutte permanente contre l’insupportable, une vigilance animale. Peut-être que tout devrait recommencer là où ça a commencé : dans une salle de classe. Un enfant se lève, refuse la règle, refuse la résignation. Mais personne ne le suit. Le silence s’épaissit. La craie crisse sur le tableau comme si rien ne s’était passé. L’enfant reste debout, seul, les doigts encore rouges. Et c’est peut-être ça, la vraie leçon : résister, c’est rester debout même quand tout le monde est assis.