Amour

Ce qui frappe, ce n’est pas l’amour, mais le désamour. Quand l’image qu’on s’était forgée se fissure, quand l’autre ne correspond plus à la première impression. On croit chercher des ressemblances, des points communs. On se rassure. Mais ce n’est pas de l’amour. Ni même de l’amitié. Une phrase revient sans cesse, reprise sur les réseaux : « Aimer, c’est regarder ensemble dans la même direction. » Belle formule. Vide pourtant. Regarder n’est pas donné à tous. Et la même direction, qu’est-ce que cela veut dire ? L’amour véritable n’a pas besoin de mots d’ordre. Il suppose de découvrir l’autre peu à peu. Non pas tel qu’on l’imaginait, mais tel qu’il est. Être déçu, ce n’est pas l’autre qui nous déçoit. C’est l’écart entre lui et ce que nous espérions. J’ai connu une femme. Violée enfant par son père. Elle continuait de vouloir l’aimer. Elle disait : « Il m’a fait ça pour me protéger. Pour me montrer de quoi les hommes sont capables. Même lui, mon père, s’est sali pour m’apprendre. » Plus tard, elle ne rencontrait que des hommes louches, borderline. Aucun ne pouvait égaler la violence du père. Elle les poussait au bout. Elle voulait rejouer le drame. Mais si l’un s’y risquait, elle le rejetait aussitôt. Renforçant ainsi son récit : « Aucun homme ne peut m’aimer autant que lui. »

Nous appelons cela aimer. Mais n’est-ce pas régler par procuration une affaire inachevée ? Même tordue, une telle version de l’amour reste encore de l’amour. C’est ce qui désarme. On peut en rire, on peut en pleurer. Ce qui demeure, c’est l’obstination à aimer. Même quand cela prend la forme de la haine, de la bassesse.

Au bout, il ne reste qu’un sourire, fragile, quand tombent les illusions. L’amour n’est jamais absent. Il est toujours là. Ce que nous ne supportons pas, c’est sa présence constante.

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Pour continuer

Carnets | 2019

La neige qui fond. Qui ne tient pas

J’écris chaque jour. Parfois la nuit. Le temps se brouille dans ce geste. Longtemps j’ai cherché les mots. Carnets ouverts, silence. Aujourd’hui il suffit d’un titre. Un mot posé. Et la phrase vient, lente ou vive. Écrire m’aide à tenir. À ne pas me disperser. À rester debout dans le jour. J’aurais pu peindre. Dessiner. Poser des traits, des couleurs. Mais je n’y parviens pas. Je ne suis ni peintre ni dessinateur. J’ai porté ce masque. Je l’ai laissé tomber. Reste ce vide. Alors j’écris. Pour creuser. Pour combler. La pelle et la pioche. Le trou laissé par les mensonges. Chaque nuit je m’y enfonce davantage. Et quand je demande : à qui cela s’adresse ? Je me lève brusquement. Dans la cour. La cigarette. La neige qui fond. Qui ne tient pas.|couper{180}

palimpsestes

Carnets | 2019

investir sur soi

Sur l’écran les promesses défilent. Devenir charismatique. Écrire un roman à succès. Avoir toutes les filles. Le piège est toujours le même : attirer l’attention. Parfois je cède. Le mail d’Antoine, ses méthodes pour créer une école en ligne. J’ai payé. À soixante ans, je tente encore. J’ai passé ma vie à changer de cap, de métier, de femme. Jamais de plan. Des actions éparses, sans centre. Comme un patient qui paie sa psychanalyse pour s’obliger à parler, j’ai payé cette formation pour m’obliger à agir. Peut-être n’en sortira rien. Peut-être si. À vingt-cinq ans, j’aurais foncé sans me poser de questions. Aujourd’hui je m’attarde, je résiste. Ce qu’on ne donnerait pas pour s’illusionner encore un peu.|couper{180}

palimpsestes

Carnets | 2019

Savoir bien dessiner

On ne dessine pas “bien” ou “mal”. On dessine, c’est tout. Quand tu étais enfant tu ne te posais pas la question. Le crayon avançait, point. “Bien dessiner” suppose qu’il y aurait une norme, une comparaison, un Léonard de Vinci en arrière-plan. Mais copier Léonard, c’est refaire ce qui a déjà été fait, c’est courir après une image que la photographie a depuis longtemps rendue inutile. Dessiner, ce n’est pas atteindre une ressemblance parfaite, c’est tracer la manière dont ton regard accroche le monde. Ce n’est pas un savoir académique, c’est un geste répété, chaque jour, qui ouvre peu à peu l’œil. Alors ne jette rien. Même les griffonnages incertains. Garde-les. Date-les. Ils contiennent déjà une trace, la tienne. Ce que tu crois raté sera peut-être, plus tard, la première empreinte d’un style. Le “bien dessiner” des autres est un piège. Une attente étrangère. La seule nécessité, c’est de dessiner comme toi seul peux le faire.|couper{180}

palimpsestes