réécriture
Les Dufresne vivent à l’ouest de la maison. En fait, juste à côté, mais “à l’ouest” sonne mieux, pense Alcofribas, comme dans un film de John Wayne. S’orienter, oui : pas forcément par le plus court chemin. Il marche. Malgré l’embonpoint, il avale collines, champs, lisières, sans crampe ni plainte. Prévoir : une barre de chocolat, un quignon de pain, papier d’argent froissé au fond de la poche. Aujourd’hui, il a quitté la grand-route d’Hérisson pour le petit chemin aperçu l’autre jour en allant à l’Aumance taquiner les goujons. Ce n’est pas encore l’été. Les blés ont pris leur élan : levée, tallage, montaison de mai. Il passe la main sur le tendre ; l’odeur du grain se mêle à celle de la terre, une brise lui effleure la joue. Il se dit qu’il faut noter ces instants pour l’automne, pour l’hiver, quand les vents lèveront leur froid sur le pays. Garder ça comme une chaleur portative. Il pense au temps long : les premières traces de blé, lues quelque part, quinze mille ans, Mésopotamie. Ça l’étourdit ; il laisse filer. À la place, il écoute. Le champ parle plus juste que la plupart des gens, se dit-il. Bientôt le Cluseau : toits bas, mare, têtards, pommes de terre. Là, dans un champ, il voit les premiers doryphores. Le père Dufresne avait maugréé l’an passé, “saletés de doryphores”, lui, si placide d’ordinaire, une jambe perdue à la 14-18. L’exclamation l’avait poussé, ce jour-là, à fouiller l’encyclopédie rouge du bureau paternel : doryphore, d’origine mexicaine, arrivé en Europe pendant la guerre, résistant aux insecticides. Ça suffisait. Maintenant Alcofribas s’assoit entre les rangs. Les insectes sont partout. Il n’aime pas dire d’une bête qu’elle est méchante. Tout doit bien servir à quelque chose ; il faut du temps pour comprendre. Il ferme les yeux. Le froissement des pattes et des mandibules fait une musique serrée, une pulsation têtue. Il s’y fond, devient ce chœur doryphorique, et ça lui évoque un ailleurs qu’il ne situe pas : Mexique, peut-être, un Tintin, ou un autre album. Noir et doré, leurs élytres ; il mélange Machu Picchu et Titicaca, il le sait, il laisse faire. Les noms résonnent comme le blé qu’il caressait tout à l’heure et le grondement discret des bêtes. Il rouvre les yeux. Au bout du champ, un chemin file entre les haies. La grand-route est à gauche ; à droite, un tracé moins net, herbeux, s’enfonce derrière les granges. Il hésite, sourit. Il n’est pas pressé. Il prend celui qui part à l’ouest. Ce n’est pas le plus court, mais c’est l’ouest, et pour aujourd’hui, ça suffit.
Bâtir sur du sable 7
Post-scriptum
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Carnets | 2021
Bâtir sur du sable-8
réecriture J., quand elle se mettait en rogne, plantait ses mots comme des clous et laissait siffler le S qui me restait dans l’oreille longtemps après la porte claquée : « ta bite, y a que ça qui compte ». J’avais vingt-neuf ans, elle pas tout à fait cinquante. Le matin, la pièce tanguait ; on calait nos chaises comme on cale un meuble bancal, en glissant un carton sous un pied. Elle voulait l’absolu, l’exclusif, l’unique ; moi, je guettais l’air et, de temps à autre, je décrochais. Je ne savais pas entendre la nuance, seulement la fausse note. La moindre dissonance me remuait : un mot trop haut, une respiration coupée, la vaisselle qui s’entrechoque. Alors je me taisais. Un mutisme-pare-feu, posé net dès que l’orage montait. Nous étions de biais l’un à l’autre ; Héphaïstos n’aurait rien redressé là-dedans, pas même avec son étau. Sur le rebord de la fenêtre, un clou tordu me servait d’exemple. Quand ça dérapait, je prenais la veste, un signe de la main au gamin, et je filais au sirop de la rue. Château Rouge, rue des Poissonniers : je cognai chez la Berthe. « Te revoilà », disait-elle, sans lever la tête, et la clé tintait sur le comptoir. La chambre sentait le vieux tabac, le produit à vitres, le frigo ronronnait sous le bureau. Je m’asseyais, j’ouvrais le cahier, j’écrivais jusqu’à me crisper les doigts. Pas des idées : des gestes, des phrases courtes, ce que j’entendais encore dans la bouche de J., le souffle avant l’insulte, le claquement, puis le silence qui suinte. Ça me calmait. Je sortais marcher, longtemps, jusqu’à revenir sans m’en rendre compte au même carrefour. Alors je tirais du sac la Ballantine’s, et c’était un duel idiot : la descendre sans tomber. Un verre, puis un autre, le goulot cognant à peine sur les dents. Le lendemain, Puteaux. Dans le train, mes mâchoires claquaient ; j’apprenais à les faire taire. En trois gestes, je me refaisais une tête de jeune loup — chemise repassée, cravate serrée, chaussures brillées — et je vendais des canules, des couches, des fauteuils roulants. Eucalyptus et latex, métal tiède : l’odeur du magasin me remettait debout. Toute la journée, je croisais des souffles courts, des voix râpeuses, des ventres qui gargouillent ; ça me ravigotait, allez savoir pourquoi. Le soir, ravitaillement, une ligne d’attente au comptoir, les pièces qui cliquètent, et je remontais à la piaule affronter la page. J. aurait voulu l’élan, l’abandon, l’amour comme on le joue dans les films ; je voyais plutôt des essais, des reculs, des reprises. Elle enlevait un livre de mes mains d’un geste sec, le même que dans un bac à sable pour garder un jouet ; le bruit sec de la couverture heurtant la table disait tout mieux qu’un discours. Je n’ai pas su arranger ça. Je n’avais que mon oreille et ce besoin de ranger le vacarme dans des lignes. Aujourd’hui encore, quand j’y repense, je ne garde pas une thèse mais des sons : la clé de la Berthe qui tinte, le bourdonnement du néon au-dessus du lit, le clic du capuchon de mon stylo, la façon dont le S de J. s’allongeait avant de mordre. Tout le reste s’estompe derrière ces bruits-là.|couper{180}
Carnets | 2021
Bâtir sur du sable 6
réecriture Zeus le regarde de haut, ce petit garçon, cet Ulysse qui lève le poing et bredouille. Roi des dieux, oui, mais à cet instant seulement un père démuni. Comment ? Je t’ai donné le vin, le souffle, le pain et le sang, et tu me provoques ? Tu me charges de tes maux ? La confusion lui tombe dessus comme un orage. Tu vas voir, nabot. Tu ne rentreras pas chez toi : tu erreras sur la mer vineuse, tu apprendras à vivre. Et Zeus retourne à ses inoccupations de dieu. Athéna passe, sortie toute armée du crâne de son père : Ulysse, qu’as-tu dans la peau ? Elle l’admire et tient déjà l’outil d’une vengeance simple, une affaire de fille contre un père. Le petit garçon repart avec ses compagnons : ils rament, la poix colle aux doigts, l’embrun sale les lèvres, la corde échauffe les paumes. Escales, monstres, magiciennes, morts et survivants selon l’humeur des vents. Un jour, les sirènes. Attachez-moi au mât, crie Ulysse, je veux écouter. On bourre les oreilles de cire, on serre les nœuds ; la houle cogne le bordage, le chant monte, fil coupant, tantôt miel tantôt fer. Il tire sur les liens jusqu’au sang et rit malgré lui. Là, Zeus ne peut rien. Quelque chose s’ouvre dans la tête du garçon : le sublime vient en désordre, et c’est très bien ainsi. On dit que les sirènes se sont jetées des falaises après qu’il les a entendues. On dit moins que l’Olympe a vacillé, un instant. Ce qu’on ne dit pas du tout : un père, même roi des dieux, n’empêche pas un enfant d’entendre.|couper{180}
Carnets | 2021
Bâtir sur du sable 5
réécriture Tout héros a besoin d'un ou de plusieurs mentors Alcofribas, ce matin-là, était juché sur la tonnelle pour éplucher du bois — opération simple, couper, tirer, lisser, avec cette concentration qu’on réserve d’ordinaire aux tâches sans enjeu — quand le voisin d’en face est apparu, petit bonhomme sec qu’on disait veuf, jardinier par système plus que par passion visible, chapeau pas vraiment utile, costume sombre flottant. Il allait vers le village, rythme régulier, et comme leurs regards se croisaient, Alcofribas, pris de scrupule civique, leva la main, un salut qui hésite entre bonjour et au cas où. Le vieux s’arrêta net (freinage modéré, pas de crissement), traversa la route, franchit le gravier pentu à pas stables, et se planta sous la tonnelle avec l’air de ne pas vouloir y rester. Ils parlèrent un peu, économie de moyens, des choses sûres et prouvées — la météo, les jours de la semaine, l’usage du silex pour les pointes de flèches — puis le vieux considéra que la séance avait assez duré. Ce n’est pas tout ça, mon garçon, je dois aller chercher mon pain, lâcha-t-il, ce qui clôt proprement un chapitre tout en en ouvrant un autre. Avant de repartir, il éplucha au canif (Opinel, lame propre) un bout de bois de réglisse, section jaune, odeur nette, et le tendit à Alcofribas. Ça se suce, ne le mâche pas. Ensuite il fit demi-tour, un petit signe sans pathos, on se revoit, peut-être. Alcofribas resta là, l’offrande en main, juché dans son rôle normal de petit garçon seul, précisément ajusté à sa station. Il avait bien sûr déjà fréquenté des personnes âgées, catégorie générale, mais le père Bory — c’était donc son nom, Bory, sobre, efficace — ne cochait aucune case habituelle : ni conseils accablants, ni souvenirs interminables, ni commentaires perfusés d’amertume. Il n’avait parlé de personne, n’avait jugé rien, s’était contenté d’indiquer que le temps allait tenir, encore quelques jours, ce qui n’engage pas, et qu’en matière de semaine le jeudi restait un candidat sérieux. La chose surprenante tenait moins au contenu qu’au dosage : une salutation exacte, un silence tenu, une sortie nette. Modèle de conversation à faible intensité, haut rendement. Alcofribas repassa la scène en boucle l’après-midi, comme on triture une noix avant d’en casser la coque, notant après coup les micro-phénomènes : le cliquetis de la ferraille qui libère le portail, le bruit du gravier renvoyé par les façades, la manière d’avancer jambe par jambe, lente mais décidée, puis ce petit geste, pas tout à fait un salut, plutôt une clé de ralliement qui n’ouvre aucune porte et qu’on garde quand même. L’amitié, chez lui, demeurait un programme à forte hypothèse et faible livraison. On ne la trouve pas au pied du premier cheval venu, ça il l’avait appris, d’où la préférence nocturne pour un étalon noir venant poser ses naseaux sur l’épaule, chien, loup, chat, menagerie spéculative où les bêtes ne déçoivent pas. La vie réelle, elle, sait faire patienter longtemps pour pas grand-chose, et Alcofribas avait choisi de renoncer préventivement : mesure de prudence. Pourtant, derrière le renoncement, il s’était glissé cet appoint — pas un espoir, le mot est trop gonflé, plutôt une possibilité tolérable. Le père Bory offrait une avancée sans menace identifiable, sans imposture requise ; Alcofribas n’avait pas à se fabriquer un double présentable, il pouvait rester l’enfant perché, exact, conforme à lui-même. Le soir, cérémonie habituelle : baiser, plafonnier éteint, porte refermée en sourdine. Dans la chambre, le dispositif se met en place — lampe de poche sortie de sa cachette, draps dressés en tipi, longue règle plantée dans le matelas comme mât de fortune. Une expiration de cétacé avant la plongée et la lecture commence, mer intérieure avec ses courants et ses épaves, ses promesses de trésors comme dans la chanson, ce genre de garanties dont on sait très bien qu’elles ne garantissent rien mais qu’on accepte telles quelles. Au bord du sommeil, une hypothèse se posa proprement : le père Bory, plus mentor qu’ami. Un mentor ne répare rien, il indique la règle du jeu, en général quand le héros a tout perdu ou croit l’avoir fait, nuance opérationnelle. Alcofribas, pas encore sept ans, avait déjà coché cette case-là, à sa manière. Il restait à apprendre à lire les signes, surtout ceux qu’on ne voit plus parce qu’ils ont été repeints trop souvent. Pour le moment, il garda le morceau de réglisse sous la langue, sans mâcher, consigne respectée. Et la nuit fit le reste, sans promesse écrite.|couper{180}