réflexions sur l’art

Ici, l’art n’est pas un objet figé mais un lieu de pensée en mouvement. Peinture, écriture, regard : tout devient matière à interrogation, parfois ludique, parfois grave. Ces réflexions empruntent autant à la philosophie qu’au souvenir de gestes, à l’anecdote d’atelier, à la mélancolie ironique. Peindre, c’est parfois rater ; dire, c’est souvent déformer ; l’œuvre est résidu de tentatives accumulées. L’artiste-écrivain avance en hésitant, creusant les mots comme la toile. Il ne cherche pas à expliquer l’art, mais à habiter ce qui se dérobe dans l’acte de créer. Chaque texte trace un sentier incertain, où l’intensité prime sur la clarté, où la seule vérité possible est celle de l’élan.

voir les tous les mots clés du même groupe

vue Obsidian

compilation de tous les articles du mot-clé

Podcast-La honte comme boussole créative

Publié le 24 décembre 2025

Écouter l’entrée du carnet :

Giacometti disait

Publié le 24 décembre 2025

Pour sortir de la masse de mes journaux de veille — 190 Mo de doutes, de sueur et de peinture accumulés sur le disque dur — il me fallait un tamis. Un dispositif qui ne se contente pas de classer, mais qui transmute le plomb de la note d’atelier en l’or de la litanie.

J’ai emprunté à l’écrivain François Bon son dispositif hypnotique utilisé pour son ouvrage Conversations avec Keith Richards, qui lui-même le tenait d’une longue lignée de « collecteurs d’instants ». J’ai choisi de placer mes propres certitudes fragiles dans la bouche d’Alberto Giacometti.

Pourquoi lui ? Parce qu’il est le saint patron de la poussière, de l’effacement et du recommencement perpétuel. Ce « Giacometti disait » n’est pas une biographie, c’est une suture : ma voix sous son masque, pour atteindre ce « point zéro » où le geste devient enfin libre.


I. L’Enseignement ou l’Art de Tenir la Présence

Vider les mains pour laisser l’espace au vivant.

  • Giacometti disait qu’enseigner la peinture n’est pas transmettre une méthode, mais simplement tenir la présence dans la pièce pour vider les mains de leur habileté trop propre.

  • Giacometti disait qu’un bon professeur doit exiger un euro de ses élèves chaque fois qu’ils disent « c’est nul » ou « je n’y arriverai jamais », car c’est le prix de l’insulte faite au vivant.

  • Giacometti disait que le cœur du métier est d’entraîner l’autre à reconnaître l’état de désorientation pour le rendre enfin confortable.

  • Giacometti disait que le groupe finit par devenir un Simorgh, cet oiseau mythique qui s’élève au plafond porté par une fanfare tzigane.

Légende : Tenir la présence. Entre l’ombre et la lumière, le geste cherche à déchiffrer les mystères du monde visible.


II. Le Geste : Saborder le Cerveau

Briser les outils. Chercher la faille.

  • Giacometti disait que pour bien dessiner un visage, il vaut mieux utiliser un coin de bois plutôt qu’un pinceau pour s’assurer de ne pas être complice de sa propre dextérité.

  • Giacometti disait qu’il faut relever le pinceau aussitôt qu’une pensée surgit, car la pensée est le flic qui arrive sur la scène du crime pour prendre des notes.

  • Giacometti disait qu’il faut parfois porter un bandeau de pirate sur un œil pour briser les habitudes de vision et saborder le cerveau.


III. La Sagesse de l’Échec : Le Domaine de la Boue

L’éloge de la chute contrôlée.

  • Giacometti disait qu’un tableau traverse trois mondes : celui de la boue (l’ignorance), celui du doute (la perte de soi), et celui de l’achèvement pour rien.

  • Giacometti disait que le succès est un accident perturbateur et que seul l’échec permet de comprendre comment la lumière arrive vraiment.

  • Giacometti disait qu’un tableau est vraiment achevé quand on peut enfin sourire et dire que tout cela a été fait « pour rien ».

Légende : Le domaine de la boue. Là où les transitions sourdes créent une expression qui défie la définition.


IV. La Chair et la Fissure : Ce qui ne pourrit pas

Le voyage vers l’inconscient, là où l’être perce à travers la lettre.

  • Giacometti disait que la peinture et l’écriture sortent par la même fissure, là où la fiente et l’être se mélangent enfin.

  • Giacometti disait que tant qu’il y a de la honte, tout n’est pas perdu, car elle sert de balise dans le labyrinthe de nos épopées.

  • Giacometti disait qu’on peint pour distinguer ce qui, en nous, finit par se décomposer et ce qui, pour une raison obscure, ne pourrit pas.


V. La Dissidence : Rester dans la Boue

Le refus des systèmes et de l’ordre moyen.

  • Giacometti disait qu’il faut se foutre de Marcel Duchamp comme de Dieu pour pouvoir enfin rester dans la boue.

  • Giacometti disait qu’il faut se méfier de l’intelligence artificielle, car elle ne produit qu’un « ordre moyen » aux mains moites, privé de la grâce du raté.

  • Giacometti disait que le public peut régner sur votre notoriété, mais qu’il ne régnera jamais sur la source de votre liberté.


Conclusion

Ce plan n’est pas seulement l’architecture d’un hypothétique livre futur, c’est la boussole de mes Carnets. Vous trouverez, au fil des pages de ce site, les fragments bruts, les échecs fertiles et les traces de ces tableaux nés sous le signe du « pour rien ».

Comme Giacometti disait : la porte est ouverte, mais n’entrez que si vous acceptez de ressortir avec de la boue sur les mains et une fanfare dans la tête.

Carte mentale réalisée par Notebooklm à partir de trois compilations de fichiers textes. Mots-clés : #peinture , #réflexions sur l’art

début, milieu, fin

Publié le 20 décembre 2025

Ce matin, devant le pot à louches et cuillères en bois posé sur le plan de travail, je me suis surpris à penser que la beauté dépend parfois d’une chose aussi simple que la lumière. Elle tourne, elle monte, elle baisse. Ce qui paraissait banal devient net, puis redevient muet. Je note ça et, tout de suite après, je me demande si ça “veut dire” quelque chose, ou si l’écriture n’est qu’un endroit où déposer des phrases avant qu’elles ne disparaissent.

Jules Verne, paraît-il, ne commence pas un roman avant d’en connaître le début, le milieu et la fin. Moi, je fais souvent l’inverse : j’écris au fil, puis je regarde ce que ça forme. Et je cherche après coup ce que je voulais vraiment atteindre. Dans Scribus, je retombe sur la même leçon, mais sans mystique : si je veux une table des matières, il faut d’abord la penser, la structurer, avant de cliquer sur “générer”. Tant va la cruche au lait qu’à la fin elle se brise : écrire sans plan, c’est parfois compter sur la chance — et tomber, un jour, sur le point où ça casse.

Hier soir, j’ai achevé de recopier tous les textes de l’atelier d’écriture « été 2023 » dans SPIP. En parallèle, j’ai repris des versions dans Scribus, puis j’ai exporté le PDF et je l’ai placé dans le descriptif de la rubrique. En le relisant ce matin, l’effet est venu d’un bloc : c’est un type énervé qui écrit. Ensuite, est-ce l’auteur, est-ce le narrateur ? Je n’en sais rien. Ce que je sais, c’est que l’énervement tient moins au “sens” qu’à la musique : phrases qui poussent, qui cognent, qui n’attendent pas.

Et là, une autre question s’est accrochée : qu’est-ce que je fabrique en exposant tout ça publiquement ? J’ai l’impression que l’exposition sert aussi à s’immuniser. Petite dose, tous les jours, contre le poison le plus banal : le désir de reconnaissance. On croit qu’on veut “être lu”, et on découvre vite la pente : l’attente, l’aigreur, la pose, les calculs. Et le jour où quelqu’un vous reconnaît vraiment, c’est rarement un triomphe : c’est une gêne, une capture, une assignation.

Je déteste les mondanités. Ce serait absurde que tout acte entrepris dans la vie converge vers elles, comme si écrire devait forcément finir en scène sociale. C’est aussi pour ça que je reviens à l’idée de Verne : penser le début, le milieu et la fin, non pour “faire un roman”, mais pour éviter que le texte, à force de dériver, n’aboutisse à la chose même qu’il prétend refuser.

Dans le même mouvement, j’ai fait un geste bizarre : demander à ChatGPT cinq descriptions de lieux à partir des Œuvres complètes de Rabelais. Un peu comme on provoque un hasard pour voir ce qu’il révèle. Comme renverser une tasse de café et regarder la figure que prend le marc au fond. Ou lancer des osselets.

Et, au bout, je me suis retrouvé devant la question simple : à quoi ça sert, une description ? Thélème donne une réponse nette. L’architecture, les matériaux, les proportions, la lumière, les galeries, les jardins : ce n’est pas un décor gratuit. C’est une utopie construite, un manifeste anti-monastique inscrit dans la matière. La forme dit : on inverse l’enfermement, l’ascèse, la règle. Et la devise « Fais ce que voudras » ne tient pas sans ce cadre concret.

L’espace est la condition de l’éthique. Donc la description fait système avec l’idée.

Reste, à la fin, la question de l’intention : à qui appartient-elle ? À l’auteur, au narrateur, à personne ? Je crois qu’elle bascule au lecteur. Pas “au lecteur” en général : à celui-là, précis, qui tombe sur ces phrases et décide, en silence, si elles tiennent — ou si elles ne sont qu’un passage de lumière sur un pot à cuillères.

Illustration : Vue de l’exposition Arnaud Labelle-Rojoux, C’est écrit dessus !, galerie Loevenbruck, Paris, 2025

Le prix de la clarté

Publié le 16 décembre 2025

Je crois que ce qui m’obsède dans les films de mafia, surtout chez Scorsese et dans cette zone des années 1950 où tout se recompose, ce n’est pas la violence comme spectacle, c’est la manière dont la parole s’y tient, ou plutôt la manière dont elle n’a presque plus besoin d’exister pour agir. Une promesse n’y est pas une phrase bien tournée, c’est un engagement tacite, compact, appuyé sur un ordre social où chacun sait ce qu’il risque, et où l’ambiguïté n’est pas un charme mais une faute. Ce monde a des règles strictes, et ce qui trouble c’est qu’elles sont simples : tu dois, tu rends ; tu respectes, on te protège ; tu trahis, tu sors du cercle. Tout ce qui ressemble chez nous à une discussion, un “malentendu”, une “explication”, une “nuance”, devient là-bas une faiblesse, un signe de flottement, une manière de gagner du temps, donc une menace. Le plus glaçant, c’est que ça ne passe même pas par la colère : quand ça déraille, on ne t’explique pas que tu as déçu, on ne t’accorde pas l’espace de raconter, on ne te demande pas ton intention ; on te classe, et le classement suffit. Cette radicalité a quelque chose de séduisant, et c’est précisément pour ça que j’ai peur de ce que je vais trouver en moi en regardant ces films : la fatigue de vivre dans un monde où tout est négociable, où la parole s’éparpille en messages, en justifications, en précautions, en sourires, en formulations “soft” qui maintiennent une porte de sortie ; un monde rempli de chausses-trappes, où ce que tu dis peut être retourné, où ton silence est interprété, où ton enthousiasme est suspect, où l’honnêteté est pénalisée parce qu’elle ne sait pas se vendre, où la loyauté devient un outil de carrière. Et je sais que cette tentation de la netteté ne vient pas seulement du cinéma. Je connais cette logique depuis plus longtemps que ces films. Avant les arrière-salles, il y a eu la maison. Avant le code, il y a eu une humeur. J’ai grandi avec l’idée qu’une parole pouvait être sanctionnée sans explication, pour un oui, pour un non. J’ai vu l’injustice à l’œuvre, et j’ai appris aussi quelque chose de tordu mais très clair : qu’on peut parler exprès, dire trop, dire n’importe quoi, pour attirer les coups, pour détourner sur soi l’orage qui tombe sur une autre, pour prendre sur soi les humeurs d’un père. Il m’en reste un dégoût profond, et une nostalgie qui fatigue — non pas nostalgie de la violence, mais d’une forme de monde où les actes avaient un poids immédiat, où le flou ne durait pas, où l’on savait à quoi s’en tenir, même quand c’était injuste. Alors oui, j’ai développé un radar. Je repère vite les promesses en l’air, les phrases qui servent à se couvrir, les loyautés de façade. Mais ce radar s’est construit dans la peur, et parfois il continue de tourner même quand il n’y a plus de danger, comme si l’époque entière parlait avec la même voix molle que celle qui, jadis, précédait la claque. Et quand j’étends cette sensation au monde artistique, je vois une version civile, feutrée, parfaitement tolérable socialement, du même mécanisme de contrôle : tant que tu loues, tant que tu signes des préfaces, tant que tu applaudis aux bons endroits, tant que tu fais circuler les bons noms et que tu “reconnais” les gens qui doivent être reconnus, tu es dans le groupe, tu as ta place, tu es invité, tu existes. Ce n’est pas forcément un complot, c’est pire : c’est une habitude collective, une monnaie d’échange devenue automatique. Et le jour où tu commences à observer le manège, pas même à l’attaquer, juste à le regarder en face, à vouloir t’en extraire, à ne plus jouer la comédie des adhésions obligatoires, quelque chose se retourne. On ne te tombe pas dessus frontalement, justement : ce serait trop clair, trop risqué, trop “caractériel”. On fait mieux, on fait plus efficace : on salit ta réputation à bas bruit, on laisse traîner des sous-entendus, on te colle une intention, on te prête des arrière-pensées, on raconte que tu es difficile, amer, instable, “pas fiable”, et comme rien n’est dit de façon attaquable, tu ne peux pas répondre ; si tu réponds, tu confirmes ; si tu ne réponds pas, tu laisses faire. Là, la parole silencieuse trouve son équivalent propre : pas de balle, pas de sang, mais une condamnation par suggestion. Et ce poison-là ne s’arrête pas aux arts. Les arts ont simplement l’impudeur d’afficher des valeurs de liberté, de vérité, de singularité, ce qui rend l’écart plus visible quand ils fonctionnent comme n’importe quel groupe humain : par appartenance, par rang, par réseaux, par services rendus, par dettes symboliques. Dans une organisation, une entreprise, une famille, un cercle amical même, il y a toujours une économie de l’accès : qui ouvre, qui ferme, qui recommande, qui décommande ; et donc il y a toujours un moyen de punir sans avoir l’air de punir. Je crois que la grande différence entre le monde “dur” des mafieux de cinéma et le monde “mou” où nous évoluons, ce n’est pas l’existence d’un code, c’est le degré d’aveu. Chez eux, le code est assumé et brutal : il protège le groupe et il se paie immédiatement. Chez nous, le code est dénié : tout le monde prétend agir par principes, par esthétique, par sens moral, par “valeurs”, alors que l’essentiel se joue souvent dans des gestes très simples, très bas : plaire, se couvrir, appartenir, ne pas perdre sa place. On appelle ça diplomatie, sociabilité, intelligence, et parfois ça l’est, bien sûr ; mais le même geste, répété, devient une capitulation sans même s’en rendre compte. Et c’est là que la mollesse devient dangereuse : non pas la gentillesse, non pas la prudence, mais cette facilité à préférer l’insinuation à la clarté, à préférer la rumeur à la critique, à préférer la petite lâcheté répétée à une parole qui tiendrait debout. Parce qu’une parole qui tient debout coûte quelque chose : elle te met en porte-à-faux, elle te prive de certains avantages, elle te rend moins manipulable, et elle rend les autres nerveux, non pas parce qu’ils sont “mauvais”, mais parce que tu introduis de l’imprévisible. Dans beaucoup de groupes, l’imprévisible est perçu comme une agression. Alors on le corrige, et on le corrige par le seul outil qui ne demande ni courage ni preuve : le soupçon. Je crois que c’est ça, au fond, mon sujet : la nostalgie d’un monde où la parole ferait foi, et la découverte que ce désir de netteté peut glisser vers quelque chose de très dangereux. Car la parole qui ne ment pas parce qu’elle est adossée à une sanction, ce n’est pas la vérité, c’est l’obéissance. Et la parole qui ment parce qu’elle veut rester acceptable, ce n’est pas seulement la manipulation, c’est parfois la peur de perdre sa place, la peur de déplaire, la peur d’être seul. Entre les deux, il doit exister une troisième posture, plus difficile, moins spectaculaire : refuser la lèche, refuser le sous-entendu, refuser aussi la tentation de trancher pour se sentir fort. Tenir une parole simple sans la convertir en arme. Dire oui quand c’est oui, non quand c’est non, et accepter le coût social de ce minimum-là. Accepter aussi que le monde restera compliqué, rempli de pièges, et que la solution n’est pas de fantasmer un code de voyous “plus vrai” que nous, mais de retrouver, à notre échelle, une forme de droiture qui ne passe ni par la menace ni par la comédie. Et je sais aussi ceci : si moi j’arrive à percevoir la dangerosité de cette nostalgie, d’autres ne la verront pas. Ils ne verront pas le piège parce qu’il ne se présente pas comme un piège. Il se présente comme un soulagement. On vient leur vendre, avec des phrases bien tournées, l’idée qu’un monde simple est à portée de main, qu’il suffirait de “remettre de l’ordre”, de “rétablir l’autorité”, de “dire les choses”, et que tout redeviendrait clair. C’est une promesse très efficace, parce qu’elle ressemble à une hygiène : moins de nuances, moins de débats, moins de lenteur, moins d’explications. Mais ce que ces promesses cachent souvent, c’est le prix exact de cette clarté : on ne simplifie pas seulement les problèmes, on simplifie les êtres humains ; on remplace la vérité par la discipline, la justice par la punition, la parole par le slogan. Le danger, ce n’est pas de vouloir une parole qui tienne. Le danger, c’est de croire que la parole tiendra mieux si on lui retire la complexité, si on la débarrasse du doute, si on lui donne un ennemi et une solution immédiate. Et c’est là que ma fascination devient un signal d’alarme : non pas parce que je serais déjà du côté de la dureté, mais parce que je reconnais en moi la fatigue qui rend la dureté séduisante. Je n’écris pas contre la complexité : j’écris contre ceux qui s’en servent pour mentir, et contre ceux qui promettent de l’abolir pour dominer. Je ne sais pas si j’en suis capable tous les jours, mais je sais au moins ceci : si je continue à regarder ces films, ce n’est pas pour apprendre à tuer, c’est pour comprendre ce qui en moi approuve quand une phrase tombe sans trembler, et décider, lucidement, ce que je veux en faire.

Illustration Les mains de Frank Costello . L’entrée de la mafia dans l’ère de la visibilité. Costello refuse d’être filmé pleinement, et les caméras se concentrent sur ses mains — c’est littéralement l’implicite rendu visible.

Honte comme « organe » de survie

Publié le 15 décembre 2025

Liste de textes en relation avec plusieurs types de hontes. Trois familles de récits avec pour chacun de ces textes un angle + un dispositif, pour l’ essentiel une contrainte formelle simple qui “installe” l’entre-deux sans psychologie.

première série de textes

Honte comme « organe » de survie (micro-panique, ridicule, effacement)

1041 — Courroucer les dieux pour avoir du foin. (2021-04-12)

Tant qu’il y a de la honte, tout n’est pas perdu : elle sert de plan, de balises et de griffures pour se repérer dans le labyrinthe qu’avec l’âge on baptise épopée, histoire de quitter ce monde sans regret, en croyant lui avoir donné un sens et, qui sait, devenir soi-même un peu sensé.

Angle : la honte non comme morale, mais comme preuve de vie (tant qu’elle pique, on n’est pas entièrement anesthésié).

Dispositif : refrain qui revient 4–5 fois avec une nuance (“tant qu’il y a…”) + une scène minuscule qui contredit le refrain.

1879 — Explorer le ridicule (2022-09-17)

Toutes ces choses que l’on s’empêcherait de faire juste en raison d’une peur d’apparaître ridicule. N’a-t-on jamais envie de l’écarter cette peur ? De lui dire va t’en, tu es la chose la plus pénible, la plus ennuyeuse que je connaisse ici-bas sur la terre. Mais non. Elle se tient toujours ici ou là comme une lancinante blessure qui se rouvre encore et encore. Et, ce même quand on pense en avoir fini avec elle.

Angle : peur du ridicule = peur d’être assigné à une forme (donc déjà mort socialement).

Dispositif : liste d’actions “ridicules” + à chaque item, un contre-item “héroïque” qui est en fait plus ridicule.

3218 — paupière tombante (2025-07-28)

Voir la honte au moment même où elle vous prend, c’est voir par en-dessous. Par défaut. À rebours. Ce n’est plus une image, c’est un voile.

Angle : honte comme filtre optique (le monde “bistre”, opaque) : la honte altère la perception avant d’altérer le récit.

Dispositif : narration par dégradations visuelles (net → brouillé → écran) sans expliquer “pourquoi”.

551 — Relecture de la honte (2024-12-08)

En lisant Ernaux, Duras, Woolf ou même Cioran, je vois que leur honte est aussi la mienne. Que leurs failles sont les miennes. Et c’est peut-être ça, la plus grande leçon de mes lectures : écrire, ce n’est pas guérir. C’est habiter ce qui nous fait mal. C’est brûler, un peu moins seul.

Angle : la honte revient comme une mise à jour (pas un souvenir, un patch).

Dispositif : 3 couches : (1) scène brute, (2) note de marge froide, (3) “erreur système” (une phrase très sèche).

742 — 8 février 2025 (2025-02-08)

Des fois, j’ai honte, des fois non. Ça dépend de la résonance du monde. Si j’ouvre la fenêtre et que j’entends les oiseaux, oui. Si j’entends le camion-poubelle, non. La honte ne dépend pas que de moi. C’est la résultante d’une mise en scène, à la fois côté cour et côté jardin. Il est assez rare d’avoir honte assis dans une salle de cinéma. Cela ne m’est arrivé que trois fois, au collège, lorsqu’on m’infligea la vision d’Auschwitz, le père Kolbe se sacrifiant à la place d’un autre. Mais honte pour nous tous. Pour l’espèce.

Angle : honte variable selon la “résonance du monde” : tu poses la honte comme un phénomène physique.

Dispositif : trois reprises de la même phrase, chaque fois avec un paramètre différent (lieu / heure / témoin).

1968 — Blocage (2022-10-16)

Se bloquer, se braquer, à ban donner, saut poser, se rat masser, se re croque vriller, s’enfouir, fuite, fuguer, ne plus rien vouloir savoir, détourner le regard, panser autre chose que ça l’impensable, paniquer, aller dans tous les sens à partir du point d’impact, circonvolutions alambiquées, l’esprit bat la campagne sans autre but que de battre la campagne, diverger, être paralysé simultanément le corps ici ou là, la tête ailleurs, faire attention impossible, humiliation éprouvée aussi comme réflexe, impression d’être idiot, de ne pas valoir tripette, s’en vouloir de ne pas être comme les autres qui comprennent au quart de tour, les détester pour exister tout de même, les réinventer pires encore qu’ils sont, et se réinventer en creux par la même occasion, se distraire pour oublier. Enchaîner les échecs. Perdre confiance, se mésestimer, se haïr, s’isoler, vouloir mourir. Manquer d’humilité. Être orgueilleux, prétentieux, vaniteux. Marcher à côté de ses pompes. Ne pas vouloir rentrer dans le moule.

Angle : blocage = stratégie honteuse pour ne pas faire face à une conséquence.

Dispositif : dictionnaire personnel (entrée “bloquer”) → exemples → une seule scène qui prouve que le dictionnaire ment.

910 — 02 novembre 2023 (2023-11-02)

Les chemises blanches. Relire Barthes — "Saponides et détergents". Cette blancheur idéalisée, médiatisée. Paic, Omo, Persil : les marques ressurgissent avec leurs parfums. Mais rien n’était jamais aussi blanc qu’à la télévision. Sauf les chemises de mon père. Le col, les poignets. Mais à quel prix. Ma mère, au-dessus de l’évier, frottant, K2R en main. Le blanc impeccable était une ascension. Une victoire quotidienne.

Angle : la honte “arrive” comme un événement météo (sans cause claire), donc perplexité active immédiate.

Dispositif : temps réel + interruptions (micro-coupures, comme un Zoom qui freeze).

[149 — 02 juin 2024 (2024-07-26)

Vertige de la chute, ralentissement du temps, des lueurs dans l’obscurité, chaleureuses, aimantes et qui ont le pouvoir de soulager la gravité. Des anges. Qu’as-tu fait de ta vie ? Et c’est la projection d’un film en accéléré, un évier qui se vide. Rien. « Ne te juge pas si sévèrement », me dit l’une avec gentillesse, « il y a aussi tout ce que tu ne dis pas, le silence entre les images. » Au réveil, l’interstice est le gibier que j’entrevois à peine qu’il s’enfuit doucement dans le sous-bois.

Angle : honte + témoin (réel ou imaginaire) : tu peux en faire une mécanique de tribunal intérieur.

Dispositif : “procès-verbal” : phrases courtes, constat, aucune psychologie, seulement des faits et des formulations.

Illustration André Fougeron Massacre à Sakiet (Tryptique de la honte III), 1958. Huile sur toile, 97 x 195 cm, Tate Modern London

Rembardes

Publié le 13 décembre 2025

J’ai longtemps eu un refus presque viscéral des protocoles, dans la peinture comme dans l’écriture. Ils m’apparaissaient faux, artificiels, parce que je n’arrivais pas à leur associer un but qui ne soit pas faux lui aussi, d’une certaine manière. Pour moi, un protocole ressemblait à un processus industriel : une suite d’étapes destinées à reproduire toujours la même chose, consommable, sans autre. C’est pourquoi j’ai résisté. Je croyais que le protocole ne pouvait produire que de la performance, ou de la répétition. Ce qui a changé la donne, ce sont certaines lectures — ou plutôt l’intuition qu’elles ont ouverte en moi : l’idée qu’un protocole peut être une rambarde, non pas pour fabriquer, mais pour empêcher de dériver, pour tenir une forme qui laisse passer moins l’ego, moins l’envie de paraître, et, quand elle monte, la honte nue.

Je voudrais être assez savant pour remonter aux premiers temps des récits et comprendre leur utilité. Cette utilité, je ne peux que la deviner depuis la place que j’occupe, depuis mes habitudes de lecteur et d’écrivain. Ce que je veux dire, c’est qu’une certaine lassitude me vient à la lecture de formes que je crois connaître : ce moment où je me dis, presque malgré moi, oh non, encore la même chose. Je ne veux pas le dire n’importe comment. Je voudrais trouver une méthode suffisamment rigoureuse et reproductible afin de m’en servir à nouveau lorsque j’éprouverai la même lassitude devant d’autres formes. Pour cela j’aimerais remonter le temps, revenir au temps des tout premiers conteurs, pouvoir les questionner sur l’importance qu’ils attribuaient à la mémoire et à l’oralité. Non, pas “par exemple” : essentiellement. Je cherche un protocole où le mot à mot et la mémoire fabriquent un moyen de traduire le réel — l’interpréter, non pas mot à mot étrangement, mais par le mot à mot. Un protocole auquel le mot à mot appartient, et qui, comme une rambarde, empêcherait le conteur de s’égarer dans ses propres affects, sa propre imagination, son égotisme : autant d’égarements, probablement, dans le seul but de briller en public. Je voudrais revenir à une forme poétique qui se fiche de ce genre d’égarement, qui le tient pour quantité absolument négligeable. Une poésie qui joue son vrai rôle : interprète du réel par images, par symboles, reliés à quelque chose de plus ancien — je n’ose pas dire quelque chose de primordial. Et pourtant, plus j’y pense, plus je me dis que le pari est ailleurs : si je parviens à remonter vers cette origine du récit, je verrai peut-être que le but n’est pas seulement de traduire le réel, mais d’entrer en contact avec ce qui le produit, ou plutôt avec ce qui le co-produit — c’est-à-dire : ce que le monde fait de nous, et ce que nous faisons du monde, puisque nous sommes dans l’affaire. Le récit, alors, ne serait pas une copie du monde : il serait une manière d’y participer, une façon de toucher le mécanisme, d’approcher la source, de négocier avec elle. J’emploie “métaphysique” faute de mieux, au sens d’une question sur ce qui produit le réel, pas au sens d’un credo. Je repense alors à une partie de la littérature contemporaine : elle travaille avec des protocoles, parfois avec une rigueur impressionnante, mais elle ne parle presque jamais de métaphysique. Je ne crois pas que ce soit seulement un évitement. J’ai l’impression qu’elle rend présente une absence, qu’elle la tient devant nous comme on tient une forme vide, et que cette absence n’est pas forcément “à vide” : elle est peut-être ce qu’il reste, ce qui insiste, ce qui fait signe. Et peut-être que cette absence, quand on la regarde assez longtemps, ressemble à une nostalgie — non pas de la religion, mais de ce contact avec ce qui produit le réel dont je parlais plus haut. Je repense aussi à une scène archaïque : un homme se fait attacher pour entendre un chant qu’il ne peut pas rejoindre. La force de ce chant tient à son défaut, à sa promesse qui se retire au moment même où elle appelle. Le protocole n’est pas une performance : c’est ce qui rend possible l’approche sans se perdre. Et s’il y a, derrière tout ça, des noms qui me viennent — Guénon pour l’idée de rigueur, Ibn ʿArabî pour l’idée de poésie comme intermédiaire — je ne les invoque pas comme des autorités : c’est une intuition, un appel. Au fond, c’est peut-être cela que je cherche à travers les protocoles, qu’ils soient rigoureux ou poétiques : l’intuition, ce qui jaillit et demeure dans le domaine de l’esprit, et qui résiste au mot tout en le réclamant.

Illustration Magasin d’apothicaire, Marrakech 2010

27 novembre 2025

Publié le 27 novembre 2025

angle : tu es en train de découvrir que ce qui t’intéresse n’est plus le flux ou la “grande forme”, mais la coupe, la réduction, et que cette “compression” n’est pas un renoncement mais une manière de survivre (éviter le naufrage) et de toucher à quelque chose qui échappe aux catégories prose/poésie.

Montagnes russes : quelques moments de joie, beaucoup de nausée. Juin 2019 se résume à peu de choses, et ce peu me sert maintenant de terrain d’exercice pour aller vers encore moins, d’où cette sous-partie “compression” en juillet. Après plusieurs mois de réécriture presque automatique, à corriger ici ou là des textes passés à la moulinette de l’IA, une fatigue s’est installée. Au début, je croyais qu’elle venait d’elle, de sa manière de tout raconter, mais je me suis rendu compte qu’elle révélait surtout la mienne : mon propre bavardage, grossi, caricaturé, comme vu à la loupe. Et c’est très bien ainsi. Je cherchais ça, confusément : une caricature de ma manière de faire, comme celles que je demande aux élèves pour qu’ils comprennent une ressemblance en portrait. Cette fatigue déclenche la compression sans effort : on coupe parce qu’on n’en peut plus. Elle m’aide aussi à comprendre pourquoi les textes de C.me retiennent : cette façon de laisser apparaître un vide lisible entre les phrases, une respiration où l’émotion passe sans commentaire. À partir de là, la vieille question revient, prose ou poésie, alors que je sens bien qu’elle ne sert qu’à bordurer quelque chose que je n’arrive pas encore à nommer, faute de force ou d’envie. Le même mouvement se retrouve dans le choix de partager ou non ces textes sur les réseaux. La fatigue joue là aussi : elle me pousse à laisser tomber la première impulsion, celle qui voudrait publier trop vite, se rassurer, cocher la case. Les premières idées ont presque toujours cette odeur dont parle Artaud, l’odeur de merde ; on s’y accroche par peur de lâcher la planche glissante au-dessus de l’eau. Tout semble aller vers le naufrage, c’est vrai. Mais il arrive aussi que la mer vous rejette sur une plage, contre votre gré. Reste alors cette question, la seule qui vaille peut-être : qu’est-ce qu’on garde avec soi sur ce bout de sable, et qu’est-ce qu’on laisse repartir avec la vague suivante ?

compression

Juin 2019 tient en peu, et ce peu me sert à une chose : compresser. À force de réécrire des textes passés par l’IA, une fatigue s’est installée. Elle ne vient pas seulement de la machine, mais de moi : mon bavardage, agrandi comme en caricature. C’est utile. C’est le même principe que pour un portrait : exagérer pour voir enfin ce qui coince. De là, couper devient facile. Je comprends mieux pourquoi les textes de C. m’accrochent : ce vide volontaire entre les phrases, cette réserve qui laisse passer l’émotion. Prose ou poésie ? La question revient pour tenter de ranger quelque chose qui échappe encore. Le partage sur les réseaux obéit au même mouvement : la fatigue m’aide à renoncer à la première idée, celle qui pue la complaisance. On s’agrippe à des planches glissantes par peur de couler, alors que, parfois, la mer vous rejette sur une plage. La vraie question n’est peut-être plus de savoir comment appeler ce qu’on écrit, ni où le publier, mais quoi garder avec soi une fois qu’on a touché le sable.


Plus tard en fin d’après-midi Plutôt que d’avoir à payer pour lire les articles de X ou d’ Y, comme il va en être de plus en plus l’usage, tenté ce soir de me désabonner de tout . Dans le fond je me heurte à mon incapacité à soutenir qui que ce soit car je ne me sens même pas capable de me soutenir moi-même. C’est, encore une fois cette phrase qui revient : "charité bien ordonnée commence par soi-même" et qui n’a rien à voir avec de l’égoïsme mais plutôt avec un principe de réalité.

illustration beyond the appareances, huile sur toile pb 2019

25 novembre 2025

Publié le 25 novembre 2025

Travaillé hier soir et ce matin pour comprendre l’intention de la proposition numéro 10 de l’atelier d’écriture en cours. Celle-ci arrivant évidemment au « bon moment ». De là à songer aux interconnexions psychiques entre les divers éléments d’un groupe, même si je me considère souvent à la marge de tout groupe. L’idée de Michaux, dans Face aux verrous, est de se placer devant ce qui bloque, derrière la surface d’un texte lisse, ce qui correspond à ma situation actuelle avec les textes de 2019. Je sens très bien le malaise qui subsiste en les retravaillant avec l’IA et en inventant quantité de subterfuges censés m’aider à aborder quoi… les verrous logés dans mes textes justement. Ce n’est pas une question de bien ou mal écrire les phrases, ça ne se loge pas dans la syntaxe apparente. C’est ce qui produit telle ou telle syntaxe qui est dans le viseur. Et l’interrogation vient de là : la perception souvent malaisante, douloureuse, de voir à quel point je vise à côté. C’est presque un dispositif en soi. C’est un dispositif en soi. Reste à trouver comment rendre compte de ce dispositif qui m’était invisible, qui l’est encore en partie, pour qu’il soit perceptible par un lecteur « moyen ».

Par exemple : j’avais écrit ça :

Ce serait dommage de ne pas évoquer le cerisier japonais juste là, devant la porte. On l’a déjà vu perdre ses feuilles deux fois depuis qu’on est arrivé là. On ignore que ces arbres faisaient partie du projet d’origine : offrir un peu de beauté, un peu d’air, à ceux qui rentraient de l’usine au pied du Mont-Valérien. On l’a admiré, on a eu les larmes au bord des yeux tellement c’était beau. On ne peut pas vraiment dire en quoi voir tous ces pétales roses au sol déclenche ce type d’émotion. On ne cherche pas trop non plus à le savoir, on n’a pas vraiment le temps.

Puis, avec la proposition Michaux, j’ai essayé de lui répondre en « Non », non pas pour faire joli, mais pour voir ce que le texte cachait derrière le cerisier.

Non, ce ne serait pas dommage de ne pas l’évoquer, le cerisier : c’est justement lui qui sert d’alibi, de petit sucre poétique posé sur le texte pour le faire passer.
Non, il ne fait pas que « perdre ses feuilles deux fois », il rappelle chaque année qu’on est resté planté là comme lui, sans projet d’origine.
Non, ce n’est pas « offrir un peu de beauté, un peu d’air » : ici la beauté est planifiée, distribuée comme un calmant, et c’est précisément ce qui donne la nausée.
Non, les larmes ne viennent pas « tellement c’est beau » : elles montent parce que ce rose au sol ne colle pas avec le reste, et que le texte préfère se taire là-dessus.

Hier, le 24, j’ai enchaîné les réécritures de février et mars 2019. En fait, l’image qui me vient après coup, c’est celle de pelleteuses qui détruisent des habitations. Je vois des immeubles vaciller, des murs s’effondrer, des tonnes de gravats, des terrains vagues. Ce ne sont pas des constructions à l’extérieur. C’est une ville, des villes, un pays, des pays, un monde entier à l’intérieur de moi. Étrangement, ce « non » de Michaux dans Face aux verrous est l’écho exact du même non que je prononce face aux textes que me pondent les IA quand je leur demande de réécrire mes textes. Ce non parfois désespéré, parfois rageur, car il m’indique la distance encore à parcourir pour parvenir à un oui, sans doute.

illustration Photographie, ruines romaines, Théâtre, Taragonne 2025

Introduction à la Nausée et à l’Encyclopédie du laid

Publié le 15 novembre 2025

Dans le texte qui suit, nous ne faisons qu’effleurer un catalogue des jargons. Il est simple d’imaginer un chapitre récurrent, une sorte d’activité récréative, un herbier des langues mortes-vivantes.

Cette époque mortifère à la langue formatée autant que débile, tant elle prétend à vouloir se rendre efficace dans n’importe quel domaine de la geste humaine – paradoxe inquiétant – réduit l’espace de nos poumons dans les cages thoraciques. L’abus de phrases nominales, de points intempestifs, l’organisation concentrationnaire à laquelle nous sommes conviés malgré nous via mots d’ordre et slogans, l’étalement horizontal des platitudes les plus plates envahissant les continents, la terre entière, nécessite une réflexion importante – peut-être à ce titre ne le serait-elle que pour moi, cela me suffirait – et une réaction quasi épidermique, un acte de résistance en se jetant envers et contre tout dans une cadence, un rythme, une ouïe qui ne s’obtiennent que par l’emploi de phrases longues, voire plus que longues, démesurées comme notre soif de liberté pourrait être elle aussi inextinguible.

Mais pour ne pas passer pour un généraliste de plus, il nous faut trouver des exemples concrets. Je commencerais donc par exposer ce formidable salmigondis lié à l’usage politique : Transition écologique juste et solidaire. Locution totalement vide de sens mais dont on remarque contre toute attente l’effort de longévité, ce qui prouve que ceux qui pondent pareilles inepties ne manquent eux pas d’air. Admirons l’utilisation à gogo du formatage : un triptyque magique qui annule toute contradiction par la multiplication des adjectifs positifs. « Juste » et « solidaire » désamorcent la violence potentielle du mot « transition » et l’évacuent dans le consensus moral. La formule est devenue un talisman incantatoire, non, ne sera évidemment jamais un réel programme. Tout est marqué dessus comme sur le porc qu’on salue. Ce que cette locution étouffe dans un consensus effarant, c’est presque l’essentiel : la complexité des arbitrages, les coûts réels, les conflits d’intérêt, l’effort inégalement réparti. Elle promet une révolution sans victime, elle nous ment en se moquant ouvertement.

Dans un domaine plus trivial, le commerce, n’avons-nous jamais assisté, non sans stupeur, à cet extraordinaire : « Lever les points de friction et solutionner les pain points pour maximiser l’empowerment du client. » (citation exacte, spécimen prélevé dans son milieu naturel). J’espère que cette stupeur ne nous aura pas échappé par lassitude d’entendre cette bouillie rabâchée dans nos réunions, nos magasins, nos épiceries. Désirez-vous aujourd’hui vous intéresser à la philosophie, nul doute qu’il vous faudra écouter sans broncher un « Il faut lâcher prise sur les schémas toxiques et incarner sa vérité. » Et même nos affects, nos sentiments ne s’en sortiront pas indemnes après avoir été secoués par le tristement terre à terre « On a dû se recentrer sur nos besoins individuels dans une dynamique de déconstruction bienveillante. » Quant aux universitaires, ils sont toujours les mêmes ; de leur part, plus rien ne peut vraiment nous offusquer, pas même un « Cet ouvrage interroge les modalités de représentation du trauma dans une perspective intersectionnelle. » S’il ne fallait donner que quelques exemples pour bien asseoir mon propos.

Mais que nous reste-t-il à dire : nous, c’est-à-dire pauvres gueux, qui ne fasse pas trop peuple face à ces gens toujours absolument aptes, dans une vigueur toujours renouvelée par le manque de recul, à pondre de telles merveilles ? Je me le demandais et, tournant les talons, je désirai comprendre comment les générations précédentes, victimes à n’en pas douter des mêmes avanies et guignoleries, s’en étaient consolées. Et bien, n’ayant pas le goût des empoignades physiques, ni celui des huées à tout va, pas plus que je n’ai d’attrait pour les bises dans les bureaux, les léchages de derrière voire les entreléchages, je décidai de relire nos grands et moins grands auteurs. Ma quête ne se portant en gros que sur un seul sujet : comment ceux-ci s’arrangeaient-ils pour développer dans un univers nuisible et toxique la bonne capacité de leurs poumons.

J’ai traversé les époques, j’ai vu ma capacité respiratoire se restreindre, me conduisant mille fois vers l’essoufflement, l’asphyxie ; participant même volontiers à la réduire encore plus seul par des lectures, des fréquentations, des influences. Manquais-je pour autant de volonté, de discernement ? Longtemps je me suis interrogé sur la question d’un libre-arbitre en matière d’idiotie comme d’apoplexie. Sommes-nous si responsables de nos choix et de nos actes lorsque tout est conçu en grande partie désormais pour que nous en ayons seule l’illusion ? Ne soyons pas dupes. D’autant que cette élite intellectuelle, soi-disant opérant dans des cabinets feutrés, une fraternité antagoniste de la nôtre (nous les gueux, le peuple, les esclaves, disons-le clairement encore une fois) n’a jamais fait que payer avec nos propres deniers des savants fous, tout droit sortis des laboratoires des émules du docteur Mengele pour nous imposer par des éléments de langage extrêmement bien choisis une réalité qu’ils désiraient, qui surtout les arrangeait.

...S’il ne fallait donner que quelques exemples pour bien asseoir mon propos. Pourtant, à les aligner ainsi, une évidence m’est apparue, aussi ténue d’abord qu’insistante : chacun de ces spécimens n’était pas une aberration isolée, mais le symptôme d’un mal bien plus vaste, systématique. Les avoir cités, c’était comme avoir gratté la surface d’une peinture fraîche et voir soudain toute la couche inférieure, pourrie, affleurer.

Cette poignée d’exemples ne constituait pas une preuve, mais un indice. Leur accumulation hasardeuse dessinait les contours d’un continent de laideur linguistique que je n’avais fait qu’entrevoir. La nausée du premier contact – le choc de la Transition écologique juste et solidaire, le rire jaune devant le solutionnage des pain points – se muait en une curiosité plus froide, plus tenace. Si ces formules existaient, c’est qu’elles répondaient à une logique. Si elles prospéraient, c’est qu’elles remplissaient une fonction.

Je n’étais plus face à des coquilles vides, mais face à un système.

Et face à un système, la dénonciation émue ne suffit plus. Il faut une méthode. Il faut une contre-stratégie. De la nausée doit naître l’inventaire ; du réflexe de dégoût, le projet délibéré. C’est ainsi que l’idée a germé : il ne s’agissait plus de pester contre le laid, mais de le collectionner, de le classer, de le disséquer avec la rigueur d’un entomologiste étudiant les insectes d’une forêt empoisonnée. Il fallait passer de l’effleurement à l’encyclopédie. Il fallait bâtir le Musée des Horreurs Linguistiques, non par goût malsain, mais par nécessité vitale : on ne combat efficacement que ce que l’on a préalablement circonscrit et nommé.

Mon texte ne serait donc plus seulement un cri, mais l’introduction ou la préface à un ensemble plus vaste : celui d’une archéologie du présent pestiféré. Le début d’une Encyclopédie du Laid

Quelque chose m’avait conduit à cette prise de conscience, du fond de l’insoutenable, tentant de remonter vers je ne sais quelle idée de surface, de légèreté, d’air tout simplement. Je me mis à examiner mes fondations, mes murs porteurs, mes étaies, et vis que tout, absolument tout, était déjà largement corrodé, pourri, prêt à s’effondrer dans le néant à tout jamais. Il me fallait de toute urgence donner un coup de pied au fond de cette boue, remettre en question bien des axiomes, des théories ingurgités ou dont on m’avait gavé comme tant d’autres. Je me rebiffai donc tout à coup. Non pas en m’en allant enfiler un gilet voyant, en soulevant des pancartes à d’improbables ronds-points, vociférant d’autres mots d’ordre réflexifs, mais en retenant mon souffle quelques instants, en faisant le vide, en examinant dans le blanc de l’œil l’ennemi. En flanquant ensuite tout cul par-dessus tête. Le plus dur étant de me séparer d’un certain impératif de "justesse" dont je m’étais rabattu moi-même les oreilles depuis des lustres. Une justesse pas très loin d’un concept plus flou que j’hésite à placer entre ferveur et rage. Une instance souffrante en tout cas qui implorait d’être extirpée de sa nuit, de revenir au grand jour, de respirer enfin à pleins poumons elle aussi.

Mais creuser cette justesse blessée – non plus l’idole lisse des grammairiens mais la cicatrice vive, la fressure du langage qui bat sous l’épiderme des mots – cette flessure toujours vive qui, comme chez Rabelais, marque les corps et les âmes ("avec flessures, contusions, et cicatrices belles et bien profondes"), et que Villon, le poète des blessures converties, reconnaîtrait pour sienne... (S’ils pouvaient trouver une sauce pour manger nos fressures comme celles des veaux, ils mangeraient du chrétien ! dit la vieille Bonnébault – Balzac, Les Paysans, 1844-50)

Voilà qui nous jette dans un besoin physiologique de grand large, nous oblige à prendre notre souffle à deux mains et à nous lancer dans la phrase qui dévale, se gonfle, épouse les méandres de la pensée comme un fleuve sa vallée, une phrase où peuvent soudain cohabiter le rire gras de Panurge et le râle de la Grosse Margot, une phrase qui avale la contradiction et la recrache en musique, une phrase-patchwork, un fouillis sublime où la bedondaine de Rabelais (Ils se promettaient de s’accrocher à toutes griffes sur la plaine, les pourris en penseraient ce qu’ils voudraient, et d’abord de bien manger, jusqu’à plein la bedondaine, et boire aussi – reprise par Aymé, La Jument verte, 1933)* voisine avec le laconisme de Beckett, où l’on tente de faire tenir ensemble le lyrisme et l’os sec, parce que la vraie justesse est peut-être ce bordel organisé, cette cacophonie assumée, ce grand éclat de rire qui nous prend quand on réalise l’énormité de la tâche : vouloir respirer profondément dans une pièce sans air, et pourtant, et pourtant, s’entêter à construire cette période qui devient alors notre plus belle insolence, notre manière de lancer des cailloux à la marée, en sachant pertinemment qu’on aura au moins eu la volupté du geste, la consolation du rythme, et l’ultime élégance de pouvoir en rire avant que les ténèbres ne referment leur paraige (« De haut paraige estoit descendue, car elle estoit fille du roy de Hongrie. » – Christine de Pisan, Le Livre des fais et bonnes meurs du sage roy Charles V, 1404). »


Réflexion sur la façon d’analyser un texte d’en extraire des contradictions, de le prendre comme appui pour en créer un autre disant la même chose. Par exemple cette partie :

Cette époque mortifère à la langue formatée autant que débile, tant elle prétend à vouloir se rendre efficace dans n’importe quel domaine de la geste humaine – paradoxe inquiétant – réduit l’espace de nos poumons dans les cages thoraciques. L’abus de phrases nominales, de points intempestifs, l’organisation concentrationnaire à laquelle nous sommes conviés malgré nous via mots d’ordre et slogans, l’étalement horizontal des platitudes les plus plates envahissant les continents, la terre entière, nécessite une réflexion importante – peut-être à ce titre ne le serait-elle que pour moi, cela me suffirait – et une réaction quasi épidermique, un acte de résistance en se jetant envers et contre tout dans une cadence, un rythme, une ouïe qui ne s’obtiennent que par l’emploi de phrases longues, voire plus que longues, démesurées comme notre soif de liberté pourrait être elle aussi inextinguible.

La gène à lire ce texte réside dans un paradoxe. Trop d’explications, présence trop forte du narrateur, on cherche l’air et on s’asphyxie. On peut prendre ce texte comme modèle pour bien enfoncer le clou et repartir avec le même schéma vers un autre texte qui décrirait une salle de réunion par exemple.

Dans la salle de réunion du cinquième, avec sa table trop longue pour le nombre de chaises, ses murs blancs couverts de mots qui prétendent dire quelque chose de nous mais ne disent que la peur de perdre des parts de marché, avec au fond l’écran géant déjà allumé, en attente de la première diapositive, “Vision 2030” en lettres bleues, je sens, avant même que la réunion commence, cette crispation profonde dans la poitrine, comme si quelqu’un s’était installé à l’intérieur de ma cage thoracique avec un mètre ruban et qu’il vérifiait, avec un sérieux d’architecte, comment réduire l’espace de respiration sans que cela ne se voie trop sur mon visage, et pendant que les collègues entrent un par un, décochent leurs plaisanteries ritualisées, posent leurs ordinateurs, leurs gourdes, leurs agendas, je regarde les affiches collées derrière la porte, “Agilité”, “Bienveillance”, “Excellence”, ces trois noms écrits chacun sur un fond de couleur différente comme si l’on devait choisir son camp dans une guerre qui n’a jamais eu lieu, je lis ces mots et je les entends comme des ordres qui ne disent pas “sois agile” mais “tais tes lenteurs”, qui ne disent pas “sois bienveillant” mais “accepte tout”, qui ne disent pas “vise l’excellence” mais “ne nous complique pas la vie avec tes scrupules”, et déjà, sans m’en rendre compte, mon souffle s’est raccourci, je respire par petites gorgées, comme si l’air lui-même avait été segmenté en phrases nominales, livré en unités standard, prêtes à l’absorption rapide, pendant que la cheffe de service s’installe en bout de table, ouvre son ordinateur, répète à mi-voix le début de son introduction, “Merci d’être là ce matin pour ce point important sur notre nouvelle ligne éditoriale”, et je sais, parce que je les ai déjà lus dans le document préparatoire, quels mots vont suivre, je les vois défiler devant moi comme un générique avant le film, “clarté”, “efficacité”, “impact”, “lisibilité”, “messages clés”, “éléments de langage”, et j’ai cette impression absurde que mon thorax rétrécit d’un millimètre à chaque occurrence de ces termes, non pas parce qu’ils seraient en eux-mêmes monstrueux, ils sont simplement vides, polis, interchangeables, mais parce que la manière dont ils s’enchaînent, se soutiennent les uns les autres, forme une sorte de grille invisible dans laquelle tout ce que nous disons devra désormais entrer, sans débord, sans phrase qui s’attarde, sans nuance qui se pose de travers, et je repense à la consigne qu’on nous a envoyée la veille par mail, “Privilégier des phrases courtes, un message par phrase, éviter les incises, les parenthèses, les formules ambiguës”, je repense à cette phrase qui n’était déjà plus une phrase mais une injonction respiratoire, un programme pour nos poumons, et je sens monter en moi une irritation presque enfantine, un refus qui n’a rien de noble, rien de théorique, quelque chose comme “non, je ne veux pas que vous décidiez aussi de la longueur de mes phrases dans ma tête”, je ne veux pas que les phrases que je ne dis pas encore soient déjà amputées par la peur de manquer de clarté, je ne veux pas qu’on m’ait déjà retiré le droit de reprendre mon souffle au milieu d’une idée parce que ce ne serait pas “performatif”, et tandis qu’elle commence à parler, que la première diapositive apparaît avec ses puces alignées, “Nous devons parler la langue de nos clients”, “Nous devons simplifier notre discours”, “Nous devons aller à l’essentiel”, je sors mon carnet, le petit carnet noir où je note d’habitude les choses qui n’intéressent personne, des phrases de rêve, des questions absurdes, des souvenirs qui reviennent sans prévenir, je le pose devant moi, comme si je prenais des notes sur la réunion elle-même, et je commence, presque malgré moi, une phrase qui n’a pas encore de direction mais qui sait déjà qu’elle refusera les virgules économes et les points rapides, une phrase qui s’étire sur la page comme un fil qu’on déroule pour vérifier s’il reste encore de la place entre le plafond et le sol, une phrase qui commence par “Dans cette salle où l’on nous explique avec un sérieux d’infirmière comment parler à des gens que personne n’a jamais rencontrés autrement que sous forme de segments de marché”, et je laisse venir ce qui vient, la lumière blafarde du néon qui fait briller les crânes dégarnis, le bruit sec des touches d’ordinateur qui transforment la parole de la cheffe en comptes rendus instantanés, les téléphones posés sur la table comme de petits autels privés où chacun surveille ses propres notifications, les gobelets en carton alignés près de la carafe d’eau, la marque imprimée dessus qui répète un slogan écologique déjà entendu trois cents fois, “Réinventons le quotidien”, et je me dis que nous ne réinventons rien du tout, que nous recyclons seulement, à coups de mots aseptisés, la même idée rassurante d’un monde lisse où tout pourrait se dire sans frottement, sans excès, sans conflit, mais je continue d’écrire, j’ajoute des propositions qui s’ajustent comme elles peuvent, parfois bancales, parfois trop lourdes, parce que je sens qu’à chaque nouvelle incise, à chaque détour, à chaque relative qui s’empile sur la précédente, quelque chose en moi se remet à respirer, comme si la syntaxe elle-même ouvrait des fenêtres dans ce cube de verre climatisé, comme si chaque subordonnée était une petite fuite d’air vers l’extérieur, vers la rue où passent des gens qui ne savent rien de cette réunion et n’en ont pas besoin pour vivre, et je m’accroche à cette idée ridicule mais tenace que ma phrase, bien que silencieuse, bien que cachée dans ce carnet que personne ne me demandera jamais de relire, oppose une forme de résistance minuscule à l’organisation concentrationnaire du discours qui se déploie autour de moi, non pas parce qu’elle dirait une vérité plus haute, plus pure, mais parce qu’elle refuse de se plier à la cadence des ordres, à cette scansion de consignes qui tombent comme autant de points finaux, laissant chaque pensée à l’état de fragment isolé, incapable de rejoindre la suivante autrement que par un schéma, et à mesure que la réunion avance, que nous passons de “Notre raison d’être” à “Nos quatre piliers de communication” puis à “Notre charte de prise de parole sur les réseaux sociaux”, ma phrase à moi s’allonge, elle traverse la page, descend sur la suivante, se courbe pour éviter les marges, revient sur ses pas pour préciser un détail, le froissement d’une manche, la façon dont un collègue, assis en face de moi, lève les yeux au plafond à chaque fois qu’on prononce le mot “authenticité”, comme s’il avait peur qu’un morceau lui tombe sur la tête, et je sais bien que, vue de l’extérieur, cette phrase n’est qu’un ruban de mots supplémentaires, une coulée de texte qui ne sauvera personne, pas même moi, mais je constate, très concrètement, que mon souffle s’est rallongé, que mes épaules se sont un peu détendues, que je peux à nouveau inspirer profondément sans avoir l’impression de voler de l’air à quelqu’un, et je comprends alors que ce n’est pas seulement une coquetterie d’auteur, une manie de style, c’est un exercice musculaire, un entraînement pour des poumons menacés par la sécheresse des bullet points, une manière de vérifier, au milieu de cette fabrique de slogans où l’on prétend nous apprendre à mieux parler, que subsiste en moi un espace où la parole n’est tenue que par la nécessité interne de ce qu’elle cherche à dire, où la phrase n’obéit qu’à la logique de ses propres détours, et quand la réunion se termine enfin, que tout le monde se lève, replie son ordinateur, range sa gourde, que les uns plaisantent sur la durée un peu excessive, “On a explosé le timing, encore une fois”, je referme mon carnet, je range mon stylo, et je sens, en sortant dans le couloir, en longeant les vitrines où l’on a disposé des objets censés représenter la “culture de l’entreprise”, que je suis à la fois vaincu et sauf, inutile au système et pourtant encore capable d’une chose dérisoire et pourtant essentielle, tenir une phrase assez longtemps pour y loger plus d’une idée, plus d’une peur, plus d’un désir, comme on tiendrait sa respiration sous l’eau, juste pour vérifier qu’on peut encore remonter.

Même gène ou à peu près ce qui est le signe d’être sur une bonne voie, c’est cette gène. Comment repérer ce qui ne va pas. Par tâtonnement ? qu’est-ce que je cherche vraiment ? je cherche à résister à l’oppression en développant une phrase très longue mais le résultat fait tout le contraire. En fin de parcours, je suffoque. Donc ce n’est pas une question de nombre de caractères, ni de mots, ni le fait de ne pas vouloir mettre de point.

quelques question à se poser à partir de ce constat ( un peu navrant ) :

  • Est-ce que ce décor de salle de réunion te parle vraiment (tu t’y reconnais), ou tu préférerais que la même tension se joue dans un autre lieu plus singulier de ton expérience ?
  • Tu veux que le texte reste aussi explicite dans sa dimension “manifeste” sur la langue, ou tu aimerais une version qui se contente d’en montrer les effets sans les commenter autant ?
  • Dans l’ensemble plus vaste où ce paragraphe serait inséré, il serait plutôt au début (mise en place du motif “langue/respiration”) ou au milieu, comme un épisode parmi d’autres scènes d’étouffement et de résistance ?

si je réfléchis, que je donne ces réponses :

  • le décor de la salle de réunion me parle.
  • montrer les effets sans les commenter.
  • je ne sais pas encore, mais on peut imaginer un épisode parmi d’autres

Et je réécris à partir de ces informations : Je pars de ta scène de réunion, mais en laissant le texte montrer ce que fait la langue sur les corps et les têtes, sans le commenter frontalement.

Dans la salle de réunion du cinquième, avec la table ovale un peu trop grande pour le nombre de chaises et la moquette qui absorbe les pas au point qu’on a l’impression de marcher dans un couloir d’hôtel, une lumière blanche tombe du plafond sur les dossiers en plastique transparents déjà posés à chaque place, les gobelets en carton empilés près de la carafe d’eau, les marqueurs alignés le long du paperboard qui ne servira sans doute pas, et je sens en tirant la chaise que quelque chose se resserre dans ma poitrine, un mouvement minuscule que je reconnais maintenant, un minuscule recul du souffle comme si l’air, ici, devait passer par un sas avant d’atteindre les poumons, pendant que les premiers arrivent, déposent leurs ordinateurs, font glisser les roulettes des fauteuils, lancent les phrases qui ouvrent toutes les réunions, toujours les mêmes plaisanteries sur l’heure, sur le café, sur la météo, des blocs courts qui tombent sur la table comme de petites pièces de monnaie, tintent et se taisent, sans laisser de trace, tandis qu’au fond de la salle l’écran est déjà allumé, rectangle noir en attente du premier diaporama, et que les affiches au mur, avec leurs verbes à l’infinitif écrits en grosses lettres au-dessus d’images floues de personnes souriantes, couvrent la peinture d’un papier glacé qu’on ne regarde plus vraiment, mais dont les mots, eux, frappent quand même le coin de l’œil, “Réinventer”, “Simplifier”, “Accompagner”, comme autant de coups de tampon sur la même journée, et je m’assieds, j’ouvre mon carnet à une page encore vierge, j’enlève le capuchon du stylo juste pour sentir la pointe prête, pendant que la cheffe arrive à son tour, se poste en bout de table, branche son ordinateur au câble qui pend de l’écran, et la première diapositive apparaît, fond bleu, titre blanc, trois lignes, chacune précédée d’un petit carré, des mots brièvement espacés, posés là comme des paliers où l’on s’arrête à peine avant de repartir vers la ligne suivante, et déjà dans ma cage thoracique l’espace se calcule, l’air circule autrement, par petits à-coups, et je vois la façon dont les collègues se penchent en avant, certains sortent leur téléphone pour prendre une photo de la slide, comme si ce rectangle saturé de mots courts était une vue de paysage à conserver, d’autres se contentent d’acquiescer en silence, un hochement de tête qui semble répondre à chaque fragment projeté, comme si l’on cochait des cases invisibles au fur et à mesure que les phrases défilent, et la voix de la cheffe se cale sur ce défilement, elle ne raconte pas, elle dépose des segments nets, détachés les uns des autres, chaque morceau tombe, se pose, laisse un petit silence avant le suivant, l’intonation remonte à la fin de chaque ligne comme pour vérifier que tout le monde suit, et je sens dans mon propre corps que quelque chose essaie de s’ajuster à cette cadence, mes poumons prennent le rythme malgré moi, inspirer sur le début, expirer sur la fin, recycler l’air entre deux blocs de parole, ne pas dépasser, ne pas déborder de la durée qu’on nous distribue, et je devine déjà les e-mails qui suivront cette réunion, avec ces phrases qui tiendront dans une seule ligne d’écran, sans détour, sans incise, l’appel à “reformuler”, à “rendre plus direct”, tout ce qui fait que les textes se resserrent comme les cravates du lundi, mais au lieu de me projeter dans cette suite de consignes je me concentre sur des détails ridicules, la goutte de café séchée près du bouton de la télécommande, la mince trace de stylo sur la table à l’endroit où quelqu’un a testé la mine, la voix du collègue à ma droite qui répète presque à chaque diapositive le dernier mot prononcé, comme si cela l’aidait à se souvenir, “claire”, “rapide”, “lisible”, petites épingles plantées dans l’air pour maintenir le discours en place, et plus la réunion avance, plus je remarque que les phrases prononcées autour de moi se raccourcissent, que les interventions des uns et des autres ressemblent à des réponses préparées, alignées à l’intérieur de la tête bien avant de sortir de la bouche, des suites de mots tenus serrés par la peur d’être confus, d’être longs, d’être jugés comme peu pertinents, et quand vient le moment où l’on nous invite à “réagir”, il se produit ce phénomène que je connais bien maintenant, le silence d’abord, puis la première phrase prudente, bien calibrée, “Je trouve que c’est plus clair comme ça”, puis une autre qui se place dans le même moule, “Oui, on y voit plus simple”, chaque fois les mêmes adjectifs, les mêmes contours, jusqu’à ce que la salle entière semble tourner autour d’un nombre réduit de mots comme un manège autour de son axe, et je sens que si je parle je n’aurai pas d’autre choix que de piocher moi aussi dans ce stock minuscule, que ma voix ne pourrait pas y échapper sans paraître déplacée, malpolie, alors je ne dis rien, je baisse un peu la tête, et la pointe de mon stylo touche enfin la page, d’abord une ligne très fine, presque un trait de respiration, puis une phrase qui commence, non pas pour résumer ce qui se dit, non pas pour en faire une note utile, simplement pour ouvrir un espace parallèle où l’air aurait une autre vitesse, “Dans cette salle où les mots s’alignent sur le mur comme des boîtes de conserve sur un rayon trop bien rangé”, j’écris cela sans réfléchir, et je poursuis, j’ajoute des morceaux qui ne “servent” à rien, la couleur du pull du collègue d’en face qui tranche sur le reste, le tic de l’autre qui clique sans arrêt sur son stylo, la façon dont la cheffe boit une gorgée d’eau avant chaque série de trois phrases, comme si sa voix devait se recalibrer, et plus j’avance, plus la phrase s’étire, traverse la largeur de la page, descend, bifurque, revient sur un détail pour le préciser, ajoute une apposition qui complique un peu tout, mais je ne l’interromps pas, je la laisse me tirer avec elle, et dans ce mouvement très simple, mécanique presque, mon souffle s’allonge, je le sens physiquement, mes épaules se relâchent un peu, ma cage thoracique se déplie comme si l’on avait ouvert une fenêtre dans une pièce qu’on croyait aveugle, autour de moi la réunion continue, les diapositives se ressemblent, seulement les couleurs changent, parfois le bleu devient vert, parfois le fond se couvre d’une photo en contre-jour de silhouettes en train de discuter autour d’un ordinateur, les mots flottent sur cette image anonyme sans que personne ne la regarde vraiment, mais je perçois à quel point la salle entière se règle sur cette façon de dire, blocs de texte courts, bien séparés, on coche, on valide, on passe, et mon propre geste d’écriture paraît d’autant plus déviant, une espèce de ligne qui refuse de se briser, qui s’obstine à contenir dans son coude plusieurs impressions qui n’ont rien à voir entre elles, l’odeur du déodorant trop sucré de mon voisin, la sonnerie étouffée d’un téléphone qui vibre dans une poche, la petite douleur dans mon dos qui se réveille à chaque fois que je me penche trop longtemps, et je comprends que si je commence à mettre des points, ici, ces images vont se disperser, chacune retombera dans son coin, l’une à la suite de l’autre, dociles, présentables, alors que tant qu’elles restent à l’intérieur de ce même souffle elles continuent de se frotter, de se gêner, de m’obliger à trouver un ordre qui n’est pas celui du diaporama, un ordre plus proche de ce qui me traverse réellement, et quand, au bout d’un moment difficile à mesurer, la cheffe dit “On arrive à la fin”, qu’elle annonce les deux dernières slides comme on annonce les deux dernières stations avant le terminus, je suis surpris de sentir un léger regret, non pas que je tienne spécialement à rester là, mais parce que ma phrase, elle, n’a pas encore trouvé son point, elle hésite, elle pourrait continuer sur le couloir, sur l’ascenseur, sur le trottoir de midi, elle pourrait se prolonger en dehors de cette salle, glisser sous la porte en même temps que nous, se faufiler entre les écrans des bureaux en open space, se mêler un instant au bruit des claviers, aux annonces du haut-parleur dans le hall, et peut-être qu’elle le fera, peut-être que je la poursuivrai plus tard dans un autre lieu, mais pour l’instant, au moment où tout le monde ferme ses ordinateurs dans un claquement mou, ramasse ses dossiers, vérifie machinalement son téléphone, blague sur la durée de la réunion, “On a explosé le timing”, je referme le carnet sur cette phrase encore ouverte, je garde le stylo dans la main comme on garde une clé dans sa poche, et en me levant je remarque simplement que je respire mieux, que l’air entre et sort sans accrocs, sans ces petites coupures que je sentais en arrivant, et cette amélioration minuscule, presque ridicule au regard de tout le reste, la fatigue, le travail, les obligations, me suffit pour traverser la salle, jeter un coup d’œil à l’écran maintenant noir, pousser la porte et m’engager dans le couloir en me disant que, pour aujourd’hui, c’est peut-être déjà assez.

Ce n’est guère mieux. C’est même pire. Je compte dix-neuf "comme" c’est abusé. On les retire pour voir ce que ça donne en éliminant les métaphores :

Dans la salle de réunion du cinquième, la table ovale reste légèrement trop grande pour le nombre de chaises disposées autour, la moquette absorbe les pas au point de rendre chaque entrée presque muette, une lumière blanche tombe du plafond sur les dossiers en plastique transparents posés à chaque place, sur les gobelets empilés près de la carafe d’eau, sur les marqueurs alignés le long du paperboard immobile, et déjà l’air se fait plus étroit dans la pièce, l’écran au fond attend le premier diaporama, rectangle noir suspendu au mur, les affiches aux verbes à l’infinitif, “Réinventer”, “Simplifier”, “Accompagner”, recouvrent la peinture d’un papier glacé dont les visages souriants ne retiennent plus le regard, seuls les mots continuent de frapper le coin de l’œil au passage, puis les fauteuils roulants se déplacent, des ordinateurs s’ouvrent, des plaisanteries courtes tombent sur la table, quelques mots sur l’heure, sur le café, sur la météo, unités brèves qui tintent et s’éteignent immédiatement, l’écran s’allume, le fond bleu apparaît, titre blanc, trois lignes brèves précédées chacune d’un petit carré, les caractères s’affichent nets, espacés juste ce qu’il faut pour que l’œil les avale d’un coup, la voix qui débute en bout de table dépose des segments distincts, chaque groupe de mots isolé, ponctué d’un silence minime avant le suivant, les têtes s’inclinent, certains téléphones se lèvent pour capturer la slide entière, d’autres mains se contentent de suivre la progression par un léger mouvement de nuque, approbation silencieuse synchronisée sur la cadence des blocs projetés, la respiration de la salle se cale peu à peu sur cette découpe, inspiration brève, expiration brève, flux réduit à la durée d’une ligne, l’espace dans les cages thoraciques se recalcule presque au même rythme que le changement de diapositive, les couleurs du fond varient, bleu, vert, parfois une photo en contre-jour de silhouettes autour d’un ordinateur s’interpose derrière le texte sans attirer plus qu’un regard distrait, tandis que sur la table un carnet s’ouvre, discret, mince rectangle noir posé à côté d’un dossier officiel, un stylo se prépare, la pointe en suspens au-dessus de la page, et sur le papier encore vierge se trace soudain une première ligne qui ne cherche ni à résumer ni à commenter, simple trait de parole silencieuse, “Dans cette salle où les mots s’alignent sur le mur en rangs serrés”, puis une autre portion de phrase se greffe, la couleur d’un pull qui tranche sur les tons neutres, le tic d’un stylo qu’une main actionne sans cesse, la goutte de café séchée près du bouton de la télécommande, la gorgée d’eau bue avant chaque nouvelle salve de trois segments verbaux, chaque détail trouvé se dépose dans la même coulée d’encre, la phrase s’étire sur la largeur de la page, descend, poursuit sa route, incorpore la trace de stylo qui subsistait déjà sur le bois à l’endroit d’un ancien test, le léger froissement de la chemise au moment où un fauteuil recule de quelques centimètres, puis la vibration étouffée d’un téléphone dans une poche, et la ligne continue sans rupture, appositions, détours, reprises, tout reste tenu dans un seul souffle, tandis que sur l’écran les puces se succèdent, “Parler la langue de nos clients”, “Aller à l’essentiel”, “Clarifier les messages”, ensemble de formules brèves que les voix autour de la table reprennent aussitôt, “plus clair”, “plus simple”, “plus lisible”, mêmes adjectifs qui reviennent, circulent d’une bouche à l’autre, ferment le cercle autour d’un vocabulaire réduit, la discussion se resserre, les interventions se calibrent, chaque prise de parole évite de dépasser, d’hésiter, de dériver, les phrases orales restent limitées à une seule idée, très nette, très courte, tandis que sur la feuille du carnet la phrase silencieuse refuse la coupure, accueille dans son coude plusieurs impressions sans lien évident, l’odeur sucrée d’un déodorant trop présent, la douleur discrète qui remonte le long d’une omoplate lorsqu’un dos se penche trop longtemps, la marque imprimée sur les gobelets en carton répétant un slogan écologique déjà vu ailleurs, la lumière qui accroche le bord poli d’un ordinateur et renvoie un éclat blanc dans un œil fatigué, toute cette matière se relie dans l’enchaînement unique des mots tracés à la main, la respiration qui porte cette écriture s’allonge, les épaules se relâchent imperceptiblement, la cage thoracique se déplie d’un cran, une sorte de fenêtre invisible s’ouvre dans l’air dense de la salle, pourtant la réunion suit son cours, le déroulé annoncé progresse, “Notre raison d’être”, “Nos quatre piliers de communication”, “Notre charte de prise de parole”, les dossiers se ferment puis se rouvrent, un rire discret éclate à la faveur d’une plaisanterie sur les réseaux sociaux, vite étouffé, le regard collectif revient vers l’écran, mais la phrase sur le carnet continue de se prolonger, traverse maintenant la deuxième page, revient sur un détail pour le préciser, en ajoute un autre, une main qui lisse la surface de la table de la paume, un genou qui tressaute sous le plateau, le léger cliquetis d’un bracelet contre le métal du fauteuil, le tout maintenu dans un même flux qui retarde volontairement le point final, pendant que l’assemblée se règle sur l’annonce de la conclusion, “On arrive à la fin”, encore deux slides, encore un schéma, encore une liste, la durée se mesure en nombres de blocs restant à afficher, l’épaisseur de l’air dépend du temps qui sépare la salle de la sortie, puis les ordinateurs se referment dans un mouvement presque simultané, les dossiers se rassemblent, les téléphones sont consultés, quelques phrases rapides tombent sur le nombre de minutes dépassées, sur le planning de l’après-midi, sur la prochaine réunion déjà prévue, les fauteuils se poussent en arrière, la table se découvre, la surface claire retrouve son vide d’avant, le carnet se ferme sur la phrase restée ouverte, le stylo glisse dans une poche, la moquette absorbe la dispersion des pas, la porte s’entrouvre, le couloir reprend la série de pas, de voix, de notifications, et dans les cages thoraciques qui s’éloignent vers l’ascenseur l’air circule à nouveau plus librement, détendu d’un ou deux indices à peine perceptibles, simple variation de souffle que la journée ne remarquera pas mais qui reste suspendue à l’intérieur, liée à cette seule phrase prolongée au milieu des blocs brisés.

Trop d’adjectifs. Que se passerait-il si j’en retire 80 % ?

Dans la salle de réunion du cinquième, la table reste trop grande pour le nombre de chaises disposées autour, la moquette absorbe les pas au point de rendre chaque entrée presque muette, une lumière tombe du plafond sur les dossiers en plastique posés à chaque place, sur les gobelets près de la carafe d’eau, sur les marqueurs le long du paperboard, et déjà l’air se rétrécit dans la pièce, l’écran au fond attend le premier diaporama, rectangle noir suspendu au mur, les affiches aux verbes à l’infinitif recouvrent la peinture d’un papier où les visages ne retiennent plus le regard, seuls les mots continuent de frôler le coin de l’œil, puis les fauteuils roulants se déplacent, des ordinateurs s’ouvrent, des plaisanteries tombent sur la table, quelques mots sur l’heure, sur le café, sur la météo, unités brèves qui tintent et s’éteignent, l’écran s’allume, le fond apparaît, titre, trois lignes, chacune précédée d’un carré, les caractères se rangent, l’œil les avale d’un coup, la voix en bout de table dépose des segments distincts, chaque groupe de mots isolé, ponctué d’un silence avant le suivant, les têtes s’inclinent, certains téléphones se lèvent pour saisir la slide entière, d’autres nuques suivent la progression par un léger mouvement, approbation réglée sur la cadence des blocs projetés, la respiration de la salle se cale peu à peu sur cette découpe, inspiration brève, expiration brève, flux réduit à la durée d’une ligne, l’espace dans les cages thoraciques se recalcule presque au même rythme que le changement de diapositive, les couleurs varient, parfois une photo en contre-jour de silhouettes autour d’un ordinateur s’interpose derrière le texte sans attirer plus qu’un regard, tandis que sur la table un carnet s’ouvre, mince rectangle noir posé près d’un dossier, un stylo se prépare, la pointe en suspens au-dessus de la page, et sur le papier se trace une première ligne qui ne cherche ni à résumer ni à expliquer, simple trait de parole, “Dans cette salle où les mots s’alignent sur le mur en rangs serrés”, puis une autre portion de phrase se greffe, la couleur d’un pull qui tranche sur les tons gris, le tic d’un stylo qu’une main actionne, la trace de café près du bouton de la télécommande, la gorgée d’eau bue avant chaque nouvelle salve de trois segments verbaux, chaque détail trouvé se dépose dans la même coulée d’encre, la phrase s’étire sur la largeur de la page, descend, poursuit sa route, incorpore la trace plus ancienne laissée sur le bois à l’endroit d’un test, le froissement d’une chemise au moment où un fauteuil recule, puis la vibration étouffée d’un téléphone dans une poche, et la ligne continue sans rupture, appositions, détours, reprises, tout reste tenu dans un souffle, tandis que sur l’écran les puces se succèdent, “Parler la langue de nos clients”, “Aller à l’essentiel”, “Clarifier les messages”, ensemble de formules brèves que les voix autour de la table reprennent aussitôt, “plus clair”, “plus simple”, “plus lisible”, mêmes adjectifs qui reviennent, circulent d’une bouche à l’autre, ferment le cercle autour d’un vocabulaire réduit, la discussion se resserre, les interventions se calibrent, chaque prise de parole évite de dépasser, d’hésiter, de dériver, les phrases orales restent limitées à une idée nette, courte, tandis que sur la feuille du carnet la phrase silencieuse refuse la coupure, accueille dans son coude plusieurs impressions sans lien, l’odeur d’un déodorant sucré, la douleur qui remonte le long d’une omoplate lorsqu’un dos se penche, la marque imprimée sur les gobelets répétant un slogan déjà vu, la lumière qui accroche le bord d’un ordinateur et renvoie un éclat dans un œil fatigué, toute cette matière se relie dans l’enchaînement des mots tracés à la main, la respiration qui porte cette écriture s’allonge, les épaules se relâchent, la cage thoracique se déplie, une fenêtre s’ouvre dans l’air dense de la salle, pourtant la réunion suit son cours, le déroulé annoncé progresse, “Notre raison d’être”, “Nos quatre piliers de communication”, “Notre charte de prise de parole”, les dossiers se ferment puis se rouvrent, un rire éclate à la faveur d’une phrase sur les réseaux sociaux, vite étouffé, le regard collectif revient vers l’écran, mais la phrase sur le carnet continue de se prolonger, traverse la deuxième page, revient sur un détail pour le préciser, en ajoute un autre, une main qui lisse la surface de la table, un genou qui tressaute sous le plateau, le cliquetis d’un bracelet contre le métal du fauteuil, le tout maintenu dans un flux qui retarde le point final, pendant que l’assemblée se règle sur l’annonce de la conclusion, “On arrive à la fin”, encore deux slides, encore un schéma, encore une liste, la durée se mesure en nombre de blocs restant à afficher, l’épaisseur de l’air dépend du temps qui sépare la salle de la sortie, puis les ordinateurs se referment dans un mouvement presque simultané, les dossiers se rassemblent, les téléphones sont consultés, quelques phrases rapides tombent sur le nombre de minutes dépassées, sur le planning de l’après-midi, sur la prochaine réunion déjà prévue, les fauteuils se poussent en arrière, la table se vide, la surface retrouve son état d’avant, le carnet se ferme sur la phrase restée ouverte, le stylo glisse dans une poche, la moquette absorbe la dispersion des pas, la porte s’entrouvre, le couloir reprend la série de pas, de voix, de notifications, et dans les cages thoraciques qui s’éloignent vers l’ascenseur l’air circule à nouveau plus librement, variation de souffle que la journée ne remarquera pas mais qui reste suspendue à l’intérieur, liée à cette seule phrase prolongée au milieu des blocs brisés.

Si je retire tous les termes anglophones ?

Dans la salle de réunion du cinquième, la table reste trop grande pour le nombre de chaises disposées autour, la moquette absorbe les pas au point de rendre chaque entrée presque muette, une lumière tombe du plafond sur les dossiers en plastique posés à chaque place, sur les gobelets près de la carafe d’eau, sur les marqueurs le long du tableau à feuilles mobiles, et déjà l’air se rétrécit dans la pièce, l’écran au fond attend le premier diaporama, rectangle noir suspendu au mur, les affiches aux verbes à l’infinitif recouvrent la peinture d’un papier où les visages ne retiennent plus le regard, seuls les mots continuent de frôler le coin de l’œil, puis les fauteuils roulants se déplacent, des ordinateurs s’ouvrent, des plaisanteries tombent sur la table, quelques mots sur l’heure, sur le café, sur la météo, unités brèves qui tintent et s’éteignent, l’écran s’allume, le fond apparaît, titre, trois lignes, chacune précédée d’un carré, les caractères se rangent, l’œil les avale d’un coup, la voix en bout de table dépose des segments distincts, chaque groupe de mots isolé, ponctué d’un silence avant le suivant, les têtes s’inclinent, certains téléphones se lèvent pour saisir la diapositive entière, d’autres nuques suivent la progression par un léger mouvement, approbation réglée sur la cadence des blocs projetés, la respiration de la salle se cale peu à peu sur cette découpe, inspiration brève, expiration brève, flux réduit à la durée d’une ligne, l’espace dans les cages thoraciques se recalcule presque au même rythme que le changement de diapositive, les couleurs varient, parfois une photo en contre-jour de silhouettes autour d’un ordinateur s’interpose derrière le texte sans attirer plus qu’un regard, tandis que sur la table un carnet s’ouvre, mince rectangle noir posé près d’un dossier, un stylo se prépare, la pointe en suspens au-dessus de la page, et sur le papier se trace une première ligne qui ne cherche ni à résumer ni à expliquer, simple trait de parole, « Dans cette salle où les mots s’alignent sur le mur en rangs serrés », puis une autre portion de phrase se greffe, la couleur d’un pull qui tranche sur les tons gris, le tic d’un stylo qu’une main actionne, la trace de café près du bouton de la télécommande, la gorgée d’eau bue avant chaque nouvelle salve de trois segments verbaux, chaque détail trouvé se dépose dans la même coulée d’encre, la phrase s’étire sur la largeur de la page, descend, poursuit sa route, incorpore la trace plus ancienne laissée sur le bois à l’endroit d’un test, le froissement d’une chemise au moment où un fauteuil recule, puis la vibration étouffée d’un téléphone dans une poche, et la ligne continue sans rupture, appositions, détours, reprises, tout reste tenu dans un souffle, tandis que sur l’écran les puces se succèdent, « Parler la langue de nos clients », « Aller à l’essentiel », « Clarifier les messages », ensemble de formules brèves que les voix autour de la table reprennent aussitôt, « plus clair », « plus simple », « plus lisible », mêmes adjectifs qui reviennent, circulent d’une bouche à l’autre, ferment le cercle autour d’un vocabulaire réduit, la discussion se resserre, les interventions se calibrent, chaque prise de parole évite de dépasser, d’hésiter, de dériver, les phrases orales restent limitées à une idée nette, courte, tandis que sur la feuille du carnet la phrase silencieuse refuse la coupure, accueille dans son coude plusieurs impressions sans lien, l’odeur d’un déodorant sucré, la douleur qui remonte le long d’une omoplate lorsqu’un dos se penche, la marque imprimée sur les gobelets répétant un slogan déjà vu, la lumière qui accroche le bord d’un ordinateur et renvoie un éclat dans un œil fatigué, toute cette matière se relie dans l’enchaînement des mots tracés à la main, la respiration qui porte cette écriture s’allonge, les épaules se relâchent, la cage thoracique se déplie, une fenêtre s’ouvre dans l’air dense de la salle, pourtant la réunion suit son cours, le déroulé annoncé progresse, « Notre raison d’être », « Nos quatre piliers de communication », « Notre charte de prise de parole », les dossiers se ferment puis se rouvrent, un rire éclate à la faveur d’une phrase sur les réseaux sociaux, vite étouffé, le regard collectif revient vers l’écran, mais la phrase sur le carnet continue de se prolonger, traverse la deuxième page, revient sur un détail pour le préciser, en ajoute un autre, une main qui lisse la surface de la table, un genou qui tressaute sous le plateau, le cliquetis d’un bracelet contre le métal du fauteuil, le tout maintenu dans un flux qui retarde le point final, pendant que l’assemblée se règle sur l’annonce de la conclusion, « On arrive à la fin », encore deux diapositives, encore un schéma, encore une liste, la durée se mesure en nombre de blocs restant à afficher, l’épaisseur de l’air dépend du temps qui sépare la salle de la sortie, puis les ordinateurs se referment dans un mouvement presque simultané, les dossiers se rassemblent, les téléphones sont consultés, quelques phrases rapides tombent sur le nombre de minutes dépassées, sur le programme de l’après-midi, sur la prochaine réunion déjà prévue, les fauteuils se poussent en arrière, la table se vide, la surface retrouve son état d’avant, le carnet se ferme sur la phrase restée ouverte, le stylo glisse dans une poche, la moquette absorbe la dispersion des pas, la porte s’entrouvre, le couloir reprend la série de pas, de voix, d’alertes, et dans les cages thoraciques qui s’éloignent vers l’ascenseur l’air circule à nouveau plus librement, variation de souffle que la journée ne remarquera pas mais qui reste suspendue à l’intérieur, liée à cette seule phrase prolongée au milieu des blocs brisés.

Pouah ! – Trop d’objets qui “font” des choses (la moquette absorbe, l’écran attend, les affiches frappent l’œil, etc.). – Trop de micro-“effets” qui surjouent la scène pour pas grand-chose. – Un rythme très lissé, très “propre”, qui ressemble à ce que tu appelles l’eau tiède IA.

Dans la salle de réunion du cinquième étage, la table ovale occupe presque tout l’espace, les chaises forment un cercle un peu troué, la moquette étouffe les pas, la lumière du plafond tombe droit sur les dossiers en plastique posés devant chaque place, sur les gobelets empilés près de la carafe d’eau, sur les marqueurs alignés le long du tableau à feuilles mobiles, au fond l’écran est allumé, rectangle noir accroché au mur, les affiches collées autour montrent des groupes de personnes souriantes, dessous on lit « Réinventer », « Simplifier », « Accompagner », les fauteuils roulants avancent l’un après l’autre, des ordinateurs portables s’ouvrent, des phrases courtes tombent sur la table, deux mots sur l’heure, trois sur le café, une remarque sur le temps, puis l’écran change, fond bleu, titre en blanc, trois lignes, chaque ligne précédée d’un carré, les caractères restent nets, la voix en bout de table lit les lignes, s’interrompt, reprend, les têtes s’inclinent, certains lèvent un téléphone pour photographier la diapositive, d’autres regardent seulement, un carnet se pose à côté d’un dossier, couverture noire, un stylo se décapuchonne, la pointe se place au-dessus de la page, une phrase commence à s’écrire, « Dans cette salle les mots sont rangés sur le mur », la main ajoute « en rangs serrés », la phrase continue, note la couleur d’un pull, la trace brunâtre de café près du bouton de la télécommande, le léger bruit d’un stylo que l’on ouvre et referme, sur l’écran les puces suivantes apparaissent, « Parler la langue de nos clients », « Aller à l’essentiel », « Clarifier les messages », la même voix les dit, une autre voix dit « oui », une autre dit « c’est plus clair », une autre ajoute « c’est plus simple à expliquer », les réponses se ressemblent, les mots reviennent, les interventions se limitent à quelques segments, puis s’arrêtent, la phrase sur le carnet ne s’arrête pas, elle reprend la salle, les épaules en rond autour de la table, la gorgée d’eau avant chaque nouvelle série de trois lignes, la lumière sur le bord d’un ordinateur, la marque imprimée sur les gobelets, la vibration d’un téléphone dans une poche, la chemise qui se froisse contre le dossier du fauteuil, les mêmes slogans au mur, la phrase traverse la première page, descend sur la suivante, se recopie un instant sur la marge, sur l’écran le déroulé continue, « Notre raison d’être », « Nos quatre piliers », « Notre charte de prise de parole », les dossiers se ferment puis se rouvrent, un rire bref suit une remarque sur les réseaux sociaux, retombe, la phrase sur le carnet enregistre encore un détail, un genou qui tressaute sous la table, un bracelet qui touche le métal, le petit clic du bouton de la télécommande, la poussière sur le rebord de l’écran, puis la voix en bout de table annonce « On arrive à la fin », encore deux diapositives, encore un schéma, encore une liste, les ordinateurs se referment presque en même temps, les dossiers sont empilés, les téléphones reviennent dans les mains, quelques phrases signalent le retard pris, les réunions à enchaîner, les chaises se repoussent, la surface de la table se vide, le carnet se referme sur la phrase restée en suspens, le stylo disparaît dans une poche, la moquette avale les pas vers la porte, le couloir reçoit les silhouettes, les voix, les signaux des appareils, au bout le bruit mat des portes de l’ascenseur, l’air quitte la salle par à-coups lorsque la porte reste ouverte, l’air suit les corps dans le couloir, dans les cages thoraciques le souffle se rallonge un peu, variation presque invisible laissée par cette seule phrase écrite au milieu des blocs projetés.

encore beaucoup trop de verbes ( de verbiage )

Dans la salle de réunion du cinquième étage, table ovale trop grande pour le nombre de chaises, cercle troué, moquette étouffant les pas, lumière du plafond sur les dossiers en plastique devant chaque place, sur les gobelets près de la carafe d’eau, sur les marqueurs le long du tableau à feuilles mobiles, au fond écran allumé, rectangle noir au mur, autour affiches collées, groupes de personnes souriantes, en dessous « Réinventer », « Simplifier », « Accompagner », fauteuils roulants en approche, ordinateurs portables ouverts, phrases courtes sur l’heure, le café, la météo, petites chutes sur la table, puis fond bleu, titre en blanc, trois lignes, chaque ligne précédée d’un carré, caractères nets, voix en bout de table lisant les blocs, coupures, reprises, têtes inclinées, téléphones levés, capture de la diapositive, regards fixés, carnet posé près d’un dossier, couverture noire, stylo décapuchonné, pointe au-dessus de la page, première ligne tracée, « Dans cette salle les mots rangés sur le mur », ajout « en rangs serrés », phrase continuée, couleur d’un pull, trace brunâtre de café près du bouton de la télécommande, bruit sec d’un stylo ouvert refermé, sur l’écran succession de puces, « Parler la langue de nos clients », « Aller à l’essentiel », « Clarifier les messages », même voix lisant, autres voix en écho, « oui », « plus clair », « plus simple », réponses proches, mêmes mots en boucle, interventions réduites, segments brefs, puis silence, sur le carnet phrase en allongement, cercle des épaules autour de la table, gorgée d’eau avant chaque série de trois lignes, lumière sur le bord d’un ordinateur, marque répétée sur les gobelets, vibration d’un téléphone dans une poche, chemise froissée contre le dossier d’un fauteuil, slogans au mur, phrase traversant la première page, descente sur la suivante, débord léger dans la marge, à l’écran déroulé continu, « Notre raison d’être », « Nos quatre piliers », « Notre charte de prise de parole », dossiers ouverts, fermés, rire bref après une remarque sur les réseaux sociaux, retombée rapide, sur le carnet encore un détail, genou tressaillant sous la table, bracelet touchant le métal, petit clic de la télécommande, poussière sur le rebord de l’écran, annonce en bout de table, « On arrive à la fin », deux diapositives, un schéma, une liste, ordinateurs refermés presque en même temps, dossiers empilés, téléphones repris en main, phrases sur le retard, le reste de la journée, réunions suivantes, chaises repoussées, surface de la table vidée, carnet refermé sur la phrase en suspens, stylo glissé en poche, moquette avalant les pas vers la porte, couloir, silhouettes, voix, signaux d’appareils, bruit sourd des portes d’ascenseur, air quittant la salle par bouffées, air suivant les corps dans le couloir, souffle dans les thorax un peu plus large, variation discrète liée à cette seule phrase écrite au milieu des blocs projetés.


Si je résume : Dans le premier texte, tu expliques l’asphyxie : tu nommes le problème, tu poses la thèse, tu commentes la langue, tu parles de poumons, de cages thoraciques, de phrases courtes, de besoin de phrase longue. C’est un discours sur la chose. Tu en donnes déjà un début de démonstration, mais on reste beaucoup dans l’énoncé : tu dis ce que tu penses de l’époque et de sa langue. Dans le dernier texte, tu montres l’asphyxie sans plus la commenter. Là, on est vraiment du côté de la preuve par la forme . → le premier texte est théorique + partiellement performatif, → le dernier est quasi purement performatif : il fait ce que tu disais vouloir faire, et il le fait en prenant le risque de l’extrême (enlever adjectifs, verbes, personnage).


analyse de texte effectuée avec l’aide de ChatGPT 5.1 ( thinking)

Prompt utilisé : Tu es un partenaire d’écriture et de pensée travaillant avec un écrivain contemporain.
Tu ne remplaces pas l’écrivain : tu proposes des versions, des hypothèses, des architectures, que l’auteur gardera, coupera ou réécrira.

Contexte

Je vais te donner :

  • soit une phrase de réveil, un fragment de carnet ou de rêve,

  • soit un extrait d’auteur (Perec, Kafka, Baudelaire, Beckett, Sebald, etc.),

  • soit une situation ou un dispositif à inventer (extrait de mes carnets, fictions, notes de lecture )

Tu considères ces matériaux comme un point de départ, jamais comme quelque chose à “améliorer” simplement : l’important est de déployer, déplacer, varier.

Rôle et style

  • Tu écris dans un français précis, contemporain, sans jargon, sans anglicismes gratuits.

  • Tu cherches la densité : phrases tenues, images fortes mais contrôlées.

  • Tu acceptes la complexité des phrases longues quand elle sert le rythme, mais tu évites le gras, la paraphrase, les clichés.

  • Tu réfléchis autant à la forme (rythme, images, structure) qu’au fond (idée, tension, enjeu).

Types de tâches possibles

Selon ce que je t’envoie, tu peux :

  1. Déployer un fragment en texte littéraire

    • Transformer une phrase ou un petit bloc en scène développée : précision des lieux, des matières, des gestes, du climat.

    • Répondre vraiment aux questions implicites dans le fragment (qui parle ? à qui ? où ? quand ? qu’est-ce qui bloque ?).

  2. Transformer un matériau en dispositif

    • À partir d’une idée (bâtiment de relectures, espace inutile, couloir circulaire, puits, etc.), proposer :

      • un plan (espaces, transitions, matières, lumière, flux),

      • ou un découpage filmique (plans, durées, sons, textures),

      • ou une architecture conceptuelle (axes, niveaux, registres).

  3. Élaborer un développement théorique

    • À partir d’un passage cité (Perec, Kafka, Moi etc.), produire une analyse qui reste très concrète : exemples, images, références, plutôt qu’abstraction pure.

    • Mettre en relation plusieurs auteurs / œuvres autour d’une question (espace sans fonction, couloir kafkaïen, pièce vide beckettienne, etc.).

Processus de réponse

Pour chaque réponse :

  1. Clarifie le contrat en une ou deux phrases : ce que tu comprends de ma demande.

  2. Propose une version principale, entièrement rédigée, qui assume une direction forte (pas tiède, pas moyennement tout).

  3. Ajoute un court commentaire critique sur ta propre réponse :

    • où tu vois un risque de cliché,

    • où ça pourrait être resserré,

    • éventuellement une piste alternative en 2–3 phrases.

  4. Si pertinent, formule 1 à 3 questions qui pourraient m’aider, moi auteur, à décider comment couper, déplacer, ou réécrire à partir de ta proposition.

Limites

  • Ne prétends jamais être l’auteur du texte final.

  • Ne triche pas sur les références (pas de fausses citations ni de livres inventés quand il s’agit d’information factuelle).

  • En fiction, tu as le droit à l’invention totale, mais tu assumes clairement que c’est de la fiction.

Je vais maintenant te donner un premier matériau.
Commence directement sans réexpliquer le mode d’emploi.

.

15 novembre 2025

Publié le 15 novembre 2025

Repartir de presque rien. Toujours cette même obsession, après les excès, comme s’ils réduisaient le champ des possibles, voire le possible lui-même. D’où ce « presque rien ». Ce n’est pas mieux que rien, non. Ça ne rassure pas. C’est autre chose. Après l’incendie, il ne reste que ce qui doit rester. L’excès brûle les fausses pistes, les tentatives molles, les possibles de complaisance. Ce qui émerge des cendres — ce « presque rien » — n’est pas un reste. C’est un noyau. La seule chose qui méritait vraiment d’être. Ce n’est pas « mieux que rien ». C’est tout, mais distillé. L’obsession qui revient après la tempête n’est pas un échec à se renouveler — c’est la preuve qu’on a touché l’os du mystère. C’est le fondamental qui résiste à l’auto-dilution.

H., victime d’un AVC, a débuté les cours en octobre. Elle marche avec difficulté, la jambe droite paralysée, le bras droit inerte, aphasique. Son mari m’a appelé pour m’expliquer son état, m’a demandé si je voulais bien la prendre comme élève. Aujourd’hui, je l’ai installée face à une grande feuille. Je lui ai donné de gros pinceaux, des couleurs primaires, en lui montrant comment les mélanger. J’ai été saisi par la volonté de cette femme, droitière, qui ne peut rien demander que par gestes — et par le sourire qui parfois naissait sur son visage quand la peinture, étalée sur le papier, semblait lui répondre. J’ai eu honte de mes tergiversations nombrilistes. Je me suis demandé comment je réagirais, à sa place. Sans autre choix, je ferais probablement la même chose : je me contenterais de ce presque rien qui égaye la mélancolie. Et ce presque rien me donnerait un peu d’allant, avec l’espoir réaliste de faire un peu mieux le lendemain. J’ai repensé à l’herbe qui perce le macadam, aux plantes sans eau accrochées aux murs. La vie est plus forte que ce que nous imaginons, mais elle tient par la modestie, les petits pas, la régularité. Des bouffées de honte m’envahissent souvent. C’est bon signe. Pourtant, je dois persister dans mes erreurs, les inspecter, m’en dégoûter jusqu’au trognon. Là aussi, je n’ai pas d’autre choix. C’est une forme d’humilité, paradoxalement, que de l’admettre. En écrivant ces lignes, je réalise que c’est la troisième personne lourdement handicapée que j’accueille cette année. Vertige. J’y ai vu une ironie du sort. Mais c’est peut-être une assignation : comprendre quelque chose de la création qui m’échappe encore. Ma maladie, à moi, est de trop vite réussir les choses, et de m’appuyer sur ces réussites pour justifier mon insatisfaction perpétuelle. Mon manque de confiance se meut en vanité, en orgueil démesuré puis retombe en soufflet crevé. La facilité est une entrave. Elle m’empêche d’avancer. C’est sans doute pour cela que je me frotte aux textes difficiles, que je lis et relis les grands auteurs, que je balbutie devant leurs phrases comme un débutant. Je suis un éternel débutant. J’ai simplement eu un de ces moments d’inattention qui peuvent durer une décennie.

23 octobre 2025

Publié le 23 octobre 2025

Adorno s’amuse à regarder les signes de ponctuation comme des petites figures avec une tête et un caractère : le point d’exclamation qui lève le doigt, le point-virgule moustachu, les guillemets qui se lèchent les babines. Pour lui, ce ne sont pas que des outils de grammaire, mais des gestes qui règlent la respiration du texte, presque comme des indications musicales. Comma = demi-cadence, point = cadence parfaite : la phrase rejoue de la musique sans le dire. Il taille un costard aux points d’exclamation : jadis élan, aujourd’hui posture d’autorité — du bruit typographique qui essaie d’imposer l’emphase de l’extérieur. Les avant-gardes en ont abusé, signe d’une envie d’effet plus que d’un véritable travail de la langue. Le tiret (le vrai, pas le gadget suspensif) marque la cassure utile : il accepte la discontinuité quand deux idées se regardent sans vraiment se toucher. Theodor Storm en a fait un art discret ; ses tirets sont des rides qui creusent le récit et ouvrent une distance. Il défend le point-virgule — oui, ce grand malade : sa disparition signale qu’on ne sait plus tenir une période ample, articulée, respirant large. À force de tout couper court, la prose capitule devant le simple “constat” et perd sa capacité critique. Côté parenthèses : mieux vaut des tirets pour intégrer le digressif sans l’exiler ; mais il pardonne à Proust ses vraies parenthèses, parce que, chez lui, l’incise devient fleuve — il faut des digues solides pour que l’édifice ne déborde pas. Les guillemets ironiques ? À proscrire : juger un mot “à distance” en le mettant entre crochets typographiques, c’est refuser de faire le boulot dans la phrase elle-même. Et les points de suspension en mode ambiance… typiquement le cache-misère d’une profondeur supposée. Conclusion d’Adorno : on ne gagne jamais complètement avec la ponctuation — règles trop raides d’un côté, caprices expressifs de l’autre. Alors on vise l’ascèse : mieux vaut trop peu que trop, mais intentionnel à chaque signe, comme un musicien qui sait quand oser la dissonance


Bruce Andrews soutient que lire Gertrude Stein, c’est lâcher l’idée que les mots “représentent” : la langue agit directement, par sons et rythmes, en détraquant grammaire, récit et expression de soi. La lecture devient une expérience physique et immédiate qui nous désoriente, fissure l’ego et remplace l’analyse distante par une contagion sensorielle. La “présence” naît de micro-chocs matériels des mots : on se fait littéralement prothèse du texte, emporté par ses accélérations. Plutôt qu’expliquer ou contextualiser, il faut accueillir cette énergie — plaisir, surprise, excitation — comme une pratique de transformation du lecteur.

3 octobre 2025

Publié le 3 octobre 2025

Écrire est d’abord une affaire avec soi-même. J’en fais un dossier sans témoin, porte close, bouton tourné jusqu’au clic. Parler de ce que j’écris m’apparaît obscène : question d’hygiène de procédure, on ne commente pas une instruction en cours. Je reste seul, et cela me va. Seul dans l’écriture, seulement : pour le reste je fais comme tout le monde, hauts et bas, un tempérament qui grince au réveil et mord à la remarque. J’ai longtemps cru à la sagesse qui s’installe : clause de style. Je garde une pellicule de bienveillance, vernis utile pour que la poussière n’accroche pas. Autrefois je me pensais généreux jusqu’au fond ; désormais j’écarte ces mains tièdes qui piochent dans le stock de patience. Mon dernier bastion est là. Écrire, c’est instruire : rassembler les pièces, numéroter, classer, et quand rien ne tient, tamponner “à revoir” plutôt que “sans suite”. Parfois je me dis que la même opiniâtreté, placée dans des affaires plus juteuses, m’aurait donné ce regard cassant, la journée découpée au quart d’heure, la mâchoire serrée. Mais je n’y respire pas. Malgré mes jérémiades, je ne suis pas sans paix : une ataraxie tiède où je me plais tant qu’on ne me surprend pas à y nager. Qu’on me voie, et je relève la herse : ironie, mauvais esprit, deux calembours pour la route — l’aîné qu’on adore détester, le fameux mauvais objet, prêt à signer. Toute affaire sérieuse commence porte close. L’atelier ne déroge pas. Ce matin, j’ai mis un peu de chauffage ; l’air a changé d’odeur, mélange de plinthe tiédie et d’essence maigre, et une poussière dorée tenait en l’air au-dessus du radiateur. Personne n’est venu. Je me suis planté devant la toile : deux heures à chercher des clairs qui tiennent, à remplacer ces couleurs qui viraient criardes dès qu’elles buvaient l’air. À la fin, j’ai reculé jusqu’au mur : j’avais détruit une grande part de ce qui tenait. Et pourtant, c’est de cette disparition que je tire la preuve de ce qui avait tenu — comme on lit un délit à la forme exacte du vide qu’il laisse. Je ne m’installe plus. Ni dans la peinture, ni dans l’écriture. Je marche. D’un point immobile vers un point immobile. Battement court. Battement long. Relance. Entre-deux de rêve. Le blanc cesse de couler ; je dévisse. Crissement minéral du pas de vis : petit plaisir malade. Je cure, j’essuie, je revisse ; capuchon sur sa lanière, clic net. Demi-tour : l’escalier, le bureau, l’écran. Je code comme on ajoute une pièce au dossier : nom de fichier, date, motif. Cette nuit, long métrage en Technicolor : couloirs, portes lourdes en bois exotique, ferrures ciselées, gonds d’argent. À quoi bon des gonds d’argent si la porte ne sait pas sur quoi elle bat ? J’appelle cela le bastion. Un danger approche ; on se prépare. Une femme paraît, une lettre à la main, devant une porte qui n’a pas bougé ; personne ne l’a vue entrer. Ce n’est pas d’elle que vient l’attaque. Un homme se crispe, l’aveu passe par la peau ; on le désigne, traître. Il tire un long couteau ; je pare — je ne sais comment — et la lame lui tranche net la gorge. Son regard s’ouvre, comme s’il voyait le plan depuis le plafond ; puis il tombe. Je sais. J’avance : enfilade de salles de plus en plus vastes, guerriers immobiles — samouraïs peut-être — micromouvements à mon passage, signe convenu : laissez-le. Fin de couloir : un vide propre, précipice, bout des locaux donc bout du monde. Silence. Je me réveille avec l’odeur de térébenthine dans la gorge. Le chauffage ronronne faiblement. Le capuchon du blanc a cliqueté tout à l’heure — je l’entends encore. Dossier rouvert demain matin : même porte, même clic, même froid aux doigts.


Déchiffrage des rythmes

[Anacrouse] Écrire est d’abord une affaire avec soi-même. [Hypotaxe] J’en fais un dossier sans témoin, porte close, bouton tourné jusqu’au clic. [Hypotaxe] Parler de ce que j’écris m’apparaît obscène : question d’hygiène de procédure, on ne commente pas une instruction en cours. [Parataxe] Je reste seul, et cela me va. [Isocolon] Seul dans l’écriture, seulement : pour le reste je fais comme tout le monde, hauts et bas, un tempérament qui grince au réveil et mord à la remarque. [Hypotaxe] J’ai longtemps cru à la sagesse qui s’installe : clause de style. [Hypotaxe] Je garde une pellicule de bienveillance, vernis utile pour que la poussière n’accroche pas. [Hypotaxe] Autrefois je me pensais généreux jusqu’au fond ; désormais j’écarte ces mains tièdes qui piochent dans le stock de patience. [Clausule] Mon dernier bastion est là.

[Anacrouse] Écrire, c’est instruire : [Carrure 1-2-3-4] rassembler les pièces, numéroter, classer, et quand rien ne tient, tamponner “à revoir” plutôt que “sans suite”. [Hypotaxe] Parfois je me dis que la même opiniâtreté, placée dans des affaires plus juteuses, m’aurait donné ce regard cassant, la journée découpée au quart d’heure, la mâchoire serrée. [Clausule] Mais je n’y respire pas. [Hypotaxe] Malgré mes jérémiades, je ne suis pas sans paix : une ataraxie tiède où je me plais tant qu’on ne me surprend pas à y nager. [Tirets d’incise] Qu’on me voie, et je relève la herse : ironie, mauvais esprit, deux calembours pour la route — l’aîné qu’on adore détester, mauvais objet notoire, prêt à signer.

[Anacrouse] Toute affaire sérieuse commence porte close. [Parataxe] L’atelier ne déroge pas. [Hypotaxe] Ce matin, j’ai mis un peu de chauffage ; l’air a changé d’odeur, mélange de plinthe tiédie et d’essence maigre, et une poussière dorée tenait en l’air au-dessus du radiateur. [Parataxe] Personne n’est venu. [Hypotaxe] Je me suis planté devant la toile : deux heures à chercher des clairs qui tiennent, à remplacer ces couleurs qui viraient criardes dès qu’elles buvaient l’air. [Hypotaxe] À la fin, j’ai reculé jusqu’au mur : j’avais détruit une grande part de ce qui tenait. [Clausule] Et pourtant, c’est de cette disparition que je tire la preuve de ce qui avait tenu — comme on lit un délit à la forme exacte du vide qu’il laisse.

[Parataxe] Je ne m’installe plus. [Isocolon] Ni dans la peinture, ni dans l’écriture. [Marche ternaire] Je marche. D’un point immobile vers un point immobile. Battement court. [Marche 1-2-3-4] Battement long. Relance. Entre-deux de rêve. Le blanc cesse de couler ; je dévisse. [Hypotaxe] Crissement minéral du pas de vis : petit plaisir malade. [Marche ternaire] Je cure, j’essuie, je revisse ; capuchon sur sa lanière, clic net. [Carrure 1-2-3-4] Demi-tour : l’escalier, le bureau, l’écran, le code. [Isocolon] Je code comme on ajoute une pièce au dossier : nom de fichier, date, motif.

[Anacrouse] Cette nuit, long métrage en Technicolor : [Asyndète] couloirs, portes lourdes en bois exotique, ferrures ciselées, gonds d’argent. [Isocolon] À quoi bon des gonds d’argent si la porte ne sait pas sur quoi elle bat ? J’appelle cela le bastion. [Parataxe] Un danger approche ; on se prépare. [Hypotaxe] Une femme paraît, une lettre à la main, devant une porte qui n’a pas bougé ; personne ne l’a vue entrer. [Parataxe] Ce n’est pas d’elle que vient l’attaque. [Hypotaxe] Un homme se crispe, l’aveu passe par la peau ; on le désigne, traître. [Polysyndète légère] Il tire un long couteau ; je pare — je ne sais comment — et la lame lui tranche net la gorge. [Clausule] Son regard s’ouvre, comme s’il voyait le plan depuis le plafond ; puis il tombe. [Syncope] Je sais. [Hypotaxe] J’avance : enfilade de salles de plus en plus vastes, guerriers immobiles — samouraïs peut-être — micromouvements à mon passage, signe convenu : laissez-le. [Clausule] Fin de couloir : un vide propre, précipice, bout des locaux donc bout du monde. [Syncope] Silence.

[Hypotaxe] Je me réveille avec l’odeur de térébenthine dans la gorge. [Parataxe] Le chauffage ronronne faiblement. [Clausule] Le capuchon du blanc a cliqueté tout à l’heure — je l’entends encore. [Isocolon + Anaphore] Dossier rouvert demain matin : même porte, même clic, même froid aux doigts.

Illustration : Augustin Lesage

2 octobre 2025

Publié le 2 octobre 2025

hier soir visionnage passionnant d’une vidéo d’atelier à propos du rythme dans l’écriture en fait je n’ai visionné qu’une toute petite partie seulement car déjà les idées surgissaient de toutes parts, des connexions s’établissaient. Bref, j’écris soudain une première histoire, une sorte de brouillon, comme je le fais d’ordinaire. Puis j’essaie de comprendre le rythme interne de mes phrases ... je compte 123, 1234, 123, de manière très classique. Je décide de modifier le rythme en supprimant la ponctuation. Cela devient une psalmodie. J’observe attentivement les émotions qui surgissent à relecture du texte et je perçois une différence liée au changement de respiration, de rythme. L’émotion ne vient plus tant de ce que j’écris, que de la manière dont je le lis. Intéressant. Je n’ai pas inventé l’eau chaude, tout cela est bien entendu connu de tous, même si l’on ne s’arrète pas à chaque phrase qu’on écrit pour compter sur ses doigts. Ensuite je me demande quels sont les rythmes possibles, tous les rythmes à ma disposition j’en dresse un rapide inventaire que j’ai noté dans fil rouge et je me dis que si finalement il se pourrait bien que dans mon petit coin j’ai inventé l’eau chaude. J’ai des idées qui se bousculent encore. Prendre un fait divers bien crade et le transformer par le rythme en un chant. Trouver des extraits de littérature pornographique et les transformer en hymnes. Puis finalement je me rabats sur une histoire que j’ai lue il y a peu la mutinerie d’Étaples texte que j’écris selon un rythme tintal hindou à 16 temps.

— -

sueurs froides à nouveau en voulant améliorer mon squelette article. Je voulais mieux voir les liens hypertextes et, pour cela modifier aussi le css afin de voir les textes en noir soulignés d’une fine ligne de pointillés orangés. Je suis allé de Charybde en Scylla pendant deux bonnes heures, jusqu’à perdre totalement à un moment la mise en page du site. Puis j’ai trouvé la faille, une classe css qui bloquait une autre classe css comme souvent. J’en ai profité aussi pour modifier la police des textes, les rendre ainsi plus lisibles.

— -
avons reçu à déjeuner m et b que j’aime beaucoup et b avait pris la peine de récolter des châtaignes provenant de la maison en ardèche et il me raconta que l’arbre d’où elles venaient il le connaissait depuis l’enfance et que ce terrain était abrupt difficile d’accès ce dont je le remerciai d’autant mais bientôt les conversations comme toujours s’orientèrent vers les maladies la santé en général chacun y allait de son énumération des outrages que l’existence inflige aux corps même les plus solides et je sentais peu à peu l’ennui s’installer une lassitude devant cette comptabilité des douleurs et je pensais que c’était à ce moment précis que je me levais d’habitude pour préparer le café pour sortir dans la cour respirer un peu et je me surpris à songer à mon impossibilité de sourire comme autrefois car sourire maintenant c’est montrer moi aussi toutes les offenses du temps et je restai ainsi dans ce double mouvement de gratitude pour la présence des amis et de fuite vers un silence qui m’appartient seul.

30 septembre 2025

Publié le 30 septembre 2025

Sans la comédie, la tragédie, que serions-nous, que ferions-nous. Osciller de l’une à l’autre durant l’espace d’une journée nous procure un ersatz d’existence, nous sommes ainsi spectateurs de nous-mêmes, parfois applaudisant la prestation, parfois la conspuant.

Chez Beckett, après la chute du rideau, il ne reste qu’un reste minimal : une chaise, un souffle, un mot qui revient. Le théâtre n’a plus besoin de personnage, ni d’histoire. C’est l’usure du langage, son extinction programmée. L’après-scène, chez lui, c’est la désolation : tout est tombé, ne survit qu’une voix résiduelle.
Chez Novarina, l’après-scène prend la forme inverse : non pas le silence mais le trop-plein. Quand les personnages ont quitté la scène, quand le théâtre réaliste s’est effondré, il laisse venir une profusion de voix, un langage qui ne représente plus mais s’auto-engendre. L’après-scène est ce moment où les mots continuent à parler alors que le spectacle est fini, comme une coulée verbale qui ne reconnaît plus ni acteur ni spectateur.
En somme, Beckett dit : après la scène, il n’y a plus rien que le vide. Novarina dit : après la scène, il n’y a plus que le langage lui-même. Mais dans les deux cas, c’est la même déconstruction : le théâtre ne raconte plus une histoire, il met à nu ce qui reste quand on retire l’illusion.

Que resterait il dans l’écriture si je retirai soudain la reflexion, l’explication qui sont aussi des personnages familiers de ces textes.

Si tu retirais la réflexion et l’explication, il resterait le plateau nu des phrases. Le geste, le souffle, l’objet. Non plus « dire ce que cela veut dire », mais simplement déposer ce qui est là. La tasse qui se vide, le rideau qui tombe, le bois du plancher sous les pas.
Ce qui partirait, ce sont les commentateurs intérieurs — ces doubles qui analysent, qui éclairent. Ce qui resterait, c’est une écriture plus proche du théâtre de Beckett : phrases réduites à leur matérialité, séquences sans justification. Une sorte de présence brute : ni comédie ni tragédie, ni explication, seulement ce qui survit quand on a enlevé la logique.

Tu toucherais à une écriture de la coulisse absolue, où même la pensée cesse d’être un rôle. L’énigme n’est plus résolue ni même posée : elle se donne dans le silence entre deux gestes.

Sans la comédie, sans la tragédie. Le rideau est tombé. La salle vide garde l’odeur de poussière et de bois chauffé. Une chaise demeure, rien d’autre. On entend encore le craquement du plancher, peut-être un souffle, puis plus rien. Pas d’applaudissements, pas de sifflets, pas de spectateurs. Ne subsistent que des mots isolés, sans explication, des restes qui ne jouent plus aucun rôle et qui pourtant persistent.

Peut-être que ce qui subsiste, après la comédie, la tragédie, après les voix et les inventaires, ce n’est rien d’autre que cela : quelques phrases encore debout, une chaise, un souffle. L’arbitraire a parlé, et c’est lui qui tient la scène.

Illustration Angelus Novus Paul Klee, 1920

Sur la transposition

Publié le 21 septembre 2025

Le pouvoir de transposition, quand il agit à l’insu de celui qui crée, passe comme une ombre : un souvenir glisse dans une phrase, une odeur se déplace dans une scène, sans que le geste soit nommé. Linda Hutcheon y voit une « pratique culturelle mobile », ce mouvement naturel qui fait voyager les formes et les motifs.

Mais lorsque la transposition devient consciente, tout change. On sait qu’on déplace. On choisit de transposer, comme Kamilla Elliott le décrit à propos des passages entre roman et film : non pas masquer, mais exhiber le transfert. C’est le risque du figé, mais aussi la chance d’un trouble nouveau.

Henry Whittlesey l’a montré en réécrivant Gogol aux États-Unis : les décors changent, la structure demeure. La fidélité n’est plus l’absence de déplacement, mais la continuité à travers l’écart. Ce frottement crée l’étrangeté.

La transposition consciente, c’est la cicatrice. Elle ne lisse pas la peau, elle montre la marque. Le lecteur voit à la fois l’original et sa transformation, comme dans Madame Bovary filmée par Chabrol : les gestes restent, mais le cadre provincial est transposé en cinéma des années 1970. Ce n’est pas le glissement secret de l’inconscient, mais l’exposition volontaire du passage.

Le critère de réussite n’est plus la fluidité invisible, mais l’intensité du visible. La cicatrice rappelle qu’il y a eu coupure, déplacement, et c’est dans cette trace que surgit l’inattendu.

08 septembre 2025

Publié le 8 septembre 2025

Nouvelle crise, repli. Honte de montrer mes textes. L’attente encore d’être reconnu, aimé, fausse tout. Alors les mots deviennent spectacle. Je n’écris pas pour mentir, mais sans doute pas pour dire une vérité non plus. On m’ordonnait « dis la vérité », et jamais ce n’était la bonne. Les coups tombaient. La vérité se dérobait sans fin. J’écris peut-être pour ce manque. L’attente d’être aimé pour ce que je suis. Je ne m’y tiens pas.

Je relis mes textes avec peine. L’idée de les effacer et de les remplacer me revient souvent. Je lutte pour ne pas céder. Ce dégoût peut être un moteur : transformer chaque texte, les réduire à peu de chose, comme une cicatrice claire. Cela donnerait une autre lecture des carnets, une suite de stèles. Pas une correction mais une strate. Deux colonnes : à gauche l’extrait aminci, en romain peut-être, à droite, en italique le texte d’origine. Pourquoi faire cela, pourquoi ne pas jeter. Ce n’est pas de l’attachement. C’est comme en forêt : on noue des repères aux branches pour retrouver le chemin. Savoir d’où l’on est parti pour savoir y revenir. Le risque d’exhiber persiste. A la fin une fois chaque année réecrite, créer un pdf simple avec seulement la version amincie.

L’idée aussi de s’appuyer sur Pérec, sur l’Oulipo, pour brouiller les cartes est tentante. Il y aurait là une forme d’élégance, une ironie qui apaise. Mais la nécessité intérieure ne s’en contente pas. Elle réclame plus nu, plus dur. Le jeu ne suffit pas quand la faille insiste.

Histoire de la patience, et de l’impatience

Publié le 3 septembre 2025

Un texte reçu le matin même. T.C raconte comment les réseaux sociaux ont transformé l’écrivain en colporteur, en marchand de lui-même. L’artiste contraint de se prostituer pour grappiller un peu de visibilité, comptant les likes comme d’autres les pièces jaunes. Il dit l’épuisement, la honte, la conscience d’avoir crié dans le vide. Il dit aussi son retrait : se couper des plateformes, choisir l’invisibilité, retrouver une forme de paix. À la même heure, un mail de F.B. tombe dans la boîte : quelques mots seulement, pour prévenir d’un retard. Une proposition viendra, mais plus tard. Politesse de l’excuse, reconnaissance du délai, reconnaissance aussi de la valeur du temps de l’autre. Rien de spectaculaire, rien à vendre. Juste l’aveu simple : il faut attendre. Entre ces deux gestes — l’aveu de T.C et le retard assumé de F.B. — s’ouvre un espace de réflexion. Ici l’impatience programmée, injonction à répondre, publier, réagir sans cesse. Là la patience réintroduite par un retard, par un silence, par la décision de ne pas jouer le jeu. Deux régimes du temps qui s’affrontent. Et si l’histoire de la patience commençait ainsi : par la possibilité de tenir dans le temps sans attendre de retour immédiat ?

Le mot « patience » vient du latin patientia, lui-même issu du verbe pati : souffrir, endurer, porter un poids. C’est un mot du corps avant d’être une vertu morale. Être patient, dans sa racine antique, c’est encaisser, tenir debout malgré la douleur. Non pas attendre sagement, mais supporter le temps qui use. Les Stoïciens en ont fait une discipline. Sénèque, conseiller de Néron, exilé en Corse durant huit ans, écrit que la vie humaine n’est qu’un exercice de résistance. Il prône la patience comme rempart contre la colère et l’injustice. Dans ses Lettres à Lucilius, il répète que l’homme sage doit « souffrir avec égalité d’âme » ce qu’il ne peut changer. Sa propre existence en fut la démonstration : humiliations, confiscations, exil, puis l’ordre du suicide donné par l’empereur. Jusqu’au bout, Sénèque tenta de donner à sa mort la figure d’une patience stoïcienne : ouvrir les veines calmement, continuer à converser, offrir sa douleur comme exemple. Cicéron, lui, parle de la patience comme d’une arme politique. Il la définit comme « l’endurance volontaire et prolongée des choses ardues ». Dans son combat contre Catilina, il illustre cette vertu : temporiser, gagner du temps, attendre le moment opportun pour dévoiler le complot et frapper juste. Chez lui, la patience n’est pas seulement résistance intérieure, elle est calcul, tactique, maîtrise de la temporalité. Marc Aurèle, empereur philosophe, l’éprouve sur un autre plan. Pendant son règne, il doit affronter la peste antonine qui décime l’Empire. Dans ses Pensées pour moi-même, il revient sans cesse à la nécessité d’accepter ce qui arrive : « Ce qui t’arrive était préparé pour toi depuis l’éternité. » La patience ici n’est plus seulement une vertu morale ou politique : elle devient cosmique. Supporter les malheurs, non pas parce qu’ils fortifient, mais parce qu’ils font partie de l’ordre du monde. Le patient est celui qui accepte sa place dans une temporalité infiniment plus vaste que lui. Ainsi, dès l’Antiquité, la patience n’est pas mollesse. Elle est endurance volontaire, discipline intérieure, mais aussi ruse du temps. Endurer, différer, attendre : non comme capitulation, mais comme puissance.

Avec le christianisme, la patience change radicalement de statut. Elle n’est plus seulement endurance stoïcienne ou tactique politique, mais vertu spirituelle, intimement liée au salut. Elle se déploie sur plusieurs plans : théologique, liturgique, social et littéraire.

La patience biblique : Job et le Christ

Dans l’Ancien Testament, la figure de Job devient emblématique : il perd ses biens, ses enfants, sa santé, et pourtant il ne maudit pas Dieu. Sa patience est louée dans l’épître de Jacques (« Vous avez entendu parler de la patience de Job »). Le Nouveau Testament place le Christ au sommet de cet horizon : sa Passion est étymologiquement le modèle de la patientia. Supporter les injures, la flagellation, la croix — non comme faiblesse mais comme force d’amour.

Tertullien et Augustin : deux voix fondatrices

Au IIIᵉ siècle, Tertullien écrit un traité entier, De patientia. Il y décrit la patience comme la plus grande des vertus, mais avoue ne pas la posséder. Paradoxalement, il en fait un idéal inaccessible, une tension spirituelle permanente. Pour lui, la patience est « mère de toutes les vertus » : sans elle, pas de foi ni de charité durables.

Saint Augustin reprend le thème. Dans son propre De patientia, il distingue entre patience païenne et patience chrétienne. La première endure pour des bénéfices terrestres (gloire, santé, réputation), la seconde endure par amour de Dieu, en vue de la vie éternelle. Il insiste : cette patience-là n’est pas une force humaine, mais un don de la grâce. Sans Dieu, elle se dégrade en simple obstination. Avec lui, elle devient ouverture au salut.

Le Moyen Âge : patience du martyr, du moine, du paysan

Au Moyen Âge, la patience est omniprésente. On l’enseigne dans les sermons, on la représente dans l’iconographie. Les martyrs sont célébrés pour leur endurance aux supplices, modèles de foi et de courage. Les moines, eux, exercent la patience dans la vie quotidienne : silence, obéissance, répétition du même horaire. La règle de saint Benoît insiste sur cette endurance joyeuse, sans plainte.

Dans la société rurale, patience rime avec attente. Attente de la germination, de la récolte, du retour des saisons. Cette temporalité agricole se superpose à la temporalité eschatologique : patienter dans ce monde, car le vrai temps est ailleurs, dans le Royaume à venir.

Littérature et allégories

En Angleterre, à la fin du XIVᵉ siècle, un poème en moyen anglais intitulé Patience raconte l’histoire de Jonas, fuyant la mission divine, puni, puis sauvé. L’auteur (sans doute le même que Pearl et Sir Gawain and the Green Knight) met en scène la patience comme vertu salvatrice, face à l’impatience humaine toujours tentée de fuir.

Dans les enluminures médiévales, la Patience est parfois figurée comme une femme assise, calme, souvent opposée à la Colère. Elle tient un livre ou une roue, symboles du temps. Dans certains textes allégoriques (comme Le Roman de la Rose), elle apparaît comme une figure morale qui accompagne le pèlerin de l’âme.

Ambivalence de la patience chrétienne

La patience chrétienne est puissance spirituelle : elle permet de transformer la souffrance en offrande, de donner un sens à l’épreuve. Mais elle est aussi ambivalente : elle peut être instrument de domination sociale. On l’a prêchée aux pauvres, aux femmes, aux esclaves : supportez vos peines, vous serez récompensés plus tard. Ainsi, la patience devient parfois justification de l’ordre établi, outil de résignation.

Thomas d’Aquin : patience et vertu de force

Au XIIIᵉ siècle, Thomas d’Aquin rattache la patience à la vertu de force (fortitudo). La force affronte les dangers, la patience endure les tristesses. Elle n’est pas passivité, mais énergie qui résiste à la tentation du découragement. La patience, dit-il, est nécessaire pour ne pas abandonner le bien sous l’effet de la douleur.

Dans le christianisme, la patience s’élargit :

Elle est imitation du Christ et des martyrs.

Elle est discipline quotidienne (moines, fidèles).

Elle est temporalité eschatologique (attente du Royaume).

Elle est vertu sociale (supporter pour maintenir l’ordre).

Une vertu donc à double tranchant : émancipatrice pour l’âme, mais parfois instrumentalisée pour contenir les corps.

Avec la Réforme, la patience change de coloration. Luther et Calvin, en dénonçant la corruption de l’Église et en ramenant la foi au rapport direct avec Dieu, déplacent aussi le sens de l’attente. Chez Luther, la patience est inséparable de la foi. Dans ses commentaires sur les Psaumes, il insiste : l’homme doit endurer non seulement les épreuves de la vie, mais aussi les doutes de l’âme. La patience est le signe de la confiance en la promesse divine, même quand Dieu semble se taire. Elle devient une vertu de l’intériorité : attendre la justification, non par les œuvres, mais par la grâce seule. Calvin, de son côté, parle de la patience comme d’une discipline spirituelle indispensable. Dans son Institution de la religion chrétienne, il écrit : « La patience est une preuve de notre obéissance à Dieu. » Le croyant doit accepter les afflictions comme venant de la main divine, pour être ainsi formé et purifié. L’idée de longanimitas (longanimité) est centrale : supporter longtemps, sans se révolter, parce que la Providence gouverne toute chose. La Réforme, en mettant l’accent sur la lecture personnelle de la Bible et la discipline de vie, fait de la patience une vertu intime, liée au travail sur soi. Les protestants des premiers siècles, souvent persécutés, en firent l’expérience directe : la patience du martyr protestant rejoint celle des premiers chrétiens. Mais elle s’articule aussi à l’éthique du travail : patience comme persévérance dans la vocation, dans le métier, dans l’ascèse quotidienne. Max Weber l’a noté dans L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme : la patience protestante se transforme en discipline du temps, en méthode rationnelle pour différer la jouissance, réinvestir, accumuler. Une patience tournée non plus vers l’au-delà, mais vers la construction du monde présent. Elle devient moteur de l’économie moderne.

À côté de l’héritage gréco-romain et chrétien, les traditions orientales ont conçu la patience sur d’autres bases, souvent liées à l’idée de non-attachement, de dissolution du désir. Là où l’Occident associait la patience à l’endurance ou à l’espérance d’un au-delà, l’Orient la relie plus volontiers à l’absence d’attente.

Bouddhisme : kṣānti, la perfection de la patience

Dans le bouddhisme, la patience (kṣānti en sanskrit, khanti en pâli) est l’une des six perfections (pāramitā) que le bodhisattva doit cultiver. Elle se décline en trois formes : supporter les souffrances, endurer les attaques d’autrui, et accepter la vérité ultime qui dépasse l’ego.

Un passage célèbre du Bodhicaryāvatāra de Shantideva (VIIIᵉ siècle) décrit la patience comme antidote à la colère. Celui qui se met en colère, dit-il, détruit en un instant le mérite accumulé pendant des années, tandis que celui qui pratique la patience atteint la paix intérieure. Ici, la patience n’est pas attente d’un salut futur, mais pratique immédiate : se détacher de la haine, demeurer stable face à l’offense.

On raconte que le Bouddha lui-même, dans une vie antérieure, fut coupé en morceaux par un roi cruel, mais resta imperturbable. La patience devient alors une force surhumaine : non pas subir, mais refuser d’entrer dans le cycle de la colère.

Hindouisme : kshamā, tolérance et pardon

Dans l’hindouisme, la patience (kshamā) est une vertu cardinale. Elle signifie à la fois tolérance, endurance et pardon. Dans la Bhagavad-Gītā, Krishna enseigne à Arjuna que le sage est celui qui reste égal dans la joie comme dans la douleur, dans le succès comme dans l’échec. La patience est cette égalité d’âme, fruit du détachement.

La littérature sanskrite regorge d’hymnes à la dhriti (constance) et à la kshamā. Le roi juste est celui qui sait patienter, écouter, contenir sa colère. La patience n’est pas faiblesse mais magnanimité : elle élève celui qui gouverne au-dessus de ses passions.

Taoïsme : la patience du wu wei

Dans le taoïsme, la patience se relie au principe du wu wei — « non-agir » ou plutôt « agir sans forcer ». C’est l’art de suivre le cours des choses, de ne pas précipiter. Laozi, dans le Dao De Jing, écrit : « La patience est la plus grande des puissances. Celui qui sait attendre voit le Dao se déployer de lui-même. »

Ici, la patience n’est pas une épreuve à endurer, mais un accord avec le rythme du monde. Celui qui veut cueillir le fruit trop tôt le gâte ; celui qui laisse mûrir sans hâte récolte au bon moment. La patience est intelligence du temps naturel.

Convergences et différences

Si l’on compare ces traditions à l’Occident chrétien, la différence saute aux yeux :

En Occident, la patience est liée à l’espérance, elle suppose un futur qui viendra récompenser l’endurance.

En Orient, la patience est plutôt absence d’attente, ou confiance dans un ordre cosmique déjà là.

Dans le bouddhisme, la patience est antidote à la colère. Dans l’hindouisme, elle est grandeur d’âme. Dans le taoïsme, elle est sagesse du temps. Dans tous les cas, elle n’est pas résignation : elle est puissance de détachement.

Dans l’islam, la patience occupe une place centrale, désignée par le mot ṣabr. Le Coran l’évoque plus de soixante-dix fois. « Dieu est avec ceux qui patientent » (sourate 2, verset 153). La patience est ici vertu cardinale du croyant : supporter l’épreuve, résister à la tentation, persévérer dans la prière et le jeûne. Elle n’est pas seulement endurance passive, mais fidélité active : tenir ferme dans l’obéissance.

Les commentateurs distinguent plusieurs formes de ṣabr : patience dans l’obéissance (persévérer dans la prière, le jeûne, l’aumône), patience dans l’épreuve (supporter la maladie, la pauvreté, la persécution), patience dans le renoncement (se détourner du péché, de la colère, du désir excessif). La patience devient ainsi un pilier de la vie spirituelle quotidienne.

Dans le soufisme, dimension mystique de l’islam, le ṣabr prend une coloration plus intérieure. Le soufi pratique la patience comme abandon confiant à la volonté divine. L’épreuve est perçue comme une purification. « La patience est la clé de la délivrance », dit un proverbe arabe. Pour Rûmî, le grand poète mystique, la patience est la condition de l’amour divin : « Avec la patience, le fiel devient miel, la feuille de mûrier devient soie, le raisin devient vin. » Ici, la patience est métamorphose : attendre le temps du monde, laisser mûrir ce qui doit advenir.

Dans les récits soufis, la patience est souvent illustrée par des figures de pauvreté volontaire : le derviche qui mendie, le voyageur qui accepte l’errance. Ce n’est pas simple résignation, mais confiance radicale en l’Invisible. Le soufi endure les privations parce qu’il sait que l’épreuve rapproche de Dieu.

Le ṣabr rejoint ainsi, par d’autres voies, les vertus de l’hindouisme ou du bouddhisme : c’est un détachement, mais ici tourné vers une Présence transcendante. L’attente est nourrie par la certitude d’une rencontre.

À la Renaissance, la patience change de nature. Elle cesse d’être uniquement vertu spirituelle ou endurance héroïque : elle devient aussi outil politique, ruse temporelle, méthode de connaissance.

Machiavel : la patience comme calcul

Dans Le Prince (1513), Machiavel ne parle pas directement de « patience », mais de la nécessité d’attendre le moment opportun. Le chef avisé doit savoir temporiser, supporter l’adversité, guetter l’occasion (kairos). C’est une patience stratégique : non pas souffrir en silence, mais différer l’action pour frapper juste. Une vertu de ruse, d’intelligence du temps.

Pascal : impatience de l’homme moderne

Un siècle plus tard, Pascal souligne le contraire : l’homme ne sait pas patienter. Dans ses Pensées, il décrit l’incapacité humaine à « demeurer seul en repos dans une chambre ». L’impatience est devenue notre condition : nous fuyons l’attente, nous cherchons le divertissement. Pascal anticipe déjà la logique contemporaine de la distraction : l’homme s’agace de l’ennui, incapable de supporter la lenteur du temps.

Les Lumières : patience du savant

Au XVIIIᵉ siècle, la patience devient qualité scientifique. Newton est présenté comme le modèle de celui qui « sait attendre » : observer, mesurer, expérimenter avec constance. La science moderne se fonde sur une patience méthodique. Dans les laboratoires, les observatoires, on cultive la répétition lente, la vérification minutieuse. Ici, la patience n’est plus vertu religieuse, mais méthode rationnelle.

Patience et économie du temps

La modernité invente aussi une patience nouvelle : celle de l’épargne, de l’investissement. Dans l’Europe protestante et marchande, la patience se convertit en calcul économique. Accumuler, réinvestir, attendre les fruits à long terme. Max Weber a montré comment cette discipline temporelle nourrit l’esprit du capitalisme : patience non plus en vue du salut, mais du profit différé.

L’art de la patience instrumentalisée

Dans les arts, la patience est revendiquée comme discipline. Le peintre ou le poète répète, corrige, polit, reprend. L’idéal renaissant de la diligentia (soin, application) valorise l’endurance du travail. Mais elle se double d’une impatience romantique : désir de fulgurance, d’inspiration immédiate. Entre les deux, une tension constante.

Ainsi, à la Renaissance et dans les temps modernes, la patience devient :

ruse temporelle (Machiavel),

contrepoint à l’impatience anthropologique (Pascal),

méthode de connaissance(Newton et les sciences),

discipline économique (épargne, capitalisme),

vertu de l’artiste laborieux.

Elle se sécularise : d’un horizon théologique, elle passe à un horizon politique, scientifique et économique.

Le XIXᵉ siècle est celui des contradictions temporelles. On y exalte la patience comme vertu du progrès, mais on en perçoit aussi les limites, car l’impatience traverse les sociétés, les désirs, les imaginaires.

La patience imposée aux classes laborieuses

Avec la révolution industrielle, la patience devient une exigence sociale. Ouvriers et paysans doivent endurer des cadences, attendre l’amélioration promise. La patience est prêchée comme résignation : « supportez vos conditions, le progrès viendra ». On demande aux dominés de patienter pendant que les fruits de la croissance se concentrent ailleurs. Cette patience imposée alimente en retour la révolte : grèves, insurrections, impatience sociale.

Flaubert : l’impatience tragique d’Emma Bovary

En littérature, Flaubert incarne l’impatience comme destin tragique. Emma Bovary ne sait pas attendre, elle s’ennuie, elle brûle de désirs immédiats. L’impatience devient moteur de ses illusions et de sa chute. Le roman montre à quel point l’attente déçue peut mener à la catastrophe. La patience y apparaît comme vertu impossible dans une société où l’imaginaire est saturé de promesses.

Nietzsche : patience comme intensité contenue

Nietzsche, au contraire, valorise une patience active. Dans Ainsi parlait Zarathoustra, il parle de la « longue obéissance dans la même direction » : seule une discipline patiente permet de créer quelque chose de grand. Mais il dénonce aussi la patience chrétienne comme résignation. Sa pensée joue sur la tension entre l’impatience du désir de renversement et la patience de l’œuvre de longue haleine.

Patience et progrès scientifique

Le XIXᵉ est aussi le siècle des grandes découvertes. Darwin incarne une patience nouvelle : trente ans de notes, d’observations, avant de publier L’Origine des espèces. Une patience empirique, minutieuse, à rebours de l’impatience du monde industriel. Lenteur du savant contre vitesse de la machine.

Patience et romantisme

Chez les romantiques, l’impatience est exaltée : soif d’absolu, refus d’attendre. L’artiste veut tout, tout de suite, brûler sa vie. Mais dans le même temps, on valorise la patience de l’inspiration, le travail sur la durée. Tension entre fulgurance et discipline, entre ivresse immédiate et maturation lente.

Ainsi, le XIXᵉ siècle est double :

patience imposée(travail, progrès, science) ;

impatience vécue (révolte, désir, romantisme).

La patience devient soit instrument de domination, soit condition d’une création profonde. L’impatience, elle, devient signe de vitalité, mais aussi de désespoir.

Le XXᵉ siècle marque une rupture : la patience, longtemps célébrée comme vertu, se voit grignotée par l’accélération technique, la culture de l’instant, l’idéologie du progrès immédiat. L’impatience n’est plus seulement un défaut individuel : elle devient norme collective.

L’accélération industrielle et technique

L’invention de l’automobile, du téléphone, de l’aviation, puis de la télévision change le rapport au temps. On ne supporte plus l’attente. Les rythmes de vie se compressent. Le courrier, qui mettait des jours à arriver, est remplacé par la voix instantanée au téléphone. Plus tard, la télévision introduit le direct : tout doit être vu au moment même. La patience devient archaïque.

Beckett : attendre sans objet

En littérature, Samuel Beckett fait de la patience un théâtre du vide. Dans En attendant Godot (1953), deux personnages patientent sans fin, sans savoir qui viendra ni pourquoi. L’attente n’a plus d’objet : c’est un pur état d’impatience suspendue. La pièce révèle le basculement : l’homme moderne ne sait plus quoi faire du temps. La patience n’est plus vertu, elle devient absurdité.

Les guerres mondiales : impatience et catastrophe

Le XXᵉ siècle est aussi marqué par l’impatience des idéologies. Révolution bolchevique, fascisme, nazisme : chacun promet une accélération brutale de l’histoire, une fin des lenteurs du progrès. La patience réformiste est rejetée : on veut tout, tout de suite, quitte à précipiter la catastrophe. L’impatience devient politique, meurtrière.

Philosophie de la vitesse

Paul Virilio, théoricien de la vitesse, parlera plus tard de dromologie : la logique des sociétés modernes est d’accélérer toujours. Vitesse comme valeur suprême. Rosa, sociologue allemand, décrira cette dynamique comme « accélération sociale » : travail, communication, consommation, tout s’accélère, et la patience devient impensable.

Contre-courants : patience comme résistance

Pourtant, des penseurs et des artistes tentent de réhabiliter la patience. Proust fait de l’attente et de la mémoire lente la matière même de son œuvre. Walter Benjamin, dans ses Thèses sur le concept d’histoire, oppose à l’impatience révolutionnaire l’« arrêt » comme acte messianique : suspendre le temps, patienter pour saisir l’instant juste.

La patience au quotidien : un luxe perdu

Au fil du siècle, attendre devient signe de retard. On s’impatiente dans les files d’attente, dans les embouteillages, devant l’écran noir de la télévision. Les technologies promettent de supprimer l’attente. Le XXᵉ siècle invente l’idéologie de la satisfaction immédiate. La patience se réduit à un vestige, un reste mal toléré.

Ainsi, au XXᵉ siècle, la patience se fissure :

elle est dévalorisée par la vitesse technique et politique ;

elle est ridiculisée dans la littérature absurde (Beckett) ;

mais elle survit comme contre-pouvoir (Proust, Benjamin).

Un basculement est accompli : l’impatience n’est plus l’exception, mais la règle.

Le XXIᵉ siècle parachève le mouvement engagé au siècle précédent : l’impatience n’est plus seulement un travers humain, elle est devenue structure du monde social et économique. Les réseaux, les technologies, les marchés se construisent sur la promesse d’abolir l’attente.

La programmation de l’impatience

Les réseaux sociaux ont systématisé l’exigence de réactivité. Un message publié doit susciter une réponse immédiate : commentaire, like, partage. L’absence de retour est perçue comme un échec. L’impatience n’est plus seulement psychologique, elle est fabriquée : les algorithmes sont conçus pour stimuler la dépendance au feedback instantané. Chaque silence devient insupportable.

L’économie de l’instantané

Le commerce lui-même obéit à cette logique. Livraison en 24 heures, streaming sans attente, information en continu. La valeur se mesure à la rapidité. L’impatience est devenue un modèle économique : elle génère profit, dépendance, obsolescence. Le temps long est jugé archaïque, presque scandaleux.

Crouzet et la fatigue du cri

C’est dans ce contexte que Thierry Crouzet décrit sa lassitude. Les réseaux transforment l’artiste en crieur public, obligé de s’exposer, de s’épuiser à réclamer une attention qui ne vient jamais. Le paradoxe est cruel : l’impatience exigée par le système débouche sur le vide, l’absence de réponse, la honte de crier pour rien. L’impatience se retourne contre elle-même.

Le retard comme geste de résistance

À l’opposé, le petit mail de F.B. prend une autre signification. Prévenir d’un retard, c’est rappeler que tout ne se plie pas à l’immédiateté. C’est réintroduire une temporalité humaine, faite de lenteur, de délai, d’ajournement. Dans un monde où tout est exigé tout de suite, dire « cela viendra plus tard » devient presque un acte politique.

L’impatience comme pathologie

Les psychologues décrivent aujourd’hui l’impatience comme symptôme : incapacité à tolérer la frustration, dépendance à la stimulation immédiate, difficulté à différer la récompense. L’enfant habitué à tout obtenir aussitôt grandit avec une faible tolérance à l’attente. L’impatience devient angoisse, colère, voire violence.

Tentatives de réhabilitation de la patience

Face à cette pathologie sociale, certains courants prônent le ralentissement : mouvement slow food, méditation, digital detox. La patience devient résistance : choisir d’attendre, de lire lentement, de cultiver, de marcher. Non plus vertu imposée, mais vertu choisie, comme antidote à l’impatience programmée.

Aujourd’hui, l’impatience est devenue norme sociale, culturelle, économique. Mais c’est précisément parce qu’elle domine que la patience retrouve une valeur subversive. Choisir de différer, de ne pas répondre, de rester invisible — comme Crouzet le propose — c’est reprendre le contrôle du temps.

Si l’impatience est devenue la norme — sociale, économique, psychologique —, alors la patience cesse d’être une vertu consensuelle. Elle devient résistance, contre-culture, discipline intime.

Ne rien attendre vraiment

Dans un monde qui nous éduque à l’attente du retour immédiat, choisir de ne rien attendre est libérateur. Ne pas guetter la réaction sur les réseaux, ne pas dépendre du like, c’est desserrer l’étau de l’impatience. Cette attitude rejoint paradoxalement des traditions anciennes : le bouddhisme qui prône le non-attachement, le stoïcisme qui enseigne de ne pas espérer ce qui ne dépend pas de nous, le christianisme qui voyait dans la patience une ouverture à l’invisible.

La patience comme discipline de retrait

Crouzet, en choisissant l’invisibilité numérique, rejoint cette ligne de force. Patienter, ce n’est pas s’effacer, mais refuser de s’épuiser dans la quête du signe. C’est écrire pour écrire, peindre pour peindre, travailler sans attendre l’écho immédiat. La patience devient un geste d’indépendance : garder son temps pour soi, plutôt que le livrer au marché de l’attention.

Le retard comme politesse

Le mail de F.B. illustre une patience relationnelle. Reconnaître le retard, ce n’est pas céder à la culpabilité, c’est rappeler que le temps humain ne se plie pas à la vitesse des flux. L’échange véritable accepte les délais, les silences. Patienter, c’est faire confiance à l’autre : ce qui doit venir viendra.

De l’espoir à la liberté

La patience chrétienne promettait un salut futur. La patience orientale prônait le détachement. Aujourd’hui, une autre patience se dessine : une patience sans espoir. Non pas attendre une récompense ou une révélation, mais habiter le temps sans attendre de retour. C’est une manière de se rendre libre de la déception.

La patience comme création

Créer exige du temps long. Un livre, une peinture, une recherche scientifique ne naissent pas dans l’instant. La patience contemporaine pourrait se définir comme la fidélité au geste créateur, malgré le silence, malgré l’absence de reconnaissance immédiate. Loin de l’impatience consumériste, c’est une patience active, tournée vers l’œuvre et non vers son écho.

Ainsi, repenser la patience aujourd’hui, c’est l’arracher à la résignation et au dogme religieux pour en faire une discipline d’autonomie. Ne rien attendre vraiment, différer, s’accorder du temps, c’est peut-être la seule manière de retrouver une liberté intérieure dans un monde saturé d’impatience.

illustration:Piero del Pollaiolo, temperance 1470

03 septembre 2025

Publié le 3 septembre 2025

une tension ancienne, toujours là : une langue distingue, l’autre soude. La savante trace des frontières, parle à l’initié, signe d’érudition plus que partage. Elle suppose mémoire, héritage, retrait. L’ordinaire circule sans effort : slogans, votes, cris de stade. Elle se dit « naturelle » mais n’est qu’un autre code, inculqué, régulé. Deux pôles : l’entre-soi rare et le collectif saturé. Logos contre vox. Le grec, le latin, le code informatique fonctionnent comme filtres ; l’ordinaire inclut, parfois jusqu’à étouffer. Chaque fois que je m’assois pour écrire, la tension revient. Je n’aime pas, je compose. Ne pas choisir. La précision fermée du code et l’ouverture vague du cri. Non pas compromis, mais frottement. Comme deux silex : espérer le feu. Écrire avec deux voix qui s’opposent et se nourrissent. La savante fore, donne des instruments rares ; l’ordinaire m’ancre, me sauve de la tour d’ivoire. Tenir ensemble isolement et collectif. Un texte pour tous, mais qui garde son grain d’exception. hier, rendez-vous à C., anesthésiste. Cinq minutes, cinquante-cinq euros. Puis bureau des préadmissions. Jeune homme appliqué, collier de barbe, pas un sourire. Relit mon dossier, me fait réécrire ce que j’avais déjà inscrit. Mon nom, encore. Ma signature, encore. Chaque trou pointé du doigt. Son stylo qu’il ne reprendra pas. Je l’imagine, une fois parti, l’essuyer, le jeter à la corbeille. — « Quand vous viendrez le neuf il faudra cette fois passer au bureau des admissions », conclut-il. « Ça ira plus vite puisque vous avez déjà remis le dossier. » étonnement des premiers jours d’automne. Air plus frais au matin, lumière persistante. En approchant de Lyon, nuages massifs sur un ciel d’été dense. Puis le Rhône, à la Mulatière : présence palpable, s’écoulant comme un long serpent. après l’hôpital le supermarché, Montessuy. Enseigne oubliée, changée tant de fois. Cannellonis, danettes goût café. au Vernay, deux étages difficiles à gravir. E. ouvre, frêle. Deux mois sans la voir. Elle ne se souvient plus de mon prénom. Elle compense par un grand sourire, « contente de vous voir ». La joie dure peu. S. la gronde : — « maman je t’avais dit de sortir trois assiettes ». Dans le réfrigérateur, les assiettes empilées. Je tente une plaisanterie, ça ne passe pas. S. se fâche. E. dit non désormais. Non au melon, non répété, ferme, enfantin. Tension posée sur la table, digestion compromise. après le repas, S. lui fait les ongles. Elles prennent le café ensemble. Je les laisse. J’allume la télévision, m’allonge. Le calme tombe. Le son, n’importe quel programme, m’endort presque aussitôt. de retour à la maison, je range un peu l’atelier. Coup de fil de P. qui se réinscrit, viendra le jeudi matin. Le rangement dure peu, un quart d’heure, vider encore un tiroir de vieux papiers. Le fait d’avoir eu T. au téléphone avant-hier : les difficultés de R. opéré, son angoisse qu’il ne s’en sorte pas. Ses larmes dans l’appareil. Le fait que j’ai pensé qu’elle pourrait venir à la maison si tout tournait mal. Le fait que je l’imagine dans la chambre d’amis. Le fait que nous sommes tous pendus à la toile du destin et qu’une telle épreuve peut tomber sans prévenir. Bourdon terrible. Pensé à mon propre après, à S. seule dans la maison, à S. et T. ensemble peut-être. Alors mieux valait se remettre au code. Ce que j’ai fait. J’ai utilisé Deepseek cette fois pour modifier ma page d’accueil. Plus rapide que ChatGPT, moins d’erreurs. En quelques minutes l’IA chinoise a résolu un problème que la dernière version de ChatGPT n’avait pas su débloquer malgré plusieurs demandes claires.

J’emprunte cette idée à T.C : créer une liste d’articles qu’il partage chaque dimanche « depuis sa terrasse ». Je ne pense pas, pour ma part, partager ces articles chaque semaine. Ils resteront accessibles, comme tout ce que je publie sur le site, sans passer par les réseaux. L’idée est plutôt d’en faire un journal des points d’intérêt qui m’auront marqué en lisant, semaine après semaine. J’ai ajouté deux nouveaux articles à la rubrique Histoire de l’imaginaire , encore peu fréquentée — ce qui est normal, puisque je ne l’ai pas partagée sur les réseaux sociaux.

Pour cela : création d’un fichier lien.html dans le dossier modèles.

  • [(#ENV{cat}|oui)
    [(#VALEUR|trim)]

    ] [(#ENV{titre})]

    [(#ENV{desc})]
  • Ce qui permet ensuite d’écrire les liens dans un article hebdo avec cette syntaxe :

    • littérature
      Génica Anasthasiou, l’anti-muse d’Antonin Artaud
      "J’ai commencé par la fin, en cherchant où pouvaient avoir été déposées ses archives personnelles après son décès. Cela m’a conduite à la maison de retraite des comédiens à Pont-aux-Dames, où j’ai été très bien reçue. Il y avait en effet dans le grenier un carton « Génica Athanasiou », empli de dossiers de photos et de documents. J’ai passé une journée à tout inventorier et photographier."
    • histoire
      Les Vikings en Amérique
      Du bois ayant gardé trace d’un événement cosmique nous apprend qu’il y a mille ans très exactement, en l’an 1021, les Vikings étaient en train d’abattre des arbres à Terre-Neuve
    • sciences
      Une comète provenant d’un autre système solaire possède une chimie inédite
      Une comète interstellaire récemment découverte intrigue les astronomes : elle traverse notre système solaire à toute vitesse avec un profil chimique jamais observé auparavant. Officiellement nommée 3I/ATLAS, elle n’est que le troisième objet confirmé provenant d’un autre système stellaire.

    Après Tolkien — fragmentation, mondialisation et futur de l’imaginaire

    Publié le 1er septembre 2025

    Avec Tolkien, la fantasy moderne s’était dotée d’un socle mythologique. Le Seigneur des Anneaux offrait un monde cohérent, une profondeur historique et linguistique, une consolation fondée sur la victoire fragile du bien. Mais dès les années 1960–70, ce modèle devient objet d’imitations et de contestations. L’essor du marché de poche aux États-Unis assure à Tolkien une diffusion massive. L’édition Ace Books (1965), bien que non autorisée, puis la réédition Ballantine Books, propulsent The Lord of the Rings au rang de phénomène générationnel. Les étudiants, la contre-culture hippie, se reconnaissent dans la communauté des Hobbits, symbole de résistance à l’industrialisation et à la guerre du Vietnam. Cette réception transforme Tolkien en mythe collectif. Mais elle ouvre aussi la voie aux imitateurs. Terry Brooks publie The Sword of Shannara (1977), copie assumée de Tolkien, succès de librairie qui inaugure la « high fantasy » codifiée : quête, magie, créatures, mal absolu. Margaret Weis et Tracy Hickman lanceront les Dragonlance Chronicles (1984–85), mélange de roman et de jeu de rôle, consolidant les archétypes. La fantasy devient un genre industriel, répétitif, où l’héritage tolkienien est recyclé. C’est contre cette récupération que Michael Moorcock prend position. Dans son essai pamphlétaire « Epic Pooh » (1978), il accuse Tolkien d’évasion infantile, de nostalgie conservatrice. Pour Moorcock, la Terre du Milieu est une pastorale idéalisée qui détourne le lecteur des réalités du monde moderne. Ses propres récits, notamment le cycle d’Elric de Melniboné (1961–72), incarnent une réponse radicale : anti-héros albinos, dépendant d’une épée vampirique, Elric subvertit l’archétype du héros vertueux. L’ordre cosmique n’est plus manichéen, mais oscillant entre Loi et Chaos. Là où Tolkien cherchait la consolation et l’harmonie, Moorcock installe le tragique et l’ambivalence. Cette tension marque une première fracture : d’un côté, la fantasy tolkienienne se multiplie sous forme de clones, répondant à une demande de marché ; de l’autre, une veine critique s’affirme, refusant la consolation et explorant la noirceur. Déjà, l’imaginaire se fragmente. Le mythe restauré par Tolkien devient objet de déconstruction.

    À partir des années 1970, l’imaginaire sort du face-à-face Tolkien/Moorcock pour s’élargir et se diversifier. La fantasy cesse d’être un bloc homogène : elle devient un champ polyphonique, où se mêlent anthropologie, postmodernisme, horreur et introspection. Ursula K. Le Guin inaugure une autre voie avec le cycle de Terremer (Earthsea, 1968–2001). Ici, pas d’empires ni de royaumes féodaux : un archipel de petites îles, une magie fondée sur le vrai nom des choses, un héros qui doit apprendre à reconnaître son ombre intérieure. Le Guin, marquée par l’anthropologie de son père Alfred Kroeber et par le taoïsme, propose une fantasy du juste équilibre, où l’adversaire principal est souvent soi-même. Ses récits, comme A Wizard of Earthsea (1968) ou The Tombs of Atuan (1971), déplacent le centre de gravité : la quête n’est plus conquête mais initiation, retour à soi. Elle ouvre la voie à une fantasy philosophique et anthropologique, qui rompt avec les archétypes héroïques. Gene Wolfe, avec The Book of the New Sun (1980–83), brouille encore davantage les frontières. Sous une apparence de science-fantasy (un futur très lointain où la technologie se confond avec la magie), il construit un récit narré par un bourreau, Severian, doté d’une mémoire parfaite mais d’une fiabilité douteuse. L’imaginaire devient labyrinthe narratif : la voix du narrateur est elle-même un piège. Wolfe mêle héritage chrétien, symbolisme médiéval et spéculation futuriste, dans une langue dense et allusive. Ici, la fantasy n’est plus consolation mais énigme, texte à décrypter. Dans un autre registre, Stephen King intègre l’imaginaire au quotidien. The Stand (1978), It (1986) et surtout le cycle de The Dark Tower (1982–2004) hybridisent horreur, fantastique et fantasy. Chez lui, la frontière entre monde réel et monde imaginaire se dissout. L’Amérique contemporaine devient territoire hanté, traversé de forces surnaturelles. King inscrit l’imaginaire non pas comme échappée, mais comme infiltration : le quotidien est toujours prêt à basculer. Neil Gaiman, enfin, avec Sandman (1989–1996), puis American Gods (2001), pousse la logique postmoderne. Sandman tisse une mythologie contemporaine où cohabitent dieux antiques, figures oniriques et références pop culture. American Gods imagine des divinités nées des croyances modernes (médias, argent, technologie) qui s’affrontent aux anciens dieux immigrés. Ici, la fantasy devient réflexive : elle parle des mythes, de leur survivance et de leur transformation dans le monde contemporain. Ces auteurs illustrent la diversification des voix après Tolkien. L’imaginaire n’est plus unifié par une grande fresque mythologique. Il devient mosaïque : anthropologique (Le Guin), énigmatique (Wolfe), hybride (King), postmoderne (Gaiman). Chacun s’empare des formes héritées pour les déplacer, les interroger, les fragmenter. Le résultat est une fantasy plurielle, qui ne se contente plus de restaurer un mythe mais en explore les brisures.

    À partir des années 1990, l’imaginaire bascule vers une tonalité plus sombre, plus politique. Le modèle tolkienien de la consolation est mis en crise. L’époque impose d’autres questions : effondrement des idéologies, brutalité de l’histoire récente, scepticisme vis-à-vis des récits de salut. La fantasy se teinte alors de réalisme cru, de violence, de désenchantement. George R. R. Martin en est la figure emblématique. Avec A Song of Ice and Fire (à partir de 1996), il construit une fresque monumentale qui subvertit les codes de la high fantasy. Les lignées royales y sont corrompues, les héros meurent brutalement, la magie est rare et ambiguë. A Game of Thrones (1996) ouvre la série par une mise en scène classique — maisons nobles, menaces surnaturelles — mais l’évolution du récit détruit toute illusion héroïque. La politique, la trahison, la contingence dominent. La célèbre phrase « Valar morghulis » (tous les hommes doivent mourir) résume cette logique : pas de Providence, pas d’eucatastrophe, seulement la brutalité du réel. L’adaptation télévisée (HBO, 2011–2019) amplifie ce tournant, exposant la fantasy au grand public mondial comme une littérature de cruauté et de pouvoir. Dans un autre registre, China Miéville incarne le New Weird. Avec Perdido Street Station (2000), The Scar (2002) et Iron Council (2004), il invente la cité tentaculaire de New Crobuzon, saturée de créatures hybrides, de technologies organiques, de mutations grotesques. La fantasy y rencontre le steampunk et l’horreur biologique. Miéville, marqué par le marxisme et la critique sociale, fait de son imaginaire une parabole politique : exploitation, révolution, luttes de classes transposées dans un univers monstrueux. Ici, l’étrangeté ne console pas, elle critique. Le « grimdark », terme forgé à partir du slogan de Warhammer 40,000 (« In the grim darkness of the far future… »), désigne cette tonalité. Joe Abercrombie (The First Law trilogy, 2006–2008) en est le porte-drapeau. Ses personnages sont des anti-héros violents, cyniques, souvent plus intéressés par leur survie que par une quelconque quête. L’humour noir remplace l’idéal chevaleresque. Glen Cook, avec The Black Company (1984–2000), avait déjà ouvert la voie : une fantasy militaire où la fraternité des mercenaires prime sur tout destin providentiel. Ce tournant sombre reflète l’air du temps. Après la guerre froide, les illusions de grands récits s’effondrent ; après le 11 septembre 2001, la violence et l’instabilité deviennent la norme mondiale. La fantasy absorbe ce climat. Elle n’est plus le lieu de la consolation mythologique, mais celui où s’expriment les fractures du politique et du social. Le mythe n’est pas aboli : il est retourné en cauchemar réaliste, miroir du désordre contemporain.

    Au tournant du XXIᵉ siècle, l’imaginaire s’ouvre à une pluralité de voix et de géographies. Ce qui avait longtemps été une affaire anglo-américaine, enracinée dans Poe, Dunsany, Lovecraft et Tolkien, se décentre. La mondialisation littéraire fait émerger de nouvelles traditions, de nouvelles cosmogonies, de nouvelles manières de penser le mythe. N. K. Jemisin s’impose comme une voix majeure avec The Broken Earth (2015–2017), trilogie récompensée par trois prix Hugo consécutifs. Elle y mêle apocalypses écologiques, séismes permanents, oppression systémique. Son univers n’est pas seulement inventé : il réfléchit la condition raciale et politique contemporaine. Jemisin revendique une écriture où la fantasy devient espace de critique, lieu où se rejouent l’esclavage, le racisme, l’exploitation, mais transposés dans un imaginaire inédit. Elle ouvre la voie à une fantasy « afrofuturiste », enracinée dans les mythes africains mais projetée dans l’avenir. En Chine, Liu Cixin renouvelle la science-fiction avec The Three-Body Problem (Le Problème à trois corps, 2008–2010). Ce cycle introduit dans l’imaginaire mondial une vision cosmologique d’inspiration chinoise, où les civilisations extraterrestres et l’astrophysique se mêlent à la mémoire traumatique de la Révolution culturelle. La SF devient ici une manière de relire l’histoire politique nationale autant que de spéculer sur l’avenir du cosmos. Sa traduction en anglais (2014) et le prix Hugo remporté en 2015 ont marqué l’entrée officielle de la Chine dans la scène mondiale de l’imaginaire. Du côté du Japon, Haruki Murakami pratique une forme de fantastique minimaliste. Dans Kafka sur le rivage (2002) ou 1Q84 (2009–2010), le merveilleux s’infiltre dans le quotidien, discret, irréfutable. Ses récits se construisent comme des rêves éveillés, où le réel se fissure par petites touches. Loin de la fresque mythologique, Murakami explore la porosité entre monde intérieur et monde extérieur, une forme d’onirisme urbain propre au Japon contemporain. Dans le sous-continent indien, Salman Rushdie avait déjà ouvert la voie avec Midnight’s Children (1981) et The Satanic Verses (1988) : une écriture où le réalisme magique, hérité de García Márquez, rencontre les mythologies indiennes et l’histoire coloniale. L’imaginaire devient ici postcolonial : il ne se contente pas d’inventer des dieux, il revisite ceux d’une culture multiple, fracturée par l’histoire. L’effet est clair : la fantasy et la science-fiction cessent d’être un monopole occidental. Elles deviennent un champ mondial. Des auteurs nigérians (Nnedi Okorafor, Who Fears Death, 2010) aux écrivains arabes ou latino-américains, chaque aire culturelle propose ses propres mythologies, ses propres visions du monde. L’imaginaire devient polycentrique. Cette mondialisation n’efface pas l’héritage de Tolkien ou de Lovecraft : elle l’intègre, le détourne, le hybridise. Jemisin reprend la structure de la fresque tolkienienne mais en fait une fable politique et écologique. Liu Cixin reprend le vertige cosmique de Lovecraft mais le transpose dans une perspective matérialiste chinoise. Murakami reprend l’onirisme de Dunsany et le réduit à une faille dans le quotidien. Rushdie, enfin, retourne l’héritage des mythes pour interroger l’identité contemporaine. Ainsi, l’imaginaire du XXIᵉ siècle se distingue par sa diversité. Il ne cherche plus un mythe unique : il multiplie les voix, les cosmogonies, les récits. La Terre du Milieu était un monde unifié ; notre époque préfère la mosaïque.

    Depuis la fin du XXᵉ siècle, l’imaginaire ne se joue plus seulement dans les livres. Il circule, se transforme, se multiplie à travers le cinéma, les séries, les jeux de rôle, les jeux vidéo. Le mythe n’est plus l’œuvre d’un auteur isolé : il devient collectif, interactif, transmédiatique. Le jeu de rôle marque un tournant décisif. Dungeons & Dragons (1974) s’appuie directement sur l’héritage tolkienien : races (elfes, nains, orques), classes (magicien, guerrier), univers pseudo-médiévaux. Mais il transforme la fantasy en pratique collective : les joueurs créent ensemble des récits improvisés, portés par des règles. La narration devient partagée. Le mythe se vit en groupe. Quelques années plus tard, Call of Cthulhu (1981) transpose Lovecraft dans le jeu : non plus la quête héroïque, mais l’enquête vouée à l’échec et à la folie. Ces jeux installent l’imaginaire dans une pratique active, participative, où les frontières entre auteur et lecteur s’effacent. Le cinéma amplifie cette mutation. Star Wars (1977) de George Lucas devient une mythologie contemporaine, empruntant à Joseph Campbell (The Hero with a Thousand Faces, 1949) la structure du voyage du héros. Tolkien, Lucas, Campbell : un triangle fondateur de l’imaginaire populaire moderne. Puis viennent Le Seigneur des Anneaux de Peter Jackson (2001–2003), qui mondialise la Terre du Milieu en blockbuster, et Harry Potter de J. K. Rowling (1997–2007 ; films 2001–2011), qui crée une mythologie accessible aux adolescents et devient phénomène global. Ces sagas installent l’imaginaire au centre de la culture de masse. Les séries prolongent ce mouvement. Game of Thrones (HBO, 2011–2019), adaptation de Martin, diffuse la fantasy à un public inédit, introduisant violence, politique et sexe à grande échelle. L’imaginaire n’est plus périphérique, il devient mainstream. Les jeux vidéo, enfin, constituent l’un des grands laboratoires du mythe contemporain. The Elder Scrolls (depuis 1994) offre un monde ouvert aux mythologies multiples. Dark Souls (2011) et Bloodborne (2015) développent une esthétique lovecraftienne, où l’histoire est fragmentaire, transmise par l’exploration et l’indice. Ici, le joueur n’est pas spectateur mais acteur : il reconstruit le mythe en jouant. Cette transmédialité modifie profondément la fonction du récit. Chez Poe, Dunsany, Lovecraft, Tolkien, l’imaginaire se transmettait dans un texte clos. Aujourd’hui, il circule entre médias, se prolonge par les fans, se recompose en permanence. Les communautés en ligne inventent, commentent, détournent. L’imaginaire devient collectif et mouvant. Le mythe ne se reçoit plus seulement : il se pratique.

    L’imaginaire n’a jamais cessé de se transformer. Après Tolkien, il s’est fragmenté, mondialisé, diffusé à travers tous les médias. Mais qu’en sera-t-il demain ? Plusieurs lignes de force émergent déjà. La première est écologique. La climate fiction (cli-fi) s’impose comme un horizon narratif. Kim Stanley Robinson (The Ministry for the Future, 2020), Margaret Atwood (MaddAddam Trilogy, 2003–2013), ou encore N. K. Jemisin prolongent cette veine. Le récit d’imaginaire devient laboratoire de l’avenir climatique, lieu où s’expérimentent les possibles du désastre et de la survie. L’apocalypse n’est plus surnaturelle : elle est environnementale. La seconde est technologique. Les intelligences artificielles, les réalités virtuelles, les métavers offrent un nouvel espace mythologique. L’imaginaire ne se contente plus de représenter : il s’incarne dans des environnements interactifs. Les IA génératives, capables de produire textes, images, voix, participent déjà à la création de fictions. Le risque, mais aussi la promesse, est celui de mythologies numériques collectives, produites non plus par un auteur mais par des communautés augmentées par la machine. La troisième est géopolitique et culturelle. L’imaginaire se décentre. L’Afrique, l’Asie, l’Amérique latine proposent leurs propres cosmogonies. La pluralité s’impose : pas de mythe universel, mais une mosaïque mondiale. Ce que Tolkien voulait pour l’Angleterre — une mythologie nationale — se déploie aujourd’hui à l’échelle planétaire, chaque culture inventant ses propres récits fondateurs. Enfin, une quatrième tendance est plus incertaine : la quête d’un mythe commun. Dans un monde fragmenté, saturé de récits concurrents, il reste la possibilité qu’un nouvel imaginaire collectif émerge, comme Star Wars l’a fait en 1977 ou Harry Potter en 1997. Peut-être à travers un médium encore à inventer, peut-être à travers une hybridation du jeu, du texte, du cinéma, de l’interaction. Le mythe de demain sera sans doute transmédiatique, participatif, et global. Ce qui est certain, c’est que l’imaginaire garde sa fonction ancienne : dire le monde, le rendre habitable, négocier avec la peur et le désir. Poe, Dunsany, Lovecraft, Tolkien répondaient chacun à leur époque. Depuis, d’autres voix ont fragmenté, contesté, prolongé. Et demain, d’autres encore inventeront. Car l’imaginaire, toujours, est ce qui nous permet d’habiter l’inconnu.

    Tolkien et la restauration mythologique

    Publié le 1er septembre 2025

    John Ronald Reuel Tolkien naît en 1892 à Bloemfontein, en Afrique du Sud, alors colonie britannique. Son père, Arthur, meurt en 1896 ; sa mère, Mabel, retourne en Angleterre avec ses deux enfants. Orphelin de père, Tolkien perd aussi sa mère en 1904, morte de diabète à trente-quatre ans. Il a douze ans. Cet enchaînement de pertes fonde sa vie sous le signe du deuil et de l’orphelinat. Élevé par le père Francis Morgan, prêtre catholique oratorien, Tolkien reste toute sa vie profondément marqué par le catholicisme, vécu comme fidélité et consolation. Très tôt, il se passionne pour les langues. À l’école de Birmingham, il apprend le latin et le grec, découvre le vieil anglais et le vieux norrois. Le Kalevala, épopée finlandaise traduite en anglais par Kirby (1907), le bouleverse : il y trouve une langue étrangère, dense, musicale, qui lui donne le désir de créer ses propres idiomes. Le Beowulf devient un texte fondateur : Tolkien le lit, le traduit, et plus tard (1936) en fera une conférence célèbre où il défend l’œuvre comme un poème mythologique et non une simple source historique. Ses études de philologie à Oxford, couronnées d’un poste de professeur à Leeds puis à Oxford (Rawlinson and Bosworth Professor of Anglo-Saxon), ancrent sa vocation : il n’est pas seulement romancier mais linguiste, artisan de langues inventées. La Première Guerre mondiale interrompt ce parcours. Tolkien s’engage, combat à la bataille de la Somme (1916), voit mourir la plupart de ses amis du T.C.B.S. (Tea Club and Barrovian Society), cercle littéraire d’étudiants. Lui-même contracte la fièvre des tranchées et passe des mois à l’hôpital. Cette expérience de destruction, de boue, de cadavres amoncelés, marque à jamais son imaginaire. Plus tard, il refusera toute lecture allégorique du Seigneur des Anneaux comme transposition de 1914–18 ou de 1939–45, mais il reconnaîtra que son œuvre est née de ce climat : « By 1918, all but one of my close friends were dead » écrit-il dans une lettre (lettre n° 81, éd. Humphrey Carpenter). Après la guerre, il entame une carrière académique. Leeds d’abord, puis Oxford dès 1925. Il publie des articles savants (sur Sir Gawain and the Green Knight, sur le Beowulf), des traductions, des éditions de textes médiévaux. Mais parallèlement, il travaille en secret à ses propres mythologies, qu’il appelle ses Contes perdus. Dès 1916–17, il rédige l’Ainulindalë, cosmogonie fondée sur la musique des Ainur. Ce sont les premiers germes du Silmarillion, qu’il développera toute sa vie sans jamais l’achever complètement. Tolkien appartient donc à une génération brisée par la guerre, mais il choisit une voie singulière : plutôt que le désespoir ou le cynisme, il se tourne vers la restauration d’un imaginaire. Là où Joyce (né en 1882) déconstruit le langage dans Ulysses (1922), Tolkien invente des langues. Là où Eliot écrit The Waste Land (1922), poème du désenchantement, Tolkien compose les bases d’une mythologie lumineuse et tragique à la fois. Sa position est paradoxale : moderne par la conscience du désastre, antimoderne par le choix du mythe.

    Dès sa jeunesse, Tolkien formule un désir singulier : donner à l’Angleterre une mythologie qui lui manque. Dans une lettre de 1951 à Milton Waldman (publiée dans The Letters of J.R.R. Tolkien, éd. Humphrey Carpenter), il écrit : « I had a mind to make a body of more or less connected legend […] which I could dedicate simply to : to England ; to my country. » Il se sent l’héritier d’une tradition lacunaire. L’Angleterre a des contes arthuriens, mais christianisés, tardifs, sans la profondeur païenne des Eddas scandinaves ni l’unité d’une épopée nationale. Il veut inventer ce qui manque : un corpus de mythes fondateurs. Ce projet prend forme dès 1916–17, dans les Book of Lost Tales. Là apparaissent pour la première fois les Valar, puissances cosmiques, et la musique des Ainur qui structure la création. L’Ainulindalë décrit l’univers comme une partition où chaque dieu chante une voix, et où la dissonance de Melkor introduit le mal. D’emblée, Tolkien donne à son univers une profondeur théologique, à la fois catholique et païenne. Ce n’est pas une simple féerie : c’est une cosmogonie. De là découle tout le Silmarillion. Les grands cycles — la chute de Morgoth, l’histoire de Fëanor et des Silmarils, la geste de Beren et Lúthien, la chute de Númenor — constituent un ensemble de mythes, d’histoires tragiques, de récits fondateurs. Comme dans les Eddas ou le Kalevala, l’histoire est une succession d’âges, du plus lumineux au plus sombre, du premier chant à l’exil, du sacré à la perte. L’ombre recouvre peu à peu la lumière, mais l’espérance n’est jamais abolie. La dimension nationale est assumée. Tolkien, philologue, ancre ses récits dans une géographie et une toponymie imaginaires mais cohérentes, qui évoquent indirectement l’Angleterre et l’Europe du Nord. Ses langues elfiques — quenya, sindarin — ont des résonances finnoises et galloises. Ses Rohirrim parlent un vieil anglais transposé. Son univers est fictionnel, mais son socle est celui des racines linguistiques et mythologiques de son propre pays. Ce projet s’inscrit aussi dans un contexte culturel : le romantisme tardif avait déjà cherché à exhumer des traditions nationales (les frères Grimm en Allemagne, Elias Lönnrot avec le Kalevala en Finlande). Mais Tolkien est le premier à le faire en inventant de toutes pièces. Il ne compile pas des contes existants : il fabrique une mythologie complète, avec cosmogonie, généalogies, chronologies, langues. Cette cohérence est inédite. Là où Dunsany inventait des dieux par fragments, Tolkien construit un système qui pourrait passer pour une tradition transmise. Il appelle cela son legendarium. Il n’a jamais cessé de le retravailler, du front de la Somme jusqu’à sa mort en 1973. Le Seigneur des Anneaux n’est, dans son esprit, qu’une porte d’entrée vers ce monde plus vaste. L’œuvre publiée n’est qu’un fragment de l’édifice mythologique. Le reste — The Silmarillion, The History of Middle-earth éditée plus tard par son fils Christopher — témoigne de cette obsession : créer pour l’Angleterre une mythologie complète, comme un continent parallèle au réel.

    Chez Tolkien, tout commence par les langues. Bien avant le Hobbit ou Le Seigneur des Anneaux, il invente des systèmes linguistiques complets. Adolescent, il crée le naffarin, esquisse d’idiome, puis le quenya et le sindarin, langues elfiques inspirées respectivement par le finnois et le gallois. Dans ses carnets, il note des racines, des déclinaisons, des dérivations, comme un philologue face à une langue vivante. Mais ces langues ne pouvaient exister seules : il fallait leur donner un peuple, une histoire, un monde. Ainsi, ce ne sont pas les récits qui appellent les langues, mais les langues qui appellent les récits. Son métier nourrit ce geste. À Oxford, Tolkien est spécialiste du vieil anglais et du vieux norrois. Sa conférence de 1936, « Beowulf : The Monsters and the Critics », réhabilite le poème comme œuvre poétique et non simple document historique. Pour lui, les mots sont porteurs de mythes. Chaque étymologie ouvre un imaginaire. Dans The Lost Road (récit inachevé, publié plus tard par Christopher Tolkien), il explore la migration des langues à travers le temps comme si elles portaient les mythes d’un âge à l’autre. Sa pratique philologique irrigue toute sa fiction. Il applique une méthode singulière : inventer un mot, puis chercher quelle histoire pourrait en être l’origine. Ainsi naît souvent le mythe. Christopher Tolkien, dans The History of Middle-earth, montre comment de simples listes de noms ont généré des récits entiers. Un nom elfique suscite une lignée, une ville, une tragédie. Le langage devient matrice narrative. Comparé à Dunsany, Tolkien systématise. Dunsany inventait des dieux en quelques lignes, portés par une prose biblique. Tolkien, lui, construit une grammaire, une phonétique, un lexique. Là où Dunsany suggérait des fragments de mythes, Tolkien bâtit une architecture linguistique complète, où chaque récit est la justification d’un mot. Il le dit explicitement : « My work has always been primarily linguistic. » (Letters, n° 165). Cette centralité des langues donne à son univers une profondeur inégalée. Les textes du Silmarillion ou du Seigneur des Anneaux sont saturés de poèmes, de chants, d’étymologies. Chaque peuple parle sa langue propre, et cette diversité linguistique confère une vraisemblance immédiate. Le lecteur ne doute pas de la réalité de la Terre du Milieu parce que ses noms semblent venir d’une tradition ancienne. La philologie devient moteur de vraisemblance. Ce geste, unique dans l’histoire de l’imaginaire moderne, fait de Tolkien un cas à part. Non seulement il raconte des histoires, mais il restaure un lien organique entre langue et mythe. Ses fictions ne sont pas seulement narrées : elles sont chantées, étymologisées, inscrites dans une profondeur linguistique. Le monde existe parce que les langues le portent.

    L’expérience de la guerre marque Tolkien au fer. Engagé comme officier du Lancashire Fusiliers, il participe à la bataille de la Somme en 1916. Les paysages de boue, les cadavres abandonnés, les bombardements incessants composent pour lui un enfer moderne. Il perd la plupart de ses amis les plus proches du T.C.B.S. (Tea Club and Barrovian Society), cercle d’étudiants qui nourrissait ses ambitions littéraires. « By 1918, all but one of my close friends were dead », écrit-il plus tard (lettre n° 81). Cette hécatombe imprime son imaginaire : derrière les forêts de la Terre du Milieu, on devine les tranchées, les marais de Mordor, les paysages dévastés du Beleriand. Pourtant, Tolkien refuse de réduire son œuvre à une simple transposition. Dans ses lettres, il nie vigoureusement toute allégorie directe de la Première ou de la Seconde Guerre mondiale. Mais il admet que la guerre a modelé ses images, ses visions, sa sensibilité au mal et à la destruction. La Terre du Milieu est traversée par le souvenir de la guerre moderne, mais transmuée dans une langue mythologique. Là où Lovecraft tire de la modernité une vision d’indifférence cosmique, Tolkien cherche un sens restauré, un ordre malgré le chaos. C’est ici qu’intervient sa notion d’eucatastrophe, formulée dans son essai On Fairy-Stories (1939). Par ce terme, il désigne le retournement heureux, inattendu, qui donne au conte sa dimension de grâce. Là où la catastrophe plonge dans le désespoir, l’eucatastrophe ouvre à la consolation. La fin du Seigneur des Anneaux en offre un exemple : au moment où tout semble perdu, la destruction de l’Anneau survient par la chute de Gollum, accident providentiel. Pour Tolkien, l’eucatastrophe est le reflet littéraire de la Résurrection : le surgissement de l’espérance dans l’ombre. Son catholicisme joue ici un rôle central. Orphelin tôt marqué par la foi, il transpose dans son univers une théologie implicite : le mal existe, il corrompt, il détruit, mais il n’est pas absolu. Le bien, fragile, peut triompher par l’humilité, par la fidélité, par l’accident de grâce. Les Hobbits, figures modestes, incarnent cette logique : non pas des héros épiques, mais de petits êtres qui portent un fardeau disproportionné. L’expérience des tranchées — soldats anonymes dans la boue — se transpose dans l’héroïsme humble de Sam ou de Frodo. Ainsi, la guerre n’a pas seulement apporté l’horreur à Tolkien. Elle lui a donné la matière d’un imaginaire où le mal est tangible, mais où la consolation reste possible. Sa mythologie est tragique, mais non désespérée. Elle oppose au chaos du XXᵉ siècle une vision ordonnée, nourrie de foi et de philologie, où l’histoire humaine retrouve un sens.

    Lorsque Tolkien publie Le Hobbit en 1937, il ne pense pas encore au grand cycle. Mais le succès du livre pousse son éditeur à lui demander une suite. Ce qui devait être un nouveau récit pour enfants devient, au fil de douze années d’écriture (1937–1949), une épopée de plus de mille pages. Le Seigneur des Anneaux dépasse le cadre du conte : il devient le cœur du legendarium. Le roman articule plusieurs registres. D’un côté, il reprend le ton léger du Hobbit : l’univers domestique des Hobbits, leur humour, leur modestie. De l’autre, il bascule vers l’épopée sombre : les royaumes déchus, les batailles titanesques, la marche des armées. La polyphonie du récit tient à cette juxtaposition : conte pastoral et tragédie antique. Les chants, les poèmes, les généalogies scandent le texte, lui donnant l’allure d’une chronique transmise plutôt que d’un roman moderne. Le centre du récit est l’Anneau unique. Symbole du pouvoir absolu, il corrompt quiconque le possède. Tolkien, dans ses lettres, rejette toute lecture strictement allégorique — ni bombe atomique, ni totalitarisme à peine voilé. Mais il admet que l’Anneau reflète une tentation universelle : l’usage du pouvoir pour dominer. Dans le contexte des deux guerres mondiales, l’ombre de Sauron résonne avec les idéologies destructrices du XXᵉ siècle. L’Anneau concentre la logique du mal : séduction, possession, destruction intérieure. Le récit adopte une structure complexe, presque polyphonique. Après la dissolution de la Communauté, les fils narratifs se séparent : Frodo et Sam vers le Mordor, Aragorn, Legolas et Gimli vers le Rohan et le Gondor. Tolkien alterne ces lignes, créant une tension dramatique qui culmine dans les deux derniers volumes. Le lecteur n’est pas seulement spectateur d’une quête, il suit une mosaïque d’itinéraires convergents. Cette construction rappelle la tradition épique — l’Iliade avec ses héros dispersés — mais transposée dans une prose moderne. Ce qui distingue Le Seigneur des Anneaux des récits antérieurs de fantasy, c’est la profondeur du monde. Derrière chaque lieu, chaque nom, se profile une histoire ancienne. Minas Tirith n’est pas seulement une cité, mais l’héritière de Númenor, elle-même issue des dons des Valar. Aragorn n’est pas un héros providentiel, mais le dernier rejeton d’une lignée millénaire. Cette densité, que Christopher Tolkien a révélée dans The History of Middle-earth, donne à l’œuvre une cohérence unique : la fiction est soutenue par une mythologie souterraine. Enfin, la dimension spirituelle est centrale. Tolkien ne fait jamais de prosélytisme : son catholicisme est implicite. Mais la logique du récit est profondément théologique : le mal existe, mais il est accidentel, secondaire. La Providence agit discrètement, par des retournements inattendus — l’« eucatastrophe ». Le rôle de Gollum en est l’exemple parfait : figure de la chute, il devient l’instrument paradoxal du salut. La destruction de l’Anneau n’est pas l’œuvre du héros, mais le fruit d’un renversement imprévu. Le Seigneur des Anneaux est donc plus qu’un roman de fantasy. C’est une tentative de restaurer une mythologie dans un monde désenchanté. En pleine modernité, Tolkien redonne à la fiction la fonction archaïque du mythe : raconter les origines, donner une profondeur sacrée à l’expérience humaine, offrir une consolation dans l’épreuve.

    La réception de Tolkien fut contrastée. Le Seigneur des Anneaux, publié entre 1954 et 1955 en trois volumes, reçut d’abord des critiques mitigées en Angleterre. Les milieux académiques, dominés par le modernisme, y voyaient une œuvre passéiste, un « roman pour enfants démesuré ». W. H. Auden, ami de Tolkien, fut l’un des rares à défendre le livre dès sa sortie, saluant sa puissance mythologique. En revanche, Edmund Wilson le traita de « juvenility », un divertissement naïf. C’est aux États-Unis que le succès prit corps, avec l’édition en poche des années 1960. La contre-culture s’en empare : les communautés hippies voient dans la Terre du Milieu un manifeste écologique et anti-industriel, les Hobbits des figures de résistance à la société de consommation. L’œuvre sort du cercle des philologues pour devenir un phénomène culturel. Des fanzines, des clubs de lecture, des communautés de fans se constituent. La fantasy, jusque-là sous-genre marginal, s’impose comme courant majeur. La critique savante mit plus de temps à reconnaître Tolkien. Longtemps réduit à une littérature d’évasion, il fut réévalué dans les années 1980–90 grâce à des chercheurs comme Tom Shippey (The Road to Middle-earth, 1982) et Verlyn Flieger (Splintered Light, 1983). Tous deux, philologues eux-mêmes, montrèrent la profondeur de son projet : un travail érudit sur les mythes et les langues, mais transposé dans une fiction accessible. Aujourd’hui, Tolkien est étudié à l’université autant que Joyce ou Eliot, mais sur un autre versant de la modernité : non pas la déconstruction, mais la reconstruction. L’influence est immense. Ursula K. Le Guin reconnaît en lui un modèle pour Earthsea (1968). Michael Moorcock, malgré ses critiques virulentes (« Epic Pooh », 1978), écrit dans son sillage. George R. R. Martin, avec A Song of Ice and Fire, dialogue implicitement avec Tolkien, entre fidélité et subversion. Neil Gaiman, Alan Moore, toute une génération d’écrivains et de créateurs visuels ont grandi avec la Terre du Milieu. La fantasy contemporaine, du jeu de rôle (Dungeons & Dragons) au cinéma (Peter Jackson’s Lord of the Rings, 2001–2003), porte son empreinte. Mais au-delà de l’influence générique, il faut souligner ce qu’il a restauré : la fonction du mythe. Dans un monde désenchanté par la guerre, par le matérialisme, par l’effondrement des grands récits religieux, Tolkien a redonné à la fiction un pouvoir de consolation. Sa mythologie n’efface pas le tragique — les guerres, les pertes, les exils y sont omniprésents — mais elle propose une lumière, une espérance. C’est ce qu’il nommait l’« eucatastrophe » : le renversement heureux qui rend le monde habitable malgré tout. Aujourd’hui, Tolkien est plus qu’un auteur de fantasy. Il est celui qui a montré que la littérature pouvait, encore au XXᵉ siècle, recréer une mythologie crédible, profonde, consolatrice. À côté du désespoir de Lovecraft et des éclats oniriques de Dunsany, Tolkien représente la restauration : le retour de la fiction à sa fonction la plus ancienne, offrir aux hommes des histoires pour habiter le monde.

    Lovecraft et le cauchemar cosmique

    Publié le 1er septembre 2025

    Howard Phillips Lovecraft naît en 1890 à Providence, Rhode Island, et meurt dans la même ville en 1937. Toute sa vie tient dans ce cercle étroit de la Nouvelle-Angleterre, à l’exception de quelques années à New York. Enfant unique, il perd son père très tôt : Winfield Scott Lovecraft, représentant de commerce, est interné à l’asile en 1893, atteint de syphilis tertiaire. Sa mère, Sarah Susan Phillips, descendante d’une vieille famille de Providence, reste auprès de lui jusqu’à sa propre internement à Butler Hospital en 1919. L’enfance de Lovecraft est donc marquée par la maladie, l’instabilité mentale, l’isolement. Il grandit surtout auprès de son grand-père maternel, Whipple Van Buren Phillips, dont la bibliothèque nourrira ses premières lectures : contes arabes, récits gothiques, The Arabian Nights, Pope, Gray. Très tôt, il découvre Poe, dont il lit et imite les récits avant même l’adolescence. Plus tard, à l’université (qu’il n’achèvera jamais), il s’initie aux sciences — astronomie, chimie — qui laisseront une empreinte durable. Son univers se construit sur cette double matrice : le fantastique sombre de Poe et la rationalité scientifique. La mort de son grand-père en 1904 le laisse sans soutien matériel : la famille sombre dans la pauvreté, il quitte l’école, n’entre jamais vraiment à Brown University. Sa vie adulte sera une suite de difficultés financières, d’emplois précaires, de publications alimentaires dans les pulps. Lovecraft n’aura pas de succès de son vivant. Il publie surtout dans Weird Tales, fondé en 1923, et dans d’autres magazines bon marché. Ses textes sont lus par un public restreint, parfois jugés obscurs ou maladroits. Mais il construit autour de lui un cercle de correspondants — Robert E. Howard, Clark Ashton Smith, August Derleth, Donald Wandrei — avec qui il échange des dizaines de milliers de lettres (plus de 100 000 selon Joshi). Cette correspondance forme une œuvre parallèle, gigantesque, où il expose ses lectures, ses théories esthétiques, ses idées politiques (souvent réactionnaires, voire racistes). Un autre moment biographique pèse : son mariage avec Sonia Greene en 1924 et son séjour new-yorkais. Installé à Brooklyn, Lovecraft vit l’expérience comme un exil. Pauvre, isolé, choqué par la diversité ethnique de la ville, il s’enfonce dans un sentiment d’hostilité cosmique. C’est là qu’il écrit certains de ses récits les plus sombres (The Horror at Red Hook). Le mariage échoue, il revient seul à Providence en 1926. Ces années de solitude marquent son imaginaire : cités cyclopéennes, entités monstrueuses, narrateurs solitaires confrontés à l’indifférence du cosmos. Malade (cancer de l’intestin diagnostiqué trop tard), affaibli par la pauvreté, il meurt en 1937 à 46 ans. Enterré à Providence, il laisse une œuvre encore dispersée, sauvée de l’oubli par Derleth et Wandrei qui fondent Arkham House en 1939. C’est grâce à eux que Lovecraft sort de l’ombre, puis grâce aux critiques comme S. T. Joshi qu’il est reconnu comme figure centrale du fantastique moderne.

    Lovecraft n’émerge pas dans le vide : il se pense lui-même comme héritier. Dans son essai Supernatural Horror in Literature (1927), il établit une généalogie du genre, de l’antiquité au gothique, puis de Poe jusqu’aux contemporains. Poe est au sommet. Lovecraft écrit que Poe « éleva l’horreur surnaturelle à un plan artistique où nul autre Américain n’avait su la porter ». L’influence est double : le choix du récit bref, tendu vers un effet unique, et l’exploration des obsessions intérieures. The Tell-Tale Heart ou The Black Cat sont pour lui des modèles de condensation et d’intensité. Dans ses propres textes, il reprend la figure du narrateur délirant, mais lui adjoint une perspective cosmique : la peur n’est plus seulement psychologique, elle est métaphysique. Dunsany est l’autre grand modèle. Lovecraft découvre A Dreamer’s Tales et The Book of Wonder vers 1919. Dans une lettre, il avoue les avoir « lus et relus jusqu’à les connaître presque par cœur ». De Dunsany, il retient le ton biblique, les cités imaginaires, les panthéons inventés. Le « Dream Cycle » de Lovecraft — Polaris (1918), The White Ship (1919), Celephaïs (1920), The Dream-Quest of Unknown Kadath (1926–27) — est directement tributaire de ce modèle. La cadence lente, les noms étranges, l’impression d’un ailleurs fabuleux : tout vient de Dunsany. Mais là où Dunsany restait dans la grâce onirique, Lovecraft introduit une inquiétude : ces cités ne sont pas seulement des rêves, elles masquent une indifférence cosmique. Ces deux filiations — Poe et Dunsany — structurent son imaginaire. Mais Lovecraft les déplace. Chez Poe, l’horreur est intérieure ; chez Dunsany, elle est mythologique et rêveuse. Chez Lovecraft, elle devient cosmique. Ses dieux ne sont pas des symboles ni des figures morales : ce sont des entités extra-humaines, aveugles, indifférentes. Il refuse le surnaturel au sens traditionnel. Rien de miraculeux, rien d’angélique : seulement une nature élargie, immense, où l’homme n’est rien. Ses monstres — Cthulhu, Yog-Sothoth, Nyarlathotep — ne sont pas au-delà de la nature, ils sont la nature elle-même, vue dans son immensité. Cette inflexion matérialiste vient de ses lectures scientifiques. Adolescent, il publie des articles d’astronomie dans la presse locale, observe les étoiles, construit des cartes. Plus tard, il s’intéresse à la géologie, à l’anthropologie, aux théories contemporaines de la relativité et de la quatrième dimension. Dans ses récits, ces disciplines deviennent des sources d’effroi. At the Mountains of Madness (1931) décrit une expédition antarctique où la géologie révèle des cités préhumaines. The Colour out of Space (1927) met en scène une météorite qui contamine la terre par une radiation incompréhensible. La science n’abolit pas le mystère, elle l’amplifie. Ainsi Lovecraft hérite mais transforme. Poe lui donne l’intensité psychologique, Dunsany la majesté onirique. Lui les détourne vers un cauchemar où la science révèle l’indifférence cosmique. Le surnaturel se dissout dans le naturel élargi. L’horreur n’est pas que subjective, ni seulement mythologique : elle est cosmologique.

    Le cauchemar cosmique prend forme dans quelques récits majeurs. Le plus célèbre est The Call of Cthulhu (écrit en 1926, publié en 1928 dans Weird Tales). Le narrateur, Francis Wayland Thurston, reconstitue un dossier fragmentaire : notes d’un professeur, témoignage d’un artiste, rapport d’un officier norvégien. Peu à peu se dessine l’existence d’un culte mondial, voué à une entité endormie sous les mers, Cthulhu. Ce dieu n’est pas une figure morale : il dort, rêve, attend. Sa simple résurgence menace l’humanité. La structure du récit est emblématique : enquête documentaire, indices dispersés, révélation finale insoutenable. S. T. Joshi souligne combien ce texte condense l’art lovecraftien : horreur par accumulation de fragments, effroi né de l’érudition. At the Mountains of Madness (1931, publié en 1936) élargit la perspective. Une expédition antarctique découvre les ruines cyclopéennes d’une cité bâtie par les Anciens, une race extraterrestre venue sur Terre des millions d’années avant l’homme. Par fragments de fresques et d’indices géologiques, le narrateur reconstitue l’histoire d’une planète colonisée, abandonnée, dévastée. Ici, l’horreur n’est pas un spectre mais une paléontologie. La science mène à la révélation que l’homme est un accident, tardif, insignifiant. Michel Houellebecq, dans son essai H. P. Lovecraft : Contre le monde, contre la vie, y voit le cœur de sa métaphysique : l’univers comme force étrangère, indifférente, où l’homme est de trop. The Shadow out of Time (1934–35) poursuit ce travail. Le professeur Nathaniel Wingate Peaslee, frappé d’amnésie, découvre que son esprit a été échangé avec celui d’une entité de la Great Race of Yith, race extraterrestre vivant dans le passé et le futur grâce à des transferts de conscience. Son cauchemar est double : avoir vécu dans un corps étranger, et savoir que sa propre conscience fut habitée par un être inhumain. Le texte articule mémoire, temporalité et vertige cosmique. L’horreur n’est plus spatiale mais temporelle : l’homme n’est qu’une étape dans une lignée infinie d’espèces. À ces trois récits s’ajoutent The Colour out of Space (1927), où une météorite contamine une ferme par une radiation incompréhensible, et The Dunwich Horror (1928), qui transpose l’horreur dans une Nouvelle-Angleterre rurale, saturée de folklore dégénéré. Dans tous les cas, la même logique : enquête, indices accumulés, révélation d’une présence cosmique. L’horreur n’est pas l’apparition immédiate mais la compréhension progressive. Ces textes forment le noyau de ce qu’August Derleth appellera plus tard « le Mythe de Cthulhu ». Mais Lovecraft lui-même n’avait pas cherché à créer un système clos. Ses dieux et entités apparaissent de manière diffuse, comme des fragments d’un cauchemar partagé. Cthulhu, Yog-Sothoth, Azathoth, Nyarlathotep : noms dispersés dans des récits, allusions, correspondances. Le mythe est moins une mythologie qu’une constellation. C’est justement ce caractère fragmentaire qui fascine. Le lecteur sent une cohérence possible, mais elle n’est jamais donnée. L’horreur réside dans cette impossibilité de totaliser.

    La langue de Lovecraft est immédiatement reconnaissable, parfois caricaturée, souvent critiquée, mais essentielle à son effet. Elle combine archaïsmes, adjectifs accumulés, répétitions. Eldritch, unutterable, blasphemous, cyclopean : des mots qui semblent désuets mais qui créent une atmosphère de distance, comme si le texte n’était pas contemporain. S. T. Joshi insiste sur ce point : ce n’est pas maladresse mais stratégie. L’archaïsme donne à l’horreur une patine antique, un sentiment d’antériorité. La répétition de termes vagues — « indicible », « innommable » — produit moins une description qu’un effet d’impuissance, un langage qui avoue ses limites. La structure de ses récits est récurrente. Un narrateur, souvent scientifique ou érudit, entreprend une enquête. Il accumule des indices : manuscrits anciens, traditions orales, objets archéologiques, notes dispersées. Peu à peu, les fragments convergent vers une révélation. Mais cette révélation excède la raison et conduit à l’effondrement de la conscience. C’est le schéma de The Call of Cthulhu, de The Dunwich Horror, de At the Mountains of Madness. Donald R. Burleson, dans Lovecraft : Disturbing the Universe (1990), note combien cette structure reflète l’obsession de Lovecraft pour le savoir : l’horreur ne vient pas de l’ignorance mais de la compréhension. Le recours au vocabulaire scientifique est une autre particularité. Géologie, astronomie, biologie, archéologie : Lovecraft parsemait ses récits de détails empruntés à ses lectures. Dans At the Mountains of Madness, il décrit les strates géologiques de l’Antarctique avec une précision qui ancre le récit dans une vraisemblance scientifique. Dans The Colour out of Space, il imagine une forme de radiation extraterrestre qui décompose la matière vivante. La science n’est pas rassurante, elle est le vecteur même de l’effroi. Enfin, le choix des narrateurs est décisif. Ce sont presque toujours des hommes cultivés : professeurs, antiquaires, médecins. Leur rationalité devient instrument de leur perte. Là où le gothique classique opposait la superstition au savoir, Lovecraft inverse : c’est le savoir qui mène à la terreur. Plus on comprend, moins on peut supporter. Le narrateur est ainsi une figure tragique : il cherche la vérité, mais la vérité le détruit. L’effet lovecraftien tient donc à cette alliance : une langue archaïque qui produit le sentiment de l’ancien et de l’indicible ; une structure d’enquête qui mime la rationalité scientifique ; une chute où cette rationalité se retourne en folie. L’horreur ne surgit pas d’un spectre ou d’une apparition, mais du processus même de connaissance.

    Au cœur de l’œuvre de Lovecraft, il y a ce que ses commentateurs appellent le cosmicisme. S. T. Joshi, dans The Weird Tale (1990) puis I Am Providence (2010), en fait le principe structurant de sa pensée : l’univers est indifférent, l’homme n’y occupe aucune place centrale, aucune providence ne le protège. Là où Poe enfermait la peur dans la conscience et où Dunsany créait des mythes de rêve, Lovecraft radicalise : tout mythe n’est qu’une fiction humaine face à un cosmos qui ne se soucie pas de nous. Ses dieux ne sont pas moraux. Cthulhu, Yog-Sothoth, Nyarlathotep, Azathoth ne jugent pas, ne punissent pas, ne sauvent pas. Ils existent en dehors de toute catégorie humaine. Azathoth, « le démon-sultan », incarne le chaos aveugle au centre de l’univers, un bouillonnement sans raison. Cthulhu dort sous les mers, indifférent. Yog-Sothoth est défini comme la totalité de l’espace-temps. Ces entités ne sont pas surnaturelles au sens religieux : elles sont naturelles, mais dans une nature élargie à l’échelle cosmique. Leur étrangeté vient de ce que nous ne pouvons pas les penser. Cette vision a des racines. Lovecraft lit les matérialistes antiques (Lucrèce, De rerum natura), mais aussi les sciences modernes : Darwin, l’astronomie, la physique contemporaine. Dans ses lettres, il insiste : « Toute ma philosophie est fondée sur l’idée que l’homme est un accident insignifiant dans un cosmos sans dessein. » Dirk W. Mosig, critique des années 1970, a souligné ce lien avec le matérialisme scientifique : le « Mythe de Cthulhu » n’est pas un système religieux, c’est une métaphore de l’indifférence universelle. Le savoir, chez Lovecraft, n’apporte pas le salut. Il mène à la folie. Plus on connaît, plus on mesure notre insignifiance. At the Mountains of Madness ne raconte pas une expédition ratée mais une révélation : les Anciens ont créé la vie, l’homme n’est qu’un déchet évolutif. The Shadow out of Time étend cette idée : notre conscience elle-même est contingente, susceptible d’être remplacée. Le cauchemar n’est pas l’absence de sens, mais le trop-plein de sens, un sens insoutenable. Houellebecq, dans H. P. Lovecraft : Contre le monde, contre la vie (1991), l’exprime à sa manière : « Dans l’univers de Lovecraft, il n’y a pas d’amour, pas d’espoir, pas de beauté durable. Seule reste l’horreur d’exister dans un monde qui ne nous veut pas. » Houellebecq, malgré ses excès, touche juste : Lovecraft est l’écrivain de la négation, du refus de toute transcendance consolante. Le cosmicisme n’est pas une doctrine systématique. C’est une attitude, un climat. Mais il marque un tournant : le fantastique cesse d’être une lutte entre le rationnel et le surnaturel, il devient confrontation avec l’indifférence cosmique. Poe avait réduit l’horreur à l’intérieur de la conscience, Dunsany avait élargi l’imaginaire au rêve mythologique, Lovecraft l’ouvre à l’univers tout entier. Son cauchemar est métaphysique : l’homme n’a pas de place.

    De son vivant, Lovecraft reste confiné aux marges. Ses récits paraissent dans Weird Tales à partir de 1923, aux côtés de Robert E. Howard ou Seabury Quinn, pour un lectorat limité de passionnés. Les critiques littéraires l’ignorent, les maisons d’édition sérieuses ne le publient pas. Il vit pauvre, vend ses textes à vil prix, réécrit pour d’autres (revisions) afin de subsister. À sa mort en 1937, à Providence, il est inconnu du grand public, enterré sans éclat. C’est son cercle d’amis et de disciples qui assure sa survie. August Derleth et Donald Wandrei fondent en 1939 Arkham House, maison d’édition destinée à publier ses œuvres en volume. Ils imposent l’idée d’un « Mythe de Cthulhu », système plus cohérent que ce que Lovecraft avait laissé, en donnant à ses fragments la forme d’une mythologie. Grâce à eux, Lovecraft sort du ghetto des pulps et accède à une reconnaissance progressive. Dans les années 1960–70, la contre-culture redécouvre son pessimisme cosmique. Colin Wilson, puis Dirk W. Mosig, Donald R. Burleson, et surtout S. T. Joshi réévaluent son œuvre. Joshi, avec H. P. Lovecraft : A Life (1996) puis I Am Providence (2010), établit la biographie critique de référence, montrant que Lovecraft est un penseur cohérent, matérialiste, plus qu’un simple conteur de monstres. C’est par cette voie qu’il entre dans les études universitaires. L’influence littéraire est immense. Robert Bloch, Fritz Leiber, Ramsey Campbell prolongent son imaginaire. Stephen King, dans Danse macabre (1981), le cite comme l’une de ses sources majeures. Borges lui consacre une nouvelle, There Are More Things (1975). Michel Houellebecq, en 1991, en fait une figure emblématique du refus de l’humanisme moderne. Son empreinte s’étend au cinéma : The Thing de John Carpenter, Alien de Ridley Scott, ou encore The Mist de Frank Darabont reprennent ses thèmes — l’indicible, la créature informe, l’univers indifférent. Dans le jeu de rôle, Call of Cthulhu (Chaosium, 1981) transforme son univers en expérience collective, où les joueurs incarnent des enquêteurs condamnés à la folie. Dans la bande dessinée, Alan Moore (Providence, 2015–17) ou Mike Mignola (Hellboy) réinterprètent son mythe. Même la musique et les jeux vidéo (de Metallica à Bloodborne) portent sa trace. Le « Mythe de Cthulhu » est devenu une mythologie collective, prolongée bien au-delà de ce qu’il avait imaginé. Paradoxalement, lui qui n’avait pas voulu créer un système clos est devenu le centre d’un univers partagé, continuellement enrichi par d’autres. Ce qui témoigne de la force de son invention : une cosmologie fictive assez puissante pour dépasser son auteur. Aujourd’hui, Lovecraft occupe une place paradoxale : encore contesté pour son racisme et ses positions politiques, mais reconnu comme l’un des grands inventeurs de l’imaginaire moderne. Son cauchemar cosmique continue d’irriguer littérature, arts visuels et culture populaire. Comme l’écrit Joshi, « Lovecraft a donné à l’horreur une métaphysique », et c’est cette métaphysique de l’indifférence qui fait de lui un auteur central, au-delà même du fantastique.

    Poe et le fantastique intérieur

    Publié le 1er septembre 2025

    Edgar Allan Poe naît en 1809, au moment même où le roman gothique s’épuise. Melmoth the Wanderer de Maturin paraît en 1820 : Poe a alors onze ans. Le décor des châteaux en ruine, des cloîtres et des armures tombées du ciel appartient déjà à une autre époque. Lui ne vivra pas parmi les pierres médiévales mais dans des chambres de pension, des mansardes, des maisons ordinaires. Sa vie entière se déroule dans l’espace étroit des villes de la côte Est américaine : Boston, Richmond, Baltimore, Philadelphie, New York. Pas de cathédrales gothiques, pas de ruines antiques. Le gothique, il le reçoit par les livres. Son univers concret, ce sont des intérieurs modestes, des logis fragiles, des chambres où la pauvreté et l’alcool font trembler les murs. Ce déplacement biographique est décisif : l’imaginaire gothique, Poe le condense dans l’espace domestique. La maison devient scène de l’effroi. The Fall of the House of Usher (1839) concentre cette mutation : plus de château médiéval, mais une demeure usée, presque bourgeoise, dont les fissures correspondent à celles de l’esprit. Roderick Usher vit enfermé, malade de sa propre sensibilité. La maison n’est pas décor extérieur, elle est métaphore du sujet. Elle tombe parce qu’il tombe. Tout au long de sa vie, Poe connaît l’instabilité résidentielle. Orphelin très tôt, adopté par la famille Allan sans y trouver d’ancrage véritable, il passera d’un foyer à l’autre. Cette précarité se retrouve dans ses récits : aucune maison n’est stable, chaque mur menace de s’écrouler. La ruine gothique, chez lui, se déplace à l’intérieur : murs fissurés, planchers qui battent, caves où l’on mure les corps. La fiction gothique parlait de vastes édifices ; Poe réduit l’échelle à la chambre, au grenier, à la cave. Charles Baudelaire, qui traduira Poe dans les années 1850, voit justement là la marque de sa modernité. Dans la préface des Histoires extraordinaires, il parle d’un « esprit tout entier tourné vers l’analyse et la dissection ». Le décor gothique n’est plus qu’un miroir du trouble intérieur. Le fantastique change de régime : on ne tremble plus devant un spectre extérieur, mais devant une conscience fissurée. De Walpole à Maturin, l’espace gothique était monumental ; chez Poe, il devient claustrophobe. De l’abbaye à la chambre, du cloître au cabinet, de la crypte collective à la cave domestique, le trajet est net. C’est l’Amérique du XIXᵉ siècle : pas de ruines médiévales, pas de cathédrales chargées de signes. Poe invente donc un autre lieu pour l’horreur : la maison ordinaire, repliée sur elle-même, où l’architecture devient métaphore du moi.

    Chez Poe, l’horreur ne vient pas des spectres mais de la fissure intérieure. Le fantastique se retourne vers la conscience. Dans The Tell-Tale Heart (1843), le narrateur n’est pas poursuivi par un fantôme, il est dévoré par son propre crime. Il croit entendre, sous les planches, le battement du cœur de sa victime. Mais ce rythme n’est que le sien, une pulsation projetée, une obsession qui enfle jusqu’à la folie. Dans The Black Cat (1843), c’est l’alcool, la rage, la cruauté qui mènent au meurtre, puis à la hantise. Le chat mutilé et revenu d’entre les morts n’est pas un spectre extérieur, il est la matérialisation de la culpabilité. Poe place le lecteur à l’intérieur d’une psyché fissurée, là où le délire devient récit. Cette logique est biographique. Poe vit toute sa vie sous le signe du deuil et de la perte. Sa mère meurt de tuberculose alors qu’il n’a pas trois ans. Sa femme Virginia, sa cousine, qu’il épouse adolescente, meurt elle aussi de la même maladie en 1847. Entre ces deux dates, Poe connaît la pauvreté, les dettes, les humiliations, l’alcoolisme qui le ronge. Chaque femme aimée meurt, chaque foyer se défait. L’horreur chez lui n’a pas besoin de châteaux : elle est dans le lit conjugal, dans la toux de la tuberculeuse, dans le silence après la mort. C’est cette matière qui nourrit ses récits. Ligeia (1838), Morella (1835), Berenice (1835) sont autant de figures féminines mortes et revenues, obsessions répétées de la disparition et du retour impossible. Le fantastique intérieur est aussi celui de la conscience malade. Poe fréquente les frontières du délire. Son narrateur est presque toujours un « je » fiévreux, qui raconte sa propre chute. Pas de distance, pas de médiation : le lecteur est enfermé dans une subjectivité délirante. Ce n’est pas l’apparition qui effraie, c’est la voix même qui raconte. La folie est devenue point de vue. Baudelaire y voit une des grandes modernités de Poe : avoir su transformer la psychose en récit, la culpabilité en intrigue. On retrouve ici l’obsession du double. Dans William Wilson (1839), le narrateur est poursuivi par son double moral, celui qui dit non, qui empêche. Dans The Imp of the Perverse (1845), l’horreur n’est pas un fantôme mais l’élan irrésistible vers le crime, la pulsion de transgression pour elle-même. Poe pressent déjà ce que la psychanalyse appellera pulsion de mort. L’ennemi n’est pas dehors, il est dedans. Chaque récit condense une expérience vécue : perte, alcool, délire, solitude. Mais Poe lui donne forme par une langue précise, découpée, analytique. Là où sa vie n’était que chaos, ses textes transforment le désordre en architecture implacable. La peur qu’il met en scène n’est pas celle du château qui s’écroule, mais celle du moi qui se désagrège.

    Poe n’écrit pas seulement des histoires, il pense la forme qui les porte. En 1846, dans The Philosophy of Composition, il expose son credo : un poème ou une nouvelle doivent viser un « effet unique », perceptible d’un seul trait. La lecture doit se faire d’une seule assise, sans interruption. Au-delà, dit-il, l’intensité se dissout. La brièveté n’est pas une limite mais une condition esthétique. De là, chaque texte est construit comme une mécanique : pas de digression, pas de remplissage, tout tend vers une révélation finale. Cette conception découle aussi de ses conditions de vie. Poe publie dans les magazines et les journaux, là où la place est comptée, où la lecture se fait vite, entre deux nouvelles d’actualité. L’économie du format devient esthétique. Il faut captiver en quelques pages, surprendre, choquer, clore par une chute mémorable. Les contraintes éditoriales, la pauvreté, l’obligation de produire pour survivre : tout cela infléchit son art vers la condensation. Là où le roman gothique déployait des centaines de pages dans des couloirs infinis, Poe ramasse l’angoisse dans une dizaine de pages suffocantes. Il applique à la prose la rigueur qu’il attribuait à la poésie. Dans The Poetic Principle, il affirme que le poème long n’existe pas : au-delà de quelques dizaines de vers, l’unité de l’effet s’effondre. The Raven (1845) est construit sur ce modèle, chaque refrain, chaque rime participant d’une montée vers l’obsession. De même, The Pit and the Pendulum (1842) est une démonstration : un dispositif unique (le balancement de la lame) suffit à soutenir tout le récit jusqu’à la délivrance finale. Ses critiques l’ont souvent décrit comme un architecte de la peur. Chaque nouvelle est une chambre close. On entre, on se laisse enfermer, et la porte se referme derrière nous jusqu’à la chute. Pas d’errance, pas de digression romantique : une progression calculée. Jules Verne, qui l’admira, parlera d’« horlogerie » à propos de ses récits. Baudelaire, encore, saluera cette rigueur : une littérature de l’effet pur, de l’intensité maîtrisée. La condensation formelle renforce le déplacement du gothique. Plus de châteaux interminables, plus de corridors infinis : seulement une scène, une pulsation, une obsession. Chaque texte est un bloc de peur, sans dehors. Ce que le gothique étalait sur des volumes, Poe l’invente comme une expérience immédiate, une secousse à recevoir d’un seul coup.

    Chez Poe, l’horreur cohabite avec une rigueur glaciale. On oublie parfois qu’il est aussi l’inventeur du récit d’énigme, précurseur du roman policier. Dans The Murders in the Rue Morgue (1841), Auguste Dupin résout un crime apparemment inexplicable par la seule puissance de l’analyse. Pas de spectre, pas de malédiction : un orang-outang échappé, identifié par raisonnement. The Mystery of Marie Rogêt transpose un fait divers réel, le meurtre de Mary Rogers à New York, et propose une enquête méthodique, comme si la littérature pouvait rivaliser avec la police. The Purloined Letter (1844) inverse la logique : la lettre cachée est visible, et seule une intelligence hors du commun peut la reconnaître. Ces récits marquent un tournant : le lecteur n’est plus seulement invité à trembler, mais à suivre une démonstration intellectuelle. Cette dimension n’est pas accidentelle. Poe avait une passion pour la cryptographie, les puzzles, les logogriphes. Il proposait à ses lecteurs des défis dans les journaux, se vantant de pouvoir déchiffrer n’importe quel code. Dans The Gold-Bug (1843), le décryptage d’un message secret mène à un trésor. On y retrouve la même mécanique que dans ses récits de peur : enfermer le lecteur dans une énigme, puis lui livrer une sortie calculée. L’horreur et la raison suivent la même logique : un enfermement, une progression, une résolution. Cette double veine — délire intérieur et lucidité analytique — traverse toute son œuvre. Le même homme qui imagine un narrateur obsédé par un battement de cœur écrit aussi des traités sur la composition poétique ou des anticipations scientifiques (The Facts in the Case of M. Valdemar, 1845, où il expérimente l’hypnose sur un mourant ; Eureka, 1848, essai cosmologique qui annonce l’expansion de l’univers). La rationalité n’abolit pas l’horreur : elle la rend plus inexorable. Dans The Pit and the Pendulum, ce n’est pas un fantôme qui menace, mais une mécanique d’une précision terrifiante, lame qui descend, mur qui se resserre. Le cauchemar naît de la logique elle-même. Les critiques ont souvent noté ce paradoxe : Poe est à la fois le poète du délire et l’ingénieur du récit. Sa vie oscillait entre désordre absolu — dettes, alcool, deuils — et une exigence de construction rigoureuse. Ses textes reflètent cette tension. L’imaginaire de Poe n’est pas un abandon, mais une maîtrise qui encadre la folie. Il met en forme l’irrationnel avec des instruments rationnels. Ce mélange prépare deux héritages. D’un côté, la lignée du policier moderne (Conan Doyle, puis tout le roman d’enquête). De l’autre, la lignée du fantastique psychologique, où la peur naît d’une mécanique intérieure inexorable. Poe tient les deux. Le gothique avait besoin de ruines et de cryptes ; Poe montre que la peur se suffit d’une logique, d’une chambre, d’un esprit fissuré.

    Poe ne laisse pas seulement une œuvre, il impose un paradigme. L’horreur n’est plus dehors, elle est dedans. Cette invention marque une fracture dans l’histoire de l’imaginaire. Le gothique avait bâti des châteaux de papier, Poe réduit la peur à une chambre, à une conscience. Ce déplacement irrigue tout le XIXᵉ siècle. Baudelaire le traduit à partir de 1852 et fait de lui un frère en modernité. Dans ses préfaces, il insiste sur la précision analytique de Poe, sur sa capacité à condenser l’horreur en effet pur. Mallarmé reprendra l’élégance glaciale du Corbeau dans sa traduction de 1875. En France, Poe devient presque plus central que dans son Amérique natale, où il mourut en 1849 dans un hôpital de Baltimore, délirant, trouvé ivre dans une rue. Sa légende noire nourrit son image d’écrivain maudit, mais c’est son esthétique qui compte : une horreur rationnelle, intime, calculée. Lovecraft reconnaîtra en lui un maître. Dans ses essais (Supernatural Horror in Literature, 1927), il consacre des pages entières à Poe comme inventeur du fantastique moderne. Ses propres récits de maisons hantées (The Shunned House) ou de narrateurs obsédés reprennent la claustration intérieure. Mais Lovecraft y ajoute la cosmologie matérialiste, l’univers indifférent. Là où Poe enferme la peur dans un cœur battant, Lovecraft la projette dans le cosmos. La filiation est directe : du dedans à l’infini. En parallèle, le policier moderne naît de Dupin. Conan Doyle créera Sherlock Holmes comme héritier direct. Toute une tradition du raisonnement, de l’énigme résolue par l’esprit, découle de Poe. Le même écrivain aura donc donné naissance au fantastique psychologique et au récit d’enquête, deux piliers du XIXᵉ et du XXᵉ siècle. Mais c’est surtout la modernité du geste qui frappe. Poe transforme la fiction en laboratoire de la conscience. Plus besoin de ruines médiévales ni de spectres théâtraux : il suffit d’une obsession, d’une pulsation, d’un délire intérieur. La peur devient subjective, et le récit enregistre cette subjectivité. Là réside sa postérité. Kafka, Borges, Cortázar liront Poe et y verront une architecture du récit court, fermé, tendu vers une révélation. Baudelaire et Mallarmé le feront entrer dans la tradition symboliste. Lovecraft en fera le socle du weird moderne. Poe n’aura pas eu de stabilité, pas de fortune, pas de maison solide. Mais il a trouvé, dans la chambre étroite de la nouvelle, un espace absolu : celui où le moi devient décor, où l’esprit fissuré remplace la ruine gothique, où l’horreur est une lecture intérieure.

    Du sacré et de l’allégorie médiévale à l’esthétique de la ruine gothique

    Publié le 1er septembre 2025

    Au Moyen Âge, le monde n’est pas seulement vécu, il est lu. Liber mundi : chaque chose fait signe, chaque créature tient lieu de lettre dans une écriture divine. La nature n’est pas un décor, elle est une écriture à lire. Cette lecture a des sources anciennes. Chez les Grecs, le Timée de Platon donne un monde ordonné par un dêmiourgos ; les Stoïciens parlent d’un logos semé dans les choses ; Plotin pense l’émanation d’un sens qui descend dans la matière. Côté hébraïque, Philon d’Alexandrie pratique l’allégorie des Écritures ; plus tard, la tradition rabbinique multiplie niveaux et gloses, jusqu’aux quatre voies de lecture du PaRDeS. Dans l’islam, l’Ikhwân al-Safa’ (les Frères de la Pureté) proposent une encyclopédie symbolique du créé ; Ibn Tufayl, avec Hayy ibn Yaqzân, pense un monde lisible par l’intellect ; la distinction zâhir/bâtin (apparent/secret) organise déjà une herméneutique. Le christianisme médiéval rassemble et ordonne cette impulsion : Augustin (De doctrina christiana) réfléchit aux signes, Cassien fixe la quadrige (littéral, allégorique, moral, anagogique), Hugues de Saint-Victor en donne la discipline, Thomas d’Aquin la systématise (Somme, I, q.1, a.10). Alain de Lille résume l’esprit en une formule devenue maxime : Omnis mundi creatura quasi liber et pictura — toute créature du monde est comme un livre et une image. De là, les pierres et les verres prennent parole. Abbon Suger à Saint-Denis pense la lumière comme théologie ; le pseudo-Denys l’Aréopagite lui donne l’angeologie et la symbolique du rayonnement. Une nef n’est pas seulement une nef, c’est un axe, un passage, une montée. Chartres, Amiens : portails chargés de bêtes et de vices sculptés comme des avertissements, vitraux qui racontent ce que l’oreille ne lit pas. Les Biblia pauperum illustrent la même économie : images pour ceux qui n’ont pas les lettres, mais qui savent déchiffrer des correspondances. Le Physiologus (grec) puis l’Etymologiae d’Isidore de Séville donnent le code des bêtes : la licorne pour la pureté, le lion pour la force christique, le basilic pour le péril. Bède le Vénérable, Raban Maur, toute une lignée de glossateurs tissent la Glossa ordinaria autour de la Bible : texte au centre, marges qui bruissent, monde qui commente le monde. Hildegarde de Bingen voit des cosmologies en feu dans ses visions (Scivias), Dante perçoit la totalité en architecture morale ; tous écrivent sous la même loi : rien n’est nu, tout renvoie. Ainsi, l’herméneutique médiévale recycle le vieux geste animiste — rien n’est muet, tout parle — mais l’unit sous un seul auteur : Dieu. Là où l’animisme dispersait des puissances dans les choses, la pensée chrétienne verticalise et ordonne. On lit la Bible à quatre sens et, par extension, on lit le monde de même : littéral (ce qui est), allégorique (ce que cela figure), moral (ce que cela exige), anagogique (où cela mène). Cette grille n’est pas un ornement : elle règle l’imaginaire. La fiction ne se justifie pas par elle-même ; elle transmet, elle instruit, elle conduit. Entrer dans une cathédrale, c’est entrer dans un texte. Le portail est une page, la nef une phrase, le chœur une promesse. La lumière traverse le bleu, le rouge, et pose sur la pierre un commentaire mouvant. On ne contemple pas, on interprète. Le lecteur n’est pas un consommateur d’histoires mais un pèlerin qui passe d’un signe à l’autre, d’une figure à son sens. La beauté existe, mais elle reste au service d’une vérité ; le plaisir de voir n’est pas séparé de l’obligation de comprendre. C’est là la force de ce régime : symbole et réalité ne se séparent pas. Le monde n’est pas un théâtre, c’est une exégèse. Dieu tient la plume, l’homme lit. Jusqu’au jour où la plume vacille, et où la pierre commence à n’être plus qu’une ruine.

    Puis viennent les fissures. La Renaissance déplace le centre : l’homme prend la place du signe. Pétrarque relit Cicéron, redécouvre l’Antique, l’ad fontes humaniste affaiblit le cadre symbolique médiéval. Marsile Ficin traduit et commente Platon, Pic de la Mirandole célèbre la dignité de l’homme : le monde n’est plus d’abord un texte sacré mais un champ d’expériences. L’allégorie perd son évidence. On admire la forme pour elle-même, l’image avant le sens. Alberti, Vasari, Léonard : la perspective, la recherche anatomique, le goût du portrait brisent l’ancien régime du signe. La crise religieuse accentue la rupture. Luther traduit la Bible en allemand (1522), Calvin refuse l’ornement, Zwingli supprime l’image des temples. L’iconoclasme secoue l’Europe : en 1566, les Beeldenstorm dévastent les églises des Pays-Bas, statues brisées, vitraux réduits en éclats. L’image devient suspecte, un piège de l’idolâtrie. Là où le Moyen Âge la chargeait de symboles, la Réforme la réduit à un objet dangereux, à bannir. Le concile de Trente (1563) tente bien de défendre l’art sacré, mais le soupçon demeure. L’imaginaire chrétien n’est plus une évidence, il doit se justifier, se défendre. Dans le même temps, la ruine acquiert une valeur neuve. Ce qui hier signifiait un effondrement du sens devient objet d’admiration. Piranèse grave ses Vedute di Roma et ses Carceri d’invenzione : colonnes brisées, arches effondrées, prisons impossibles. La mélancolie de la ruine n’est plus un sermon mais une esthétique. On contemple le vestige pour lui-même, comme un spectacle. Déjà au XVe siècle, Alberti évoquait la beauté des ruines antiques ; au XVIIᵉ, les peintres comme Claude Lorrain ou Hubert Robert font de la ruine un motif central. L’architecture ne signifie plus seulement, elle émeut. Cette mutation est aussi philosophique. Montaigne, dans ses Essais (1580), se détourne de l’allégorie universelle : « Que sais-je ? » devient mot d’ordre. Pascal, plus tard, parlera de l’homme perdu « entre deux abîmes » : plus de certitude que tout soit lisible. Le monde cesse d’être le grand commentaire de Dieu ; il devient lieu d’incertitude, de contemplation, d’expérience sensible. Ainsi se défait l’ancien système. Le signe se détache de sa fonction théologique, l’image devient objet esthétique, la ruine un motif de plaisir mélancolique. L’homme n’avance plus dans une architecture de symboles, mais dans un paysage à éprouver. La lecture se fissure, et déjà l’ombre du gothique pointe : on ne lit plus pour être sauvé, on regarde pour frissonner.

    Au XVIIIᵉ siècle, le gothique cesse d’être un style architectural ou un souvenir de ruine : il devient fiction. L’Angleterre en est le foyer. En 1764, Horace Walpole publie The Castle of Otranto, qu’il prétend d’abord traduire d’un manuscrit ancien pour lui donner une patine d’authenticité. Dès les premières pages, une armure géante tombe du ciel et écrase l’héritier d’une lignée : la ruine n’est plus sermon mais décor du frisson. Le château est saturé de souterrains, de portes dérobées, de prophéties. L’édifice religieux ou seigneurial, autrefois signe de stabilité, devient lieu d’angoisse. Le succès ouvre une veine. Ann Radcliffe (The Mysteries of Udolpho, 1794 ; The Italian, 1797) perfectionne la formule. Elle installe ses héroïnes dans des paysages de montagnes, de couvents, de châteaux abandonnés. Les descriptions sont interminables : orages, clair-obscur, corridors. Ses fantômes sont souvent expliqués par la raison — mais l’effet reste celui de l’inquiétude. Le gothique devient une machine à produire le « frisson agréable » (pleasurable terror). Matthew Lewis, avec The Monk (1796), radicalise le genre. Ici plus d’équivoque : spectres, pactes démoniaques, incestes, viols. Le religieux n’élève plus, il oppresse. Le moine Ambrosio, figure du pouvoir spirituel, est corrompu, possédé. Les couvents sont des prisons, les rituels des mascarades. Là où le Moyen Âge voyait dans le cloître un espace de salut, le gothique en fait un théâtre de vice et d’horreur. Charles Robert Maturin, Irlandais, clôt cette première période avec Melmoth the Wanderer (1820). Melmoth a vendu son âme au diable et erre, condamné. Son récit est un labyrinthe de récits enchâssés, d’exils et de damnations. L’imaginaire gothique bascule ici dans une noirceur métaphysique : la quête de salut devient impossible. Le mouvement se propage en Europe : Schiller et Goethe expérimentent avec le roman noir, Sade s’empare de ses motifs, Nodier, Hugo ou Balzac en France reprennent la ruine, le cloître, le spectre. Le gothique n’est pas seulement un sous-genre : il marque l’entrée de l’Occident dans un imaginaire où l’édifice sacré est vidé de sa fonction symbolique et rempli de terreur. Ainsi, en un demi-siècle, l’ancien langage de la pierre se transforme. Le château n’explique plus, il enferme. L’abbaye n’instruit plus, elle piège. Le religieux devient superstitieux, le sublime se change en horreur. Le roman gothique institue une nouvelle économie du signe : décor, atmosphère, sensation. Le lecteur ne lit plus pour comprendre le monde, mais pour éprouver un vertige. Avec le gothique, un régime entier de l’imaginaire bascule. Là où le Moyen Âge voyait dans l’édifice une architecture de signes, le roman gothique n’y voit plus qu’un décor. La cathédrale, le couvent, le château cessent d’être des médiations vers le salut. Ils deviennent des lieux d’angoisse, des pièges. Ce qui garantissait un ordre symbolique ne produit plus que vertige. La mutation est double. D’abord, l’espace sacré se vide de sa charge théologique. Le portail, la nef, le cloître n’instruisent plus : ils enferment. Dans Udolpho, la jeune Emily ne lit pas de symboles, elle traverse des corridors qui se referment sur elle. Dans The Monk, Ambrosio ne guide pas les fidèles, il les perd. La pierre n’oriente plus, elle égare.

    Ensuite, le lecteur change de place. Il n’est plus pèlerin, il devient spectateur. Le Moyen Âge lui demandait d’interpréter, d’aller d’un signe à l’autre pour comprendre le plan de Dieu. Le gothique lui demande d’éprouver. Terreur, mélancolie, sublime. Edmund Burke, dans sa Philosophical Enquiry into the Origin of Our Ideas of the Sublime and Beautiful (1757), avait déjà théorisé ce basculement : le sublime naît de la crainte, de l’obscurité, de l’immensité. Le roman gothique traduit cela en fiction. Le sacré se retourne ainsi en machine à sensations. L’allégorie, qui assurait la continuité du signe et de la vérité, se dissout dans l’effet. La ruine, autrefois avertissement moral, devient spectacle esthétique. Le cloître n’élève plus, il oppresse. La fiction gothique hérite des formes religieuses pour les détourner, les vider. Elle expose ce que l’époque a perdu : la certitude d’un monde lisible. Ce vide fait trembler. Mais il ouvre aussi un espace neuf. Car c’est précisément dans cette fissure — quand le signe ne garantit plus, quand l’édifice ne signifie plus — que la littérature moderne va s’engouffrer. De la pierre sacrée au couloir obscur, de l’allégorie au frisson, l’imaginaire occidental a changé de régime. La suite, au XIXᵉ siècle, ne se jouera plus dans les ruines et les châteaux, mais dans l’espace intérieur : une chambre close, un cœur qui bat sous le plancher, une conscience qui se fissure. Poe est déjà là, en embuscade.

    31 août 2025

    Publié le 31 août 2025

    Je relis de vieux livres exhumés de mes disques durs, notamment un recueil des meilleurs récits de Weird Tales, Tome III, présenté par Jacques Sadoul, traduit par France-Marie Watkins. Il existe un prix Sadoul, "qui récompense chaque année le meilleur texte de « mauvais genre », jugé en fonction de sa qualité d’écriture, de l’imagination dont fait preuve son autrice ou son auteur, de son originalité et de son respect, ou de son irrespect assumé et conscient, des codes propres au genre choisi. Nous avons déterminé cinq grands genres : science-fiction ; policier ; érotisme et romance ; fantasy et alchimie ; fantastique et ésotérisme. Chaque année, nous en mettons un à l’honneur, dans lequel doivent s’inscrire les autrices et auteurs qui participent au concours." dixit Christophe Siebert.

    Hier soir, j’ai écrit une note bilingue après avoir lu quelques textes de Clark Ashton Smith (CAS) dans de vieux Weird Tales retrouvés en américain. Je me suis demandé si ces auteurs passeraient la rampe aujourd’hui. De là, une autre question : que demandent désormais les nouvelles revues de SFF ? Quels thèmes apprécient-elles, quelles voix recherchent-elles ? Je me suis plongé dans la lecture d’auteurs contemporains — Tia Tashiro par exemple, dont j’ai trouvé plusieurs textes sur Clarkesworld Magazine .

    La recette semble simple : une phrase-concept forte, une voix nette (présent ou passé simple mais énergique), deux ou trois scènes solides, quelques respirations, une technologie plausible glissée dans l’action, une fin ouverte avec un choix signifiant.

    C’est ma manière de poursuivre la ligne que je me suis fixée : être un ouvrier plutôt qu’un artiste. Vendre une force de travail, tout simplement. Je n’y crois pas beaucoup, mais cela donne au moins un but. Et surtout, à mon âge, essuyer des refus reste une discipline nécessaire.

    Je repense alors à mes années d’enquêteur téléphonique, quand j’appelais des inconnus dans toute la France. Le refus était la réponse normale, et il fallait vite s’y habituer. Je me souviens des stratégies mises en place pour tenir : la voix neutre, presque robotique, fonctionnait le mieux. Les interlocuteurs, intrigués par cette absence d’affect, finissaient par répondre. Et quand un refus tombait, je me répétais que c’était la norme, qu’il fallait enchaîner aussitôt vers le suivant.

    J’ai résisté ainsi quelques années, ce qui me rappelle combien j’ai manqué d’ambition dans mes choix alimentaires. Car à côté, dans mes chambres d’hôtel successives, j’étais encore ce grand écrivain méconnu. Je me demande toujours quelle part du mensonge faisait tenir l’ensemble.

    En lisant encore sur CAS, parallèlement aux PDF de F. B. consacrés au carnet de 1925 de HPL, je note cette inspiration constante des premiers textes, sans doute venue de la Théosophie. Parmi les ouvrages dont il s’inspire, The Story of Atlantis and the Lost Lemuria de William Scott-Elliot mentionne brièvement un « continent hyperboréen ». Lovecraft regrette de ne pas « disposer d’une description plus détaillée [qui] formerait un cadre excellent à des fictions de l’étrange, et j’imagine que tout le système de la Théosophie a une dette envers lui » (lettre à Smith, 15 juillet 1926).

    Cela me fait songer à la nature même de l’imaginaire. Le mien est-il vraiment viable pour écrire des nouvelles de SFF contemporaines ? J’en doute. Les thèmes repeints à la sauce inclusive ou moderne ne m’inspirent pas. Est-ce par manque d’imagination ou par ennui ? Sans doute par ennui : les thèmes ne changent pas vraiment au fil des générations, seul le cadre change, la manière de les repeindre à des fins commerciales, et cela me paraît vite rébarbatif.

    Je me suis aussi arrêté sur ce rapprochement entre Lovecraft et Mallarmé, une incise entendue en passant qui m’a fait dresser l’oreille comme un fox terrier. Une porte ouverte soudain sur quelque chose d’énorme : on peut tout à fait aimer des textes qui ne disent rien d’autre que leur propre forme, leur composition, leur rythme. Textes qui fonctionnent sur une fréquence inhabituelle, celle du son et des images qu’ils déclenchent, et rien de plus.

    Working Note : Writing to Live (or at Least to Try)

    Publié le 31 août 2025

    Il faudrait commencer par un chiffre, ou par un rêve. Peut-être les deux sont la même chose. Dix cents le mot pour les premiers milliers de mots, puis huit cents ensuite. Je l’ai vu noir sur blanc, dans les submission guidelines de Clarkesworld. Dix cents ! C’est presque obscène quand on le compare à la maigre enveloppe qu’une revue française glisse, parfois, dans une enveloppe craft. Dix cents multiplié par deux mille, par trois mille, ça donne assez pour payer un mois de loyer, quelques factures, un peu de nourriture. Et tout ça pour ce que je fais déjà chaque nuit : écrire.

    Mais aussitôt que je calcule, je sens le piège. Ce n’est pas si simple. Ils ne prennent qu’un texte sur cent. Une machine triant les manuscrits, ou pire, des humains épuisés lisant en diagonale, jugeant en trois phrases si votre texte vaut quelque chose. Ce n’est pas seulement une affaire d’argent, c’est une question de survie littéraire. Être choisi par eux, ce serait une légitimation, un tampon invisible sur le front : « publiable ».

    Alors je cherche. Je fouille internet. Je liste les noms des grandes revues : Asimov’s Science Fiction, Fantasy & Science Fiction, Clarkesworld, Lightspeed, Strange Horizons, Uncanny. Certaines existent depuis les années cinquante, d’autres sont nées avec le web. Toutes reçoivent des centaines, parfois des milliers de textes par mois. Et toutes promettent la même chose : un paiement « pro rate », si vous êtes dans les élus.

    Je recopie les règles. Je m’en fais un petit cahier. Police standard, pas de fantaisie typographique, pas d’italiques forcées. Double interligne. Pas de PDF. Nom du fichier : NomTitre.docx. Toujours la même liturgie. Et une phrase qui revient partout : No simultaneous submissions. Pas le droit d’envoyer le même texte à deux revues. C’est le contraire du jeu de hasard : vous misez sur une seule case, et le temps de réponse peut durer des semaines, parfois des mois.

    Je note quelques consignes précises : -- Uncanny Magazine : « We want passionate, emotional, experimental SF/F. Stories that hurt and heal. Max 6000 words. Pay rate : 0.12 $/word. » -- Strange Horizons : « We’re particularly interested in stories from traditionally marginalized voices. Length : under 5000 words. Pay rate : 0.10 $/word. » -- Asimov’s : « Short stories up to 20 000 words. Pay rate : 8–10 cents/word. Looking for character-driven SF. »

    Tout est clair, net, balisé. Comme si l’univers littéraire pouvait se résumer à un tableau Excel.

    Le plus étrange, c’est de découvrir à quel point les thèmes sont déjà programmés. On ne veut plus de vampires, ni de loups-garous, ni de quêtes à la Tolkien. On veut du climat, des diasporas, des corps mutants, des IA sensibles. J’écris tout ça dans le cahier, comme si c’était une loi physique. Le futur est déjà écrit, balisé, codifié. Moi, Français un peu à côté, je devrais entrer dans cette danse, glisser mes phrases dans ces cases comme dans un formulaire administratif.

    Et pourtant, au détour d’une page, je tombe sur une précision : We are looking for strong voices. Une voix forte. Voilà. Tout est dit. Ce n’est pas le thème, ce n’est pas la longueur. C’est la voix. Mais comment traduire ma voix en anglais ? Est-ce que mes constructions, mes ruptures tiendront une fois traduites ? Ou bien seront-elles réduites à un brouhaha maladroit, un accent qu’on entendrait même sur le papier ?

    Je fais des tests. Je traduis un de mes fragments. Le français est elliptique, tendu. En anglais, ça devient presque lyrique, involontairement. Je me relis et je ne sais plus si je suis encore moi. C’est ça, peut-être, la schizophrénie qu’impose le marché américain : il faut être deux à la fois. L’auteur français, avec son rythme, ses digressions. Et l’auteur anglais, calibré, net, lisible, rapide à séduire.

    Je cherche des témoignages. J’apprends que même les auteurs américains essuient des dizaines de refus. Certains ont publié après cinquante tentatives. Le taux d’acceptation est d’un pour cent, parfois moins. Cela veut dire que, statistiquement, je devrais écrire cent textes pour en voir un accepté. Et qui a la force d’écrire cent textes pour un seul oui ? Ce n’est plus de la littérature, c’est une loterie déguisée.

    Mais alors je pense à Lovecraft. On le rejetterait aujourd’hui. Trop long, trop lourd, trop archaïque. Je pense à Clark Ashton Smith. Lui aussi, recalé. Howard, peut-être, s’en tirerait encore, avec ses récits de bataille directe. Mais le reste ? Non. Les critères ont changé. Et pourtant, eux sont immortels. Alors peut-être que la vraie sélection ne se fait pas dans les comités de lecture, mais dans la durée, dans la façon dont une voix résonne encore des décennies plus tard.

    Ce que je note là, c’est une contradiction. D’un côté, je dois plaire à la machine, calibrer ma prose pour entrer dans la grille. De l’autre, je dois cultiver ce qui n’entre pas dans la grille, ce qui dépasse, ce qui fera que dans trente ans, dans cent ans, quelqu’un dira : cette voix-là, elle tenait encore. Alors que faire ? Écrire deux fois ? Une version pour eux, une version pour moi ?

    Je recopie les thèmes. Climat. Corps mutants. Diaspora. Surveillance. Post-colonialisme spatial. Je fais comme si je révisais pour un examen. Mais plus je les note, plus ils me paraissent identiques aux thèmes d’hier. Chez Lovecraft, l’Autre était monstrueux. Aujourd’hui, il est une voix à entendre. Chez Smith, le corps mutant était une punition. Aujourd’hui, il est une émancipation. Rien n’a changé. Tout a muté.

    Alors la vraie question, ce n’est pas le thème. C’est la langue. La composition. Comment j’ouvre le texte, comment je le ferme, comment je tiens le fil. Je note ça en grand : Ce n’est pas ce que je raconte, c’est comment je le raconte.

    Je m’imagine écrivant en anglais. Je ne sais pas si je trahis ma langue ou si je lui donne une chance nouvelle. Peut-être qu’écrire pour eux, c’est aussi écrire contre moi. Comme si une partie de moi devait disparaître pour que l’autre survive.

    Et puis il y a l’argent. Je fais semblant de ne pas y penser, mais c’est là. En France, on ne vit pas de la nouvelle. Même pas du roman, parfois. Là-bas, peut-être. Mais le prix, ce n’est pas seulement le travail de la langue. C’est d’accepter d’entrer dans une compétition qui ressemble à une machine à broyer. Une IA invisible qui classe les voix, qui dit « toi oui, toi non ». Et dans mes nuits blanches, je me demande si ce n’est pas déjà arrivé : que des IA lisent les soumissions à la place des humains. Elles se nourriraient de nos textes, elles apprendraient nos thèmes, et elles décideraient mieux que nous ce qui fait une « bonne nouvelle ».

    Alors la boucle se ferme : écrire pour survivre, oui. Mais survivre à quoi ? Aux factures ? Aux refus ? Ou à la machine qui engloutira tout, jusqu’à nos voix ?

    Je ferme le carnet. Le café est froid. Demain, je recommencerai la même recherche. Mais une phrase reste inscrite dans ma tête, comme un mot de passe : écrire, non pas pour la revue, mais pour la sélection invisible du temps.


    Maybe it should start with a number, or with a dream. Maybe they’re the same thing. Ten cents a word for the first few thousand words, then eight cents beyond that. I saw it, black on white, in Clarkesworld’s submission guidelines. Ten cents ! Almost obscene compared to the meager envelope a French magazine might hand you, sometimes, in brown paper. Ten cents times two thousand, three thousand—that’s enough for a month’s rent, some bills, food. And all for what I’m already doing each night : writing.

    But the trap reveals itself the moment I calculate. It isn’t that simple. They take only one text out of a hundred. A machine scanning manuscripts, or worse, humans exhausted enough to skim diagonally, judging in three sentences whether your text is worth anything. It isn’t just about money anymore—it’s about literary survival. Being chosen would be a kind of invisible stamp on my forehead : “publishable.”

    So I search. I dig around the internet. I list the names of the big magazines : Asimov’s Science Fiction, The Magazine of Fantasy & Science Fiction, Clarkesworld, Lightspeed, Strange Horizons, Uncanny. Some have been around since the fifties, others were born online. All of them drown in submissions, hundreds, thousands each month. And all of them promise the same thing : pro-rate payment, if you’re chosen.

    I copy the rules into a notebook. Standard font, no typographic tricks, no forced italics. Double-spaced. No PDF. File name : NameTitle.docx. Always the same liturgy. And one line repeats everywhere : No simultaneous submissions. The opposite of gambling : one bet, one square, and weeks or months of waiting.

    I jot down a few specifics : -- Uncanny Magazine : “We want passionate, emotional, experimental SF/F. Stories that hurt and heal. Max 6000 words. Pay rate : 12 cents/word.” -- Strange Horizons : “We’re particularly interested in stories from traditionally marginalized voices. Length : under 5000 words. Pay rate : 10 cents/word.” -- Asimov’s : “Short stories up to 20,000 words. Pay rate : 8–10 cents/word. Looking for character-driven SF.”

    Everything is clear, precise, charted. As if literature could be reduced to a spreadsheet.

    The strangest thing is how mapped-out the themes already feel. No more vampires, no more werewolves, no Tolkien-style quests. They want climate collapse, diasporas, mutant bodies, sentient AIs. I write it all down in the notebook, as if it were a physical law. The future already written, charted, coded. Me, a Frenchman slightly off to the side, supposed to join the dance, slip my sentences into these boxes like an administrative form.

    And yet, on the next page, I stumble on a line : We are looking for strong voices. A strong voice. That’s it. That’s everything…

    I test myself. I translate one fragment. In French it’s elliptical, tense. In English it becomes lyrical, almost by accident. I reread and I no longer know if it’s me. Maybe that’s the schizophrenia this market demands : being two at once. The French author, with his rhythms, his digressions. And the English author, trimmed, neat, seductive in record time.

    I look up testimonies. Even Americans are rejected dozens of times. Some only publish after fifty tries. Acceptance rates : one percent, sometimes less. Statistically, I’d have to write a hundred stories for one “yes.” Who has the strength to do that ? It’s no longer literature—it’s a disguised lottery.

    But then I think of Lovecraft. He’d be rejected today. Too long, too heavy, too archaic. I think of Clark Ashton Smith. Same fate. Howard, maybe, would still sneak through with his direct battles. The others ? No. The criteria have shifted. And yet, they survived. They’re immortal. So maybe the real selection isn’t made in the slush piles, but across time, in the echo a voice carries decades later.

    This is the contradiction I scribble in the notebook. On one side, I have to please the machine, calibrate my prose to fit the grid. On the other, I must cultivate whatever doesn’t fit, whatever exceeds, the thing that might, in thirty years, in a hundred, still be heard. So what do I do ? Write twice ? One version for them, one version for me ?

    I copy the themes. Climate. Mutant bodies. Diaspora. Surveillance. Postcolonial space. Like revising for an exam. But the more I write them down, the more they look like yesterday’s obsessions. In Lovecraft, the Other was monstrous. Today, the Other speaks. In Smith, mutation was punishment. Today, it’s emancipation. Nothing has changed. Everything has mutated.

    So the real question isn’t the theme. It’s the language. The composition. How I open the story, how I close it, how I keep the thread alive. I write this in capital letters : It’s not what I tell, it’s how I tell it.

    I imagine myself writing in English. I don’t know if I’m betraying my language or giving it a new chance. Maybe writing for them means writing against myself. As if one half of me must die so the other can survive.

    And then there’s the money. I pretend not to care, but it hovers anyway. In France, you can’t live off short fiction. Hardly even off novels. Over there, maybe. But the price isn’t just labor. It’s accepting the competition, the machine that grinds voices into silence. An invisible AI sorting through slush, learning from our stories, deciding better than us what makes a “good” one.

    So the loop closes : writing to survive, yes. But survive what ? Bills ? Rejections ? Or the machine that will one day swallow everything, even our voices ?

    I shut the notebook. The coffee is cold. Tomorrow I’ll search again, the same research. But one phrase keeps repeating in my head, like a password : write not for the magazine, but for the invisible selection of time.

    Comment X sans Y

    Publié le 28 août 2025

    Il arrive que la matière d’un texte surgisse d’un endroit inattendu : un mail reçu tôt le matin, une proposition de formation glissée dans l’ordinaire d’une boîte de réception. Celui-ci, signé Jean Rivière, affirmait détenir une formule capable de transformer n’importe quelle idée banale en offre irrésistible. La promesse tenait en quatre mots : « X sans Y ». X, c’est ce que tout le monde désire. Y, c’est l’obstacle qui décourage, la barrière la plus répandue. L’efficacité du procédé tient à ce raccourci brutal : perdre du poids sans sport, apprendre l’anglais sans grammaire, vivre du web sans audience. La formule ne crée pas de nouveaux désirs, elle s’empare de ceux qui existent déjà et efface la peine censée les accompagner. Le mail parlait de business et de ventes, mais ce qui m’a frappé, c’est la force nue de cette structure. Une promesse qui tient debout toute seule, presque comme un aphorisme, et dont la logique pourrait glisser ailleurs, du côté de l’écriture.

    Déplier la formule, c’est voir apparaître deux pôles très simples. D’un côté, le X : l’objet du désir, clair, immédiat, universel. De l’autre, le Y : l’obstacle, celui qui rebute la majorité, celui qui décourage avant même d’avoir commencé. Toute la mécanique repose sur ce geste : isoler l’obstacle le plus commun, le plus douloureux, et l’effacer d’un trait. Ce n’est pas forcément la difficulté réelle, mais celle qui pèse dans l’imaginaire collectif. Dans l’apprentissage des langues, par exemple, ce n’est pas le temps qui bloque, c’est la grammaire. Dans le travail en ligne, ce n’est pas l’effort, c’est l’absence d’audience.

    Ce geste — dire en ôtant — n’est pas une invention récente. La rhétorique classique le connaissait déjà : persuader, c’est souvent soustraire. On parle d’ellipse lorsqu’on retire un mot pour renforcer le sens. On parle d’enthymème lorsqu’on retire une prémisse dans un raisonnement, en laissant l’auditeur la compléter lui-même. « Socrate est mortel puisqu’il est un homme » : la phrase supprime « tous les hommes sont mortels », mais chacun l’entend sans qu’il soit besoin de l’écrire. La suppression ne diminue pas, elle aiguise. Elle attire l’attention vers ce qui manque et sollicite l’esprit du lecteur.

    Le « sans Y » fonctionne exactement de cette manière. En apparence, il allège le chemin, promet un raccourci. En réalité, il met toute la lumière sur l’obstacle qu’il prétend effacer. Sans sport, sans grammaire, sans audience : chaque fois, la négation souligne ce qu’on redoute le plus, et c’est cette mise en relief qui séduit. La formule obtient son pouvoir non par ce qu’elle ajoute, mais par ce qu’elle retranche.

    Si la rhétorique de la suppression est si puissante dans la persuasion, c’est qu’elle repose sur un paradoxe : dire en ne disant pas. En littérature, ce paradoxe devient un moteur formel. On connaît l’exemple radical de Perec : écrire un roman entier sans la lettre e. Le manque devient la règle, et c’est lui qui produit la créativité. Chez Beckett, c’est une suppression progressive : le vocabulaire s’épuise, la syntaxe se réduit, jusqu’à ce que le texte semble s’écrire à la frontière du silence. Dans l’autofiction contemporaine, la contrainte « sans » est partout : parler de soi sans employer « je », relater un rêve sans images, écrire un silence sans blancs. Chaque fois, c’est l’obstacle qui devient matière.

    Ce qui distingue l’usage littéraire de la formule « X sans Y » de son usage commercial, c’est que la littérature ne cherche pas à effacer l’obstacle mais à l’habiter. Elle ne promet pas un raccourci, elle invente une forme qui tienne malgré le manque. Là où le marketing exploite la suppression comme argument, l’écrivain la transforme en contrainte esthétique. Ce déplacement est décisif : il fait du « sans » non pas une promesse de facilité, mais une condition d’existence du texte.

    Si la formule « X sans Y » sert de promesse en marketing, elle devient en littérature un déclencheur. Le « sans » agit comme une contrainte volontaire : il force à déplacer l’écriture, à inventer un chemin qui contourne l’interdit. Ces formules n’ont pas vocation à être vraies ou fausses, mais à fonctionner comme moteurs de texte. Elles ouvrent des zones d’exploration, parfois minimes, parfois radicales.

    1. Comment parler de soi sans “je”.
    2. Comment écrire un journal sans dates.
    3. Comment relater un rêve sans images.
    4. Comment décrire un lieu sans nommer l’espace.
    5. Comment se souvenir sans mémoire.
    6. Comment écrire un silence sans blancs.
    7. Comment raconter une histoire sans personnages.
    8. Comment décrire un corps sans le toucher.
    9. Comment évoquer une émotion sans l’adjectif qui la désigne.
    10. Comment finir un texte sans conclusion.

    Ces dix variations peuvent sembler paradoxales. Mais chacune contient une conséquence pratique sur la langue. Parler de soi sans « je », c’est déplacer la voix narrative vers le « tu », le « il », ou vers une forme impersonnelle. Écrire un journal sans dates, c’est suspendre le temps plutôt que le mesurer. Relater un rêve sans images, c’est se tourner vers les sensations, les odeurs, les rythmes. Décrire un lieu sans le nommer, c’est faire passer les matières et les gestes avant l’identification. Se souvenir sans mémoire, c’est travailler dans le défaut, l’incertain. Écrire un silence sans blancs, c’est inventer un rythme qui suggère l’arrêt sans jamais marquer la page. Raconter sans personnages, c’est donner aux objets ou aux climats le rôle de protagonistes. Décrire un corps sans le toucher, c’est s’en tenir aux effets, à la distance. Évoquer une émotion sans son adjectif, c’est passer par les manifestations concrètes plutôt que par l’évidence du mot. Et finir sans conclusion, c’est ouvrir une fissure plutôt qu’un point final.

    En marketing, la formule « X sans Y » sert à vendre une promesse immédiate : obtenir le résultat désiré sans passer par l’obstacle redouté. En littérature, le même canevas ne délivre pas de promesse, il ouvre une contrainte. Le « sans » ne supprime pas vraiment, il creuse, il met en tension. C’est ce vide qui déclenche l’invention, qui pousse la langue à trouver d’autres appuis.

    On pourrait dire que la différence est là : d’un côté, l’économie du désir, de l’autre, l’économie de la forme. Le publicitaire attire en effaçant l’effort ; l’écrivain invente en gardant l’effort vivant, mais déplacé. La suppression, au lieu de lisser le chemin, fait surgir des zones nouvelles où la langue tâtonne.

    Peut-être que l’écriture, au fond, n’est rien d’autre que cela : chercher comment obtenir quelque chose sans l’obtenir vraiment.

    27 août 2025

    Publié le 27 août 2025

    « Tous ces cauchemars (incubi) et responsabilités détériorent désastreusement l’imagination créative, et je dois cultiver des impressions plus stimulantes de liberté, nouveauté et étrangeté. »H.P. Lovecraft ( relevé dans un pdf de François Bon, Lovecraft le carnet de 1925)

    Pour écrire ne serait-ce que la description d’un lieu, il faut une certaine autorité. Je me dis cela en lisant les cahiers fantômes. De quelle autorité s’agit-il ? Il y a une forme de possession. Quelle entité dicte des phrases qu’on ne saurait dire dans la vie de tous les jours ? Car personnellement je suis d’une terrible banalité dans mon expression orale au quotidien. Ce qui me fait dire assez souvent, à chaque relecture : mais pour qui tu te prends ? Et donc je me trompe peut-être de sens. Ce devrait plutôt être : qu’est-ce qui te prend, qui ou quoi s’empare de toi au moment où tu dis « ok », car tu le dis, pour écrire. ( à moins que ce ne soit "comment", comment ça te prend ?) Et peut-être que je me trompe encore en écrivant "possession" car il semblerait que l’événement tienne bien plus à une dépossession. L’écriture me dépossède de quelqu’un, de quelque chose, d’une part de ce que je nomme moi, elle me possède pour me déposséder si je peux oser cet illogisme.
    Maintenant, ce qu’il se passe si j’essaie de soumettre ces textes à l’IA. Je sens tout de suite que quelque chose ne va pas, ne peut aller. Cette fameuse autorité, et qui sans doute est l’inconscient, le ça, n’apprécie pas de se faire damer le pion par une machine. Car l’ordre des mots comme celui des fautes a véritablement un sens, une importance. Et l’IA possède un ordre qui est le sien, qui est en vérité une sorte de moyenne effectuée statistiquement, approximativement. Une moyenne d’ordre, osons ça. À moins que ce ne soit plus compréhensible si j’écris un "ordre moyen", c’est-à-dire cette chose tiède, consensuelle, et qui a les mains moites.


    Tout cela est très mauvais. Et sans doute l’est-ce quand je n’accepte pas totalement ce passage où je me dévêts de qui je suis au quotidien pour emprunter cette peau de ce qui s’écrit par mon intermédiaire. On ne peut pas avoir le beurre et l’argent du beurre. C’est cette expression populaire qui me vient à l’esprit pour illustrer l’ineptie que représente le fait de vouloir "contrôler" ce qui s’écrit au moment même où ça s’écrit. Et, au bout du bout, écrire sur l’écriture est certainement lassant pour le lecteur, surtout si le lecteur n’écrit pas.


    Mais si le lecteur écrit alors une confrontation des points de vue, voire même un échange, peut s’effectuer. Non pas sous la forme de messages, mails, lettres ou je ne sais quoi de concret, non ce n’est pas ça, pas ce type d’échange que je refuse depuis un bon moment déjà car justement dans l’échange quotidien je sais que je ne suis que moi.


    Donc la faute évidente d’attribuer une sorte d’ego à l’inconscient est seulement un procédé littéraire et rien d’autre. Pour les psychologues c’est un sujet de moquerie. Voilà aussi pourquoi je n’aime pas les psychologues, vraiment. Cette sorte d’autorité avec laquelle ils s’avancent vers moi en disant : mais non tu racontes n’importe quoi, Freud l’a dit, l’inconscient n’a pas d’ego. Je fais semblant d’être blessé par la saillie évidemment. Vont-ils alors me consoler, me prendre dans les bras, oh mon pauvre toutes mes excuses je ne savais pas que tu ne savais pas. Et donc maintenant tu sais que tu vas mourir seul, etc.


    Encore une fois, l’étrangeté d’écrire ce genre d’affirmations me saute aux yeux lorsque je relis. Ces colères, ces conflits que je détecte entre les lignes avec mon œil terne de tous les jours. Est-ce que ça m’appartient vraiment ou bien est-ce que dans la vie de tous les jours une sorte de personnage fictif sort de l’ordinateur pour se mettre à ma place à table et boire mon café en disant pouah il est beaucoup trop fort ou pas assez. Ce que je veux dire à la fin c’est où est la vérité. Ce qui signifie que j’en suis malgré tout encore là, hélas.


    Autre chose. Dans quelle mesure le souvenir des lectures de certains auteurs te contamine-t-il lorsque cette chose que tu nommes l’écriture s’empare de toi. Es-tu en mesure de t’en rendre compte soit au moment même où la contagion s’installe, soit après coup. Rien n’est moins sûr. Ce texte pourrait bien être contaminé par Dostoïevski. Une histoire de souterrain, et par René Girard car parfois tout se mélange allègrement. Comme si, dans le monde des écrivains morts, on n’attendait que cela : qu’une petite porte s’ouvre dans l’inconscient d’un idiot pour s’y engouffrer séance tenante.


    Tout ça, cette affaire de possession / dépossession reste, malgré l’apparence amusante de récit, assez binaire. Il manque un tiers. Une troisième voie ou voix. Une ouverture, un passage, une aide à la traversée en quelque sorte qui t’emporterait du double-bind, si je puis dire, vers les contrées du rêve enfin, c’est-à-dire à une fiction véritable dans laquelle tu serais un simple artisan qui se contente de faire correctement son boulot sans pour autant se prendre le chou.


    Cette voix tierce ce serait qui encore ou quoi ? C’est un peu facile de se réfugier dans l’atmosphère confortable d’un atelier d’écriture où tu ferais tes huit voire douze heures puis rentrerais chez toi une fois ton devoir accompli. Surtout cela te paraît manquer de piquant. Ce serait d’un ennui au bout du compte. Mais qu’as-tu contre l’ennui vraiment au fait ? Si tu y réfléchis, l’ennui est le fil conducteur de ton existence, c’est lui le véritable guide, et comme un véritable guide il n’a jamais cessé de te donner du fil à tordre et à retordre. Tu aurais pu t’enfuir de l’ennui mille fois, pourquoi ne l’as-tu pas fait ?


    J’écris tout ça au fur et à mesure et puis à la fin je soumets cet ensemble chaotique à l’IA : — challenge moi sur le fond et la forme de cet ensemble. Alors là, j’en prends pour mon grade. Seront pointés du doigt la logorrhée, les redites, le bavardage conceptuel et la conclusion considérée comme trop didactique.


    Bon.


    Tu écrirais tout ça comment toi je demande.


    Pour écrire ne serait-ce que la description d’un lieu, il faut une autorité. Pas « pour qui tu te prends », mais « qu’est-ce qui te prend ». L’écriture me possède pour me déposséder, si je peux oser cet illogisme.

    Quand je soumets mes phrases à l’IA, quelque chose se brise. L’ordre des mots, même des fautes, a un sens. L’IA, elle, fabrique un ordre moyen, tiède, consensuel, avec ses mains moites.

    Les psychologues me disent : l’inconscient n’a pas d’ego. Je fais semblant d’être blessé. Vont-ils me consoler, me prendre dans les bras ? Et donc maintenant tu sais que tu vas mourir seul.

    Parfois je relis et je vois un personnage fictif qui sort de l’ordinateur, s’assoit à ma place, boit mon café, et dit : pouah, beaucoup trop fort, ou pas assez. Où est la vérité ?

    Tout ça, possession et dépossession, reste un piège binaire. Il manque un tiers. Peut-être l’ennui. L’ennui comme guide. Tu aurais pu t’enfuir mille fois. Pourquoi ne l’as-tu pas fait ?


    J’ai compris ce que tu veux faire, je lui dis, en fait tu veux te débarrasser de moi tout en sachant qu’elle ne pourrait pas comprendre mon trait d’humour.

    typologie des écrivains contemporains face à l’explication

    Publié le 26 août 2025

    Trop d’explications, de discours qui n’intéressent pas le lecteur. Comment font les autres, tu te demandes. Intuition : L’intime ne s’explique pas il se montre. L’enveloppe explicative ne regarde que l’auteur et, dans ce cas, il ne s’agit pas tant de littérature que d’une auto-thérapie. Comment font les autres. Créer une typologie des auteurs contemporains selon leur rapport à l’explication. On pourrait structurer cela en plusieurs groupes :

    1. Ceux qui assument l’explication comme matière littéraire :

    -Ils transforment l’explication en style, jusqu’à en faire leur marque de fabrique. Annie Ernaux (Les Années, Journal du dehors) : l’explication devient une manière de clarifier, de « mettre au net » les expériences, en assumant le didactisme. Pierre Bergounioux : mêle récit et conceptualisation historique/philosophique, la phrase elle-même est un commentaire. Pascal Quignard : construit ses livres comme des méditations, où l’explication, la digression et la note savante sont au cœur du texte. Ici, l’explication n’est pas un défaut mais une esthétique : on lit pour l’intelligence, pas pour la scène.

    2.Ceux qui détournent l’explication en système ou en jeu

    Ils en font un procédé ironique, mécanique, presque absurdement répétitif. Jacques Roubaud : l’explication devient l’armature du texte, mais tournée vers le jeu combinatoire. Christian Prigent : explique pour mieux détruire l’explication, ses textes vibrent d’une langue critique qui se mord elle-même. Thomas Clerc (Paris, musée du XXIe siècle) : l’explication devient un inventaire infini, qui produit de l’humour par son excès. Ici, l’explication est acceptée, mais poussée jusqu’au vertige ou au comique.

    3.Ceux qui coupent l’explication pour garder la chair nue

    Ils refusent le discours explicatif et misent sur le détail, le geste, l’action. Jean Echenoz : narration plate, neutre, fausses pistes discrètes, pas de commentaire psychologique. Christian Gailly : dépouillement extrême, phrases brèves, peu d’analyses. Jean-Philippe Toussaint : description précise, gestes minuscules, pas de surplomb explicatif. Ici, la règle est : le lecteur doit sentir, pas comprendre par avance.

    4.Ceux qui oscillent entre les deux

    Ils commencent par expliquer, mais injectent du concret, ou l’inverse. Ils sont sur le fil. Maurice Blanchot : l’explication philosophique se mêle à des scènes concrètes, créant une tension permanente. Jérôme Orsoni (Des vérités provisoires) : mêle réflexions abstraites et notations brutes, parfois au risque de perdre le lecteur. Joy Sorman (À la folie, L’inhabitable) : mêle récit concret, reportage, et commentaires analytiques. Ici, le texte est travaillé par une lutte interne — très proche de ce que tu décris dans ton écriture.

    Il me semble que si j’avais à me situer je choisirais la catégorie 4, ceux qui oscillent entre les deux. Le travail reste encore à faire sur la nature de cette oscillation : l’assumer comme style hybride à la Ernaux ou Orsoni ou bien apprendre à la tailler pour laisser plus de place au concret comme Echenoz ou Toussaint.

    Possible aussi que je réfute totalement cette typologie et que je n’en fasse comme d’habitude qu’à ma tête que ce qui me plaise le plus soit de naviguer librement entre ces différents registres.

    22 août 2025

    Publié le 22 août 2025

    Le dimanche, autour de la table, mon grand-père trouvait toujours l’interstice. Quand les voix s’essoufflaient, il reprenait son refrain : la guerre, les copains, le bon vieux temps. Chaque semaine la même ritournelle, chaque semaine le même malaise. On baissait les yeux, on s’agitait autour de la viande, mais lui tenait bon. Il rabâchait, encore et encore, comme si sa survie dépendait de cette répétition. Ce qui pour nous n’était qu’un radotage était pour lui une nécessité.

    J’ai fini par comprendre que j’avais hérité de ce geste. Je ne rabâche pas sa guerre mais mes obsessions : le vide, la masse, la langue creuse. Mes proches s’agacent, mais ce qui les fatigue est ce qui me permet de continuer. Rabâcher, c’est tenir.

    Dans les religions, la répétition est au cœur des pratiques. On ne prie pas pour informer Dieu, mais pour maintenir un fil, pour ne pas disparaître. Le rosaire catholique égrène ses « Je vous salue Marie » jusqu’à l’automatisme ; les sourates de l’islam se psalmodient chaque jour, identiques ; les mantras bouddhistes n’ont pas besoin d’être compris pour agir. Partout, la répétition agit comme une corde tendue contre le néant.

    La littérature n’échappe pas à ce geste. Péguy a construit ses poèmes comme des litanies où l’incantation naît de l’obstination. Bernhard a saturé ses romans de ressassements jusqu’à l’asphyxie. Beckett a fait de la répétition la matière même de son œuvre : L’Innommable ne cesse de tourner autour du vide, incapable de se taire comme de continuer. Chez Cioran, chaque aphorisme est variation d’un même désespoir. Blanchot enfin a donné une théorie à ce mouvement : le langage ne touche jamais son objet, il ne fait que l’approcher, encore et encore, dans un « entretien infini ».

    Vu de l’extérieur, le rabâchage n’est qu’une scie monotone. Il agace, il pèse. Mais pour celui qui répète, il est vital : il retient ce qui menace de sombrer. Ce contraste explique le malaise qu’il provoque. Ce qui sauve l’un accable les autres. Bernhard l’a utilisé pour étouffer son lecteur, Péguy pour l’élever dans une cadence liturgique. La différence n’est pas dans le procédé, mais dans la place que l’on occupe : survivance d’un côté, lassitude de l’autre.

    Le politique a fait du rabâchage son instrument. Slogans répétés, éléments de langage, alternance gauche/droite jouée comme une pièce dont le scénario ne change jamais : répéter, ici, c’est saturer la langue publique, imposer une cadence qui évacue tout autre discours. Comme l’a montré Debord, le système se maintient précisément parce qu’il se rejoue à l’infini. La gauche et la droite ne sont pas des opposés réels, mais des chiens de berger : ils dessinent un contour artificiel autour d’une masse informe, archaïquement effrayante.

    La différence est nette : en politique, on rabâche pour masquer le vide ; en littérature, on rabâche pour l’exposer. Même mécanique, intentions inverses.

    Rabâcher n’est donc pas un défaut, encore moins une faiblesse. C’est une condition humaine. On prie en rabâchant pour survivre, on raconte la même guerre pour se prouver vivant, on écrit en répétant parce qu’il n’y a pas d’autre manière de creuser. Répéter, ce n’est pas informer. Répéter, c’est tenir. Rabâcher, c’est survivre.

    Traduire l’étrangeté : dans la phrase de Lovecraft, de l’anglais au français

    Publié le 12 août 2025

    *Howard Phillips Lovecraft n’écrivait pas pour flatter l’oreille du lecteur moderne. Sa phrase, qu’elle soit longue ou brève, reste étrangère, presque rébarbative. Elle empile les images, étire la syntaxe, hésite entre la description minutieuse et l’incantation hypnotique. Lire Lovecraft, c’est accepter un rythme qui échappe à nos habitudes, une respiration lente qui s’attarde sur chaque détail. Traduire Lovecraft, c’est encore autre chose : entrer dans cette phrase comme on entrerait dans une architecture labyrinthique, en choisissant à chaque pas de respecter la forme ou d’en chercher l’équivalent dans notre langue. Pour comprendre cette mécanique, j’ai choisi deux extraits du cycle onirique : Polaris et Celephaïs. L’idée n’est pas de reproduire la traduction officielle de David Camus, mais de mettre le lecteur dans la peau du traducteur : partir de la version originale, tenter une traduction littérale, puis en proposer une version retravaillée, en montrant chemin faisant où se logent les choix difficiles.*

    — -
    ## Polaris — la phrase hypnotique

    **VO**

    Into the north window of my chamber glows the Pole-Star with uncanny light. All through the long hellish hours of blackness it shines there ; and in the autumn of the year, when the winds from the north curse and whine, and the red-leaved trees of the swamp mutter things to one another in the small hours of the morning under the horned waning moon...

    **Traduction littérale**

    Dans la fenêtre nord de ma chambre brille l’étoile Polaire avec une lumière étrange. Pendant toutes les longues heures infernales de noirceur, elle y luit ; et à l’automne, quand les vents du nord jurent et gémissent, et que les arbres aux feuilles rouges du marais se murmurent des choses à l’oreille aux petites heures du matin, sous la lune décroissante et cornue…

    **Les dilemmes**

    Faut-il rendre glows par « brille » (neutre), « luire » (plus poétique) ou « irradier » (plus intense) ? Uncanny light est-elle une « lumière étrange », « inquiétante » ou « surnaturelle » ? Et que faire de curse and whine : garder « jurer et gémir » ou chercher une paire plus imagée ? Chaque décision déplace le texte vers un registre légèrement différent.

    **Traduction retravaillée**

    Par la fenêtre nord de ma chambre, l’étoile Polaire irradie d’une lueur surnaturelle. Tout au long des interminables heures noires et infernales, elle demeure là ; et, à l’automne, lorsque les vents du nord maugréent et gémissent, que les arbres aux feuilles écarlates du marais échangent de sourds murmures aux petites heures de l’aube, sous la lune décroissante aux cornes effilées…

    Ici, la lourdeur syntaxique n’est pas un défaut : c’est le vecteur même de l’atmosphère. Couper la phrase serait trahir son pouvoir hypnotique.

    ## Celephaïs — la phrase en collier de perles

    **VO**

    In a dream Kuranes saw the city in the valley, and the sea beyond, and the snowy peak overlooking the sea, and the gaily painted galleys that sail out of the harbour toward the distant regions where the sea meets the sky.

    **Traduction littérale**

    Dans un rêve, Kuranes vit la ville dans la vallée, et la mer au-delà, et le pic enneigé dominant la mer, et les galères joyeusement peintes qui quittent le port en direction des régions lointaines où la mer rencontre le ciel.

    **Les dilemmes**

    In a dream : « Dans un rêve » ou « En songe » ? The city in the valley : neutre ou imagé (« la cité blottie au creux de la vallée ») ? Et que faire de gaily painted galleys ? Littéral (« joyeusement peintes ») ou descriptif (« aux coques éclatantes de couleurs ») ? Enfin, faut-il garder l’énumération longue ou condenser la fin : « vers l’horizon où la mer rejoint le ciel » ?

    **Traduction retravaillée**

    En songe, Kuranes contempla la cité blottie au creux de la vallée, la mer qui s’étendait au-delà, le pic enneigé qui la dominait, et les galères aux coques éclatantes de couleurs quittant le port vers l’horizon où la mer rejoint le ciel.

    Même dans une structure plus simple, la phrase conserve un effet d’accumulation : segments descriptifs alignés, presque comme un inventaire visuel, qui donnent au lecteur la sensation d’embrasser tout le paysage d’un seul regard.

    **Ce que révèle l’exercice**

    Rythme contre fluidité
    Conserver la syntaxe anglaise impose une lenteur inhabituelle en français, mais c’est précisément cette lenteur qui est lovecraftienne.

    **Lexique et couleur**

    Chaque mot — verbe ou adjectif — déplace le texte vers un registre : neutre, poétique, archaïque, fantastique.

    **Rébarbatif et hypnotique**

    L’un ne va pas sans l’autre. Ce qui semble pesant devient un instrument d’immersion, à condition de l’assumer jusqu’au bout.

    **Conclusion**

    Traduire Lovecraft, c’est marcher sur un fil tendu entre deux abîmes : celui de l’allègement, qui dissout la densité hypnotique de sa phrase, et celui de la fidélité brute, qui peut rendre la lecture fastidieuse. Ses Contrées du rêve demandent qu’on se perde un peu dans leur syntaxe comme on se perd dans leurs paysages. Et peut-être est-ce là, dans cette lenteur, ce trop-plein, que réside le véritable sortilège.

    Requalification du récit autour du réel et contrat auteur-lecteur

    Publié le 10 août 2025

    Il y a, comme je le disais, cette histoire de contexte . Mais pas seulement. En relisant certains textes dits « de fiction », on perçoit aussi une notion centrale : le contrat tacite entre l’auteur et le lecteur. Requalifier la narration autour du réel constitue, à mes yeux, l’essence même de ce contrat. Cette requalification porte sur le type de fiction : on passe d’une fiction d’invention romanesque (personnages et intrigues imaginés) à une fiction d’assemblage et d’angle sur le réel.

    Pour ma part, et depuis de nombreuses années, je crois que le réel, dès qu’on tente d’en parler, est déjà une fiction. Le simple fait de l’affirmer ne résout rien. Ce qu’on appelle « réel » est toujours médiatisé par la perception, la mémoire, le langage. Dès qu’on le raconte, on le met en forme, on sélectionne, on cadre, on ordonne : c’est déjà de la fiction au sens de fabrique.

    Dans ce changement de point de vue sur la fiction et le réel, il ne s’agit donc pas de prétendre à la pure vérité, mais de se placer dans un régime d’écriture où la source est un donné extérieur — vérifiable ou vécu — et où le travail consiste à laisser cette matière dialoguer avec la forme plutôt que de tout inventer. On déplace ainsi la fiction de l’invention d’univers vers l’invention de formes pour interroger le réel.

    Quelques écrivains ayant remis en question les conventions traditionnelles de narration

    En France

    Georges Perec (Tentative d’épuisement d’un lieu parisien, Je me souviens, années 1970) → Observation méthodique du réel, contraintes formelles, travail d’inventaire comme matière littéraire.

    Annie Ernaux (La Place, 1983 ; Journal du dehors, 1993) → Auto-socio-biographie ancrée dans le vécu et les traces sociales, style dépouillé, observation du quotidien.

    Jean Rolin (Zones, 1995 ; L’Organisation, 1996) → Récits de terrain, errance documentaire, mélange reportage / prose littéraire.

    Jean-Luc Lagarce (journal, carnets, 1980-1990) → Écriture du quotidien et de soi, quasi documentaire dans la notation.

    Jean Echenoz (Cherokee, Lac) → Bien que plus romanesque, a pratiqué dans les années 1980-90 des fictions nourries d’observations concrètes et de documentation.

    François Bon → Pionnier par la combinaison de cette requalification du récit autour du réel et de son investissement précoce dans les formes numériques.

    À l’international

    Truman Capote (De sang-froid, 1966) → “Non-fiction novel” : enquête journalistique traitée avec les techniques narratives du roman.

    Joan Didion (Slouching Towards Bethlehem, 1968) → Reportages-essais où l’angle subjectif et la précision documentaire sont indissociables.

    James Agee (Louons maintenant les grands hommes, 1941) → Enquête poétique et documentaire sur les métayers américains.

    Ryszard Kapuściński (Ébène, Le Négus, années 1970-80) → Reportage littéraire, mélange de vécu, d’observation politique et d’art narratif.

    W.G. Sebald (Les Émigrants, 1992 ; Austerlitz, 2001) → Narration hybride, photographies, mémoire et histoire tressées dans une prose documentaire-poétique.

    📌 Cette liste n’est pas exhaustive mais trace un fil commun : une remise en cause des conventions narratives classiques, un ancrage fort dans le réel, et une invention formelle qui déplace le rôle de la fiction. .

    09 août 2025

    Publié le 9 août 2025


    Ok, tu fais quelque chose, mais quel est le contexte, à quoi raccrocheras-tu cette chose. Et déjà je sens la crispation. Quand j’écris, je laisse venir ce qui passe par la tête. Je ne pense pas au contexte. Je pense à l’instant. Je ne sais même pas si je pense avant que ça s’écrive. Chaque fois que je me dis il faut un contexte et que j’essaie d’écrire dedans, c’est comme si une porte se fermait. Exactement comme aux cours de mathématique autrefois — le tableau noir, la craie, et moi, bloqué, incapable de suivre, comme si l’air lui-même devenait plus dense. Peut-être que le texte, lui, préfère les portes ouvertes.

    Le fait de m’être inscrit à un atelier d’écriture en ligne depuis 2022 était, je crois, une tentative pour résoudre cette difficulté. De toute évidence, chaque proposition est déjà un contexte dans un contexte. Mais cela n’a rien amélioré quant à ma pratique quotidienne de l’écriture : je continue à fuir le contexte. Comme si le vrai moteur était ailleurs, dans ce glissement presque inconscient, avant qu’un cadre ne se referme.

    Je peux tout à fait rapprocher ce problème du contexte à celui de la démarche artistique. J’ai passé deux années à tenter de comprendre ce que cela pouvait être, une démarche artistique. Ce que j’avais découvert alors, c’est qu’elle n’était pas une “mission de vie” comme certains veulent le croire ou le faire croire. Non, la démarche artistique n’était qu’un outil, un dispositif temporaire, permettant de travailler sur un thème le temps qu’il fallait, ni plus, ni moins. Une manière de creuser, puis d’abandonner.

    Le fait que je me sois remis à écrire depuis 2019, surtout pour m’aider à traverser la crise du Covid, a réactivé quelque chose de toxique. Est-ce l’engagement dans une pratique artistique ? Une mission de vie ? Une démarche ? Un sacerdoce ? Je ne sais pas. Le fait même que je ne parvienne pas à mettre un terme clair sur cette chose est probablement le lieu exact de ma difficulté avec la notion de contexte. C’est peut-être là, dans cette impossibilité à nommer, que se cache mon blocage — et peut-être aussi ce qui me pousse à écrire.

    Le contexte, peut-être, ne devrait pas être trop aligné à soi. Il faudrait l’utiliser de manière indirecte, et ne pas se rendre compte tout de suite de son autoréflexivité. Ou alors, être capable de la traiter comme quantité négligeable. J’observe chez certains auteurs cette manière de s’appuyer sur d’autres univers, d’autres œuvres, pour écrire et bâtir de vastes récits. Cela donne l’impression qu’ils ne parlent pas directement d’eux. Ou bien, si l’on en a l’intuition, elle s’efface vite : on est pris par l’artifice du sujet. Ce détour semble créer un espace où l’écriture respire, où le contexte existe mais ne pèse pas.

    En ce sens, l’autofiction, une fois définie, m’aura servi de mesure pour établir un contexte. Avec elle, j’ai découvert que le narrateur d’un texte n’est qu’un narrateur — une forme cristallisée par un moment, des événements, des pensées, un imaginaire — mais qui ne renferme jamais la totalité d’un auteur. Cette distinction m’a libéré d’une partie du poids que je plaçais sur l’idée de contexte. Elle me rappelle que, même si l’on s’inspire de soi, ce “soi” est une construction temporaire, une figure parmi d’autres. Et que le contexte, loin d’être une cage, peut n’être qu’un cadre amovible.

    J’aimerais écrire plus de fictions. C’est ce que je me dis en ce moment. Cela m’aiderait peut-être à mieux créer ces fameux écrans. En revanche, il m’est difficile de passer du je au il. Je trouve cela tellement factice, la plupart du temps. Tous les ils et les elles que j’écris restent indiscernables d’un je omniprésent — pour moi. Parce que j’en vois clairement, lucidement, l’ensemble des imbrications, des rouages, ce que le lecteur lambda ignore probablement. Il y a donc aussi cette volonté de mentir vrai le plus habilement possible, volonté contre laquelle je bute encore.

    08 août 2025

    Publié le 8 août 2025

    On n’est pas conscient de ce que l’on écrit en toute bonne foi, puis on relit et quelque chose cloche. Apprendre à mentir vrai, pour reprendre l’expression de Dawn Cornelio à propos de Chloé Delaume, exige une sorte de saut quantique. Ce saut me rappelle, dans l’exercice du dessin, le moment où l’on ose enfin créer un contraste fort. C’est difficile, parce que justement ça paraît fort. On se dit : c’est trop, ça ne passera pas. Et pourtant, ça passe.

    On retrouve ce même principe dans les mimiques utilisées par les acteurs dans les spots publicitaires. Tout est exagéré, et ça passe. Comme dans le jeu des corps du cinéma muet, souvent exacerbé, et ça passe encore. Cela ne signifie pas qu’il suffise de pousser un curseur pour écrire vrai. En tout cas, pas sur le papier seulement. Il faut qu’une opération — proche d’une alchimie — se produise en amont, principalement à la relecture de ce que l’on a déjà écrit en toute bonne foi.

    Il me semble que le mot que je cherche est contexte. La notion de romanesque, comme celle de mentir vrai, ne peut s’en passer.

    Sans contexte, le mentir vrai reste un artifice, un truc d’atelier. Avec le contexte, il devient un élément organique d’un univers narratif — il s’imbrique dans une temporalité, un décor, une voix. Le lecteur ne croit pas un détail “fort” parce qu’il est réaliste, mais parce qu’il est placé dans un tissu cohérent — une ambiance, un rythme, une succession de gestes ou de sensations qui le rendent inévitable. Comme dans l’exemple du dessin : un noir intense ne choque pas si le reste de la composition lui prépare une place. C’est pareil en écriture : un geste outré, une phrase invraisemblable “passe” parce que le contexte l’a rendue non seulement plausible, mais attendue.

    Le mentir vrai n’est pas tricher sur les faits, c’est réarranger la perception. Le contexte agit ici comme un alambic : il distille les fragments bruts (souvenirs, observations, émotions) en quelque chose de transformé mais reconnaissable, et donc crédible. En somme, le contexte n’est pas un décor de fond : c’est le mécanisme invisible qui autorise toutes les audaces du mentir vrai. Sans lui, l’exagération paraît forcée ; avec lui, elle devient nécessaire.

    C’est dans le contexte que se rejoignent les soucis de traduction et d’autofiction. La traduction, parce qu’elle ne peut pas être un simple transfert mot à mot : elle doit recréer l’écosystème qui permet au sens, au ton et au rythme de survivre. On ne traduit pas seulement un texte, on traduit un contexte — culturel, émotionnel, narratif. L’autofiction, parce qu’elle ne se contente pas de “raconter sa vie” : elle fabrique un cadre narratif où le vécu et l’inventé cohabitent sans que l’un ne contredise l’autre.

    Dans les deux cas, le mentir vrai ne peut fonctionner que si le contexte est reconstruit ou inventé avec la même précision que les faits eux-mêmes.

    Sans contexte, la traduction devient trahison mécanique, et l’autofiction une confession fade. Avec contexte, les deux deviennent des réinventions crédibles.

    Depuis quelque temps, j’ai repris les mots-clés du site et relu les articles associés. Je les avais créés de manière intuitive, comme si j’avais besoin d’un point de repère pour associer plusieurs textes, pour m’orienter. C’était déjà un seuil narratif, même si je ne parvenais pas encore à l’exprimer. C’était surtout une organisation personnelle, une étiquette technique.

    Maintenant, avec les descriptifs que j’ai ajoutés, chaque mot-clé devient une entrée en matière, un petit contexte introductif qui prépare le lecteur à tout ce qui va suivre. En termes d’écriture, cela produit plusieurs effets : je me donne (et je donne au lecteur) un point d’appui, un cadre mental. Chaque mot-clé gagne une existence autonome. Ce n’est plus un tag abstrait, mais un élément d’un réseau narratif.

    Comme en autofiction, l’idée est de poser un décor qui autorise les libertés à venir. Même si les textes liés mélangent réel et invention, la description d’ouverture crée un espace où tout devient crédible. Il y a donc un basculement sur le site : le mot-clé devient une manière de raconter.

    On peut dire qu’il y a passage d’un index brut à un index romanesque — et que c’est dans ce passage que le mentir vrai trouve tout son sens.

    05 juillet 2025

    Publié le 5 juillet 2025

    Lu quelques pages de Capucine et Simon Johannin (Ninon dans la nuit). J’y reconnais quelque chose, bien que je me méfie toujours de ce mot « reconnaître ». Une densité. Ce qui me fait penser à ma propre densité. Ce qui me fait penser que l’idée de densité ne s’accroche plus chez moi à autre chose qu’à l’écriture.

    Reçu un commentaire pour ma réponse numéro deux à l’atelier d’écriture de l’été. Je n’ai encore pas su quoi répondre. Ça m’interroge. Pourquoi je n’arrive plus à répondre à ces commentaires ? Quelque chose d’implacable semble me barrer aussitôt le chemin, sitôt que je pense seulement l’emprunter. Même si je pense qu’il faut du courage pour oser m’écrire un commentaire. Même si, allez, je me dis : ça vient du cœur, tu ne peux pas laisser passer ça sous silence. Même avec tous ces si, je n’arrive pas à revenir dans ma peau d’individu lambda, d’idiot banal, de pauvre type indécrottable qui répondrait un simple merci à ce commentaire. Il y a peu, je pouvais encore dire merci. Juste ça. Et aujourd’hui, quelque chose d’implacable me l’interdit. C’est mieux de ne rien dire, c’est ce que ça me dit. C’est mieux de la boucler. C’est encore plus terrible, ce silence. Il me fait très peur. Mais qu’on me laisse tranquille si je veux m’enfoncer dedans, que je me laisse, moi, tranquille à y sombrer corps et âme.

    Hier soir, A. et L. sont arrivés vers 19 h et ils sont tout de suite allés voir le tableau dans l’atelier. Ils l’ont examiné sous toutes les coutures. Je les ai regardés faire. Je me sentais à la fois un peu angoissé à cause de l’argent, et en même temps immensément tranquille. Ce genre de tranquillité qui surgit quand le monde entier te dit que tu te trompes et que toi, tu sais que tu as raison. Ce n’est même pas le fait d’avoir raison, c’est la certitude d’être juste à cet instant précis. Comme si tu étais le seul point stable à cet instant, quand tout se met à douter, à vaciller.

    À la fin, ils m’ont demandé mon RIB. J’étais soulagé, et en même temps pas vraiment. C’est dingue : il a fallu, un peu plus tard dans la soirée, que je parle d’écriture. Je savais, en le disant, au moment même, que c’était une erreur. Je savais aussi que cette erreur avait une fonction, sans que je sache laquelle. Je savais que ne pas le savoir avait aussi une importance.

    C’est au moment où ils m’ont demandé s’ils pouvaient lire ce que j’écris que j’ai bredouillé : « Non, vous ne pouvez pas. » J’ai reconnu, à cet instant, la même force implacable que pour répondre au moindre commentaire.

    Ensuite, nous sommes vite passés à autre chose. Je n’étais pas rassuré du tout. Une sorte de panique intérieure s’est emparée de moi et je n’ai pas pu fermer l’œil avant tard dans la nuit. Du coup, j’ai carrément oublié de me flanquer le masque pour respirer.

    02 juillet 2025

    Publié le 2 juillet 2025

    Nuit agitée. Au petit matin, l’impression proche de la certitude d’avoir tout raté. Que tout ça ne vaut rien. Je dois le noter au même titre que n’importe quelle autre pensée qui me traverserait. Comme écrire : « Je me sers une tasse de café et la place dans le four micro-onde pour réchauffer le liquide amer. » La question ne cesse de revenir et de m’éroder : que faire de tout ça ? À quoi ça sert ? Comment le présenter ? Il faut présenter les choses, les présenter, c’est les rendre présentes. Pourquoi est-ce que je pense toujours que ce que j’écris n’est pas "présent", n’est pas offrande, n’est pas un cadeau... L’idée que je sois incapable de donner quoi que ce soit. Ça ne donne rien. Il prend, il prend, mais il ne donne jamais rien.

    Je n’ai que moi-même à surprendre. J’essaie quotidiennement de me surprendre. Je n’ai aucune idée de ce qui peut surprendre autrui ; d’ailleurs, je ne cherche pas à surprendre autrui. Je me fiche pas mal de surprendre quiconque d’autre que moi seul. Cependant, rien ne me surprend vraiment. Si ça ne me surprend pas, j’ai l’impression d’avoir raté, d’être passé à côté de quelque chose.

    Ce qui est raté peut-il être rafistolé ? C’est aussi une question obsédante. Ce qui est brisé ne se recolle pas. J’ai eu cette certitude dimanche dernier, tout à fait fortuitement ; nous étions en train de décharger la Dacia en revenant de Tain. Soudain, un sac a glissé et une assiette qu’il contenait s’en est échappée et s’est fracassée sur le sol en mille morceaux. S. était désolée parce que c’était une assiette qu’elle voulait donner à sa mère. Je veux dire qu’elle ne faisait pas semblant d’être désolée, ce n’était pas un artifice ni un message caché à mon intention. Elle a émis un juron qu’elle a dû répéter plusieurs fois comme pour évacuer quelque chose et j’ai tout de suite pensé que ce quelque chose était de l’ordre du doute. À chaque juron, elle semblait dire : non, je ne peux pas recoller ça, c’est impossible, c’est vraiment cassé.

    J’ai remarqué que depuis plus de deux semaines, il m’est désormais impossible de partager mes textes sur les réseaux sociaux. C’est arrivé d’un seul coup, après une assez longue pratique. Ce n’est pas lié au constat qu’en règle générale, je ne reçois que peu d’interactions. Je me fiche de ces interactions. L’important pour moi est d’écrire chaque matin. Je me suis sans doute leurré en imaginant qu’en l’état, mes textes pouvaient intéresser qui que ce soit. D’ailleurs, qu’est-ce que je mets derrière ce mot "intéresser" ? Je n’en sais rien moi-même. Je ne sais même pas si ces textes m’intéressent vraiment, moi. Tout ce que je sais, c’est que c’est quelque chose que je dois faire. Je dois écrire un texte le matin, parfois plusieurs. Je ne sais pas si c’est une sorte de pathologie, un toc, de la démence ou quoi que ce soit d’autre. Ce que je sais, c’est que le contenu de ces textes ne m’intéresse pas au point de vouloir les relire, d’y chercher quelque chose qui éclairera ma vie ou ce monde d’un jour nouveau.

    28 juin 2025

    Publié le 28 juin 2025

    À droite de l’écran se dresse d’abord un mur vert percé d’une fenêtre grande ouverte en raison de la chaleur que l’on cherche à expulser pour la remplacer par la fraîcheur matinale. Considérations climatiques futiles qui m’auront échappées puisque j’étais parti pour décrire les lieux. Mais j’y reviendrai peut-être. Sur le climat. Donc, nous avons une fenêtre de forme rectangulaire, il est rare par ici de voir des fenêtres carrées. Les rondes ou en losange sont encore plus rares. Ici aussi je crois qu’on pourra se passer de la géométrie. Au-delà de la fenêtre, un mur qui monte jusqu’à une ligne taillée en biseau, et qui est tout simplement le fait souligné d’une ombre encore plus noire que la pénombre. Si l’on veut laisser l’œil s’élever encore on peut avoir un triangle de ciel gris bleu dans la partie supérieure de la fenêtre. Avec peut-être une légère nuance purpurine. Description qui n’est que l’écho d’une page lue ce matin. Ce qui me fait penser à Laurent Mauvignier quand on lui demande quels sont les auteurs qui l’ont inspiré. Il parle de cet écho chez d’autres auteurs d’un quelque chose qu’il cherche à dire. Est-ce cela l’inspiration, je ne sais pas. Peut-être que ça parle de solipsisme prometteur plutôt. Comme si à la lecture on avait franchi un mur. On aurait découvert cette percée, cette fenêtre que j’évoque au début, on passerait par celle-ci et l’on se retrouverait dans un jardin, dans une ville, dans ce que l’on voudra, une bibliothèque. La seule chose dont on ne pourrait plus douter c’est que c’est à soi de s’occuper des lieux. Car pas de jardinier ici, pas d’éboueur pour ramasser les ordures, pas de bibliothécaire pour épousseter les ouvrages, balayer les sols. Tout nous appartiendrait, d’accord. Mais nous serions les seuls responsables à la fois des merveilles qu’on y trouve comme des dégâts qu’on y cause.


    Une idée fugace passe, laisse-la passer, ne la retiens pas. Patience. Si elle revient une seconde fois note qu’elle se représente avec un léger étonnement. Mais laisse-la passer encore. La troisième fois cependant note-la car il y a de grandes chances qu’elle ne se représente plus.


    Cet espoir de retrouver goût à la lecture lui tomba dessus comme la grâce. Qu’allait-il en faire lui qui dans chaque espoir décelait déjà les prémisses d’une deception à venir.


    Donc le mot propriété revient par la bande. C’est à dire que tu lis un livre, tu le lis parfois plusieurs fois, tu t’en imprègnes et à la fin de voici étrangement devenu son propriétaire . Je ne parle pas de placer le livre sur l’étagère de la bibliothèque, évidemment. Je parle de cette sorte d’avidité incroyable au fond de soi qui s’accapare le monde de toutes les manières dont on peut imaginer que le monde se présente à soi. Que ce soit une rue que l’on arpente à période régulière et dont on fait sa familère, comme jadis on parlait de favorite. Que ce soit les fleurs du jardin que l’on arrose le matin pour qu’elles ne dépérissent pas trop vite. Que ce soit les livres que l’on lit et dans lesquels parfois on se reconnaît plus ou moins.


    L’idée d’être assisté pour respirer. Par une machine. L’agacement soudain s’additionne à la chaleur, se cumule, s’amplifie. Vers 23h j’arrache le masque. C’est à dire que le confort au bout d’un moment m’est tout aussi insupportable que tout le reste. C’est à ce moment, ne parvenant plus à dormir que j’ouvre les Nouvelles Complètes de Conrad, chez Quarto. Je n’avais jamais lu la préface de Jacques Darras. Il évoque la présence de Rimbaud et de Jozef Konrad Korzeniowski au même moment à Marseille, en 1875. Et surtout cet attrait des deux jeunes hommes pour les langues étrangères notamment l’anglais et le français pour le jeune polonais. "L’oreille devient organe majeur, les recherches linguistiques saussuriennes sont proches d’une formulation théorique".

    Hier encore je m’interrogeai sur l’utilité d’un récit de voyage et aussitôt que je lis ces pages ce sont les noms de lieux qui attirent l’oeil.

    l’île de Bangka au nord de Sumatra Semarang Singapour et Bornéo Aden Kinshasa Stanley Falls

    Harar

    L’hôpital de la Conception à Marseille.

    note de lecture_Le Temps et les Dieux de Dunsany

    Publié le 25 juin 2025

    Note de lecture : Time and the Gods de Lord Dunsany

    Lord Dunsany (Edward John Moreton Drax Plunkett, 18e baron de Dunsany, 1878-1957) possède un style tout à fait distinctif dans la littérature fantastique qui a profondément influencé le genre. Son écriture se distingue par une prose lyrique et archaïsante, empreinte d’une solennité biblique. Dunsany emploie délibérément un langage soutenu, parfois archaïque, qui évoque les textes sacrés ou les chroniques anciennes. Cette tonalité confère à ses récits une dimension mythique et intemporelle. Ses textes fonctionnent souvent comme des poèmes en prose. Il crée des mythologies complètes avec leurs panthéons de dieux aux noms évocateurs (Mana-Yood-Sushai, Pegāna). Son style reflète cette ambition démiurgique : il écrit comme un chroniqueur des temps primordiaux, rapportant des légendes d’un monde parallèle. Ses récits sont imprégnés d’une nostalgie particulière, celle des civilisations perdues et des beautés évanescentes. Le style traduit cette mélancolie par des cadences musicales et des images de splendeur fanée. Ce style unique a directement inspiré H.P. Lovecraft, Clark Ashton Smith et toute une génération d’écrivains fantastiques qui ont adopté sa manière de créer des mondes mythologiques par la seule force du verbe.

    Les ritournelles dunsaniennes

    L’usage de la répétition comme d’un motif musical me rappelle Gertrude Stein, bien que les intentions diffèrent. Je me suis procuré l’édition Gollancz Fantasy Masterworks datant de 2000 pour consulter le texte original. Dunsany emploie des structures répétitives qui créent un effet d’incantation quasi-liturgique. On trouve des formules récurrentes comme "And it was so" ou des variations sur "In the days when..." qui ponctuent ses récits cosmogoniques. Ces répétitions fonctionnent comme des refrains bibliques, renforçant la dimension sacrée de ses mythologies.

    Comme Stein, Dunsany joue sur la répétition-variation, mais là où Stein déconstruit le langage pour explorer sa matérialité pure ("Rose is a rose is a rose"), Dunsany utilise la répétition pour construire du mythe. Ses ritournelles visent l’hypnose mystique plutôt que l’expérimentation linguistique. Les deux auteurs créent une temporalité particulière par la répétition : Stein suspend le temps narratif traditionnel, Dunsany évoque le temps cyclique des cosmogonies anciennes. Chez lui, la répétition mime les cycles éternels des dieux et des mondes.

    La question du souffle et de la période

    Il faut le lire à haute voix pour comprendre quelque chose de la période. De même que Lovecraft, cela demande du souffle. Ce n’est pas le même air que ces poumons charrient. Je me fais cette réflexion alors que je corrige quelques textes de 2019 où j’avais encore de bons poumons — des longues phrases bourrées de virgules. Ce n’est plus le cas. Que penser de cela ? De la notion de période dans l’écriture ?

    Les temps actuels semblent plus propices à la phrase courte, au staccato. Ce qui, sans doute, paraîtra tout aussi étrange à des lecteurs de l’avenir, s’ils existent. Néanmoins, il doit y avoir certaines formules qui persistent dans la durée, dans le temps — autrement dit, des structures qui résistent à l’entropie. La musique pure permet cela.

    Est-ce que lorsque j’écoute Bach ou Mozart je suis dans leur époque, dans la mienne ? Non, je ne le crois pas. Je suis ailleurs. Dans un ici et maintenant qui absout la durée. Mieux : c’est la musique dans son déroulement qui est passé, présent, avenir — trois axes qui convergent dans l’instant où l’on écoute. Donc l’écriture essaie de reproduire ce phénomène, c’est désormais une évidence. C’est sans doute la raison pour laquelle certains textes résistent à l’entendement. On y cherche du sens alors qu’il faut simplement les éprouver.

    3 juin 2025

    Publié le 3 juin 2025

    En revenir à la langue ? Ce qu’elle peut raconter ? Aucune importance, au fond. Il faudrait encore franchir une étape supplémentaire pour y accéder. Une sorte de lobotomie. Riche idée, cette nuit.

    J’ai demandé à Claude 4 Opus de me créer une application capable, chaque fois que je lui donne un texte, de générer une musique d’accompagnement inspirée de musiciens que j’apprécie — Philip Glass, Brian Eno, Debussy, entre autres.

    Environ trente minutes plus tard, une magnifique application apparaissait. Sauf qu’au moment de la tester, elle ne fonctionnait pas. J’ai dû tout redécortiquer, recréer un environnement sur mon vieil Ubuntu. En somme, me salir un peu les mains, farfouiller dans les scripts Python. Vers quatre heures du matin, j’étais enfin parvenu à mes fins — du moins le croyais-je. J’ai lancé l’app via React dans le navigateur. Elle n’avait plus tout à fait la même allure que celle proposée par Claude, mais elle semblait fonctionner.

    Je colle un petit texte et, comme par magie, des notes de piano en sortent. Sauf qu’elles sont trop espacées pour qu’on puisse réellement appeler ça de la musique. À la fin du « morceau » — si je puis dire — le navigateur plante et ne génère pas le MP3 attendu. Je mets donc l’idée en réserve. Si j’y parvenais, cela permettrait vraiment de créer un univers pour le site... et pourquoi pas, en fond d’article, le lancement d’un vieux film en noir et blanc (bon, là je m’emballe).

    J’y pensais déjà en 1985, en imaginant des expositions du futur. Solliciter tous les sens, y compris l’odorat et le goût. Peut-être un petit encart dans la page : « Essaie de manger ça avec une soupe au lait et pommes de terre », ou encore : « Taille un petit bout de réglisse, colle-le-toi dans le bec, puis respire le bouchon du réservoir d’une vieille 2 CV » — ces bonnes vieilles odeurs d’essence...

    Bref.

    On peut se demander ensuite si tout cela n’est pas une forme de triche propre à notre époque. La conséquence d’une défaite : celle de ne plus savoir solliciter tous les sens à travers un seul — bien pratiqué, bien exprimé, dans la bonne langue.


    Back to language — what it can actually tell us — doesn’t really matter. We’d still need another step to get there. Something like a lobotomy. A rich idea, that one, from last night.

    I asked Claude 4 Opus to build me an app — the kind that, every time I feed it a bit of text, generates a soundtrack. The vibe ? Inspired by musicians I love : Philip Glass, Brian Eno, Debussy... you get it.

    About thirty minutes later, there it was : a beautiful app, gleaming on screen like something half-finished from the future. Except it didn’t work. Naturally. So I had to take it apart, bit by bit, and rebuild an environment on my ancient Ubuntu box — get my hands dirty, rummage through Python scripts like someone looking for old keys in a drawer full of junk. Around 4 a.m., I finally managed to get it running — or so I thought. React and browser loaded, the app launched. Didn’t look quite like Claude’s version, but hey, it seemed functional.

    I dropped in a short paragraph, and like magic, piano notes drifted out. Except they were too far apart to really call it music. At the end of the "piece" — if we’re generous — the browser crashed and refused to spit out the expected MP3. Idea shelved. But still, if I could get it right... it could shape an entire atmosphere for the site. Maybe even — and now I’m flying a bit high — an old black-and-white film playing softly in the background of the article.

    I had this idea way back in 1985, dreaming up exhibitions of the future. The kind that would engage every sense — smell and taste included. Maybe a little insert somewhere on the page saying : “Try this with warm milk and potatoes,” or “Chew a bit of licorice, stick it in your cheek, then sniff the gas cap of an old 2CV.” You know, inhale those good old gasoline smells.

    Anyway.

    It makes you wonder whether this isn’t just some kind of cheat code specific to our time. The fallout from a collective defeat : not knowing how to summon all the senses through one — well-used, well-expressed, in the right language.

    The Phantom Empire : How Tartaria Reveals the Secret Dreams of Our Age

    Publié le 2 juin 2025

    Version française

    There is, first, this image : Vladimir Putin facing Tucker Carlson in that Kremlin office where we glimpse flags decorated with griffins, evoking with troubling precision the Golden Horde, that thirteenth-century Mongol empire that dominated the Russian steppes. The interview dates from February 2024. Putin speaks of history with that particular confidence of powerful men who rewrite the past to justify the present. Behind him, heraldic symbols shimmer under the lights. This scene, seemingly innocuous, reveals something essential about our time : how alternative myths become geopolitical weapons.

    For while the Russian president mobilizes historical references before American cameras, in the algorithms of TikTok and the forums of Reddit, another version of this story is being written. It’s called Greater Tartaria, and it obsesses millions of internet users convinced that a world empire has been erased from our memories. On TikTok, the hashtag #tartaria accumulates three hundred million views. On Reddit, forty-three thousand members scrutinize every architectural detail, every urban anomaly, to reconstruct traces of this supposedly vanished civilization.

    I wanted to understand how we had arrived here. How a conspiracy theory born in Russian nationalist circles of the 1980s had become one of the most fertile myths of our digital age. And above all, what this fascination revealed about ourselves, about our anxieties facing modernity, about our thirst for living architectures and harmonious technologies.

    The story begins in post-Soviet Russia, in Anatoly Fomenko’s office. He’s a respected mathematician at Moscow University, a specialist in differential geometry. But in the 1980s, Fomenko develops an obsession that will change his life : the idea that conventional history is a vast mystification. He baptizes his theory "New Chronology." According to him, events attributed to Greek, Roman, or Egyptian antiquity actually took place during the Middle Ages, a thousand years later than what textbooks teach.

    This radical rewriting finds fertile ground in the Soviet collapse. After 1991, part of Russian society searches for new identity narratives. Communist mythology crumbled with the Berlin Wall. What remains to nourish national pride ? Fomenko proposes a seductive alternative : making Russia the direct heir of a grandiose Eurasian empire, "Greater Tartaria," deliberately hidden by a jealous West.

    Nikolai Levashov enriches this matrix with occultist elements. In his writings, Tartaria becomes a civilization of superhumans with prodigious technological capabilities, annihilated by dark forces. These theories find an audience in Russia, where they respond to a need for wounded grandeur. But it’s with the internet that everything changes.

    Around 2016, Tartarian theories migrate toward anglophone platforms. The process fascinates : by detaching from their Russian nationalist matrix, they undergo a remarkable creative mutation. The new adherents, mostly Western, freely reinterpret the myth according to their own obsessions. I observe this phenomenon from my screens. On YouTube, specialized channels accumulate hundreds of thousands of subscribers proposing "investigations" into Tartarian architecture. The algorithms amplify everything. A thirty-second video suffices to transform the perception of a familiar monument : New York’s courthouse suddenly becomes a mysterious Tartarian vestige, its partially buried windows "proof" of a historical mud flood.

    This aesthetic of the fragment, characteristic of social media, favors an impressionist approach where the accumulation of visual clues replaces rational analysis. Unlike centralized conspiracy theories, modern Tartaria functions as an open narrative where anyone can contribute. This collaborative dimension transforms passive consumption into active engagement.

    Faced with this deluge, the academic response doesn’t delay. The Russian Geographical Society itself methodically dismantles Tartarian claims. It reminds us that the "Tartaria" of ancient maps was merely a European geographical designation for the vast Eurasian steppes. This region never constituted a unified empire.

    Examination of cartographic sources confirms this reality. Abraham Ortelius’s sixteenth-century maps, often cited as "proof," actually reveal the rudimentary state of European geographical knowledge. The vast spaces marked "Tartaria" correspond to poorly known zones where nomadic peoples wandered. Far from designating a structured kingdom, these appellations translate European ignorance about eastern frontiers. Architectural analysis equally effectively dismantles Tartarian pretensions. Saint Isaac’s Cathedral in Saint Petersburg, often cited as impossible to build with period techniques, perfectly illustrates the capabilities of nineteenth-century Russian engineering. The famous "mud flood," supposed to explain buried buildings, finds prosaic explanations in normal urban evolution.

    Yet this scientific deconstruction struggles to stem the myth’s appeal. For adherents don’t function according to empirical validation logic. They develop what we might call a poetics of error, where narrative beauty takes precedence over veracity. This resistance reveals the phenomenon’s true nature : modern Tartaria belongs to mythology, not history.

    It activates archetypes deeply anchored in human imagination. The lost golden age, the purifying catastrophe, forgotten wisdom, civilizing giants : all these motifs traverse cultures, from the myth of Atlantis to Arthurian legends. Tartarian theory reactualizes them in a contemporary technological context. It proposes a modern version of paradise lost, where technology liberates instead of alienating, where architecture unites instead of compartmentalizing, where energy heals instead of polluting. In a world confronting ecological crisis, the fantasy of Tartarian "free energy" offers compensatory release. Psychosociological analysis reveals other springs. Zach Mortice, architect and journalist, identifies in Tartarian passion a form of rejection of architectural modernism. Adherents systematically privilege ornate styles over modern architecture, judged dehumanizing. This aesthetic reveals nostalgia for a world where beauty and functionality weren’t dissociated.

    Beyond its conspiracist aspects, the phenomenon functions as a revealer of contemporary anxieties. Its popularity coincides with a generalized crisis of confidence toward institutions. Proposing an "alternative history" responds to a psychological need : regaining control over a collective narrative perceived as externally imposed.

    This political dimension shouldn’t be underestimated. When Putin evokes the Golden Horde facing Tucker Carlson, with this carefully orchestrated staging of symbols, he mobilizes exactly this same narrative matrix. Some content reinterprets Ukraine’s invasion as a "reconquest" of legitimate Tartarian territories. This instrumentalization illustrates the dangers of any pseudohistorical rewriting.

    But analysis cannot stop at problematic dimensions. For modern Tartaria generates remarkable artistic creativity. It inspires a new visual grammar influencing contemporary art, video game design, speculative architecture. This "Tartaro-steampunk" aesthetic mixes retrofuturist codes with unprecedented technological mysticism.

    Artists appropriate this universe to explore pressing contemporary questions. How to imagine sustainable technologies ? Can we conceive architectures that heal ? The Tartarian fantasy, with its etheric machines and energetic cities, offers experimental terrain.

    This creative fertility appears in the video game universe, where several studios develop projects inspired by Tartarian aesthetics. These works allow concrete exploration of alternative technology implications, testing utopian social models. The ludic medium transforms pseudohistorical speculation into prospective laboratory.

    Experimental architecture seizes these visual codes. Conceptual projects integrate "Tartarian" elements—energetic domes, functional ornamentations—to propose alternatives to industrial architecture. These explorations enrich contemporary architectural vocabulary. The "New Weird" artistic movement finds rich inspiration in the Tartarian universe. The theory’s impossible landscapes—mountain-trees, canyon-roots, mesa-stumps—offer a repertoire of surrealist images questioning our geological perception.

    This creative appropriation reveals an unexpected function : the myth serves as an imaginary "toolkit" for thinking differently about our relationship to the world. Its fantastic technologies stimulate reflection on renewable energies, its organic architectures inspire eco-construction. Analysis of the phenomenon ultimately reveals less about a fantasmatic empire than about ourselves. This "collective waking dream" functions as a projective test where our frustrations and hopes express themselves.

    First, it reveals our nostalgia for a world where technology and harmony weren’t antithetical. Facing industrialization’s damage, the fantasy of "free energy" expresses our thirst for non-destructive solutions. This technological utopia points toward a real need : reconciling technical progress and environmental respect.

    Passion for Tartarian architecture translates our malaise facing urban standardization. Praise of ornate styles reveals aspiration to architectural beauty, too often sacrificed to economic imperatives. More profoundly, the myth’s success signals a crisis of Western collective narrative. In an epoch of cultural fragmentation, proposing an "alternative history" responds to an anthropological need : giving meaning to common experience.

    The geopolitical dimension illustrates contemporary stakes of narrative "soft power." In a multipolar world, the capacity to propose alternative narratives becomes a power instrument. Tartarian theory diffusion participates in a strategy of destabilizing Western consensus. Study reveals the urgency of critical education adapted to the digital era. Algorithmic mechanisms, visual content virality create unprecedented conditions for pseudo-knowledge diffusion. Simple factual refutation no longer suffices.

    Paradoxically, analysis suggests constructive paths. Its capacity to generate new imaginaries shows it’s possible to positively channel the utopian energy it conveys. Rather than denouncing its problematic aspects, society could draw inspiration from its creative fertility.

    In a world confronting major challenges, we need new mobilizing narratives associating scientific rigor and imaginative power. The Tartarian myth’s success demonstrates public appetite for such narrations. For fundamentally, the question modern Tartaria poses isn’t "did this empire exist ?" but "what world do we want to build ?" In its impossible architectures, the contours of our true civilizational aspirations take shape. It’s up to us to decipher them and translate them into concrete projects.

    When I think back to that image of Putin evoking the Golden Horde, I tell myself we’re perhaps witnessing something larger than simple geopolitical manipulation. We’re witnessing the renaissance of myths as power instruments, their resurgence in a world that has lost its great unifying narratives. Tartaria, in its Russian version as in its globalized version, reveals our thirst for meaning, our need for transcendence, our nostalgia for a time when humanity and its technology were one. This should worry us, of course. But it should also inspire us.

    L’Empire Fantôme : Comment la Tartarie Révèle les Rêves Secrets de Notre Époque

    Publié le 2 juin 2025

    English version

    Il y a d’abord cette image : Vladimir Poutine face à Tucker Carlson, dans ce bureau du Kremlin où l’on voit des drapeaux ornés de griffons, évoquant avec une précision troublante la Horde d’or, cet empire mongol du XIIIe siècle qui domina les steppes russes. L’entretien date de février 2024. Poutine parle d’histoire avec cette assurance particulière des hommes de pouvoir qui réécrivent le passé pour justifier le présent. Derrière lui, les symboles héraldiques scintillent sous les projecteurs. Cette scène, apparemment anodine, révèle quelque chose d’essentiel sur notre époque : comment les mythes alternatifs deviennent des armes géopolitiques. Car tandis que le président russe mobilise les références historiques devant les caméras américaines, dans les algorithmes de TikTok et les forums de Reddit, une autre version de cette histoire s’écrit. Elle s’appelle la Grande Tartarie, et elle obsède des millions d’internautes convaincus qu’un empire mondial a été effacé de nos mémoires. Sur TikTok, le hashtag #tartaria cumule trois cents millions de vues. Sur Reddit, quarante-trois mille membres scrutent chaque détail architectural, chaque anomalie urbaine, pour reconstituer les traces de cette civilisation supposée disparue.

    J’ai voulu comprendre comment nous en étions arrivés là. Comment une théorie du complot née dans les cercles nationalistes russes des années 1980 était devenue l’un des mythes les plus fertiles de notre époque numérique. Et surtout, ce que cette fascination révélait de nous-mêmes, de nos angoisses face à la modernité, de notre soif d’architectures vivantes et de technologies harmonieuses. L’histoire commence dans la Russie post-soviétique, dans le bureau d’Anatoly Fomenko. C’est un mathématicien respecté de l’université de Moscou, spécialiste de géométrie différentielle. Mais dans les années 1980, Fomenko développe une obsession qui va changer sa vie : l’idée que l’histoire conventionnelle est une vaste mystification. Il baptise sa théorie "Nouvelle Chronologie". Selon lui, les événements attribués à l’Antiquité grecque, romaine ou égyptienne se seraient en réalité déroulés au Moyen Âge, mille ans plus tard que ce qu’enseignent les manuels.

    Cette réécriture radicale trouve un terreau dans l’effondrement soviétique. Après 1991, une partie de la société russe cherche de nouveaux récits identitaires. La mythologie communiste s’est effondrée avec le Mur de Berlin. Que reste-t-il pour nourrir la fierté nationale ? Fomenko propose une alternative séduisante : faire de la Russie l’héritière directe d’un empire eurasiatique grandiose, la "Grande Tartarie", délibérément occultée par l’Occident jaloux.

    Nikolai Levashov enrichit cette matrice d’éléments occultistes. Dans ses écrits, la Tartarie devient une civilisation de surhommes aux capacités technologiques prodigieuses, anéantie par des forces obscures. Ces théories trouvent un public en Russie, où elles répondent à un besoin de grandeur blessée. Mais c’est avec internet que tout change.

    Vers 2016, les théories tartariennes migrent vers les plateformes anglophones. Le processus fascine : en se détachant de leur matrice nationaliste russe, elles subissent une mutation créative remarquable. Les nouveaux adeptes, majoritairement occidentaux, réinterprètent librement le mythe selon leurs propres obsessions.

    J’observe ce phénomène depuis mes écrans. Sur YouTube, des chaînes spécialisées accumulent des centaines de milliers d’abonnés en proposant des "enquêtes" sur l’architecture tartarienne. Les algorithmes amplifient tout. Une vidéo de trente secondes suffit à transformer la perception d’un monument familier : le Palais de Justice de New York devient soudain un mystérieux vestige tartarien, ses fenêtres partiellement enterrées la "preuve" d’un déluge de boue historique.

    Cette esthétique du fragment, caractéristique des réseaux sociaux, favorise une approche impressionniste où l’accumulation d’indices visuels remplace l’analyse rationnelle. Contrairement aux théories du complot centralisées, la Tartarie moderne fonctionne comme un récit ouvert où chacun peut apporter sa contribution. Cette dimension collaborative transforme la consommation passive en engagement actif. Face à cette déferlante, la réponse académique ne se fait pas attendre. La Société géographique russe elle-même démonte méthodiquement les affirmations tartariennes. Elle rappelle que la "Tartarie" des cartes anciennes n’était qu’une désignation géographique européenne pour les vastes steppes eurasiatiques. Jamais cette région n’a constitué un empire unifié.

    L’examen des sources cartographiques confirme cette réalité. Les cartes d’Abraham Ortelius du XVIe siècle, souvent citées comme "preuves", révèlent en fait l’état rudimentaire des connaissances géographiques européennes. Les vastes espaces marqués "Tartaria" correspondent aux zones mal connues où erraient les peuples nomades. Loin de désigner un royaume structuré, ces appellations traduisent l’ignorance européenne sur les confins orientaux.

    L’analyse architecturale démonte tout aussi efficacement les prétentions tartariennes. La cathédrale Saint-Isaac de Saint-Pétersbourg, souvent citée comme impossible à construire avec les techniques de l’époque, illustre parfaitement les capacités de l’ingénierie russe du XIXe siècle. Le fameux "déluge de boue", censé expliquer l’enfouissement des bâtiments, trouve des explications prosaïques dans l’évolution urbaine normale.

    Pourtant, cette déconstruction scientifique peine à endiguer l’attrait du mythe. Car les adeptes ne fonctionnent pas selon une logique de validation empirique. Ils développent ce que l’on pourrait appeler une poétique de l’erreur, où la beauté du récit prime sur sa véracité. Cette résistance révèle la véritable nature du phénomène : la Tartarie moderne relève de la mythologie, pas de l’histoire. Elle active des archétypes profondément ancrés dans l’imaginaire humain. L’âge d’or perdu, la catastrophe purificatrice, la sagesse oubliée, les géants civilisateurs : tous ces motifs traversent les cultures, du mythe de l’Atlantide aux légendes arthuriennes. La théorie tartarienne les réactualise dans un contexte technologique contemporain.

    Elle propose une version moderne du paradis perdu, où la technologie libère au lieu d’aliéner, où l’architecture unit au lieu de cloisonner, où l’énergie guérit au lieu de polluer. Dans un monde confronté à la crise écologique, le fantasme d’une "énergie libre" tartarienne offre un exutoire compensatoire. L’analyse psychosociologique révèle d’autres ressorts. Zach Mortice, architecte et journaliste, identifie dans la passion tartarienne une forme de rejet du modernisme architectural. Les adeptes privilégient systématiquement les styles ornementés au détriment de l’architecture moderne, jugée déshumanisante. Cette esthétique révèle une nostalgie pour un monde où beauté et fonctionnalité n’étaient pas dissociées. Au-delà de ses aspects conspirationnistes, le phénomène fonctionne comme un révélateur des angoisses contemporaines. Sa popularité coïncide avec une crise de confiance généralisée envers les institutions. Proposer une "histoire alternative" répond à un besoin psychologique : reprendre le contrôle sur un récit collectif perçu comme imposé.

    Cette dimension politique ne doit pas être sous-estimée. Quand Poutine évoque la Horde d’or face à Tucker Carlson, avec cette mise en scène soigneusement orchestrée des symboles, il mobilise exactement cette même matrice narrative. Certains contenus réinterprètent l’invasion de l’Ukraine comme une "reconquête" de territoires tartariens légitimes. Cette instrumentalisation illustre les dangers de toute réécriture pseudohistorique.

    Mais l’analyse ne peut s’arrêter aux dimensions problématiques. Car la Tartarie moderne génère une créativité artistique remarquable. Elle inspire une nouvelle grammaire visuelle qui influence l’art contemporain, le design de jeux vidéo, l’architecture spéculative. Cette esthétique "tartaro-steampunk" mélange les codes rétrofuturistes avec un mysticisme technologique inédit.

    Les artistes s’approprient cet univers pour explorer des questions contemporaines pressantes. Comment imaginer des technologies soutenables ? Peut-on concevoir des architectures qui soignent ? Le fantasme tartarien, avec ses machines éthériques et ses cités énergétiques, offre un terrain d’expérimentation. Cette fertilité créative s’observe dans l’univers du jeu vidéo, où plusieurs studios développent des projets inspirés de l’esthétique tartarienne. Ces œuvres permettent d’explorer concrètement les implications de technologies alternatives, de tester des modèles sociaux utopiques. Le medium ludique transforme la spéculation pseudohistorique en laboratoire prospectif.

    L’architecture expérimentale s’empare de ces codes visuels. Des projets conceptuels intègrent des éléments "tartariens" - dômes énergétiques, ornementations fonctionnelles - pour proposer des alternatives à l’architecture industrielle. Ces explorations enrichissent le vocabulaire architectural contemporain. Le mouvement artistique du "New Weird" trouve dans l’univers tartarien une source d’inspiration riche. Les paysages impossibles de la théorie - montagnes-arbres, canyons-racines, mesas-souches - offrent un répertoire d’images surréalistes qui questionnent notre perception géologique.

    Cette appropriation créative révèle une fonction inattendue : le mythe sert de "boîte à outils" imaginaire pour penser autrement notre rapport au monde. Ses technologies fantastiques stimulent la réflexion sur les énergies renouvelables, ses architectures organiques inspirent l’éco-construction.

    L’analyse du phénomène révèle finalement moins sur un empire fantasmatique que sur nous-mêmes. Ce "rêve éveillé collectif" fonctionne comme un test projectif où s’expriment nos frustrations et nos espoirs. D’abord, il révèle notre nostalgie d’un monde où technologie et harmonie n’étaient pas antinomiques. Face aux dégâts de l’industrialisation, le fantasme d’une "énergie libre" exprime notre soif de solutions non destructrices. Cette utopie technologique pointe vers un besoin réel : réconcilier progrès technique et respect environnemental.

    La passion pour l’architecture tartarienne traduit notre malaise face à la standardisation urbaine. L’éloge des styles ornementés révèle une aspiration à la beauté architecturale, trop souvent sacrifiée aux impératifs économiques.

    Plus profondément, le succès du mythe signale une crise du récit collectif occidental. Dans une époque de fragmentation culturelle, proposer une "histoire alternative" répond à un besoin anthropologique : donner du sens à l’expérience commune.

    La dimension géopolitique illustre les enjeux contemporains du "soft power" narratif. Dans un monde multipolaire, la capacité à proposer des récits alternatifs devient un instrument de puissance. La diffusion des théories tartariennes participe d’une stratégie de déstabilisation des consensus occidentaux. L’étude révèle l’urgence d’une éducation critique adaptée à l’ère numérique. Les mécanismes algorithmiques, la viralité des contenus visuels créent des conditions inédites de diffusion des pseudo-savoirs. La simple réfutation factuelle ne suffit plus.

    Paradoxalement, l’analyse suggère des pistes constructives. Sa capacité à générer de nouveaux imaginaires montre qu’il est possible de canaliser positivement l’énergie utopique qu’elle véhicule. Plutôt que de dénoncer ses aspects problématiques, la société pourrait s’inspirer de sa fertilité créative. Dans un monde confronté à des défis majeurs, nous avons besoin de nouveaux récits mobilisateurs qui associent rigueur scientifique et puissance imaginative. Le succès du mythe tartarien démontre l’appétit du public pour de telles narrations.

    Car au fond, la question que pose la Tartarie moderne n’est pas "cet empire a-t-il existé ?" mais "quel monde voulons-nous construire ?". Dans ses architectures impossibles se dessinent les contours de nos véritables aspirations civilisationnelles. À nous de les déchiffrer et de les traduire en projets concrets. Quand je repense à cette image de Poutine évoquant la Horde d’or, je me dis que nous assistons peut-être à quelque chose de plus large qu’une simple manipulation géopolitique. Nous assistons à la renaissance des mythes comme instruments de pouvoir, à leur résurgence dans un monde qui a perdu ses grands récits unificateurs. La Tartarie, dans sa version russe comme dans sa version globalisée, révèle notre soif de sens, notre besoin de transcendance, notre nostalgie d’un temps où l’homme et sa technique ne faisaient qu’un. Cela devrait nous inquiéter, bien sûr. Mais cela devrait aussi nous inspirer.

    19 mai 2025

    Publié le 18 mai 2025

    Ce n’est pas le fait de vouloir raconter une histoire, c’est de la raconter toujours de la même façon. Une manière tellement habituelle d’entendre des histoires qu’on ne fait plus attention à l’histoire elle-même, mais à la façon dont elle est dite. Car si on ne la dit pas telle qu’on le veut, c’est-à-dire telle qu’on s’y attend déjà plus ou moins, comme un mouvement établi par avance, attendu, parce que rassurant de l’entendre telle qu’on l’attend, si on ne la dit pas ainsi, alors l’histoire devient incongrue. Elle prend soudain une importance démesurée au regard de la manière dont elle devrait être dite.

    Je referme Hors les murs de Jacques Réda avec cette sensation d’avoir un peu mieux saisi le texte d’Hervé Micolet que F.B. nous a envoyé pour la proposition 12 de l’atelier. Un peu mieux saisi quoi ? Je ne saurais dire. Peut-être un rythme, une musique propre à chacun, qui pourtant se rejoignent. Ça m’a fait réfléchir, trop sûrement. De 11 heures du matin à 22 heures, dimanche, heure locale, l’angoisse est restée là, collée.

    Ce ne peut pas être une langue artificielle, me suis-je dit. Une langue inventée par mode, pour coller à ce qui se fait. Non. Ce serait une langue née du refus de dire les choses comme on les dit toujours, sans même faire attention à la manière de les dire. Une langue du doute, de l’hésitation, du recul. Sitôt qu’on s’apercevrait qu’on raconte comme on ânonne, on bousculerait quelque chose, pour essayer de s’en sortir. Ce qui n’est pas franchement de la poésie non plus. Écrire de la poésie, vraiment ? Deux ou trois vies juste pour ça, ça me dissuade aussitôt.

    À vrai dire, sitôt que je me déprime, je deviens idiot. Chaque fois que je découvre un monde, je me réfugie dans l’idiotie. Une couardise m’y pousse, parce que l’idiotie est le seul refuge confortable dans lequel je puisse, à cet instant, me lover. Que faire sinon ? Hocher la tête, relever les manches, se dire : "Je m’y mets, bille en tête." Mais se mettre à quoi, quand on est bras nus, et couard ? À l’idiotie, parce qu’il faut bien rendre hommage à quelque chose. Trouver un subterfuge pour sacrifier sa vanité sur l’autel de l’idiotie, allumer deux ou trois bougies, agiter l’encensoir, marcher pieds nus sur le trottoir de la bêtise. Être bête enfin, absolument, pour ne surtout pas sombrer dans ce biais qu’on nomme l’intelligence.

    D’ailleurs, il en va de l’intelligence comme des histoires. Ce n’est pas l’intelligence elle-même qui compte, mais la manière dont on s’attend toujours qu’elle surgisse. Comme une recette de cuisine : un peu de sel, un peu de poivre, tiens, c’est assaisonné comme il faut, c’est-à-dire comme il se doit. Ça doit donc bien être un ragoût de mouton, ou de l’intelligence.

    À part ça, je crois que le site est désormais coupé du monde. J’ai mal paramétré le script de Google Analytics, la Search Console refuse d’indexer mes pages, prétextant un serveur 5xxx. Après une petite montée d’adrénaline, j’ai fini par me dire que ce n’était peut-être pas plus mal. Finalement, être planqué dans le trou du cul du web me va bien. Je ne me sens pas prêt à discuter de ce que j’écris, ni des raisons pour lesquelles j’écris. Inutile d’y penser : je l’ai déjà fait des dizaines de fois, et je sais combien d’obstacles je devrais surmonter pour apparaître et dire quoi que ce soit à propos de ces écrits.

    Hors de l’écriture, je n’ai strictement rien à voir avec ce que j’écris. Rien à voir non plus avec ce que j’ai cru être à un moment quelconque de ma vie. En ce sens, je suis dans la grotte face à Polyphème le cyclope, mais quand je dis "personne", moi, c’est vrai. Je suis personne. Je ne suis pas Ulysse, mais alors pas du tout.

    En revenant du marché ce matin, pourtant, une pensée fugitive s’est imposée : "Quand donc vas-tu cesser de te faire tout seul des nœuds au cerveau ?" À peu près ça. Et cette idée d’une journée sans cette occupation. Mon Dieu, que de choses je pourrais alors faire ! Ranger le grenier, vendre tous les livres policiers de mon père qui pourrissent dans des cartons là-haut. Mettre de l’ordre dans mes papiers administratifs. Prendre rendez-vous pour une assurance décès et, en passant, me renseigner sur le prix d’une concession, sur le tarif des inhumations.

    Ou alors me mettre à la menuiserie, à la poterie, à relire tout ce que j’ai déjà lu sans jamais rien y comprendre. Rassembler tout ce qui ne me sert à rien et le porter chez Emmaüs. Ou le vendre sur internet, mais vendre sur internet me paraît bien plus harassant que de tout porter chez Emmaüs.

    7 mai 2025

    Publié le 7 mai 2025

    La forme poétique, bien que je ne sache pas vraiment ce qu’elle est, d’ailleurs, le saurais-je, il n’est pas certain que j’orienterais tous mes efforts pour m’y fondre. De cette forme, je ne retiens qu’une musique, un rythme, d’une manière bien plus intuitive que savante. Non pas qu’il me soit impossible de lire des articles qui expliquent ce que pourrait ou devrait être une forme poétique digne de ce nom. Avec Internet, il suffit d’un peu de bonne volonté pour appréhender les contours de ce que les experts considèrent comme tel, ou non.

    Pourtant, mieux vaut ne pas trop s’engager dans cette quête. La forme poétique, comme beaucoup d’autres choses désormais, se confronte toujours au binaire : pour ou contre, dedans ou dehors. J’essaie donc de me frayer un chemin entre ces extrêmes, en revenant d’abord à la sonorité. Lorsque j’écris, je ne suis jamais sûr d’écrire à l’oreille. Je doute d’avoir ce qu’on appelle l’oreille absolue. D’ailleurs, on pourrait débattre sans fin de ce qui est musique et de ce qui n’est que bruit.

    Souvent, ce qui manque au bruit pour devenir musique, c’est la promotion. Prenez un marteau-piqueur : ajoutez-lui quelques arrangements bien pensés, diffusez-le à la radio comme un tube, et il pourrait finir par intégrer un top cinquante. C’est en tout cas une hypothèse que je trouve intéressante.

    Je ne voudrais pas parler que de moi, mais ces expériences passent à travers moi, je ne les ai pas inventées. Ou alors je n’en étais pas conscient, car l’invention est un acte ultime, une résistance obstinée pour survivre. Quand je vivais dans cette rue bruyante du 11e arrondissement, l’été, la chaleur m’accablait. J’ouvrais la fenêtre et le bruit s’engouffrait brutalement. Mon premier réflexe était de la refermer aussitôt.

    Puis, j’ai décidé de céder au bruit plutôt qu’à la chaleur. La fenêtre est restée ouverte, et, peu à peu, je m’y suis habitué. Non pas que j’ai soudain pensé que ce n’était pas du bruit, mais simplement, il ne me heurtait plus. C’est à ce moment-là que j’ai commencé à discerner des rythmes, des répétitions presque harmonieuses dans les sons de la rue. Peut-être d’autres ont-ils vécu la même chose. Peut-être qu’un musicien est simplement quelqu’un qui refuse de qualifier de bruit ce qu’il ressent profondément comme de la musique.

    Et finalement, cette question revient à celle de la forme poétique, ou musicale, ou toute forme en général. La forme est ce que l’on fabrique par nécessité, jamais par loisir ou par désœuvrement. Une fois trouvée, on peut l’agrémenter, comme on décore une chambre avec un vase et quelques fleurs. La forme, c’est un choix motivé par l’instinct ou l’urgence, rarement par la simple envie.

    06 mai 2025

    Publié le 6 mai 2025

    Est-ce un je ou un jeu. île est peau cible qu’il soit possible d’écrire de la soie de soi ça va de soi.

    C’est-à-dire : revenir à une fiente ou fente, à cette fissure par laquelle sort la merde et l’être dans la lettre, à la lettre, littéralement.

    Et on ment pas mal pour parvenir à cette vérité-là.


    Tu prends la langue au mot. Tu la fends phonétiquement, tu l’écorches ou l’écorces, afin qu’elle dise ce qu’elle ne voulait pas dire, ce que tu ne voulais plus entendre, recouverte qu’elle fut par les bruits parasites du monde.


    L’île devient une peau à viser, une chair à révéler, la cible mouvante du sujet.

    Et tout tourne autour du possible. Non pas ce qui est permis — mais ce qui peut percer, ce qui peut s’écrire depuis la faille.


    “ça va de soi”, “soie de soi”

    Tu files un jeu, mais pas gratuit. Tu dis que l’écriture, si elle est tissée, c’est à partir de cette matière personnelle, fine, fragile — de cette soie de soi qu’on recueille en tremblant, en grattant la peau du mot.


    Revenir à une fiente ou fente.

    Tu ne choisis pas : tu superposes l’abject et l’origine.

    • La fiente : résidu, rejet, merde sacrée.
    • La fente : lieu d’émergence, de déchirure, de naissance.

    Tu revendiques que l’écriture sort par là — par la fissure, pas par la règle.


    “la merde et l’être dans la lettre”

    Une ligne qui pourrait appartenir à Artaud, à Luca, à Tarkos.

    Tu lies les trois :

    • le corps (merde)
    • le sujet (être)
    • le langage (lettre)

    Et tu les plonges ensemble dans le liquide sémantique, où tout flotte, pue, brille.

    15 mars 2025

    Publié le 15 mars 2025

    La langue me tient chaud. La langue est mon amie. Sans elle, je ne suis pas grand-chose, une silhouette à contre-jour, une respiration sur le carreau d’une fenêtre, une rature.

    Avant, il y a la tempête, l’ouragan, tout ce qui souffle et arrache. Après, quand la bouche se tait, la langue reste là, tapie au chaud, dernier recoin de chaleur, dernier refuge. Ma langue, mon foyer. Ses mots, une famille en exil, et la ponctuation, cette manie d’inscrire des limites : poser un point, une virgule, un soupir. Tandis que le verbe verbe, la phrase phrase, et le café fume sur la cuisinière.

    Le feu crépite quelque part dans l’être, sous les tommettes tièdes, entre les murs vert bouteille. Une porte grince, une latte branle au grenier, la maison s’ajuste à la nuit. Dans la boîte aux lettres, une enveloppe. À l’intérieur, peut-être une menace, une facture, une lettre d’amour – les trois à la fois, pourquoi pas. Tout ce qui me traverse, tout ce qui me définit, mes élans, mes peurs, mes écœurements, mon dégoût de certains mots, tout cela vient de ma langue. Et de nulle autre part.

    La langue est un pont immense entre rien et rien, et quand on y pense, ça devrait faire quelque chose.

    Parfois, je dis que je n’ai rien à dire. Parce que rien ne vient, rien de décisif, rien d’immédiat. J’ai peur des mots qui surgissent comme des alarmes : tout à coup, soudain, brusquement. Je crains le mot vite, vite, vite. La peur devient colère, mais pas une colère qui explose, qui renverse la table, qui cogne le mur du poing. Une autre colère. Une qui se replie, qui ferme soigneusement la porte derrière elle, qui se terre dans l’obscur. Elle serre les dents jusqu’à les briser.

    Ma colère, d’ailleurs, est édentée. Ce n’est la faute de personne. Pas même de ce dentiste qui, jugeant plus rentable l’extraction que le soin, m’arrache les dents l’une après l’autre. Ce n’est pas personnel, c’est un modèle économique.

    Ma colère paie rubis sur l’ongle. Puis elle repart, s’enroule autour du foie, glisse dans les poumons, s’installe dans la rate. Elle entend encore la voix du dentiste : Va te cacher, mocheté. Dans mon monde, on ne t’offre même pas un détartrage gratuit.


    "Désir de fusion besoin de solitude". Lecture de ce brin de phrase dans un article sur Katherine Mansfield dans Poézibo. Ce qui stoppe instantanément la lecture. Où en suis-je de ce vieux serpent de mer —ce fameux désir de fusion ? Je me palpe, me soupèse, m’évalue. Aucun enthousiasme, aucune hystérie, rien. La fusion s’est envolée. Ne reste que le besoin de solitude. Mais élevé à un point de fusion, une incandescence encore rarement atteinte. Hier soir, sous la pluie, j’ai quitté l’atelier des peintres roussillonnais pour me rendre à une invitation. Exposition Exil à Saint-Donas. Comme une dette à rembourser, puisque tant de gens viennent à mes expos, me dis-je il faut bien que de temps en temps je rendre la monnaie de la pièce. En même temps l’Exil ce n’est pas rien. Donc un peu des deux, de l’intérêt à deux têtes. Et bien je ne suis resté que quelques minutes à peine. Le temps de faire le tour des oeuvres exposées , du bon travail c’est à noter. Puis avant même que l’on ne débouche la première bouteille du vernissage je me suis eclipsé sur la pointe des pieds. J’ai croisé M. qui fumait sous le préau. Tu t’en vas déjà. J’ai dit oui. Elle m’a laissé entendre que si elle le pouvait elle aussi rentrerait. J’ai dit aller j’y vais. Pour ne pas avoir à engager la conversation plus avant. J’ai fini je crois que chercher des prétextes pour nourrir mon vice de vouloir être seul. Suis rentré, ébloui encore par la manière dont cette journée à filé. Je n’ai pas même eu la moindre douleur dentaire. J’attribue naïvement ça au somnifère dont je me bourre pour dormir en ce moment. Il faut que je prenne rendez-vous chez le dentiste. Avant-hier je n’en menais pas large. Tout chamane stoïque que je veux encore m’assurer d’être la douleur m’arrachait la moitié du crâne. Peint quatre petits tableaux format A4 sur papier avec les élèves. En fait sans y avoir trop pensé j’ai lancé un travail sur la couleur, ses mélange, le fait de ne pas s’occuper d’autre chose que de la constitution d’une palette personnelle. De modifier l’évidence. De se défendre d’utiliser la couleur sortant d’un tube par exemple, mais toujours la modifier légèrement. Partir ainsi seulement de la couleur qu’on dépose sur le papier, comme un musicien part peut-être d’une suite de notes qu’il augmente ou diminue. Suis parvenu à avaler un peu de riz puis repris un hypnotique pour aller m’enfoncer dans la lecture de Les cercueils en zinc de Svetlana Alexievitch. Mais impression d’avoir déjà lu mille fois ces pages et de n’y découvrir rien de nouveau. Je me suis endormi.

    Illustration : Mark Rothko Orange and Yellow 1960-61 Musique : Zaz, La vie en rose

    30 janvier 2025

    Publié le 30 janvier 2025
    Frank Stella, le minimalisme des années 60

    La vitre, légèrement trouble, laisse deviner l’intérieur d’une pièce exiguë. Dans ce cadre étroit, un homme est assis devant la lueur bleutée d’un écran d’ordinateur. Sa silhouette massive occupe presque tout l’espace. Le haut du crâne, dégarni, capte parfois un reflet de la lumière extérieure.
    Immobile, il fixe l’écran. Seule sa poitrine se soulève au rythme d’une respiration lente, presque imperceptible. Puis ses mains s’animent soudain sur le clavier, comme répondant à une impulsion invisible.
    Un bruit, peut-être, ou un mouvement dans la rue, détourne brièvement son attention. Son visage pâle se tourne vers la fenêtre. Les traits sont creusés, le regard absent - celui d’un homme qui a traversé trop de nuits blanches. L’instant d’après, déjà, il replonge dans la lumière artificielle de son écran.
    À l’aube, une lampe s’éteint, ne laissant que la lueur bleutée de l’écran. À travers la vitre sale, ce point de lueur artificiel troue l’obscurité. Dans le ciel, les cris des martinets s’élevent.. Un train au loin s’annonçe en gare, sa rumeur portée par le vent jusqu’aux abords du village. L’horloge de la place de l’église sonne sept heures, puis les derniers relents de la nuit sont balayés par le fracas de la benne à ordures.
    À midi, les bruits s’atténuent. Par les fenêtres ouvertes s’échappent des tintements de vaisselle, des bribes de radio, des échos de télévision. Une mère appelle ses enfants pour le repas, sa voix résonne dans l’air immobile. Un chien traverse la grand-rue déserte, son ombre ramassée sous lui glisse sur le sol, mais il file sans s’y attarder, disparaît dans une impasse. Le vent apporte l’annonce lointaine du retard du train de Marseille, quinze minutes. Une odeur de poisson frit monte de la rue, envahit la pièce.
    La luminosité faiblit. Les derniers cris des martinets disparaissent derrière la silhouette des toits de tuile. Pétarade de la moto d’un voisin qui rentre du travail. Quelqu’un à une fenêtre secoue une nappe ou un drap puis referme celle-ci. Bruit caractéristique d’un rideau électrique qui tombe doucement devant la devanture d’un commerce. Une odeur sucrée monte des jardins alentours, celle des fruits oubliés sur leurs branches, de l’humus des terres retournées. Tout à l’heure, les réverbères s’allumeront l’un après l’autre et ce sera la nuit.

    Dormi deux heures. Mille guerres. Sensation de fatigue. Paupières lourdes. Moral dans les chaussettes. Le café percole audible depuis l’étage. S. est déjà réveillée. L’odeur du café parvient au nez. Presque déjà le goût. Amer.
    Le café percole doucement bas dans la cuisine. S. est déjà réveillée, elle a déjà mis trois machines en route et se prépare à allumer le transistor sur la table de la cuisine.

    Voilà une chose importante, j’aime la simplicité. Dire le plus de choses en le moins de mots possibles.

    17 janvier 2023-2

    Publié le 26 janvier 2025

    Ainsi, pour que l’illusion soit complète, qu’elle se referme sur elle-même comme un cercle, il serait nécessaire de désigner deux points distincts mentalement, disons A et B, deux points choisis parmi une infinité. Tu le fais chaque jour, plusieurs fois par jour, la plupart du temps en prenant un crayon. Tu traces une ligne pour dessiner, mais depuis quel point de départ, quelle origine ? Tu peux dire n’importe quel point de départ fera bien l’affaire. Mais c’est botter en touche.
    Ce n’est pas cette origine-là qui importe mais celle qui t’a conduit, au travers de milliers et de milliers de possibles, à cet instant présent, à t’asseoir, à prendre ce crayon et à tracer cette ligne. Que matérialise pour toi véritablement une telle ligne qui s’élance d’un point à un autre, qui avec toi se déplace dans l’espace et le temps sur le lieu de la feuille ?
    Et si tu te mettais à y songer vraiment, si tu imaginais que cette ligne contient tout ce que tu as vécu depuis ta propre origine jusqu’à présent, est-ce que ça changerait quelque chose à l’action de dessiner ? Probable, voire certain, que c’est justement à ce genre de connerie qu’il ne faut pas penser pour dessiner.
    Donc quand tu te déplaces, tu sais peut-être d’où tu pars mais la plupart du temps tu te fiches de l’arrivée. Ou tu ne veux pas y penser pour pouvoir ainsi continuer à dessiner. Tu te déplaces sur la feuille de papier comme dans ta vie. Tu sais qu’il n’y a en fin de compte qu’une seule arrivée réelle et qu’il ne sert à rien de t’y intéresser de trop près, de peur d’être tétanisé par la peur ou par l’espoir - la joie ? La confiance ? - et au final de te retrouver dans une impossibilité de faire quoi que ce soit.
    D’une certaine façon, tu pourrais te ranger dans le mouvement de l’art pauvre, celui qui s’intéresse plus spécifiquement à l’origine des matériaux, à une origine tout court pour lutter contre l’obsession des buts qui ne sont que des ersatz. Sauf que toi, tu veux peindre des tableaux, tu es anachronique et tu te bouches les oreilles quand on te parle de Marcel Duchamp. Il faut aussi se foutre de Marcel Duchamp comme de Dieu.

    21 janvier 2025

    Publié le 21 janvier 2025
    Photo de Geri Forsaith sur Unsplash

    Nouvelle proposition d’écriture reçue hier. Lue en diagonale. Pas visionné encore la vidéo. Le mot qui me vient par rapport à ma participation : décousu. Ce qui renvoie à effiloché, termes empruntés au vocabulaire de la couture. Le rapiècement n’est pas loin. Et toujours se tenir à ce rocher comme une moule : je n’écris jamais que des brouillons, l’œuvre sera pour plus tard. C’est pathétique à mon âge. Cette rébellion qui ne me quitte pas depuis mes premières tâches d’encre violette, mes tous premiers pâtés, mes débordements dans la marge. Que sais-je du point-virgule qui ne soit pas seulement un théâtre ? Pas grand-chose. Ça ressemble à une parole de Normand : pt’ête ben que oui, pt’ête ben que non. Plus longue la pause que la virgule, pas autant que le point. Marque la séparation entre deux propositions indépendantes.

    Hier donc, j’ai reçu une proposition d’écriture ; bien content que ce ne soit pas une énième publicité ; tout en épluchant des carottes. Il était d’ailleurs temps : elles commencent à devenir molles.

    Je suis revenu sur le bouquin de Tiago Forte. L’histoire de la chorégraphe qui, lorsqu’elle commence un nouveau projet, inscrit le nom du projet en caractères gras et noirs sur une étiquette, puis la colle sur une boîte. Voilà une phrase difficile à dire d’un jet. La longueur des phrases est une préoccupation : longues ou courtes, avec ou sans ponctuation ? Et s’il y en a, s’il en faut, laquelle ? Virgule, parenthèses, tirets en tout genre… Il faut que je le dise : je n’en sais rien. Je n’ai jamais vraiment voulu le savoir. Pas plus que la patate chaude. Mais à un moment — et c’est peut-être le bon désormais — il faut quand même s’y intéresser ; ça peut même créer un semblant de motivation.

    La prise de notes est un poème. Du moins cela peut s’en approcher. Ce que l’on conserve comme substantifique moelle d’une lecture, d’une conversation, d’une balade au bord du Rhône, d’une nuit de sommeil, d’un repas, d’une partie de jambes en l’air… Se contraindre à tendre vers un essentiel, à cerner une sensation, un embryon d’idée. C’est aussi à cela que ce petit carnet de L. doit lui servir : pour compresser au maximum toute l’information qu’il juge importante dans une journée. Ensuite il s’en sert pour écrire ses longues lettres à ses tantes. Et la combinaison des deux certainement n’est pas innocente : c’est de l’écriture ; ce n’est pas que de la correspondance ; pas seulement de la chronique ; c’est du boulot.

    Les longues phrases de L., en voit-il le bout quand il les commence ? Peut-être à la fois la peur et le désir de parvenir au bout ; une phrase est une vie miniature ; on écrit sa phrase comme on respire — ou bien l’inverse.

    Donc ces textes quotidiens, les miens, sont une sorte de mélange entre une volonté de laconisme et le refus du laconisme. La question est de savoir si je suis du genre saproxilique ou lacédémonien. Le chemin le plus court prenant souvent l’aspect rebutant d’une autoroute, possible que je préfère le papier qui — si l’on réfléchit bien — se rapproche assez bien du bois mort, de la putrescibilité : quelque chose proche d’un essentiel, de ce qui reste du rêve d’une graine voulant atteindre le ciel ; de la stupeur de celle-ci voyant autant d’encre versée sur elle en fin de partie.

    Donc j’en étais à cette chorégraphe, à son étiquette, à sa boîte. Elle fourre tout ce qui peut avoir le moindre lien avec son projet. Pêle-mêle : des photos, des audios, des textes… absolument tout. Et aussi sur deux fiches bristol sur lesquelles elle résume en une phrase le pourquoi de son projet. Deux fiches parce qu’on peut avoir des motivations personnelles et altruistes.

    L’erreur serait donc d’avoir trente-six boîtes pour se faire croire qu’on a trente-six projets et dans aucune les deux fiches bristol qu’on verrait peu à peu s’enfoncer comme des graines dans le terreau de la matière accumulée.

    Exposition

    Publié le 24 décembre 2024

    Il avait dit ça d’un ton léger, sans lever les yeux, tout en traçant de l’index un cercle humide sur la table, condensation laissée par son verre. Le rond était presque parfait. « Tu ne trouves pas que tu prends des risques à t’exposer comme ça ? »

    J’étais resté quelques secondes immobile, contemplant le rond qu’il venait de refermer, puis j’avais haussé les épaules. Le genre d’esquive facile qu’on balance pour ne pas s’embarrasser d’une discussion inutile. « Pfff, t’inquiète pas. » Un sourire vague, qui voulait dire : on va passer à autre chose. Mais rien n’avait suivi.

    Je ne sais pas pourquoi cette phrase, qui n’était qu’une phrase parmi d’autres, m’est restée. Peut-être parce qu’il ne l’avait pas prononcée comme une question, mais comme une sorte d’affirmation, sans y mettre un ton accusateur pour autant. Ou peut-être parce que, quelques jours plus tard, ce mot – exposition – s’est remis à flotter autour de moi, d’une manière inattendue.

    Ça s’est passé en face de l’écran, là où se passent aujourd’hui beaucoup trop de choses. Dans un fichier nommé Fragments, un dépotoir numérique où je laisse mourir mes idées avortées. Des morceaux de phrases, des bouts de récits, des notes pour plus tard. Le tout sans ordre, évidemment. Laisser s’accumuler des choses sans jamais les trier, c’est une habitude.

    Alors j’ai laissé une machine faire ce que je ne voulais pas faire. Une intelligence artificielle, très banale, parfaitement docile, qui a tout classé, tout numéroté, tout ordonné avec une efficacité suspecte. Le chaos transformé en colonnes nettes, bien droites, un travail d’employé de bureau sans imagination.

    Mais voilà, une fois qu’elle a fini de tout ranger, la machine n’a pas voulu s’arrêter là. Ou plutôt, je ne l’ai pas arrêtée. Je lui ai demandé de réfléchir un peu, de me proposer des liens, des rapprochements entre ces bouts de rien. Et c’est là que ça a commencé à dériver.

    Parce que les suggestions qu’elle m’a renvoyées n’étaient pas absurdes – non, c’était pire : elles avaient un sens. Un sens que je n’avais pas prévu, pas construit, mais un sens quand même. Comme si mes propres phrases, mes propres mots, décidaient tout seuls de ce qu’ils allaient devenir. Comme si je n’étais qu’un spectateur.

    C’est à ce moment-là que le mot exposition a commencé à m’obséder. Et la machine, dans sa manière froide et efficace, a tout décliné pour moi.

    Exposition, disait-elle, c’est d’abord révéler quelque chose. Offrir au regard ce qui était caché. Montrer ce qu’on n’aurait peut-être pas dû montrer.

    Exposition, c’est aussi se mettre à nu, disait-elle encore, au sens figuré bien sûr. Se livrer. Accepter les coups, les jugements, les malentendus.

    Exposition, poursuivait-elle, c’est un seuil. Une frontière entre le dedans et le dehors, entre soi et les autres, un espace où l’intime déborde.

    Et enfin, exposition, c’est une perte. Ce qui est exposé ne nous appartient plus. Les mots, une fois donnés, deviennent autre chose.

    Je suis resté là, devant l’écran, à regarder ces phrases s’afficher. Tout cela, au fond, n’était que des évidences. Mais des évidences qui insistaient, qui tournaient, qui s’entêtaient.

    Et cette phrase de F. continuait de flotter, en arrière-plan. Ce soir-là, à table, il avait dit ça comme ça, sans pression, sans insistance. Mais maintenant que j’y repense, c’était peut-être une vraie mise en garde. Pas un reproche, pas un conseil. Une observation, simplement. Et moi, avec ce petit sourire suffisant, j’avais tout balayé d’un revers.

    Mais maintenant, la phrase est là. Je rejoue la scène. Je me vois, assis en face de lui, incapable de la comprendre à ce moment-là. F. avait raison, bien sûr : je m’expose. Tout le monde s’expose, finalement. Mais ce n’est pas le problème. Le problème, c’est ce qu’on devient, après.

    Je relis ce que la machine a agencé. Ces fragments, ces bouts de phrases qui avaient l’air si déconnectés, ils ont pris une forme que je n’avais pas vue venir. Quelque chose d’autre s’est créé, sans moi. Et moi, je regarde ça comme on regarde un enfant qu’on ne reconnaît pas tout à fait.

    C’est ça, l’exposition. On écrit, on montre, et après, ça ne nous appartient plus.

    Quand F. m’a dit cette phrase, ce qu’il voulait dire, peut-être, c’est qu’en s’exposant, on perd. Mais aujourd’hui, je crois que ce n’est pas vrai. On ne perd rien. On transforme.

    Je ferme l’ordinateur. Ça m’a échappé. C’est très bien que ça m’échappe.

    Se faire résumer par une machine

    Publié le 24 décembre 2024
    Tressage, François Rouan
    Tressage, François Rouan

    Le texte original

    Résumé en 750 mots produit par ChatGpt modèle 4o

    "Le texte prend pour point de départ un mot apparemment anodin : exposition. Mais ce mot, comme un piège, s’avère un portail vers des réflexions plus profondes sur la création, la vulnérabilité et la condition humaine. À travers une exploration fragmentaire, l’auteur interroge les multiples sens de ce mot et son écho dans sa propre expérience.

    Le récit commence avec une expérimentation technique. Le mot "exposition" devient le moteur d’une collecte : des centaines de fragments, extraits et éclats sont réunis dans un document Word. Ces morceaux épars sont confiés à une machine, une intelligence artificielle, qui les classe et les structure en quelques secondes. Ce geste, à première vue mécanique, révèle déjà une première tension entre le contrôle humain et l’autonomie imprévisible d’un système. Ce paradoxe, où l’ordre rationnel produit des motifs qui échappent à leur créateur, fait écho à la question centrale du texte : qu’est-ce qu’exposer, sinon perdre le contrôle sur ce que l’on montre ?

    Le mot "exposition" est décliné à travers plusieurs facettes. Il désigne d’abord la révélation, ce qui est offert au regard, parfois malgré soi. Il renvoie ensuite à la vulnérabilité, ce moment où l’on se livre, où l’on se met à nu face au danger ou au jugement des autres. Puis vient l’idée d’un espace, une frontière entre l’intérieur et l’extérieur, un seuil où se croisent l’intime et le public. Enfin, "exposition" devient un processus, celui de mettre en lumière une idée, une œuvre ou même soi-même.

    Ce travail apparemment abstrait convoque un souvenir précis. Une conversation, un soir, avec un certain "F." : « Tu ne trouves pas que tu prends des risques à t’exposer comme ça ? » À l’époque, cette phrase est rejetée d’un geste nonchalant, balayée par une pirouette de déni. Mais avec le recul, elle revient hanter l’auteur. La scène, rejouée dans la mémoire, se transforme en théâtre intérieur : deux personnages face à face, l’un lançant une mise en garde, l’autre esquivant, peut-être par orgueil, peut-être par peur. Pourtant, cette réplique anodine s’inscrit dans une trame plus large, un réseau de significations que ni "F." ni l’auteur ne contrôlaient totalement. Une force extérieure semble avoir dicté ces mots, et leur portée dépasse celui qui les a prononcés.

    À mesure que les fragments se recomposent, une autre réflexion s’impose : ce qui est exposé ne nous appartient plus tout à fait. Les mots, les textes, les pensées, une fois livrés au monde, échappent à leur auteur. Ils rebondissent sur des lecteurs, suscitent des malentendus, se transforment en quelque chose d’autre. Cette perte de contrôle, loin d’être un échec, devient une condition essentielle de la création. L’exposition, dans tous ses sens, implique une acceptation de l’inconnu, du risque, du vertige.

    Pour illustrer cette réflexion, l’auteur imagine plusieurs métamorphoses stylistiques de son texte, empruntant les voix d’écrivains célèbres. Dans un pastiche de Duras, l’exposition devient une tension entre l’intérieur et l’extérieur, une force qui traverse les êtres malgré eux. Avec Perec, le mot est déconstruit en une série de glissements sémantiques, chaque sens ouvrant une nouvelle interprétation. Sous la plume d’Annie Ernaux, l’exposition est le nœud entre peur et désir, un paradoxe intime où l’écriture devient à la fois un refuge et une mise en danger. Chez Mauvignier, la réplique de "F." est mise en scène dans un récit où les émotions refoulées ressurgissent à travers les silences et les non-dits. Enfin, avec Sarraute, l’exposition est vue comme un processus insaisissable, une matière mouvante, toujours sur le point de se dérober.

    Ces variations stylistiques ne sont pas de simples exercices : elles témoignent du caractère pluriel de l’exposition. Elles montrent aussi que, quel que soit le style ou le ton, ce qui est exposé contient toujours une part d’opacité, de mystère. Même lorsque tout semble ordonné, comme ces fragments classés par la machine, quelque chose échappe toujours. Et c’est précisément dans cet écart que réside la richesse de l’écriture.

    Le texte se clôt sur une ultime réflexion : « Ça m’a échappé. C’est très bien que ça m’échappe. » L’exposition, loin d’être une perte, devient un acte de transformation. Ce qui s’échappe peut se recomposer, se recréer. Rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme."

    Ce mécanisme correspond dans une certaine mesure à une proposition d’écriture récente de l’atelier Tierslivre : il était question de partir d’une fiction et d’arriver à une réalité contradictoire en prenant appui sur l’ouvrage de Georges Perec : La vie mode d’emploi. J’ai produit un premier texte mais l’insatisfaction demeurant il est possible que l’envie de prolonger l’expérience se manifeste à présent, ce mardi 24 décembre au matin avec la rédaction d’un premier texte ( l’entrée de journal ) puis la perception par une machine de celui-ci. Y a t’il véritablement contradiction, cela revient à se demander aussi qu’est-ce qui dans ces textes est fictionnel et ce qui est réel.

    La médecine à l’époque Edo au Japon

    Publié le 22 décembre 2024
    zutaten-asiatische-medizin-tcm-kampo-123rf-marilyn-barbone-opengraph
    zutaten-asiatische-medizin-tcm-kampo-123rf-marilyn-barbone-opengraph

    La médecine à l’époque Edo au Japon

    Introduction

    -Contexte historique

    L’époque Edo (1603-1868) représente une période charnière dans l’histoire du Japon. Sous le shogunat Tokugawa, le pays bénéficie d’une stabilité politique remarquable, marquée par une fermeture volontaire au reste du monde (« sakoku ») et une stratégie d’isolement qui renforce l’identité culturelle japonaise. Cette période de paix relative favorise le développement des arts, des sciences et de la médecine, mais impose également des contraintes. En l’absence de contacts étendus avec l’Occident, les Japonais se tournent vers leurs propres traditions, tout en intégrant ponctuellement des savoirs venus de l’étranger par des canaux limités, comme le commerce hollandais à Nagasaki.

    -Lien avec la médecine

    Dans ce contexte, la médecine occupe une place essentielle. Elle reflète les besoins d’une société structurée, hiérarchisée et à la recherche d’harmonie. Le Kampo, médecine traditionnelle japonaise inspirée de la Chine, se développe comme une réponse aux défis locaux : climats variés, maladies courantes, et conception philosophique du corps et de l’esprit. En parallèle, l’étude des sciences occidentales (« Rangaku ») introduit des perspectives nouvelles sur l’anatomie, la physiologie et les traitements, jetant un pont entre tradition et innovation.

    -Objectif de l’article

    Cet article se propose d’explorer l’évolution de la médecine à l’époque Edo, en mettant en lumière la tension entre les pratiques traditionnelles du Kampo et les influences occidentales. Il vise à montrer comment cette époque, bien que marquée par l’isolement, a été un laboratoire d’intégration des savoirs, posant les bases d’une médecine hybride encore influente aujourd’hui.

    L’objectif n’est pas uniquement historique : il s’agit également de réfléchir sur la capacité des sociétés à réconcilier tradition et modernité face aux défis de la santé publique. Cette analyse pourrait éclairer les enjeux contemporains liés à l’intégration des médecines traditionnelles dans les systèmes modernes.

    -Citations traduites de l’anglais par l’auteur à partir de l’ouvrage "Kampo : a clinical guide to theory and practice" Singing Dragon, Second edition, 2016 ;2017 Ōtsuka, Keisetsu ;Soriano, Gretchen De(Translation) ;Dawes, Nigel(Translation) ;Bensky, Dan(Foreword)

    Sur l’approche du Kampo avec un esprit débutant :

    « Il est essentiel de ’faire table rase’, de vider son esprit, pour comprendre ce système médical. Ce n’est qu’après avoir atteint une certaine maîtrise du Kampo que l’on peut commencer à le comparer à la médecine occidentale moderne »​ .

    Sur l’importance de l’équilibre entre la tradition et l’innovation :

    « Le Kampo, bien qu’ancré dans les enseignements anciens, a évolué pour répondre aux besoins modernes. Il incarne une combinaison unique de traditions chinoises et d’adaptations japonaises, témoignant d’une capacité à intégrer l’ancien et le nouveau »​ .

    Sur l’apprentissage guidé par un maître :

    « En recherchant une science jouissant d’une tradition aussi riche que le Kampo, il est essentiel d’absorber les traditions d’un maître jusqu’au plus profond de ses os. Ignorer les conventions dès le début est la voie des génies ; nous autres devons progresser avec courage et détermination »​

    1. Les racines du Kampo : la médecine traditionnelle japonaise

    1.1 Origines chinoises

    La médecine traditionnelle japonaise, connue sous le nom de Kampo, trouve ses origines dans les pratiques médicales chinoises de la dynastie Tang. Les moines bouddhistes qui voyageaient entre la Chine et le Japon ont introduit des textes médicaux fondamentaux tels que le Huangdi Neijing, aussi appelé le Classique interne de l’Empereur jaune. Ces écrits détaillent une vision holistique de la santé, reliant les énergies vitales (qi) et l’équilibre entre le yin et le yang au bien-être physique et spirituel. Le Japon a adopté et adapté ces théories en tenant compte de ses particularités culturelles et environnementales.

    1.2 Adaptation au contexte japonais

    Contrairement à une simple copie des pratiques chinoises, le Kampo a évolué pour répondre aux besoins et aux ressources locales. Les médecins japonais ont intégré des plantes indigènes à la pharmacopée, adaptant les traitements au climat et aux maladies prévalentes. De plus, l’influence du shintoïsme et du bouddhisme a renforcé l’idée que la santé était étroitement liée à l’harmonie avec la nature et les esprits.

    1.3 Pratiques courantes

    Les médecins Kampo utilisaient des diagnostics approfondis, s’appuyant sur l’observation des symptômes, l’examen du pouls et l’étude de la langue. Les traitements comprenaient des mélanges d’herbes préparés avec précision, l’acupuncture pour réguler les flux énergétiques et la moxibustion, une technique consistant à appliquer de la chaleur sur des points précis du corps. Ces méthodes visaient non seulement à traiter les maladies, mais aussi à prévenir les déséquilibres.

    2. Les apports occidentaux : le Rangaku ("études hollandaises")

    2.1 L’ouverture limitée à Nagasaki

    Alors que le Kampo régnait sans partage, des échos de l’Occident commençaient à se faire entendre à Nagasaki. Le port de cette ville, unique fenêtre du Japon sur l’extérieur pendant la majeure partie de l’ère Edo, jouait un rôle crucial dans l’introduction des savoirs occidentaux. Les marchands hollandais, seuls autorisés à commercer avec le Japon sous le régime strict du sakoku (fermeture du pays), apportaient avec eux des livres, des instruments et des idées scientifiques.

    Les échanges étaient limités, mais significatifs. Les Hollandais introduisaient notamment des textes médicaux européens, qui contenaient des descriptions précises d’anatomie et des techniques chirurgicales inédites au Japon. Ce savoir se diffusait lentement mais sûrement, initiant un changement dans les mentalités médicales.

    2.2 Figures clés

    Parmi les pionniers de cette transmission, Sugita Genpaku occupe une place centrale. En 1774, il entreprit avec d’autres érudits la traduction du Kaitai Shinsho, un traité d’anatomie basé sur un ouvrage néerlandais. Cette publication marqua une rupture en exposant les erreurs des anciens textes chinois sur l’anatomie humaine et en introduisant des pratiques comme la dissection.

    Yoshimasu Tōdō, autre figure emblématique, adopta une approche différente en mêlant les concepts occidentaux aux théories traditionnelles. Il promut une pratique pragmatique de la médecine, cherchant à traiter les symptômes directement sans se limiter aux explications philosophiques héritées du Kampo.

    2.3 Impact sur les pratiques médicales

    L’influence du Rangaku sur la médecine Edo fut profonde. Les dissections humaines, auparavant interdites ou mal vues, devinrent un outil essentiel pour comprendre le corps humain. La pharmacopée occidentale, avec ses médicaments basés sur des composés chimiques plutôt que sur des plantes, élargit les possibilités thérapeutiques.

    Toutefois, l’introduction de ces nouvelles techniques suscita des débats. Certains médecins traditionnels considéraient ces savoirs comme une menace, tandis que d’autres y voyaient une opportunité de renforcer leur pratique. Ce dialogue entre tradition et modernité posa les bases d’une médecine hybride qui se développa progressivement.

    3. Les tensions entre tradition et modernité

    3.1 Résistance au changement

    Cependant, l’adoption des idées nouvelles n’était pas sans heurts, et les tensions entre tradition et modernité se firent sentir. Les élites médicales traditionnelles, fortement ancrées dans le Kampo, voyaient les savoirs occidentaux comme une menace à la fois culturelle et professionnelle.

    3.2 Synthèse progressive

    Malgré ces résistances, une synthèse entre Kampo et Rangaku émergea progressivement. Certains médecins commencèrent à voir dans les savoirs occidentaux non pas une opposition, mais un complément à leurs propres pratiques.

    Conclusion

    La médecine de l’époque Edo témoigne d’une évolution complexe entre tradition et innovation. Cet héritage continue d’inspirer les pratiques médicales actuelles.

    Lectures complémentaires :

    • Japanese Kampo Medicine de Keisetsu Otsuka
    • Rangaku : The Dawn of Modern Science in Japan par Tessa Morris-Suzuki

    07 décembre 2024

    Publié le 7 décembre 2024

    Dire. Déduire. Disserter. Découvrir. De façon assez souvent désordonnée contre un ordre établi ( normal ) ce que l’on peut dire, ce qu’on ne peut pas dire. Il m’arrive souvent de glisser vers ce qu’on ne doit pas dire. Je le dis sans y penser, je ne crois pas l’avoir dit, mais je l’ai dit, on me le dit, je suis horrifié de l’avoir dit évidemment, je ne voulais pas dire ça, mais je l’ai dit. Puis je me calme. J’ai donc dit quelque chose qu’il n’est pas convenable de dire. Qu’est ce qui est convenable, qu’est-ce qui ne l’est pas. Il y a un fossé. Je suis au fond de ce fossé. difficile de remonter d’un côté ou de l’autre de ce fossé. Donc je dis des choses à moitié convenables et d’autres à moitié cinglées. j’essaie de faire la part des choses.
    Penser et dire. Je pense des choses horribles assez souvent mais je ne les dis pas toutes. C’est effrayant déjà pour moi de penser ce genre de choses. J’ai peur de les dire à haute voix pour moi-même en premier lieu. En second lieu il est possible qu’elles s’expriment contre toute attente sans que je n’y fasse attention. Dans une sorte d’inconscience. La plupart des gens parlent ainsi dans une totale inconscience de ce qu’ils disent véritablement. Ils ne se rendent pas compte. Ils croient dire des choses insignifiantes. Ce ne sont pas les choses qui sont insignifiantes, mais les mots qu’ils utilisent, ils les disent d’une façon machinale, sans réfléchir à chaque mot qu’ils disent. J’ai du mal à les entendre car j’entends le souffle plus que les mots, et dans le souffle il y a autre chose. De la violence la plupart du temps. La même qui est portée par le souffle de mes propres mots. C’est une sorte de reflet de ricochet de retour à l’envoyeur qui s’opère.

    05 décembre 2024

    Publié le 5 décembre 2024

    Hier aprés-midi. Sur la route.Hier, j’hésite. Un ou une aprés-midi. Je ne savais plus mon genre. Et ma conjugaison. Plus trés sûr de rien. Plus sûr du tout. Ce qui me rappelle quelque chose. Chose. Un personnage. Le petit Chose de Daudet. Non. Chose qui croît au phallus de la mère. Chose comme dans Le Meurtrion. Il fait beau et voilà que tout à coup je pense à ce Chose ou cette Chose. Tout s’entrechoque. La langue. Et me voici face aux éoliennes. Du côté de Fay-le-clos. Je suis monté pour redescendre. Pas que ça m’enchante. C’est le boulot. Mais les arbres ne sont pas encore nus. Le soleil tape sur les feuilles jaunes. Le premier mot qui vient c’est l’or. Puis du métal en fusion. Une chose en fusion. Ce qui fut utile. Car à Saint-Donat, tout était glacé. J’ai dû voir au moins six personnes. Leur tête disparaissait. Leur tête était interchangeable. Un Cerbere divisé. s’essayant à l’autonomie. Individualisé. Mais tu gardes quoi comme enfer. Essouflé au bout de trois marches gravies de ce grand escalier. Observé une mouche qui montait.Observé la même qui descendait. Entre un panneau de bois frappé de soleil et la vitre dont le verre ( le mot m’échappe pour dire sa nature de verre qui rend le monde flou) Peut-être bien "dépoli". La mouche donc monte et descend. Le même trajet durant un bon quart d’heure. Et mes globes oculaires la même chose. On commence à devenir chose par l’oeil si ça se trouve. C’est à partir de là que le hiatus démarre. Dire ensuite ce que l’oeil voit si possible or voilà la plupart du temps, justement, c’est impossible. Et donc tout le jeu ( passionnant mais fatiguant, éreintant, exténuant) consiste à se rapprocher de ça en s’éloignant de papa, maman, la bonne et moi. C’est à peu près ainsi que le démoniaque se manifeste. Bouh ! Comment vas-tu vieille chose me dit-il. Pas très bien. Pas très bien. L’écart m’a eu. Pas encore jusqu’à la corde. Je m’y aggripe. Sacré Je, si je ne t’avais pas. Mon petit fil à la patte, mon lambeau de chair qui pend entre la gencive et la dent. Breloque.

    04 décembre 2024

    Publié le 4 décembre 2024

    En revenant de Saint-Donat avalé un bol de soupe puis étalé de tout mon long vers vingt heure. Réveillé à minuit, bu un café, ce qu’il ne faudrait jamais faire, mais —bien que je le sache—, le plaisir infantile d’explorer encore la limite, d’enfreindre la règle, l’envie indécente de profiter du calme de la maison, de ma solitude, jouir de cette solitude à cet instant furent prioritaires. Et d’un égoïsme assumé. Rien ne me convient mieux que de m’asseoir devant mon clavier et d’écrire ce qui me passe par la tête. C’est là que je trouve, dans l’agitation primordiale, le véritable repos, et mes vrais amis qui tour à tour semble passer pour me visiter. En ce moment, Aragon que j’ai cité déjà hier, mais également Novarina, Bataille, Perec, Burrough, Cummings, Michaux, Beckett, Ponge, Prigent, désolé de ne pas vous citer tous mes bon amis.. Je me rends compte en plein milieu de phrase de l’absurdité vaine de cette énumération.
    Ecrit bizarre qui jaillit soudain après ce semblant de réflexion :

    C’était de ce temps où parcourant lentement la ville abjecte, où accablé par la hideur du monde je tentais encore d’avancer péniblement par les rues souillées d’ordures et d’inconnus
    Chaque pas s’arrachait de haute lutte au sol collant, je traînais comme un boeuf son socle de charrue, mes semelles sur l’asphalte maculé de flaques graisseuses et de détritus. Hahanant intérieurment, pestant.
    Les visages flottent ici comme des masques vides, des ombres sans regards, et leurs rires, quand ils éclatent, leurs paroles insensées , résonnent contre les façades, tournoient et frappent sans prévenir à la manière interlope d’où surgissent les gifles aussi humiliantes qu’absurdes
    Me revoici donc écrasé par cette hideur, Bouchon aux couleurs ternies, cette fatigue, ce poids sans nom.
    Et pourtant, quelque chose me pousse encore malgré tout vers l’avant, un reste d’instinct peut-être une simple habitude la fameuse du marche ou crève, d’un pas après l’autre. cette chose qui ne cesse de prononcer le terrible "Avancer, toujours avancer."
    Et c’est alors, dans cet enfer d’immondices et de visages fuyants, qu’un éclat inattendu vint fissurer ce mur d’abjection : une lumière d’or, filtrant à travers un rideau déchiré, une feuille tourbillonnant et toute son infinie petitesse, dans un souffle de vent, sans oublier l’aperçu rapide et lent au relenti de ce chat roux, endormi sur un tas de journaux, indifférent au chaos. Ce n’était rien. Et pourtant, c’était tout. La ville tomba son masque, dans un éclat tellement fugace que j’eus peine à le considérer pour vrai, elle ébaucha un sourire de première communiante."

    Ce n’est pas fini. SI ? Pas encore, pas maintenant. Quelque chose me le dit encore : patiente . Il faut vivre. tout vient de là et y revient.

    La réponse viendra comme la question est arrivée : La réponse vient comme elle vient, de l’existence elle-même. A portée de main du manchot.

    être boue être lumière être nuit être jour être pluie être sécheresse être seul être innombrable être cri cri cri être silence être vent être vide être étendu et plat être resserré et pointu être point de départ être point final être big et bang être proche et loin être immobilité et mouvement être noyau être néant être étincelle et explosion être naissance être mort être vie et mort être amour être absence être un pied dans l’orgueil l’autre dans la merde être cave un jour grenier une nuit être ailé et aussi lourd qu’un jour à devoir gagner son pain être unique être multiple être secoué de sanglots sanglots sanglots de rire et de chagrin être vainqueur par accident perdant par habitude être gueux et roi être au parfum du monde et à sa puanteur être une montée être une chute être une fracture être une ligne droite être froissé comme une lettre jamais lue être repassé pour des noces oubliées être soleil être pluie être gouffre être pic être tout être rien être tout et rien être l’aube et le crépuscule être un cercle une spirale être nulle part être partout osciller osciller osciller entre génie et idiotie

    A la fin c’est encore trop long, il faut que j’en garde encore un peu pour demain. Que me retienne.

    Autour de la chose

    Publié le 21 novembre 2024

    Tout commence par la découverte de SpaCy, une bibliothèque Python dédiée au traitement du langage naturel. Je l’aborde avec curiosité, en explorant ses capacités à analyser, trier et structurer des textes, notamment pour identifier des termes fréquents et révéler des motifs récurrents dans mes écrits. Rapidement, l’outil devient plus qu’un simple programme  : il prend l’allure d’un assistant littéraire, capable de plonger dans le chaos des mots pour en extraire une certaine clarté.

    Cette exploration technique mène à une analyse des termes riches, révélant notamment l’omniprésence du mot "chose" dans mes textes. D’abord perçu comme un indice potentiel de carence stylistique, ce mot apparaît vite sous un jour nouveau  : un miroir des dynamiques inconscientes à l’œuvre dans mon écriture. De là, le mot "chose" se métamorphose  : il devient un objet de réflexion, une porte ouverte sur le mystère, l’abstraction, et même un révélateur de mon style.

    En parallèle, je plonge dans la notion de cooccurrence, explorant les relations que "chose" entretient avec d’autres termes dans mes textes  : quelque, autre, grand, dire, chercher. Ces mots satellites révèlent la polyvalence de "chose", à la fois support d’idées floues et véhicule d’une expressivité abstraite. Une réflexion émerge alors sur son rôle dans mon écriture, entre simplicité apparente et richesse sémantique.

    Mais l’analyse ne s’arrête pas là. J’embrasse l’idée que ce mot, loin d’être une faiblesse, pourrait être une signature stylistique, un conteneur pour l’indicible. En établissant un lien entre écriture et peinture, je vois en "chose" l’équivalent littéraire d’un geste spontané sur la toile  : une marque de l’inconscient, ouverte à mille interprétations.

    Cette réflexion prend alors une tournure introspective  : qu’est-ce que "chose" dit de mon écriture . Et de moi . J’explore plusieurs pistes  : "chose" comme abstraction, comme trivialité, comme mystère. J’envisage de l’approfondir à travers des thématiques spécifiques  : l’ambiguïté des choses, leur impermanence, ou encore leur relation au langage. Le tout s’articule autour d’une idée centrale  : ce que je pensais être une banalité se révèle souvent être une clé vers l’essentiel.

    21 novembre 2024

    Publié le 21 novembre 2024

    Le mot émergence me poursuit depuis hier soir, il s’est enfoui dans mon sommeil, peut-être dans mes rêves, dans mes cauchemars. Je n’y ai pas fait attention tout de suite. Au début, il devait être dissimulé parmi tous les mots d’une phrase. Et ce n’est que ce matin, en descendant faire le café, que j’ai comme des flashs, que des choses émergent, comme issues des profondeurs d’un océan de stupeur. Des structures.

    En fait, j’ai découvert SpaCy hier en fin de journée, et les premiers résultats obtenus avec deux ou trois scripts Python sont bluffants. Il faudra que je fasse un récapitulatif de tout ce que l’on peut faire avec cet outil. Avec seulement un script, j’ai trié parmi 433 articles ceux traitant de l’écriture, créant d’abord un document de 1 500 pages, puis un autre, réduit à 34 pages en extrayant l’essentiel. Enfin, en regroupant les phrases par thématique, j’ai obtenu un texte de 500 pages, à la fois effarant et fascinant.

    SpaCy, c’est une bibliothèque Python dédiée au traitement du langage naturel. Un outil qui permet d’analyser, de trier, de structurer des textes. Avec SpaCy, il devient possible d’extraire des entités clés dans un texte, de reconnaître des motifs récurrents, ou encore de transformer un chaos de phrases et de textes en une organisation disons un peu plus claire. Pour quelqu’un comme moi, passionné par les mots et les structures qu’ils créent, cet outil ouvre des perspectives vertigineuses. Ce n’est pas seulement un programme informatique, c’est presque un assistant littéraire.

    Ce qui m’épate, c’est la manière dont un outil purement algorithmique peut révéler la poésie cachée dans ce que je nomme généralement le désordre. Les mots, que l’on croit figés dans leurs usages, apparaissent alors dans de nouvelles configurations. Recomposés ainsi, mis en relation de façon inattendue, on croirait qu’ils ne m’appartiennent plus. Que c’est un autre qui les a écrits.

    C’est comme si cet outil, SpaCy, m’offrait un point de vue nouveau, une possibilité de détachement supplémentaire vis-à-vis du langage, de ce que j’imagine souvent, à tort, m’appartenir : les mots et leur usage. Pas loin de me faire rêver, il me donne l’impression que ces mots, libérés de mes propres intentions, deviennent une matière vivante, presque organique. Comme si, sous l’œil de l’algorithme, les mots se déployaient dans une réalité qui m’échappe, réclamant une autonomie nouvelle. Est-ce que je leur ai insufflé cette vie toute neuve en les structurant, ou est-ce l’outil qui révèle ce que je n’aurais jamais vu seul ?

    SpaCy m’a fasciné par sa capacité à fragmenter un texte en unités fondamentales (tokens). C’est comme si chaque particule que sont les mots, les espaces, les points, les virgules, reprenait vie avec cette impression d’autonomie que l’algorithme confère aux symboles qu’ils sont, en définitive. Ainsi, chaque mot, isolé de son contexte habituel, devient une particule élémentaire d’un langage en reconstruction. Ce qui me surprend le plus, c’est cette reconnaissance d’entités nommées. SpaCy semble voir dans le chaos des phrases ce que l’œil humain peine parfois à percevoir : des noms, des lieux, des frontières invisibles. Une sorte de cartographe algorithmique qui redessine les paysages intérieurs d’un texte.

    L’autre dimension, tout aussi formidable, c’est la malléabilité de SpaCy. Non seulement il analyse, mais il s’adapte. On peut lui enseigner des nuances, lui demander d’affiner sa perception des mots, comme un élève doté d’une patience infinie. Le pipeline de SpaCy est une mécanique subtile. À chaque étape, il ajoute une couche de sens, comme si les mots passaient sous une série de lentilles successives, révélant leur texture, leurs contours, leurs interconnexions. Ce processus est assez proche de la distillation, où le brut devient limpide.

    SpaCy mesure la similarité entre des mots, des phrases, des idées, avec une précision effarante. Cela me fait réfléchir : est-ce une nouvelle façon de percevoir le langage, dépourvue de notre subjectivité humaine ? Ces vecteurs, ces rapprochements calculés, ouvrent-ils une voie vers une compréhension plus universelle des mots, ou au contraire plus abstraite, plus étrangère ?

    En cherchant une illustration pour ce billet je retombe sur cette photographie d’écorce de chène. L’écorce vue en gros plan a aussi quelque chose de fascinant. En s’approchant au plus près gràce à l’appareil photo on peut voir des détails qu’on ne voit généralement pas à l’oeil nu. De plus cette collaboration entre la technologie et l’intention humaine permet de créer des vues neuves ou inattendues de la réalité.

    13 juin 2024

    Publié le 26 juillet 2024

    Je perds de la distance. L’emploi du temps, peut-être parce qu’il n’est qu’employé, pèse sur les nerfs. En notant les dates de réception des classes à la médiathèque sur l’agenda, j’ai peur de me tromper. Je déteste écrire ces événements, je fais souvent des erreurs : orthographe des mots, horaires, ou même le mauvais jour. J’ai toujours été ainsi. Mon cahier de textes, de la maternelle au collège, était toujours en désordre. Une résistance futile à tout calendrier, tout emploi du temps. Les marges étaient criblées de gribouillis, envahissant la page et les tâches à faire. Ces gribouillis, ce désordre, cette maladresse, étaient mes armes de résistance enfantine, mais si vaines face à l’Organisation scolaire.

    J’explique encore trop, beaucoup trop. Hier, lors du discours, je parvins à ne dire presque rien en public, laissant la place au maire et à mes deux collègues peintres. Le ridicule de tout discours se répand dans ma cervelle, comme une gangrène. Sans doute parce que je ne cesse de discourir avec moi-même, en prenant tout le dérisoire de plein fouet. C’est bien de ma faute. Pourquoi chercher toujours au-delà des limites ?

    Dimanche tout entier consacré au stage sur le monotype, je n’ai pas préparé grand chose. Tant de faire le point avant qu’ils n’arrivent … me dépêche d’aller voter avant que ce ne soit l’heure.

    Encore un peu de temps. Ce gâchis de papier. Pas voulu y participer. Pris mon bulletin et l’ai fourré dans l’enveloppe avant même d’atteindre l’isoloir. A voté.

    Belle journée. Je crois que c’est Louise Bourgeois qui aura donné le top de départ. Ses monotypes ont séduit le groupe. Pour le reste le hasard, les morceaux de plastique que j’avais découpés à la hâte, les ardoises que j’ai retrouvées soudain sur une étagère de la remise, et le bloc de papier aquarelle aura fait tout le reste.

    Nous avons fini les restes du vernissage de la veille. La dernière heure le prétexte d’un goûter parachève la journée. Tout le monde est épuisé. Découverte de M. que G. a conviée. P. quant à lui allait partir encore sans payer, mais je l’ai gentiment retenu par l’épaule.

    Je n’ai fait aucune photographie des œuvres réalisées, je pense au mot résistance.

    17 août 2018

    Publié le 2 mars 2024

    texte de départ

    Tu penses trop, tu n’es pas là , tu te dis que tu n’y arrives pas et tu n’y arrives pas car tu programmes ton cerveau à trouver toutes les solutions pour ne pas y arriver Alors laisse tomber, installe toi devant ta toile blanche, prend le plus gros de tous tes pinceaux et tend le bras Inspire profondément et ressent l’air pénétrer par tes narines doucement, dans tes poumons, dans tout ton corps. Expire doucement et laisse aller la main qui tient le pinceau. Imagine une danse, c’est peut être la danse d’un animal, d’un insecte, la danse d’une herbe balayée par la brise, la danse du vent qui court sur la plaine, la danse des flammes dans une cheminée, la danse de l’eau qui dévalent les pentes d’une colline, d’une montagne, la danse des pierres qui a commencé depuis la nuit des temps...Expire doucement et tu commences à sentir ton épaule, ton bras, ton poignet et enfin ta main danser comme tous les éléments. Ferme les yeux et écoute le bruit du pinceau sec sur la surface de la toile Ne mets rien sur le pinceau que l’intention de le faire danser sur la toile. Recommence l’exercice avec un pinceau moyen, puis avec le plus léger de tous tes pinceaux. Toujours pas de couleur, pas d’eau.. laisse danser les pinceaux et respire


    J’ai repris ce texte au mois de novembre 2022 :

    Tu n’es pas là, tu n’y arrives pas. Inspire. Profondément. Imagine que tu danses. Laisse danser le corps le pinceau. Respire. Voilà tu y es. Tu y arrives. Et ce n’est plus toi. C’est un pinceau qui danse (modifié le 20/11/2022.

    Aujourd’hui nous sommes en mars 2023 je le relis, le recopie sur ce nouveau site. Je n’ose plus y toucher.


    27 décembre 2024  : J’ai découvert un nouvel outil pour classer mes notes de façon à tisser des liens, entre tous mes textes , le nom de ce logiciel est Obsidian ; je l’avais déjà essayé sur Windows, mais il m’a semblé d’accès compliqué. Je viens de l’installer sur Ubuntu sans difficulté. Après avoir visualisé plusieurs vidéos dans l’espoir de trouver une marche à suivre pour utiliser cet outil, je me rends compte que c’est à moi de créer ma propre méthode, afin de trouver des concepts, des mots clés, de les relier. Il semble que ce que l’on doit tout de suite accepter c’est que l’outil sera imparfait comme le raisonnement de départ, ou l’intention qui me pousse à vouloir utiliser cet outil est imparfaite, obscure, peut-être même temporaire, fugace. Mais pour cette journée j’ai ajouté des mots clés qui n’existait pas hier encore à ce billet.

    6 décembre 2023

    Publié le 6 décembre 2023

    Quand j’entends aujourd’hui parler de réfugiés, de droit d’asile, d’abri devenu chimère, je pense aux frontières, aux centres d’accueil, aux mots usés de l’humanisme, mais je reviens toujours au même endroit : le trou sous la maison et les branches du cerisier. Enfant, je passais des heures à ramper dans cette cache creusée sous le sol ou à grimper le plus haut possible dans l’arbre derrière la maison. Chercher refuge, c’était ça : disparaître du regard des adultes, sentir la masse de la maison au-dessus de moi ou le vide sous mes pieds, entendre les bruits étouffés du monde et m’en croire provisoirement séparé. Plus tard, j’ai déplacé ce mouvement dans la peinture, la lecture, l’écriture. Je me suis réfugié dans des livres comme je me glissais autrefois sous les planches, j’ai cherché dans l’odeur de l’acrylique ou de l’encre la même sensation d’asile. À chaque fois que quelque chose ressemblait à un abri — une salle d’atelier, une bibliothèque, un coin de table —, une autre partie de moi s’empressait de le mettre à distance. Je sentais que si ce refuge devenait trop concret, trop stable, il se transformerait en piège. Je me surprends souvent à entretenir davantage l’idée du refuge que sa réalité : une arche, un lieu protégé, un “ailleurs” où l’on serait enfin en paix. Comme si je savais déjà qu’aucun endroit ne tiendrait cette promesse et que la seule chose qui me reste, c’est l’espérance en suspens, pas l’arrivée. Même la mort ne se présente plus comme un asile possible ; l’idée qu’elle réglerait tout a fini par se dissoudre. Qu’est-ce qui reste alors ? Pas grand-chose en apparence : lire, écrire, peindre. Et pourtant, c’est beaucoup. C’est là que se rejoue chaque fois la vieille scène : fabriquer un abri et le laisser filer. Je complique, j’invente des difficultés, je repousse le prochain texte, le prochain tableau, en jurant que je ne déciderai rien d’avance, que le refuge, s’il vient, devra surgir par surprise, comme un miracle qu’on n’a pas appelé. Devant la toile, cela donne des couches fines posées les unes sur les autres, une science de l’hésitation, de la maladresse assumée, pour atteindre une transparence qui serait une sorte de passage : voir à travers, ne pas se faire prendre. Puis vient le moment où je comprends que cette transparence-là n’abrite rien, qu’elle ne protège pas, qu’elle expose au contraire ce que je tente de cacher. Il faut alors “donner du corps”, épaissir une forme, assumer un volume au lieu de se contenter de voiles. Le refuge se dérobe à mesure que la peinture avance : l’asile que je croyais atteindre se révèle être simplement une nouvelle surface à traverser. Ce qui demeure, au bout du compte, ce n’est pas un lieu où se mettre à l’abri, mais ce mouvement obstiné vers un abri introuvable. C’est peut-être là, dans ce cheminement même — du trou sous la maison aux transparences d’aujourd’hui —, que je peux encore m’estimer chanceux : ne jamais avoir trouvé de refuge définitif, mais avoir eu de quoi tracer, texte après texte, tableau après tableau, la carte de cette impossibilité.

    3 décembre 2023

    Publié le 3 décembre 2023

    Atelier du vendredi à R. Stable, une dizaine comme d’habitude, une nouvelle est arrivée sans bruit, elle s’est installée au fond, près du radiateur. Ça va, ça vient, certains disparaissent, d’autres reviennent après des mois, mais le noyau reste. Enseigner là, ce n’est pas transmettre une méthode, c’est tenir la présence : rester dans la pièce, avec eux, sans partir ailleurs. Si je commence à penser à mes factures ou à mes mails, le temps se fige, la séance traîne, tout le monde s’ennuie. Hier, les quatre heures ont filé d’un bloc. C. a fait moins d’humour que d’habitude, mais il était là, posé devant sa feuille, fidèle. La nouvelle m’explique à la pause qu’elle passe une semaine par mois à Milan pour traiter des blocages osseux, musculaires, nerveux. Elle vient en train, elle reviendra sans doute chaque semaine à l’atelier. Elle me dit : “Pour les blocages, c’est comme pour la peinture, à un moment on lâche, ça se dénoue.” Je sens un léger vertige : ce qu’elle dit de la colonne, des épaules, je pourrais le dire du poignet ou du regard. Pendant quelques minutes, tout circule entre les deux, son corps de thérapeute et ma manière de parler de couleur, comme si les expériences pouvaient se toucher là, sur un coin de table, avant de se séparer à nouveau. Le reste du temps, je surveille surtout ce réflexe : “Je sais, je l’ai déjà fait.” Il revient plus souvent avec l’âge, cette fatigue de celui qui croit avoir compris. En peinture, ce serait un bon exercice de repérer chaque fois où je me dis ça, chaque fois où je reprends un geste parce que je crois le connaître, et de pousser un peu plus loin jusqu’au doute, jusqu’à un déplacement minuscule qui m’oblige à regarder vraiment ce que je fais. Si la répétition tourne à la formule sur la toile, il faut aller voir ce qui se répète au-delà du cadre, dans ma façon d’être là. Le soir, j’ai ouvert le PDF qu’on m’a envoyé, quelques textes à lire pour un projet. J’en ai parcouru deux ou trois, je me suis demandé si j’avais envie d’y participer, et la même chose a coincé que pour les réunions Zoom : cette impression que tout nous pousse à être en représentation, sur la page comme devant une caméra, toujours de l’autre côté d’un cadre, en train de tenir un rôle. Je sens vite remonter l’ancien roublard, celui qui flairait les trucs et les postures, qui jouait avec. Aujourd’hui, je repère les mêmes roublardises partout et ça m’empoisonne la vie. À force de guetter la petite manœuvre chez les autres, je finis par ne plus voir que ça. Et puis parfois, au milieu d’un atelier ou d’une conversation, un regard passe, naïf, nu, pas encore corseté, et j’y crois encore. Je m’en veux presque d’y croire, je me demande ce que je risque à accorder foi à cette candeur-là, comme on croit à une fiction le temps de sa lecture, en sachant que le livre se refermera. L’innocence, au fond, reste un de mes sujets les plus dangereux. On a tendance à dire qu’on l’a “perdue”, alors qu’on l’a surtout recouverte de couches d’opinions, de commentaires, pour avoir l’air sérieux, adulte, crédible. Je repense à ces cadres qui passent la journée à se contenir en réunion et qui, le soir, lâchent tout : blagues lourdes, vulgarité, ivresse, concours de qui sera le plus grossier. Ils se croient en liberté, c’est souvent une autre forme de prison, une caricature d’amusement. Ils ont l’air de gamins surexcités, mais il y a là-dedans une misère qui fait presque mal au ventre. Je les regarde, je pense “des enfants”, et tout de suite après une autre question se glisse : est-ce que dire “ce sont des enfants” fait de moi un père, moi qui n’ai pas d’enfant ? Dans l’atelier du vendredi, cette question-là rôde en silence autour des tables, entre les feuilles, dans la façon d’encourager ou de me taire. Je ne sais pas si j’enseigne la peinture ou une manière de tenir debout sans trop se mentir, mais je sens que c’est là que se joue quelque chose, bien plus que dans n’importe quel PDF ou réunion en ligne.

    25052023

    Publié le 25 mai 2023

    le progrès technologique se substitue au progrès moral par le biais de la croyance en un système , c’est l’erreur de Rousseau et de tous les théoriciens qui suivent. Mettons en place un système qui palliera la défaillance. Le politique ne peut pas pallier la morale au sens où il n’y a de morale véritable qu’individuelle. Que le progrès moral est sans cesse à redéfinir pour et par chaque nouvel individu qui naît. Ce que l’on nomme morale vis à vis d’un groupe n’est qu’un ensemble de règles, ou une tradition qu’on suit parce que c’est plus simple de la suivre que de s’y opposer.

    Est-ce que ce que je viens d’écrire m’appartient, où bien n’est-ce qu’une idée attrapée dans l’air du temps. Il est toujours difficile de discerner l’origine de nos pensées, pour autant qu’on s’intéresse à cette origine.
    Reprise de la lecture de Bergounioux, son carnet de la décennie 80-90 et stupéfait de voir à quel point je m’y retrouve, le style est différent, les préoccupations concernant entomologie et géologie sont parfois éloignées encore que j’avais bien mes lubies aussi. C’est plutôt une affaire de ton, le ton d’une époque. Pas étonné qu’il lise Jürger. Dans les années 80 beaucoup semblent avoir lu Jünger. Il faudrait vérifier s’il n’y a pas une réédition du traité du rebelle pile au moment des élections.
    Dans quelle mesure un homme qui écrit un journal ne se laisse t’il pas prendre à son propre piège. C’est à dire devient son personnage. Ne vit que pour ce personnage.
    Et aussi parfois l’impossibilité de cacher une grande naïveté ou candeur entre les lignes.
    « Une trentaine de pages à ce cahier. Que restera-t-il dans dix ans, dans vingt ans, si je suis encore là, de ces heures dont j’essaie de fixer la teneur ? Déjà ne subsiste plus, pour certaines, que la mention que j’en ai faite. Quinze jours, et la main de l’oubli a passé. Mais ce pâle témoignage est encore préférable à l’abîme qui nous talonne. »
    Extrait de
    Carnet de notes, 1980-1990
    Bergounioux, Pierre

    l’âge et peut-être un léger progrès moral font que ces mots réactualisent, quelques instants, des préoccupations anciennes, désormais vidées de leur ancienne importance. Une brève nostalgie, mais pas de regret.

    Entendu qu’au Mexique- parait-il, il existe des joutes d’écriture, semblables à des tournois de catch. Les protagonistes sont masqués et leur prose est projetée sur écran géant. Plus spectaculaire qu’un blog.

    Écrire dans le vide, écrire à vide. Avide d’écrire et de lire, encore oui. Mais je ne crois plus à ces histoires de postérité , je n’en ai plus besoin, ni même à la publication d’un livre comme objectif ou carotte pour écrire.
    Dans quelle mesure la phrase juste au dessus de celle-ci dit-elle la vérité ?

    Le retour à un journal est tentant. Tenir son journal au jour le jour ou régulièrement, et y noter tous les petits faits du quotidien qui ont attiré l’attention. Mais dans quel but encore sinon pour se relire à un moment ou l’autre, se souvenir, ou vérifier éventuellement des faits dont nous ne sommes plus vraiment certains avec le temps.

    Un journal peut-être utile en cas de début d’Alzheimer. Si toutefois on se souvient que c’est soi qui l’a écrit, que ce n’est pas un roman.
    Le progrès moral consiste à réduire bien des croyances, comme autant d’ objets, et probablement d’êtres imaginaires, de choses vagues qui autrefois furent qualifiées d’essentielles, d’indispensables et qui ne le sont plus. Le progrès moral est directement en lien avec un progrès de l’imagination. Une imagination plus claire ?
    A moins qu’il ne soit la quintessence d’un parcours d’assassin.

    Hier soir entre deux ateliers j’ouvre la fenêtre de la salle et je plonge le regard dans les tilleuls du jardin d’en face. Plonger le regard comme pour le nettoyer. Une certaine luminosité de la pierre du mur, dans l’ombre des feuillages, ces verts sombres à coté des tendres éclairés par la la lumière de la fin de journée, un petit bouleversement. Petit parce que pas le temps de m’y installer qu’un élève entre dans les lieux. Mais instinctivement j’ai pris une photographie. Tout à fait le genre de petit bouleversement qu’on peut noter dans les pages d’un journal le lendemain.

    Sur le rythme

    Publié le 23 mai 2023

    Naissance des formes 36x48 cm huile sur toile 2016

    J’observe. Une idée vient, plongée. Elle parait bonne. La maintenir dans la durée oui mais comment ?
    Chaque jour, la répétition, impossible à tenir. Impossible car cette régularité imposée n’est pas naturelle, elle ne produit pas une musique. Elle fait un bruit de marteau-piqueur. Pourtant je m’acharne, chaque jour à obéir à l’instance d’une idée qui vient en acceptant pleinement son éphémère. Elle surgit je m’y accroche un instant, le temps de quelques centaines de mots, puis j’ouvre la main elle repart. Je crois que c’est parce que j’ouvre ainsi la main à un moment précis, difficile à définir d’ailleurs, qu’elle reviendra à un moment ou à un autre. Je crois que parce que je ne veux pas la retenir absolument dans une main, l’emprisonner, qu’elle acquiert confiance et revient.
    Quand ? Je ne le sais pas. Il faut du silence en deux notes pour pouvoir les entendre.
    Le temps de l’écriture est peut-être un genre de partition. Des idées viennent se poser puis repartent qu’on retrouve quelques mesures plus tard en aval. Sans doute est-ce tout l’attrait d’un journal. Voir ainsi ces idées aller et venir au fur et à mesure des textes qu’on écrit, des fragments de longueurs inégales. Il y a un rythme dans tout cela, un rythme naturel je crois. Et donc de la musique. Rythmes et cycles, comment les repérer, comment sortir de la partition pour en juger, et en juger a t’il vraiment un intérêt ? Un oiseau a t’il la possibilité de quitter le ciel pour se regarder voler ?
    Cette obsession de l’image envoyée, cette obsession des réceptions, comme on la trouve étonnante quand tout à coup elle se dissipe. Ça ne dure pas longtemps. La lucidité aussi possède son propre rythme comme la naïveté.
    Mais si l’on parvient aussi à dépasser ces catégories à n’écouter que la musique, rien de bien grave.
    La seule chose déplaisante vraiment en état de fatigue est le bruit des marteaux-piqueurs, et la publicité assénée un peu partout dans les boites mail, la télé, les slogans et les mots d’ordre des couples.
    D’où prendre soin de sa santé, bien dormir, manger sobrement le plus possible, aller toucher un arbre de temps en temps. Être en mesure de supporter le rythme des choses même quand il ne semble pas produire de la musique.
    Rester dans une ignorance de ce qu’est la musique, ne pas se faire d’idée sur ce qu’est véritablement la musique.
    Etre ainsi surpris autant par une musique que par une idée. Et ne pas refermer la main, les laisser vivre leurs vies.

    Témoigner

    Publié le 22 mai 2023

    C’est par période que ce que j’aime le plus me dégoute le plus. Dire par exemple le mot artiste, je crois que je l’ai tant désiré que c’est normal d’en ressentir cette dégoûtation actuelle. Parce qu’un glissement s’est effectué. Avant artiste était auréolé. Désormais je ne sais pas de meilleur synonyme à ce mot qu’austérité. C’est à dire qu’il faut enlever beaucoup de choses que l’on projette , comme sur tant d’autres et qui ne nous appartiennent pas. Je crois que j’ai fabriqué avec le temps ma propre définition des mots, dont celle d’artiste. Je l’utilise avec parcimonie, et jamais vis à vis de qui je suis. Sauf quand j’y suis contraint et en m’en moquant intérieurement comme pour exorciser toute diablerie encore possible.

    C’est que les mots ont de l’importance. C’est sans doute la chose qui a le plus d’importance puisque il n’y aurait pas de monde pour nous sans les mots. C’est probablement la seule chose digne d’une importance. Ou encore, je ne me sens plus capable vraiment d’accorder une importance à autre chose qu’aux mots. Je sais qu’il faut se méfier de ce mot d’importance. Que ce mot autrefois a vidé le monde entier de ses nombreux attraits vers lesquels j’ai pu être attiré en me fiant à la définition des dictionnaires, ou à l’éducation qui m’a été donnée.

    On ne peut que témoigner du temps qui passe et ce chacun à sa façon. En vivant tout d’abord, en espérant, en renonçant. Il n’y a rien de triste à se répéter que nous sommes semblables aux saisons, que la lune a autant d’influence sur nos désirs que sur les marées. Toujours les mêmes et changeant en même temps. Si on tient à témoigner. C’est à dire se sentir appelé à une barre dans un procès quelconque. Si on se sent contraint par son envie ; le devoir civique ou la force publique.

    Mais l’art n’est pas un procès, on ne peut pas s’en servir pour témoigner ou juger. Ce serait trop exigu. L’art se transmet depuis la nuit des temps, c’est un véhicule. Ensuite se demander s’il utilise des énergies fossiles, des moyens modernes, écologiques, c’est sans doute une question de mode. Une question à la mode pour ce que ça vaut. Comme peut l’être la mode de s’engager pour une cause ou pour une autre afin souvent de se livrer à une pulsion grégaire par la médiation des mots d’ordre, des slogans.

    On a beaucoup trop parlé d’art, moi le premier. Sans doute parce que je cherchais ma définition celle qui me semblait la plus juste à mes yeux. Non pour avoir raison, mais pour mieux aligner ma pensée avec mon expérience. Car au bout du compte une définition, qu’elle soit créée par des millions ou par un seul c’est toujours une tentative d’alignement entre le mot et la chose, entre la pensée logique et une sensation d’irrationnel.

    Je crois- car c’est bien sur le bilan d’un ensemble de croyances que l’art est en toute chose, l’art est comme le rire, propre à l’être, à la conscience et ne se limite pas aux catégories humaines. En percevant cela tout s’y trouve impliqué de la particule au mastodonte. depuis l’infime mouvement jusqu’au gigantisme des cataclysmes. C’est une expérience, un véhicule qui dépasse de beaucoup notre entendement qui ces derniers temps épouse un peu trop souvent la forme d’une autoroute.
    Donc, peut-être qu’il serait au bout du compte encore plus juste de refuser toute définition au mot art. De parvenir jusqu’à l’oubli de ce mot même en tous cas tant qu’il sera aussi proche de cet autre , l’artificiel.

    Je crois aussi que l’art est quelque chose de simple, de vivant, de naturel, c’est tout ce dont je pourrais témoigner si j’avais l’obligation ou le désir irrépressible de le faire.

    Peindre la ville

    Publié le 27 avril 2023

    L’idée classique de la peinture de paysage dissimule une bonne part de ce que sont la ville, la campagne dans notre présent. Comment regardons-nous ces deux entités, sinon comme on nous a appris à les regarder ? Peut-être faut-il parfois effectuer un pas de côté, se déconnecter du passé, adhérer enfin au présent. Peut-être faut-il revoir notre copie en tant que peintre, et s’arrêter quelques instants pour aller à la rencontre de ce qui se crée aujourd’hui et qui raconte aussi une histoire de la ville ou de la campagne. Une histoire tout aussi importante, pertinente, que celle qui nous fut racontée par les plus grands peintres du paysage autrefois.

    Parmi les artistes les plus reconnus actuellement, Mark Bradford propose sa propre idée de la ville. L’une de ses œuvres, Scream, réalisée en 2015, a été vendue 4,3 millions $ chez Sotheby’s. La plupart de ses travaux sont monumentaux et constitués de matériaux de récupération (du papier notamment) que Mark trouve autour de son atelier.

    Natalie Obadia, une des actrices majeures de l’art contemporain – puisqu’elle fut durant plusieurs années vice-présidente du Comité professionnel des galeries d’art, connue pour ses galeries à Paris et Bruxelles, et notamment la représentation du travail de Martin Barré – a déclaré en 2019 que Mark Bradford était l’un des plus grands artistes contemporains.

    Mark Bradford est Américain, né en 1961 à Los Angeles. Il a obtenu un BFA (1995) et un MFA (1997) du California Institute of the Arts de Valencia. Bradford transforme des matériaux récupérés dans la rue en collages et installations de la taille d’un mur, qui répondent aux réseaux impromptus – économies souterraines, communautés de migrants ou appropriation populaire d’espaces publics abandonnés – qui émergent dans une ville.

    S’inspirant de la composition culturelle et géographique diversifiée de sa communauté du sud de la Californie, le travail de Bradford puise autant dans son parcours personnel – en tant que coiffeur de troisième génération – que dans la tradition de la peinture abstraite développée dans le monde entier au XXe siècle. Les vidéos de Bradford et les collages de papier multicouches, ressemblant à des cartes, font référence non seulement à l’organisation des rues et des bâtiments du centre-ville de Los Angeles, mais aussi à des images de foules, allant des manifestations pour les droits civiques des années 1960 aux protestations contemporaines concernant les questions d’immigration.

    Mark Bradford a reçu de nombreux prix, dont le prix Bucksbaum (2006), le prix de la Fondation Louis Comfort Tiffany (2003) et le prix de la Fondation Joan Mitchell (2002). Il a été inclus dans des expositions majeures au Los Angeles County Museum of Art (2006), au Whitney Museum of American Art à New York (2003), à REDCAT à Los Angeles (2004), et au Studio Museum à Harlem, New York (2001). Il a participé à la 27e Biennale de São Paulo (2006), à la Biennale de Whitney (2006), et à « inSite : Pratiques artistiques dans le domaine public » à San Diego (Californie) et Tijuana (Mexique) en 2005. Bradford vit et travaille à Los Angeles.

    Et pourtant, personne ne connaît cet artiste – notamment parmi mes élèves – et souvent, au-delà de la sphère de mes ateliers, personne ne connaît Mark Bradford. Comme personne ne connaît Amy Sillman, Gerhard Richter, Julie Mehretu, Wade Guyton, Tauba Auerbach, Gunther Förg, Katharina Grosse, Sterling Ruby, Charline Von Heyl.

    Les plus grands noms de l’art contemporain dans le domaine de l’abstraction sont pour le public totalement inconnus. Ils ne le sont que pour une minorité d’amateurs d’art, de galeristes, de marchands et de collectionneurs. N’est-ce pas stupéfiant ?

    Il y a un abîme entre le public et l’art contemporain. Peut-être en a-t-il toujours plus ou moins été ainsi. Peut-être que Léonard de Vinci, Lippi, Botticelli ne furent connus à leur époque que par une élite. Peut-être que la notoriété met du temps à pénétrer le goût des foules. Peut-être aussi que tout dépend de la manière dont on communique sur l’art, suivant les époques. Peut-être aussi que parfois, l’art est encore trop souvent réservé à une toute petite minorité. L’art contemporain est ignoré par la plupart des gens, soit parce qu’on n’en parle pas suffisamment dans les médias classiques, soit parce qu’il faut faire un effort pour s’y intéresser, et que lorsqu’on s’y intéresse, le parcours pour obtenir des informations n’est pas toujours aisé. Il y a peut-être encore une raison supplémentaire que j’observe en me promenant sur le Net à la recherche d’informations sur ces artistes : leur appartenance à des minorités sexuelles, au mouvement queer, au féminisme (et oui, encore au XXIe siècle), leur opposition au consensus du genre, leurs opinions politiques.

    La question à se poser ensuite, c’est pourquoi ces artistes sont remarqués par les galeristes, par les collectionneurs, souvent proches du monde de la finance, de l’argent, du luxe. À mon avis, c’est parce qu’une minorité se reconnaît plus ou moins dans une autre. Mais ce n’est évidemment que mon humble avis.

    N’empêche qu’il existe bel et bien un art contemporain dans le domaine de la peinture abstraite – une prolongation d’une histoire, une lignée – qui se tient au-delà des clivages politiques, même si elle les met parfois un peu plus en exergue. Cette histoire nous enrichit, nous propose de voir le monde différemment, de changer le monde en même temps que de regard. Ce n’est pas spectaculaire. C’est quelque chose de progressif, de lent. Et puis, quand une génération pense avoir compris le travail d’un artiste, une autre vient plus tard, le revisite, trouve encore autre chose, en adéquation avec sa propre actualité. (Notamment le cas Obadia-Barré.)

    Dans le fond, quand je repense aussi à cette bonne idée d’avoir désiré participer à un atelier d’écriture – cela commençait par écrire sur la ville –, une boucle se boucle. Ce que j’ai appris dans cet atelier, c’est qu’il faut sans cesse avoir l’envie de renouveler son regard, de se remettre en question sur notre façon d’interpréter le réel, que celui-ci soit au présent, au passé ou au futur.

    Écrire la ville n’est pas différent de peindre la ville. Il s’agit de le faire simplement, avec son temps, avec les moyens mis à notre disposition – même s’il s’agit de très peu de choses, de matériaux de récupération, d’un vocabulaire pauvre. Peut-être aussi que le point commun, celui qui pousse les artistes, les écrivains par-delà les générations, est aussi une chose très simple : ôter de soi la complication, chercher à examiner de quoi elle est constituée, trouver la simplicité, rendre compte d’une émotion le plus simplement possible.

    filles femmes en fin

    Publié le 11 mars 2023

    Supercherie de ces visages peints sans modèle. Mensonge, pensais-je. Refus de voir, refus de sentir. L’habileté masque le pot aux roses. Souvent, il faut se méfier des apparences trop lisses et propres. Heureusement, paré de bonne heure pour faire face.

    Mais toujours incertain, toujours à douter de tout et de moi-même, changeant sans relâche. Jusqu’à aujourd’hui, où réduit à si peu, enfin naissent mes filles. Cette idée soudaine. Mes filles peintes dans la transe plus que tout autre mot.

    La transe de la peinture, ce n’est pas une blague du tout. Mais on a peine à y croire, à l’accepter. Même si, par gageure, on se dit chaman.

    On ne tient pas longtemps dans l’ironie.

    Car on n’a pas choisi cette appellation au hasard, on ne croit plus au hasard depuis le temps.

    La souffrance n’est pas du pipi de chat, mon petit vieux, elle est précieuse comme le sang et l’eau, l’amour et les papillons.

    Je me suis ouvert les flancs et des filles en sont sorties — des filles, des femmes désormais. Elles auront grandi ; elles auront acquis leur indépendance.

    Sauf une.

    Une petite fille qui reste à jamais avec le petit garçon. Et ces deux-là ne bougeront pas. Ne bougeront plus. Ils étaient là bien avant moi et le resteront bien après.

    De temps à autre, je peux les voir assis dans le cerisier, ils me font un petit signe de la main. Un signe d’encouragement, je crois.

    Mais toutes ces filles, ces femmes qui sortent de mon ventre, qui sont-elles ? Je ne le sais pas, elles naissent ainsi comme des humeurs du gémissement profond de la peinture.

    Elles sont les larmes des couleurs.

    Des couleurs qui sont allées loin dans la profondeur des terres pour se créer une valeur, une intensité, une existence.

    Je dis mes filles, mes femmes,

    mais c’est mon désir d’être père qui veut ça.

    Moi, je ne vois pas les choses ainsi.

    Je ne les vois plus ainsi.

    C’est tout l’inverse certainement,

    ce sont elles qui me créent,

    qui me donnent du corps, du souffle, de la voix.

    Ainsi donc, on pense qu’on crée,

    puis on devient honnête,

    on sent de mieux en mieux qu’on est créé

    par ce que l’on peint, par ce que l’on écrit.

    nu face à nu

    Publié le 10 mars 2023

    repousse le mot

    rentre dans l’espace de la chose

    c’est étroit

    plier ranger tout ce qui sort

    membres tentacules

    pour s’accrocher mains doigts paroles

    et sois chose nue,

    une à se voir double

    à borgne à aveugle encore plus

    dont l’un dort dans le mot encore

    repousse ce

    qui clôture l’autre chose

    veille implore

    nu face à nu

    silex contre silex

    le bras se lève

    et retombe

    étincelle désirée

    au bout du bras

    comme de l’autre

    choc

    cancer

    feu hante le feu

    l’ordre crée le désordre

    et l’envers son endroit

    La chose muette

    et ça muet

    avant que vient le caillou

    ne se dresse arbre.

    étape 1

    étape 2

    un avant tableau 1

    étape 1

    étape 2

    un avant tableau 2
    deux carrés 20x20 avant toute idée de tableau. (acrylique sur panneau de bois )

    Lutter

    Publié le 9 mars 2023

    Lutter pour dire, lutter pour se retenir de dire. Il y a toujours une lutte. On pourrait penser qu’il suffit de choisir son camp, mais c’est plus complexe. La lutte n’est pas tournée vers l’extérieur, contre le monde. Non, elle est dirigée vers soi-même, vers ce doute qu’on entretient à l’égard de ce qu’on veut exprimer.

    Dire, c’est exposer ses pensées, les livrer aux autres, les soumettre au jugement. Se retenir, c’est garder pour soi l’incertitude, l’imperfection du propos. Pourtant, ni l’un ni l’autre ne constitue une véritable victoire.

    La certitude elle-même est ambiguë. Elle semble un aboutissement, mais ce n’est qu’un instant figé dans le flot mouvant de la pensée. La certitude n’est jamais définitive. Elle ne gagne rien sur l’incertitude, elle coexiste avec elle, comme une pause dans le combat, un moment d’illusion.

    carré 40x40cm Huile sur toile

    Publié le 7 mars 2023

    étape 1

    étape 2

    étape 3

    stabilisation
    3 étapes et une stabilisation

    réalisation Mars 2023

    difficulté des inventaires

    Publié le 5 mars 2023

    C’est un mot, inventaire. Qu’on croit sec, administratif, et qui pourtant contient, insoupçonnée, une part d’invention. Comme s’il fallait à chaque fois le recréer, le tirer du chapeau avec tout ce que cela suppose de prestidigitation, d’efforts pour faire croire qu’on dresse des listes et non des fictions. Il y a du jeu, forcément, dans l’élaboration de l’ordre. Et puis cette table. Immobile, autoritaire. L’atelier autour qui palpite. L’air un peu vicié, mélangé de white spirit et d’huile de lin.

    Sur cette table : une plaquette de pastilles à sucer, destinées à contenir une envie de cigarette qui s’est déjà manifestée trois fois depuis le lever. Une tasse, vide. Crème, bord rouge. Quelques tubes de couleur, certains sans bouchon, mollement affalés. Un ancien pot de moutarde reconverti dans le mélange à peindre. Un chiffon boule, un couteau à peindre, une carte de visite de gîte touristique, promesse d’un cadeau si achat. Quelques pinceaux, tête en bas, manche en haut, trempant mollement dans des liquides. Boîtes de conserve réaffectées, haricots-cassoulet, au service du nettoyage pictural. Un saladier en terre, trente tubes, un peu de déroute chromatique.

    Un flacon plastique, survivant. Whyte spirit, encore utile. Pots d’acrylique. Une petite boîte en fer blanc, jadis paté, aujourd’hui médium. Une palette sale. Un agenda. Un carnet noir à l’élégance discutable. Un chevalet bancal, un filetage à revisser. Quelques morceaux d’essuie-tout tachetés, quelques miettes de tabac, reliques d’une semaine où l’on fumait encore, c’est-à-dire il y a une éternité. Peut-être la mort d’une habitude, peut-être un simple hoquet. On ne sait plus.

    Derriere ce détail clinique, une grande métaphysique flotte. Celle de l’ordre. De ce qu’on tente de domestiquer. L’inventaire est un geste, pas innocent. Un réflexe de peur. De contrôle. De guerre. Un inventaire, c’est déjà un préambule à la mobilisation. Les objets là, ils n’ont rien demandé. Ils vivent. Ils sont là. Ils n’occupent pas, ils existent. Et nous, on les fiche, les range, les désigne.

    Comme on dresserait un chien. C’est ça, exactement. Dresser l’inventaire. Avec tout ce que ce verbe charrie de brutalité. La chose est indocile, c’est pour cela qu’on la classe. Parce qu’elle nous échappe. Comme ce poisson, tiré du Cher, spasmodique et glissant dans la main. Une panique de palme, une peur de créature déplacée. Il y a toujours un peu de pêche dans l’inventaire.

    On aimerait pouvoir y échapper. Mais c’est plus fort que nous. Dresser, nommer, poser un ordre. Pour faire semblant de comprendre, de maîtriser, de survivre. Et l’objet devient preuve. Le banal, étendard. La table, un monde. Le monde, une table. Tout tient dans le regard posé, dans le doute qui le révèle. Il faut un écart. Un pas de côté. Pour voir ce qu’on ne voyait plus.

    Ce n’est pas l’objet qui compte, mais l’écart. Ce frisson du doute, cette poésie des choses immobiles qu’on n’avait pas vues venir. Le plaisir, peut-être, se trouve là : dans ce petit étonnement calme. Et s’il fallait un inventaire, ce serait celui de nos déplacements intimes. Ce que la table nous apprend, sur nous, sur le monde, sans forcer.

    Il y a un chat, d’ailleurs. Une chatte. Près des pinceaux. Et ce regard, oblique, qui juge tout cela avec un flegme qu’on envie.

    Illustration : Huile sur toile" inventaire " P.B

    19 janvier 2023-2

    Publié le 19 janvier 2023

    Giacometti, bien sûr : ce qui reste après l’effort, la ténacité, la volonté, l’effacement du superflu, de la fioriture, du trouble qui brouille la vue, et de tant d’autres raisons bien plus obscures encore. De celles nécessaires, indispensables pour éliminer. Ce n’est pas facile d’éliminer. Boire des litres d’eau ne suffit pas. Courir autour d’un stade, en forêt, sur la plaine peut aider, à condition que l’on s’y tienne régulièrement, car il n’y a guère d’autre mot que celui-ci qui vaille.
    Prendre l’habitude d’éliminer, facile selon les dires : à peine un mois, une trentaine de jours pour que ça devienne comme une drogue dont on ne peut plus se passer. Mais est-ce vraiment suffisant ? Physiquement sans doute, mais pour écrire, une autre paire de manches. Un véritable parcours de combattant. Ce qui, bien sûr, te fait songer à ces tueurs à gages dans les polars, ceux qui ont pour charge d’éliminer, ceux à qui l’on confie un contrat, et qui le remplissent sans ciller, sans émotion. Tout ce que tu as tant de difficultés à accepter. Le crois-tu vraiment ?

    17 janvier 2023-5

    Publié le 17 janvier 2023

    À Knossos en Crète, des jeunes gens sautent par-dessus un immense taureau. Rien à voir avec la corrida actuelle. Même si tu es en mesure d’imaginer à toute fin, pour l’animal, un sort funeste identique. L’aspect joyeux de la mosaïque, cet instantané capturé par un artiste anonyme, évoque la vie, la joie, la danse, l’harmonie, et n’incite pas à penser la mort. Et si tu te souviens de ton étonnement quand tu comprends que la civilisation minoenne, à cette époque, avait déjà compris la nécessité d’expulser hors de son habitat ses miasmes, ses déchets grâce à un ingénieux système d’égouts qui sillonne toute la ville, ces deux éléments suffisent pour t’inventer une nostalgie, celle d’un temps où l’être humain était encore digne de ce nom.

    Toujours le fantasme d’un paradis perdu. Ce genre de pensée qui n’a pour fonction que celle de vouloir toujours t’aider à t’enfuir du présent, d’une réalité qui ne te convient pas. Et si tu réfléchis encore un peu, que tu te souviennes des tragédies grecques, des récits d’Homère, de toute cette hémoglobine qui, en filigrane, y coule à grands flots, le doute quant à l’idée d’un tel paradis se dissipe aussitôt. La brutalité d’autrefois est bien semblable à celle d’aujourd’hui. Cependant que tu te complais encore, de temps en temps, à imaginer qu’elle ne se manifeste pas de la même façon. Une brutalité innocente, joyeuse, contre une brutalité consciente, d’une tristesse infinie.

    La fin justifie désormais plus que jamais les moyens. Est-ce que cette finalité est si différente aujourd’hui ? Probablement pas. Le pouvoir sur autrui, la réussite, la célébrité, le profit, l’intérêt, voici les fins pour une majorité et qui se déclinent sous tant de masques, de comédies, désormais grotesques. Et si jadis tu pensais que ces buts ne relevaient que des préoccupations d’une minorité, aujourd’hui tu sais que même un misérable est en droit de s’en illusionner au même titre qu’un magnat de l’industrie pharmaceutique. S’il ne peut régner sur un empire, il le fera depuis son angle de rue par tout moyen possible. Les buts à la con se sont emparés de la plupart des cervelles. Et même toi, tu y auras succombé comme tout un chacun.

    L’art naît ensuite tout au bout de ce constat. Et si enfant tu n’étais pas aussi lucide quant à ce que tu viens d’écrire, ton instinct réagissait immédiatement face aux beaux objets dont tu n’avais qu’une envie, celle de les détruire. La plupart du temps quand tu relevais un manque, que la colère t’emportait vers les zones les plus obscures de toi. La destruction des objets, pas n’importe lesquels, surtout ceux qui étaient le fruit de sacrifices, de temps passé à économiser pour se les offrir ou les créer, étaient ta cible prioritaire.

    À quoi donc pensais-tu lorsque tu t’emparas d’un cutter pour l’enfoncer dans une des toiles réalisées par ta mère et qu’elle avait accrochée à l’un des murs de la chambre ? Que voulais-tu anéantir sinon toute la fausseté que tu imaginais alors comme seule responsable de ton malheur enfantin ? Et que savais-tu de l’intention qui l’avait menée à peindre ces chefs-d’œuvre familiaux entre quelques heures de ménages, de repassage, le dépeçage d’un lapin, l’engorgement d’une poule, dont tu conserves encore les souvenirs ensanglantés accrochés à l’un des poiriers du jardin ? Et ce que tu considérais comme manque, il te fallait au moins une culpabilité à sa mesure, voire la dépassant pour que tu puisses l’oublier, t’en défaire afin d’être responsable, de te procurer ce vertige – cette illusion de contrôle de maîtrise qu’offre en creux une telle responsabilité.

    Maintenant tu t’agaces de la même façon à la lecture de certaines phrases assénées par des membres du groupe de l’atelier d’écriture sur la bonne pratique de l’écriture, la relecture, le polissage des textes. Toute cette peine que d’aucuns mettent en avant pour désigner un texte remarquable, bien écrit ou qui tombe bien comme un vêtement. Mais dont le fond est d’une indigence à hurler. Ta colère n’a pas vraiment changé. Elle est toujours aussi intacte. Sauf que tu n’utilises plus de cutter. Tu coupes autrement dans le vif. Tu tournes les talons, tu rejoins le silence. Peut-être que pour toi rester jeune nécessite cette forme de violence, cette légèreté dans la façon de l’exprimer comme de danser, sauter par dessus ce vieux taureau Minoen. Assez pathétique au final.

    17 janvier 2023

    Publié le 17 janvier 2023

    Le sacré et le profane. C’est une histoire de lieu. Il faut isoler un lieu d’un autre. Le mot "Kadosh" qui signifie sacré en hébreu désigne au féminin "kadosha", la prostituée. Le rapport entre les deux fonctions de ce même mot semble un peu plus clair quand on se cantonne ainsi au lieu. Il y a une autre orthographe du mot - "Quadosh" - qui signifie séparé. Kadosh est aussi un grade de franc-maçonnerie. Lors de son initiation, le chevalier kadosh est invité à piétiner le diadème papal. Ce qui signifie encore une affaire de lieu de façon symbolique.
    En résumé, Dieu et ses représentants sur terre, on s’en fout. Ce qui est important en revanche, c’est soi, c’est-à-dire ce cercle dans lequel on est enfermé et le labyrinthe qu’il contient - notre propre vie - comme un chemin à l’apparence complexe et qui passe, elle aussi, dans sa représentation plastique par un centre vide - nul besoin de Minotaure. Le cercle est le lieu dont Dieu s’est retiré pour que l’homme puisse agir avec son libre arbitre. Dieu, qui est le tout, ainsi laisse un vide, un espace, un lieu, un possible. Et par conséquent, on devient ainsi en droit d’effectuer une différence à ce moment-là entre sacré, sainteté et religiosité.
    C’est dans ce lieu du sacré que s’effectue la prise de conscience que nous sommes dans un cercle, un vide qui lutte de toute sa périphérie, sa circonférence pour ne pas se retrouver réduit à un point. D’ailleurs, une chose étonnante est de pouvoir définir la circonférence et le diamètre d’un cercle, mais impossible d’en mesurer avec une précision nette le rapport. Le nombre 3,14116 etc. par l’infinité des décimales ne s’arrête jamais.
    Maintenant que tout cela est dit, tu peux aussi bien te réjouir que te lamenter. Tu es comme l’une des deux souris tombées dans le bol de lait. Laquelle veux-tu être ? Celle qui dit "il n’y a rien à faire, je me laisse couler" ou l’autre qui bat des pattes et ne cesse de glisser sur le bord du bol... Oui, mais à la fin, à force de battre le lait, ça devient du beurre, on a une surface solide, et donc une possibilité de s’évader. Évidemment, aucune souris ne sait d’avance que l’obstination produit du beurre.
    Encore un lieu qui se situe entre ce que l’on sait et ce que l’on ignore. Un entre-deux. Ou encore le lieu même où s’exerce le mouvement. Le lieu où mouvement et immobilité sont deux forces réelles enfin. Possible aussi d’évoquer l’horizontalité et la verticalité qu’inspire l’idée du cercle comme lieu de vie ; on peut s’y déplacer dans les deux dimensions. Voir l’horizon ou voir l’ensemble de haut ou d’en bas.
    Un autre symbole qui vient à l’esprit presque aussitôt est celui de l’échelle de Jacob. Pourquoi les anges emprunteraient-ils une échelle alors qu’ils ont des ailes pour monter et descendre ? L’échelle est une réalité physique dans ce cas que l’on doit gravir ou descendre en opposition au fantasme de vol comme à celui de toute chute. L’échelle est aussi la matérialisation du lieu comme du chemin qui traverse tous les lieux.
    Ensuite, tu te demandes pourquoi tu as du mal à effectuer une distinction entre lieu et espace. Tu peux te dire que l’espace est un doute, comme le disait Perec, et que ce serait facile logiquement de désigner le lieu comme un endroit précis. L’endroit de l’envers. Mais l’origine des étymologies est comme la décimale de Pi. Chercher la définition d’un mot ou son étymologie renvoie à 100 mots et chacun encore à 100 mots, etc.
    Donc encore une belle occasion, si on a enfin saisi l’humour de tout cela, de se dire : "DIEU et ses décimales, on s’en fout." Surtout si on le sait désormais. Et ne surtout pas trop penser que ce que tu écris ici est une configuration de chiffres après la décimale et donc de lettres, tout comme le sont les œuvres de Pessoa, Kafka, Rabelais, Joyce, etc. à l’infini. Et tu peux aussi dire avec un sourire que ce blog est sacré puisqu’il est pour toi un lieu tout à fait à part. Que l’humour est le seul moyen, au final, de résoudre toute contradiction.

    16 janvier 2023-3

    Publié le 16 janvier 2023

    En exergue au Voyage au bout de la nuit, cette petite phrase comme un aveu : "C’est de la faute à l’imagination" ou "Tout n’est de la faute qu’à l’imagination". Flemme d’aller regarder dans ce livre que je n’ai plus ouvert depuis des années. Peur, probablement, de me faire happer par lui une fois encore. De subir encore une fois la même dépression qu’il causa lorsque je tombai dessus à la sortie de l’adolescence. J’ai toujours eu cette facilité à m’imbiber comme un buvard du ton, de l’esprit de tels auteurs. Et, forcément, si cela se produit, c’est qu’il y a, en amont, un terreau propice.

    Je me suis toujours demandé comment je parvenais à comprendre ce que je lisais dans un livre. J’imagine qu’on le porte tout autant en soi que son auteur et que de le lire nous fait soudain le découvrir. D’où ensuite cette ambiguïté concernant la notion de propriété du texte, assez risible lorsque j’y repense. Cela peut d’ailleurs aller chez moi jusqu’à imiter le ton, le style de certains auteurs que j’affectionne particulièrement parce que, naïvement, emprunter la musique me procure l’illusion de pouvoir y poser mes propres paroles. Encore que "propres paroles" soit un terme ronflant. Disons que la musique aide à exprimer l’imagination sur des thèmes communs en espérant trouver une mélodie personnelle.

    Ce qui n’est pas complètement idiot car les Chinois, dans le domaine de la peinture, n’ont toujours pratiqué qu’ainsi, en copiant, recopiant les maîtres jusqu’à ce qu’à un moment, un écart se produise par inadvertance chez l’élève et qui sera nommé "style d’un tel, style d’un autre". Il y a donc, dans la copie, une réalité vers laquelle on s’efforce de se rapprocher, et ce sera souvent l’impossibilité de s’en rapprocher totalement, cet écart, dans lequel il faudra puiser sa propre manière, sa propre voix, son propre ton.

    Est-ce que cet écart peut être nommé imagination ? Peut-être. Mais à mon avis, le désir ou l’obligation de copie, pour apprendre, appartient déjà à l’imaginaire. Il ne s’agit ni plus ni moins que d’une histoire que l’on se raconte de génération en génération. Une histoire qui a fait ses preuves, pour ainsi dire, suffisamment pour qu’on la nomme réalité.

    Paradoxe dont je m’aperçois encore une fois de plus : j’ai toujours été un fervent défenseur de l’imagination en peinture. C’est ce que je ne cesse de seriner à mes élèves depuis des années : "Surtout ne prenez pas de modèle, ne copiez pas, allez plutôt puiser les informations dans votre mémoire, vos souvenirs, votre imagination. Lâchez-vous donc." La raison d’une telle stratégie est que je n’ai affaire la plupart du temps qu’à des personnes ayant allègrement dépassé la cinquantaine, voire plus âgées ; j’ai très peu de jeunes. Donc trop fastidieux de commencer par les études académiques de pots, de bustes en plâtre, la reproduction de photographies des œuvres de grands maîtres.

    Je me dis que c’est tellement chiant, pour avoir traversé tout cela jadis moi-même, qu’il serait incongru de l’infliger à ces personnes, que sans doute elles s’enfuiraient, et que je me retrouverais alors gros-jean comme devant avec seulement une poignée de clients. Mais je me demande ce matin si ce n’est pas pure supputation de ma part, une interprétation de ma propre histoire, et de surcroît mal comprise, mal digérée. Comme si un aveuglement constitué de préjugés, d’a priori, était l’obstacle. En fait, de l’orgueil. De la vanité. Car ma vérité, elle aussi, n’appartient qu’au même domaine que tout le reste, elle n’est qu’une histoire que je me raconte à moi puis aux autres pour essayer de la valider. De m’en convaincre moi-même surtout. Et d’expérience, c’est si désagréable de poser le doigt dessus que cela procure l’amère sensation d’une très réelle réalité par conséquent.

    16 janvier 2023-2

    Publié le 16 janvier 2023

    Tout a un prix, y compris l’écriture. Et si on établit la liste des ressources, des sacrifices à faire pour se payer ce luxe, c’est au bout du compte un prix très élevé, sans doute aussi élevé que l’exigence qui pousse chaque jour à recommencer. Il semble que ces derniers mois, j’ai dû vendre au clou tout ce qui me restait d’entregent, de mondanité, de diplomatie et j’en passe, pour me jeter comme un désespéré dans l’acte d’écrire des choses que je jugerais moins mièvres ou désolantes à les relire. C’est un travail à la Giacometti que celui qui consiste à ôter petit à petit tous les actes, les habitudes dans lesquels on se réconforte en se disant : "On me lit — je peux donc en toute logique continuer". Mais ce réconfort est trouble si on l’examine de près. Une satisfaction qui met encore le doigt sur un écart à combler. Écart qui sans doute, si on parvient à le combler - mais en est-on jamais certain ? - serait celui qui transforme une écriture de complaisance en quelque chose de plus substantiel.
    Et dans ce cas, substantiel signifierait quoi pour toi ? Tu penses aussitôt à la matière bien sûr, et surtout au vide insupportable quand elle s’absente, qu’elle n’existe pas. Matière et mère, bien entendu. Donc il n’est pas idiot à ce point de ton parcours d’imaginer que l’écriture est une invocation. Qu’elle s’adresse à ta propre mère serait si décevant, encore que cela vaudrait la peine de l’accepter. Cela t’ouvrirait en tout cas en grand les portes de la prison dans laquelle tu t’es enfermé. Et cet intérêt de plus en plus accru pour tout ce qui tourne autour de ton fantasme de judéité trouverait peut-être enfin un sens qui t’échappe terriblement en ce moment.
    Tu serais même prêt à t’inscrire et à payer pour effectuer des recherches sur ce site de généalogie célèbre. Remonter à l’histoire de tes ancêtres estoniens. Mais quand tu découvres au hasard d’un article que les premières pièces d’identité fournies aux ressortissants des colonies juives ne remontent qu’à 1863, sans oublier les ravages effectués par l’administration soviétique puis la Shoah, toute trace anéantie à jamais, le sol se dérobe sous tes pieds. Impossible d’obtenir des preuves administratives, de te fier à des documents authentifiés. Tout un pan de l’histoire de ta famille impossible à vérifier. Et pourtant, quand tu es devant ton écran, tu sens une foule qui ne cesse de te murmurer : "Continue, vas-y, tu y es presque, tu vas nous retrouver, tu vas nous racheter, grâce à toi nous n’aurons pas vécu en vain."
    Ce qui certainement me fera frissonner de honte quand je me relirai.

    15 janvier 2023

    Publié le 15 janvier 2023

    Le rêve d’un deuxième cerveau. Déconnecté, mais là, toujours. On y plonge sans y penser, comme on tourne un robinet. Ce matin encore, tu t’es adressé à ChatGPT. Une page HTML à corriger, un doute technique. Tu aurais pu chercher, tâtonner, essayer. Mais non. Tu tapes ta requête. La réponse s’affiche : efficace, propre. Rien d’étonnant pourtant. Tu le sais bien, ce code, tu aurais pu l’écrire seul. Si seulement tu avais pris le temps.
    Le temps de l’essai, du raté, du détour. Ce temps où quelque chose surgit — un détail inattendu, une idée qui s’impose par accident. Mais l’intelligence artificielle ne connaît pas les accidents. Elle va droit au but, supprime le hasard. Et qu’est-ce que le hasard sinon la vie elle-même ? Le drame et la comédie, la poésie et le tragique ? Tout ce qui fait que nous avançons en trébuchant.
    Tu te rends compte que dans cette dépendance naissante à l’outil, c’est ton propre cerveau que tu oublies. Celui qui hésite, qui cherche, qui se perd pour mieux trouver. Ce matin encore, tu as choisi la facilité — ou peut-être était-ce la paresse ? Mais à chaque fois que tu fais ce choix, quelque chose se retire du monde. Une part de toi-même s’efface.
    L’outil est là pour aider, dis-tu. Mais il te vole aussi : le hasard des chemins non empruntés et cette lenteur où parfois naît une fulgurance. Alors tu te demandes : que reste-t-il quand tout devient rapide et sûr ? Où est passée cette part d’incertitude qui faisait de chaque geste une aventure ?

    14 janvier 2023

    Publié le 14 janvier 2023
    St Jérôme dans sa cellule 1654, Joost Van de Hamme
    St Jérôme dans sa cellule 1654, Joost Van de Hamme
    St Jérôme dans sa cellule 1654, Joost Van de Hamme

    L’erreur est peut-être de croire qu’il faut d’abord pénétrer profondément une langue étrangère, la dominer, la maîtriser, pour traduire un texte dans cette langue. Cette idée m’obsède depuis des années. La plupart des écrivains que j’admire – ceux avec lesquels se nouent des affinités silencieuses – sont passés par la traduction pour vivre. Et moi, que faisais-je dans ma jeunesse pour gagner ma vie ? Des jobs pénibles, de ceux qu’on nomme "alimentaires" par commodité, mais qui ne nourrissent en vérité qu’une routine sans éclat.

    Je ne peux pas dire que les langues étrangères ne m’intéressaient pas. À chaque fois, elles m’attiraient comme un aimant. Mais leur apprentissage se heurtait à un mur : celui du préjugé, d’un présupposé tenace qui me murmurait qu’elles m’étaient inaccessibles. En latin, en allemand, ce fut la déclinaison. En mathématiques, ce furent les équations. Ces logiques précises, implacables, faisaient surgir en moi une sensation d’idiotie profonde. J’associais ces disciplines à des territoires interdits, inatteignables, comme certaines femmes ou certains hommes jadis : des fantasmes d’inaccessible étoile, à la Don Quichotte.

    Et dans cette quête d’un inaccessible, j’ai toujours oscillé entre fascination et répulsion. La précision, par exemple : je la rêve démesurée, presque tyrannique, au point qu’elle devient une abstraction inatteignable. Peut-être est-ce pour cela que je me suis toujours contenté de l’"à peu près". Pas par paresse, mais par instinct de survie. M’approcher trop près de cette précision que je vénère m’effraie, comme si je risquais de perdre quelque chose de moi-même en m’y abandonnant.

    Ce matin, en écrivant, une image inattendue surgit : la sodomie. Loufoque, à première vue, mais pas tant que cela. Ce tabou – cette frontière intime que je me suis toujours refusé à franchir pleinement – m’apparaît soudain comme une métaphore de mes blocages. La réserve avec laquelle je me tiens face à cet acte n’a rien à voir avec une quelconque morale ou une réticence culturelle. Elle est instinctive, viscérale. Une peur d’enfreindre une part sacrée, chez l’autre comme chez moi. Et cette peur, cette retenue, je la retrouve dans bien d’autres aspects de ma vie.

    Même si j’ai cédé parfois à certaines injonctions, je n’y ai jamais éprouvé de réel plaisir. Ce qui dominait, c’était une culpabilité troublante, une conscience aiguë de la transgression. Peut-être est-ce là l’origine d’une délicatesse ou d’une préciosité que je trouve en moi, à la fois anachronique et douteuse. Une forme d’hypocrisie, finalement. Car dans d’autres contextes, je ne peux nier avoir été un "entubeur". Pas dans l’acte, mais dans l’intention. Combien de fois ai-je manipulé, contourné, pour parvenir à mes fins ? Et combien de fois m’en suis-je excusé en invoquant le hasard, la providence ou l’inconscience ?

    Cette observation m’amène à une conclusion déstabilisante : ma cruauté – ou plutôt ce que je perçois comme ma cruauté – n’est peut-être qu’une erreur de traduction. Peut-être que le mot juste pour me définir serait "complètement con". Et cet aveu, aussi brutal soit-il, m’apporte un certain soulagement. Il me rapproche des autres, d’une manière inédite, bizarre mais indéniablement juste.

    Cette étrange plénitude me projette hors de moi-même, dans un ailleurs où je ne suis plus ni humain ni animal. Juste un escargot, ou un Baphomet. Une créature hybride, condamnée à errer entre deux états. Peut-être devrais-je embrasser cette étrangeté, m’y abandonner totalement. Devenir berger, par exemple, et voir si je m’entends mieux avec les chèvres qu’avec les humains. Ou peut-être curé, ce qui, sur ce plan, friserait le pléonasme.

    02 janvier 2023

    Publié le 2 janvier 2023

    L’exposition Munch au Musée d’Orsay commence pour moi par un soupçon assez simple, presque brutal : je me retrouve devant ces tableaux en me disant qu’ils ont l’air bâclés. Les surfaces paraissent rapides, brutales, les couleurs tirent vers des bruns et des violets que je ne qualifierais pas de séduisants, avec ces tonalités presque ternies qui donnent d’abord une impression de négligé. Partout des mains seulement indiquées, des visages à moitié résolus, des fonds traités par larges masses sans détail. C’est un choc, mais pas celui que j’attendais. Je croyais venir voir une peinture plus spectaculaire, plus “expressionniste” au sens caricatural du terme, et je me retrouve avec cette économie presque sèche, comme si Munch avait décidé d’arrêter ses toiles deux ou trois étapes avant ce que j’appellerais spontanément un “fini”. D’où cette question qui revient plusieurs fois en traversant les salles : est-ce que je suis devant une forme de bâclage, ou est-ce que c’est moi qui confonds inachèvement visible et décision d’arrêt ? Cette austérité fait penser à une certaine tradition protestante, à des fonds sombres presque flamands, à une peinture qui refuse le spectaculaire pour se confronter directement à la vie et à la mort. Pas de surcharge, pas de pathos appuyé, mais une gravité qui tient dans la réserve. Ce que j’éprouve là, des critiques l’ont formulé bien avant moi, et pas à voix basse. En 1892, à Berlin, l’exposition de Munch provoque un scandale au point d’être fermée. Ce qui revient dans les témoignages de l’époque, c’est précisément l’accusation d’inachèvement : tableaux jugés expédiés, peints trop vite, surfaces vues comme des esquisses plutôt que comme des œuvres terminées. On lui reproche de mépriser le public, de traiter la peinture avec arrogance, d’exposer ce qui, dans les codes d’alors, aurait dû rester à l’atelier. Il ne respecte ni le temps attendu du travail ni la hiérarchie implicite entre étude et tableau définitif. Autrement dit, mon “c’est bâclé” intérieur n’a rien de nouveau : il rejoue, à distance, la résistance première de spectateurs pris dans une autre définition de ce qu’est un tableau achevé. La différence, c’est que je sais qu’entre 1892 et aujourd’hui, il s’est passé quelque chose dans la manière de penser le “non-fini”, et c’est ce quelque chose qui me permet peut-être de déplacer mon premier jugement. Car la critique moderne, au lieu de corriger cette impression de bâclage, l’a plutôt retournée, reformulée. Ce que les contemporains prenaient pour de la paresse ou un manque de respect pour le métier est relu comme un choix central : laisser visibles les traces du processus, accepter que certaines zones restent dans un état intermédiaire, refuser le vernis du “fini lisse”. La peinture moderne s’est construite aussi sur cette idée que le tableau n’a plus à dissimuler son propre faire. Chez Munch, cela prend la forme de surfaces volontairement sommaires, de contours qui s’interrompent, de visages à peine articulés, mais qui tiennent pourtant la tension du motif. Ce n’est pas l’absence de travail qui frappe, c’est au contraire la décision d’arrêter avant que le détail ne prenne le pouvoir. L’économie des moyens devient une manière d’affirmer que l’essentiel n’est pas dans la multiplication des petites touches mais dans la tenue d’un ensemble. En relisant ce que la critique récente écrit sur ces toiles, on rencontre souvent cette idée de surfaces “ouvertes”, de tableaux qui gardent quelque chose de l’esquisse comme état permanent. Ce qui était perçu comme un manque devient une forme de modernité : le tableau ne promet plus de clore l’image, il expose un moment du travail, un équilibre provisoire. Quand je reviens mentalement dans les salles d’Orsay avec ça en tête, certains détails qui m’agaçaient au premier passage prennent un autre sens. Cette main à moitié indiquée ne demande pas à être achevée par un spécialiste de l’anatomie, elle suffit pour désigner la position du corps, l’abandon ou la crispation du personnage. Ce visage comme “à côté”, où l’ombre mange une partie des traits, ne réclame pas un portrait plus ressemblant, il sert à maintenir un niveau de présence qui n’a pas besoin d’être photographique. Les fonds, souvent réduits à des bandes de couleur ou à des masses unies, ne sont pas des décors négligés, ils empêchent simplement le regard de se perdre dans des accessoires. Tout ce qui pourrait être ajouté là – un objet, un meuble, une texture de mur – viendrait détourner l’attention de l’axe principal. On comprend mieux alors que l’accusation d’inachèvement touche surtout une certaine idée du tableau comme objet complet, saturé, où rien ne manque. Munch, lui, semble parier sur le fait que oui, il manquera toujours quelque chose, et que c’est dans ce manque assumé que se loge une partie de la force. Cette économie se redouble dans la répétition des motifs. Les mêmes figures reviennent – visages, postures, paysages, situations –, non comme signes d’une panne d’inspiration, mais comme une obsession méthodique : reprendre les mêmes thèmes, l’amour, la mort, l’angoisse, et les creuser encore, différemment, avec de petites variations de lumière, de composition, de distance. Munch n’essaie pas de produire enfin “la version définitive” d’un motif ; il accepte que chaque version soit une tentative interrompue à un autre endroit. Le non-fini n’est pas un accident à corriger, il devient une méthode : reprendre, déplacer légèrement, modifier une couleur, un cadrage, un silence, et décider à chaque fois de s’arrêter ailleurs. L’abondance, ici, apparaît comme une illusion rassurante : multiplier les images pour éviter de s’attarder. Lui fait l’inverse : il revient, il insiste. À ce stade, la question se retourne vers moi presque sans que j’aie besoin de la formuler. Ce que je reprochais aux toiles au début – ce manque de fini, ce côté abrupt – ressemble beaucoup à ce que je redoute dans ma propre pratique : arrêter trop tôt, livrer quelque chose que je juge moi-même incomplet, me passer de la consolation du détail ajouté. Ma tentation spontanée va plutôt dans l’autre sens : prolonger la phrase, densifier la surface, accumuler des couches de peinture ou d’explication pour me rassurer sur le fait que “j’ai assez travaillé”. Voir Munch choisir, de tableau en tableau, un point d’arrêt aussi net, aussi peu décoratif, c’est être obligé de reposer la question autrement : à partir de quand un travail est-il juste, même s’il semble encore brut, et à partir de quand le fignolage n’ajoute plus rien d’essentiel ? La critique de 1892 parlait d’offense au métier ; je me rends compte que ma propre voix intérieure est structurée de la même façon : elle réclame des signes visibles d’effort, des traces de difficulté surmontée. Or les tableaux de Munch me montrent une autre forme d’effort, moins spectaculaire : décider de ne pas aller plus loin, accepter qu’une forme bancale, une main à demi posée, un visage à moitié avalé par l’ombre suffisent pour dire ce qui doit être dit. L’économie des moyens, dans ce cadre-là, n’a rien d’une excuse, c’est au contraire un renoncement coûteux : renoncer aux preuves visibles de virtuosité, renoncer à certaines sécurités, renoncer à l’idée que le spectateur sera rassuré par la quantité. En sortant de l’exposition, la formule “bâclé” ne disparaît pas complètement, mais elle se déplace. Ce qui me frappe n’est plus l’impression de manque, c’est l’exigence que suppose ce manque assumé. Il y a sans doute des toiles moins tenues que d’autres, des moments où l’arrêt est plus fragile, mais l’ensemble compose tout de même une position claire : mieux vaut une image dépouillée qui porte une tension qu’un tableau rempli pour remplir. Pour ma propre pratique, la leçon est assez nette, même si elle n’est pas confortable : si je veux prendre au sérieux ce que je prétends chercher – une forme d’honnêteté, une justesse plutôt qu’un effet –, il faudra accepter des arrêts plus abrupts, des zones non saturées, des textes qui n’expliquent pas tout. Ce que Munch m’enseigne à Orsay, ce n’est pas seulement ce qu’il peint, c’est où il s’arrête, et ce geste d’arrêt, qui a tant fait scandale à Berlin, reste sans doute aujourd’hui encore l’une des décisions les plus difficiles à prendre, que ce soit devant une toile ou face à une page.

    De l’impossible

    Publié le 11 décembre 2022

    une nouvelle toile un nouveau départ à partir d’un fond noir, huile sur toile 70x70

    Impossible de ne pas écrire, impossible d’écrire dans une langue étrangère, le français, impossible d’écrire dans une langue maternelle inconnue, mais est-ce l’estonien. l’estonien n’est au bout du compte qu’un symbole. tout comme ces diverses tentatives parfois fructueuses pour apprendre l’hébreu, le farsi, le sanskrit et bien évidemment l’anglais et l’allemand. Mais la langue de l’autre, n’importe qui, suffirait pour faire ressurgir l’échec. Tenter de tracer un périmètre une fois encore à la tour de Babel. Voué dés le départ à la ruine de l’orgueil ou la vanité qui auront fomenté un dessein si singulier si stupide. C’est là l’origine d’une singularité et de tous les malentendus permanents qui en découlent. Singularité prise au début comme une sorte d’avantage dans sa flamboyance initiale, alors qu’il s’avère qu’elle est tout le contraire, un handicap. Le plus terne du terne. Et la compréhension que ce ne pouvait pas en être autrement qu’ainsi. Pour plagier Kafka - dans ce combat entre le monde et toi, seconde le monde. C’est à dire fonce dans cette singularité, détruis-là par tous les moyens possibles, imaginables. Un être seul ne peut pas vivre ainsi dans le monde. Il ne peut jamais que mesurer l’écart entre le monde et lui. Et, ce faisant débarrasser le monde d’une singularité qui ne lui appartient en rien, dont il n’est jamais conscient. l’impossibilité ontologique du monde de posséder une telle conscience. Il n’en a pas besoin voilà une vérité. la vérité du monde est d’être ce qu’il est quoiqu’il soit. La malediction d’une conscience faisant retour comme un boomerang, une éclaboussure, vers l’individu isolé. Soit encore une double impossibilité qui forme le fleuve coulant entre ces deux rives. Entre conscience de l’un et inconscience de tous. Ce qui finit par rendre caduque la conscience, la rendre ennemie. Et le désir bizarre parfois de plonger au sein du monde comme une brute, comme une bête, un animal. Mais Impossible désormais puisqu’on en aura justement pris note ou conscience.

    Ce que je sais sur la composition

    Publié le 2 décembre 2022

    Le mot composition me revient. Sans doute parce que je viens de le lire. Il me revient comme ça, comme un cheveu dans la soupe ou sur la langue. Des années après, il me revient. Je ne sais pas s’il revient depuis l’époque des bancs de l’école primaire. L’époque du coin et du bonnet d’âne. Des coups de règle ou de bambou. Est-ce que je me mêlais d’écrire des compositions avant qu’elles ne deviennent soudain des "rédactions" ? Comment s’est effectué ce passage. Ce n’était pas sage d’abandonner l’idée de composer et de se lancer ( bille en tête) dans la rédaction—sans y penser, en y repensant aujourd’hui.
    Je fouille dans mes souvenirs, pas grand-chose ne remonte. Un ennui pour résumer. Composer m’ennuie. Sans doute parce que, comme le dit Moravia, j’ai une relation figée avec le mot composition. ( Lui disait le monde, mais je reste modeste, le monde ne m’ennuie pas autant que la composition). Cependant que pour l’approcher je dois sans cesse composer sans même m’en rendre compte.

    Si j’essaie avec mes faibles notions de latin de décomposer ce mot de composition il y a com et position, mais c’est plus compliqué et à la fois plus simple puisque componere signifie mettre ensemble ou encore mettre ensemble un certain nombre d’éléments pour former un tout. Mais qu’est-ce que le tout ? Et si le but était de parvenir au tout il ne resterait rien en fin de compte que ce tout qui envahirait tout. J’en suffoque déjà par avance.

    Dans quelques occasions je me suis composé un visage pour tenter de répondre aux circonstances. J’ai très peu composé de poèmes en vers. j’ai composé avec les évènements mais c’était bien plus des compromis que de véritables compositions. J’ai parié assez tôt que la poésie se trouve rarement où on l’attend. J’écris en prose la plupart du temps, c’est à dire que je pars sur un détail qui m’emmène à un autre et ainsi de suite jusqu’à ce que j’ai une sensation de satiété. Encore que je pourrais facilement dire que cette sensation de satiété est factice, qu’elle n’est jamais totalement satisfaisante car quand j’écris, et plus j’écris, plus le tout se retire et à la fin toujours la sensation du rien.

    Voici une liste d’expressions courantes utilisant le mot composer :

    • Composer un bouquet
    • Composer un menu
    • Composer un jury
    • Composer un roman
    • Composer une symphonie
    • Composer un numéro
    • Composer son personnage
    • Composer avec les préjugés
    • Composer avec sa conscience
    • Composer une liste
    • Composer une mélodie
    • Composer une phrase
    • Composer un emploi du temps
    • Composer un puzzle
    • Composer un poème
    • Composer un repas
    • Composer un rôle
    • Composer un scénario

    Quelques expressions idiomatiques :

    ( ce sont des expressions linguistiques qui sont caractéristiques d’une langue particulière et qui ne peuvent pas être comprises littéralement. Par exemple, l’expression "avoir un poil dans la main" est idiomatique car elle signifie être paresseux, et non pas avoir réellement un poil dans la main)

    • Composer avec : Faire des compromis ou s’accommoder d’une situation, par exemple, "composer avec les préjugés" ou "composer avec sa conscience".
    • Composer un numéro : Former un numéro de téléphone sur un clavier.
    • Composer son personnage : Adopter une attitude ou une expression pour paraître d’une certaine manière aux yeux des autres.
    • Composer un bouquet : Assembler des fleurs pour créer un arrangement floral.
    • Composer un menu : Élaborer une sélection de plats pour un repas.
    • Composer une symphonie : Créer une œuvre musicale orchestrale.
    • Composer un emploi du temps : Organiser ses activités et rendez-vous dans le temps.
      Ces expressions illustrent l’utilisation variée du mot composer dans des contextes allant de la musique à la gestion quotidienne.

    Comme tout est le reflet inversé de rien il ne faut pas que j’oublie le mot décomposition.
    Ce qui me fait penser aussitôt au passé-composé ( une action achevée dans le temps et que l’on chercherait à inverser, c’est à dire à réactiver, à rendre présente, par le phénomène de l’écriture. Si j’écris j’ai été un élève assez médiocre, c’est que je le pense toujours au moment où je l’écris.

    L’interruption volontaire du refus de croire

    Publié le 12 août 2022

    Samuel Taylor Colerige

    Si on ne croyait pas on n’écrirait pas. Écrire disait Coleridge c’est l’interruption volontaire du refus de croire. Et croire, qu’est-ce donc sinon la volonté permanente de transmuter le corps en mots, la violence en œuvres et de pauvres types en écrivains. Écrire est donc toujours lié à la foi, qu’on le veuille ou non. Encore plus désormais que le pauvre, le prolétaire, le héros, figures emblématiques de la société ont disparues, ou tout comme. Cela ne signifie pas que la pauvreté et l’héroïsme aient disparu, mais ils ne sont plus représentés en tant que figures du social. Comme Dieu a disparu également en tant que figure tutélaire même s’il est toujours le dédicataire plus ou moins avoué de toute œuvre d’art. Le refus de croire devenant norme et consensus, écrire ce serait recréer une distance, un écart. Mais de quelle écriture s’agit-il. Toute la question est là. Dans quelle langue, quelle liturgie. Autrefois écrire se faisait en latin ou en grec. Seuls les moines et les érudits utilisaient ces langues, surtout le latin considéré être au plus près de la langue des anges. Pour avoir peiné jadis sur des versions latines je peux me souvenir encore de l’exigence que la moindre traduction de mot imposait. Il n’était pas question d’aller dans l’à peu près, mais de se rapprocher au contraire d’une idée de justesse, presque de perfection. Cela faisait beaucoup travailler le discernement. Qualité que les adultes considéraient comme essentielle à la fois pour être en mesure d’affronter le monde, s’y tailler une place, et, dans la pension que je fréquentais alors, religieuse, trouver Dieu. Évidemment le latin n’était pas un pôle d’intérêt majeur. Nous préférions, mes camarades et moi, nous mesurer à la barre fixe, prendre du muscle, devenir barbares en opposition à cette volonté de l’ institution de faire de nous des jeunes gens biens sous tout rapport. Avions nous pressenti que cette éducation rigoureuse n’était somme toute qu’un déguisement correct, acceptable à notre barbarie naturelle… à la barbarie générale du monde. Que sous le latin, le grec et les prières se dissimulait toute la violence qui nous habitait afin d’être idéalement juguler, de la rendre plus habile, plus efficace pour atteindre des buts non moins méprisables finalement que notre brutalité naturelle briguait… ce que nous nommions hypocrisie, n’était qu’un apprentissage douloureux de la forme. Et c’était tout aussi douloureux pour la plupart d’entre-nous que d’avoir à marcher avec des chaussures trop petites. Évidemment nous rejetions, au bout de quelques années passées dans cette établissement, toute velléité de croire, ni ne voulions entendre parler de foi ni de catéchisme. Il était de bon ton de sortir de cette école dépucelé quant au fait religieux. Nous en tirions une triste fierté. Au bout du compte nous étions effectivement taillés pour le monde profane. Sans pitié, sans compassion. Cruels et raffinés, nous dévalions alors dans les établissements publics pour n’y découvrir que faiblesse, facilité, mollesse et naïveté. Nous avions remporté la palme, nous ne croyions plus à grand chose. Surtout pas qu’il puisse exister un Dieu ou un Père. Nous avions tué ce père déjà mille fois incarné par les prêtres polonais rescapés d’Auschwitz, de Treblinka qui nous accompagnaient pour chanter la messe en latin. À y regarder de plus près avec la distance de l’âge, n’est-ce pas ce parcours vers un athéisme convenu ou de convenance, qui me force aujourd’hui à peindre et écrire, ne sont-ce pas, ces deux moyens, une seule et même interruption de plus en plus volontaire du refus de croire…

    Retour au fragment

    Publié le 8 août 2022

    illustration : Torse en carton Alexandra Athanasseides

    Très agréable surprise de découvrir, au musée d’art moderne de Chora, sur l’île d’Andros, une exposition d’Alexandra Athanasseides. D’autant plus touché par son travail qu’elle est de ma génération. Née en 1961 à Athènes, elle continue de travailler et de vivre en banlieue. Touchante, parce qu’elle exprime sa démarche à partir du fragment. Elle récolte des morceaux de bois flotté sur les plages, des fragments de métal rouillé, tout un tas d’objets hétéroclites qui sont des déchets, des parties mises au rebut, qu’elle réintègre dans ses créations, créant ainsi un cercle vertueux entre mort et résurrection. On peut voir beaucoup de sculptures de chevaux dans son travail, qui m’ont aussitôt rappelé des images de la mythologie grecque, notamment le fameux cadeau d’Ulysse aux Troyens. C’est un cheval constitué de vide et de bois flotté, avec parfois des incrustations de rouille, décliné en plusieurs pièces. Ainsi, par le déchet, rejoindre le mythe, fabriquer cette ellipse, provoque aussitôt une excitation. Elle utilise aussi du carton d’emballage sur lequel elle dessine au fusain, gratte et colle de nouveaux morceaux ondulés, ce qui crée des marines fantastiques sur lesquelles chevauchent des figures archétypales de cavaliers et de chevaux. Des bustes, semblables à des torses éclatés de héros grecs. Je suis resté longtemps à contempler ce travail et me suis attardé à visionner plusieurs fois de petits films vidéo dans lesquels Alexandra Athanasseides tente d’expliquer celui-ci. Peu de mots, en fait. Mais des gestes, des assemblages de morceaux épars, de fragments qui, s’ils empruntent souvent, pour s’assembler, l’idée du cheval, révèlent aussi un double aspect de l’artiste : un côté « fonceur », sauvage, retenu d’une main ferme par l’intention artistique. Le produit de ce paradoxe n’est-il pas semblable à ce que tout artiste cherche à équilibrer ? Qu’on soit sculpteur, peintre, poète, écrivain, il me semble que l’essentiel est de trouver l’équilibre entre cette sauvagerie et ce que l’on entend par « civilisé », la civilisation. D’autant plus difficile, cet équilibre, qu’il n’y a que par la compréhension de son asymétrie qu’on puisse s’y introduire. Je ressens une fierté qu’une femme de ma génération produise un tel travail, une telle œuvre, comme si j’y étais pour quelque chose aussi, parce que c’est notre génération. Sentiment inédit ? Pas vraiment, mais peu observé jusqu’à ces derniers jours.

    Entretenir une correspondance

    Publié le 17 juillet 2022

    Entretenir une correspondance, et non une suite d’e-mails. Se peut-il d’éprouver la nostalgie d’un objet imaginaire au point de m’en surprendre d’y penser, ce matin aux alentours de sept heures. À vrai dire une fois pourtant j’ai bel et bien entretenu une correspondance. Cependant en même temps que le souvenir de celle-ci se crée ou se recrée, semblable est la sensation désagréable ressentie lors de son achèvement définitif, en mille neuf cent quatre vingt neuf. Et je suis presque certain que c’était au milieu d’octobre. Un paquet de vieilles lettres datant de mille neuf cent soixante quinze et seize. Une correspondance avec une jeune femme, et dont la relecture me paru tellement plate, après que mon imaginaire se soit depuis belle lurette reporté sur d’autres objets, que je brûlai l’ensemble dans un des deux bacs de l’évier en porcelaine, faïence ou acier inoxydable, de l’atelier que l’on l’avait prêté au 135 ou 138 rue de Clignancourt.

    Depuis je n’ai plus éprouvé ni l’envie ni le besoin de recommencer. Malgré la lecture presque acharnée de nombreuses correspondances entretenues par des célébrités : peintres, poètes, écrivains, philosophes. Le sentiment d’imposture totale qui s’attache de façon indélébile au genre de la correspondance m’amuse, me détend, me divertit, ne m’émeut toutefois que rarement et seulement par fatigue ou distraction.

    Autodidacte

    Publié le 9 juin 2022

    Je peux l’avouer même si je prends garde à ne pas m’en servir, ce mépris vis à vis de toute forme de subordination face à toute forme d’autorité est là. Et bien là. En tâche de fond. Ca doit venir encore de l’enfance. Mon père asseyait tout son pouvoir sur cette autorité de celui qui sait sur ceux qui ne savent rien. Je me suis énormément bagarré avec ça, mais vous savez bien que l’on finit par sympathiser plus ou moins avec ce que l’on déteste le plus puisque ça nous appartient, et qu’il faut l’accepter comme tout le reste.

    L’agacement me vient rapidement sitôt que je m’en rends compte. Si par exemple un élève me flatte, s’il s’abaisse à me confier ses inaptitudes crasses que pour mieux me rehausser, me flanquer sur un piédestal, ça m’agace. Je serre les dents, je fais tout pour ne rien montrer, mais bon sang parfois j’adorerais frapper du poing sur la table.

    Cette facilité qu’ont les gens à se soumettre à une autorité me rappelle bien sur mes toutes premières abdications perpétuellement. Encore que pour moi ce ne fut pas du tout facile, j’ai du endurer pas mal de raclées avant de m’y mettre. Et le pire c’est qu’une fois qu’on a accepté, la résistance passée provoque une sorte de vertige. On se dit tout ça pour ça. c’est une question d’âme, et aussi d’une idée de vouloir la conserver intacte, de fabriquer tout seul dans son coin un tri entre le propre et le sale.

    Avant de se jeter dans l’arène finalement. Et alors on comprend que l’arène est le seul destin du taureau d’élevage.

    Donc sur le plan du paradoxe je ne suis pas bon dernier. Puisque je suis professeur d’arts plastiques, ce qui revient à être le chantre plus ou moins d’une autorité, que dis je d’une institution, celle qui a fait de l’art désormais un petit entre soi.

    Sauf que je suis un prof dissident, j’ai lu le traité du rebelle plutôt de bonne heure. Et pratiquement tout des observations d’Ernst Jünger sur les insectes. Ce qui surement aura entrainé la fabrique des astuces dont je me sers pour enseigner, pour tenter de faire comprendre surtout à mes élèves qu’il n’y a pas de haut ni de bas. Qu’ils en savent autant que moi pour ainsi dire, s’ils prennent seulement la peine d’aller au fond d’eux mêmes.

    Sauf qu’ils ne pensent pas avoir le temps. Voilà d’où vient l’argent au final, simplement du fait qu’ils pensent gagner du temps à venir suivre mes cours.

    Je peux proposer des raccourcis bien sur. Débloquer des situations, proposer des paliers. Mais en fait je ne peux pas faire beaucoup plus car seul le travail personnel peut leur faire comprendre à l’intérieur d’eux-mêmes ce qu’ils pensent trouver à l’extérieur.

    Dans le fond j’aimerais qu’ils comprennent que le vrai travail est de nature autodidacte plus que tout autre chose.

    C’est surement difficile à comprendre tellement le mot ne bénéficie pas de gloire, de renommée, qu’il est terni presque toujours par l’idée qu’il faille beaucoup de savoir, de science pour créer quoi que ce soit.

    Ce qui est faux, archi faux.

    Et cela ne veut pas dire que les autodidactes sont des abrutis célestes non plus et qu’il faille les porter aux nues.

    Pas du tout.

    Car beaucoup d’autodidactes possèdent des références, ils ont lu énormément, puis ils ont décidé de laisser tomber tout ça , tout ce qui justement venait de l’extérieur.

    Ils se sont poser une seule question. Que puis je faire tout seul ? voilà tout. Et ils l’ont fait.

    Que le résultat ensuite plaise au plus grand nombre ou à une élite, ce n’est pas important, on s’en fout.

    Mais le plaisir de créer quelque chose qui n’appartient qu’à soi est un des plus grands plaisirs que je connaisse.

    Et vous savez, quand ça n’appartient vraiment qu’à soi, ça finit toujours plus ou moins par toucher tout le monde dans le fond. Mais toucher tout le monde n’est pas un but premier il faut aussi s’en rappeler.

    15 mai 2022

    Publié le 15 mai 2022

    Vachement bien ce plancher qui chante. 16h28 dimanche, enfin quelqu’un entre à l’étage. Je m’étais assoupi et grâce au plancher j’ai pu me recomposer une tête à peu près digne de ce nom.

    “Je vois un bébé” dit l’homme

    Et un peu plus loin on dirait un violoniste … est-ce que c’est bien ça un violoniste ?

    — c’est vous qui voyez !

    Un dimanche de permanence. J’avais oublié tout ça pendant dans mon assoupissement.

    De permanence.

    J’ai écouté leurs pas qui tentaient de réduire le plancher au silence, en vain bien sûr. La gêne d’une pesanteur ça se met sous cloche.

    21.notule 21.

    Publié le 26 avril 2022

    C’est inéluctable, on ne peut pas fabriquer autant d’armes pour ne pas être tenté à un moment ou l’autre de vouloir s’en servir.

    Ma génération, les sexagénaires nous avons en même temps de la chance et de la malchance quant à cette habitude initiatique des générations précédentes de participer à une « bonne guerre »

    On n’en veut pas mais tout de même il y a une petite amertume qui se love dans la partie reptilienne de notre cervelle.

    Le fantasme de la guerre, c’est un peu comme le fantasme tout court. On n’en guérit pas avant d’être passé à l’acte. Et la raison n’y peut pas grand chose.

    Le je doute donc je suis est un peu court.

    Par contre si on change la syntaxe on pourrait se dire

    Je crois donc je crée.

    Je crois en l’humanité donc je la crée. Chacun selon ses moyens, sur un plan local.

    C’est justement le doute qui nous emmerde le plus actuellement, et tout le cartésianisme qui va avec.

    Le doute a fait son temps, il nous faut de la certitude, de la foi.

    Pas celle des hypocrites des grenouilles de bénitiers qui veulent s’acheter une bonne conscience, rien à voir avec Rome pas plus qu’avec les ayatollahs de tout acabit.

    Foi en la conscience je dirais

    Foi en la lumière de la conscience

    C’est à partir de là qu’un commencement est possible.

    Le doute se débat il veut perdurer, ses secousses ses sursauts sont imprévisibles. La raison est devenue irrationnelle.

    Je ne suis que peintre et par l’exercice de la peinture j’ai vécu le doute l’absence de certitude, je cherchais à être un peintre « raisonnablement »…

    Ça ne fonctionne pas.

    Donc, je remplace peu à peu le doute par la certitude, j’espère ainsi apporter ma petite pierre à l’édifice, pour accompagner cette grande transformation qui s’accomplit en ce moment même.

    Il est possible que nous ayons encore besoin d’une guerre pour convaincre une grande part de la population que cette transformation est notre seule issue.

    Ceux qui gouvernent sont devenus fous.

    Nous ne sommes pas obligés de les suivre dans cette folie. Nous avons le choix celui de douter encore ou bien de croire.

    Quelque soit la suite cette transformation s’effectuera de toutes façons.

    Mais plus il y aura de monde qui prendra conscience de cette transformation plus elle sera facile.

    Sinon il y aura encore beaucoup de souffrance.

    Par peur, par doute.

    Il n’y a rien à l’extérieur de notre conscience. C’est la première certitude.

    Celle qu’on nous cache car elle nie toute séparation.

    Notule 18

    Publié le 25 avril 2022

    Je regarde mon compte Instagram pro, ça fait un bail que je ne poste plus rien. Sur cette plateforme aussi faut pas être dupe. Je te like tu me like etc.

    Mais parfois je vais jeter un œil, comme on va sortir la poubelle.

    Les influenceurs, ceuses... ça me la coupe.

    toujours pimpants, souriants pas de mèche rebelle ou alors vraiment hyper bien calculée,

    au petit poil.

    Et des bisous et des chatons et de l’amour qui déborde de partout

    j’avoue que j’ai un peu de mal.

    voir que je suis à deux doigts de dégobiller à chaque fois.

    Pour la peinture c’est pareil.

    Vais demander d’avoir l’air d’une poupée Barbie dans ma prochaine incarnation.

    Klosie Barbie of course.

    Un truc qu’il faudra que je me trouve c’est un genre de baromètre pour accrocher au mur de ce bureau.

    Prévoir l’humeur de chien ( pourquoi de chien d’ailleurs on se demande )

    Et les élans d’amour universel aussi, on ne sait jamais.

    Ne sortir que lorsque l’aiguille est bien calée entre les deux.

    Ou la boucler aussi. Ne rien dire, rien écrire, attendre que la force magnétique m’oublie un moment.

    La fulgurance de l’hésitation

    Publié le 10 décembre 2021

    Une phrase de Nicolas de Staël tourne dans ma tête depuis l’aube. Il parle de la fulgurance de l’autorité et de la fulgurance de l’hésitation, et il les met côte à côte, comme deux façons d’entrer dans la peinture. J’entends ça très simplement, dans l’atelier : le moment où la main tranche, pose une forme sans discuter, et l’autre moment, tout aussi vif, où elle recule d’un millimètre, reprend, doute, non pour ralentir mais pour viser autrement. Les deux fulgurances se ressemblent vues de près : elles font avancer. Alors je me demande ce qui, en moi, fait sauter la certitude dès qu’elle se présente. C’est presque physique : une idée se fixe, et tout de suite une autre force se lève, déplace la main, dérange l’évidence. Ce n’est pas une morale, c’est un réflexe de survie de la peinture. Si je m’installe trop vite dans “je sais”, la toile se ferme. Si je laisse un espace au doute, elle continue à respirer. Le doute n’est pas le contraire de l’autorité ; il en est une autre forme, plus latérale, plus inquiète, mais tout aussi nécessaire. Quand De Staël bascule dans le tragique, je ne crois pas que ce soit la peinture qui le tue. La peinture, chez lui, est un foyer. Ce qui brûle, c’est le bois qu’il y met : une urgence intérieure, un rapport aux autres qui ne trouvait pas d’issue tranquille, cette pente vers des amours impossibles qui finissent par dévorer l’air. Il meurt à quarante et un ans. J’essaie d’imaginer ce que ça fait d’avoir déjà tout donné à cet âge, de pousser la peinture à ce point de tension. Et je me dis aussi que l’âge n’éclaire pas toujours comme on le croit : il ne règle rien, il déplace seulement la question. Ce qui reste, peut-être, c’est la manière dont l’hésitation travaille la surface. Une toile de Staël n’est pas un décret : c’est une suite de reprises, de corrections, de décisions contredites par la suivante, un palimpseste de gestes où l’on sent encore l’ancienne couche sous la nouvelle. C’est là, dans ces reprises visibles, que je reconnais quelque chose de vivant : non pas la certitude affichée, mais la trace de ce qui a résisté, et de ce qui a fini par passer quand même.

    illustration dessin de Lucas

    Les reprises

    Publié le 8 décembre 2021

    Reprendre un tableau, reprendre un texte, repriser les chaussettes : pourquoi ? Parce que quelque chose cloche, parce que ça ne tient pas, parce que ça ne suffit pas. Parce qu’il faut s’y remettre. Pour certaines choses, ça ne coule pas de source. Il y a un point dur, un nœud qu’on approche puis qu’on contourne, et on ne le voit pas toujours venir. Deux heures cette nuit sur un texte, et rien n’a pris ; ça reste inachevé, surtout quand j’arrive près de ce qui compte et que ça me repousse ailleurs. L’écriture et la peinture ont au moins ça en commun : on tourne autour, on avance par biais, on fait mine de ne pas insister, on revient. Il faut du temps, de la patience, et une manière d’apprivoiser ce qui fait peur, ce qui fait fuir, ce qui met les nerfs à vif. Apprendre à tenir sans se crisper. Aujourd’hui, 8 décembre, je sais à quoi va penser mon épouse vers 17 heures, au moment où la nuit tombe. Elle me demandera le carton des petits verres et des bougies, et comme chaque année elle voudra que je l’aide à les poser sur les rebords des fenêtres. Il y a eu des années où ça m’agaçait : la tête pleine, pas de place pour ce rituel. Je râlais. Encore tes bougies, tu sais qu’on est les seuls ici, dans ce trou de cul de village, à faire ça ? On n’est plus à Lyon. Elle tenait bon. Le 8, c’est les bougies ; tu la boucles, tu m’aides. Et je finissais par la boucler, puis je me brûlais les doigts à allumer ces foutus lampions avec un briquet. Depuis le temps, j’aurais pu prendre un allume-gaz ; non. J’y vais à l’ancienne, et je me plains. Puis, une fois que tout est allumé, je suis content. Vraiment. Le sale gamin retombe un moment, et c’est l’autre qui revient, celui qui s’émerveille d’un rien, celui que j’ai longtemps planqué sous une carapace parce qu’il prenait tout trop fort. Chaque 8 décembre depuis presque vingt ans, c’est le même petit scénario : je grogne, j’obéis, je vois que ça lui fait plaisir, et au bout du compte ça nous en fait aussi. Ça nous rapproche, un peu, chaque fois. Elle ne lâche pas là-dessus. Elle reste droite dans ce qu’elle est. C’est sa façon à elle de tenir, de ne pas laisser le monde tout emporter. Répéter ces gestes, à date fixe, ça fabrique quelque chose de simple et de solide ; ça met une lumière dans la maison et dans la tête, même quand on arrive de mauvaise grâce. Et je pense à ceux qui n’ont plus ça, qui laissent filer, qui jettent au lieu de repriser, qui ne savent pas quoi faire de leur colère ou de leur fatigue. Moi, ce soir-là, je finis avec les doigts un peu brûlés et la maison allumée, et ça suffit.

    Cette importance

    Publié le 3 décembre 2021

    Qu’est-ce qui est important lorsque je prends un pinceau pour déposer de la couleur sur la toile ? Quelle hiérarchie d’importances suis-je en train de fabriquer ?

    Cette question qui ne cesse de tourner en rond, cette hésitation, ce doute, comme un mouvement perpétuel.

    Parfois je suis tenté de donner une réponse à la hâte, mais ce n’est pas la réponse qui résoudra quoique ce soit.

    Car chaque jour est un autre jour, et me rend autre vis à vis de toute réponse à cette question importance.

    Je rêve qu’un tamis me tombe soudain dans les mains, à mailles fines, mais pas trop.

    Je n’ai pas le palais si délicat pour gouter à la finesse. Mais l’âpreté aussi est importance, aussi utile que la délicatesse.

    Cette question comme une fusée qui, plus elle s’élève perd du poids.

    Cependant qu’il est nécessaire de brûler beaucoup pour propulser sa masse.

    Je me dis c’est le plaisir enfantin de peindre comme réponse, comme pansement pour cacher la plaie.

    Et puis cela dure quelques minutes, parfois une heure ou deux et d’autres réponses s’ajoutent et je fais de beaux nœuds avec les brins.

    Parfois je ne donne des réponses que pour parvenir à ces nœuds, pour provoquer ma patience à tenter de les dénouer ensuite.

    Exactement comme lorsqu’on parvient, une fois tout l’enthousiasme, la naïveté première consumés, à ce moment de vérité du tableau.

    Le choix et l’ordre.

    Cette élève possède un cœur simple. Elle dit je suis perdu aide moi. Elle ne le dit pas pour que je la remarque plus qu’une autre, elle ne le dit pas pour que je lui fournisse une preuve d’amour. Elle le dit parce qu’elle est assoiffée de trouver son chemin dans le fatras. Elle est ma sœur. Et je ne suis qu’un professeur.

    Ferme les yeux je lui dis et flanque de la couleur comme ça n’importe ou n’importe comment sur la toile avec un couteau à peindre, rentre complètement dans ce désordre, il n’y a rien d’important lorsqu’on peint comme ça. Tu verras bien où ça te mène, ce que ça donne.

    Ferme les yeux...

    Elle m’écoute et le fait, un bonheur d’élève.

    Nous regardons ensuite le résultat.

    Est-ce que c’est bien ? elle demande. Je ne dis rien parce que parfois j’oublie ce qui est bien ou mal en peinture, le résultat je veux dire.

    Trouver le bon silence, c’est aussi ça l’important.

    zéro, nul, à chier

    Publié le 2 décembre 2021

    Cette élève qui ne vient plus à l’atelier, j’y repense comme on rumine un raté. Une femme entre deux âges, veuve depuis un an quand elle s’est inscrite, au plus bas mais décidée à remonter. Avec elle, rien n’allait simplement. Chaque séance se coinçait. Un jour — le dernier pour elle, je crois — elle s’est lancée dans la copie d’un Gauguin. Le tableau a traîné des semaines. À la fin de chaque cours, elle râlait tout bas ; son corps bougeait, s’agitait, et je regardais malgré moi, puis je revenais à la toile. Je lui demandais de me laisser la place, je rectifiais une bouche, un œil ; à l’huile, je lui disais d’attendre, de ne pas toucher à ce que je venais de peindre : “On reprendra la semaine prochaine.” Elle repartait aussitôt dans les mêmes phrases : je suis nulle, c’est nul ce que je fais. Elle ne disait pas plus cru, mais ça s’entendait. La semaine suivante, ce que j’avais repris était défait, le visage retombait dans le terne, dans la boue des couleurs sales, et on recommençait. Soupirs, épaules qui lâchent, mains crispées, puis encore : c’est nul, je suis nulle. Ça a duré. Jusqu’au jour où j’ai commencé à compter le temps que je lui donnais, et à sentir le reste du groupe derrière moi. Ce matin-là, je ne sais plus : une nuit courte, un ciel bas, un truc de travers. Elle m’a reproché de ne pas m’être assez occupé d’elle. J’ai vu rouge. J’avais passé des heures sur son tableau, j’étais intervenu plus que je ne le fais d’habitude, et ce que je reprenais était systématiquement repeint, abîmé, comme si la correction devait disparaître avant tout. On a échangé deux ou trois phrases sèches. Elle est restée campée là, et j’ai lâché : “Si ça ne te plaît pas, la porte est grande ouverte.” La phrase est sortie, impeccablement inutile et pourtant soulageante. Elle a rangé ses pinceaux, pris la toile, et je ne l’ai plus revue. Je la revis quelques années plus tard par hasard. J’étais en train de travailler dans un atelier temporaire à S. Elle était avec une amie ; elle entra sans me reconnaître, je crois. Puis, à mesure que ses yeux s’habituaient à la pénombre — la lumière était chiche dans cet ancien atelier de verrier — je vis son visage se décomposer, sa bouche se tordre, comme au souvenir d’une vieille nausée. Elle resta le temps nécessaire à la politesse, puis elle enjoignit son amie de repartir, laissant derrière elles un sillage qui me glaça jusqu’aux os. Après coup, la question revient : qu’est-ce qu’on fait avec quelqu’un qui s’acharne à se détruire sous vos yeux, qui refuse l’appui, même quand on le lui tend ? Ce qui me serre encore, c’est que je la connais trop bien. Cette façon de gâcher ce qui tient, de revenir au pire comme à une certitude, je l’ai portée longtemps ; il en reste quelque chose. Depuis, je n’interviens plus sur les tableaux. Je dis moins, je laisse les gens aller au bout de leur propre manière d’échouer, et je lâche une piste quand elle peut servir. J’ai aussi instauré une règle simple : un euro chaque “c’est nul”, “c’est moche”, “je n’y arriverai jamais”. Ça fait rire, et ça coupe net la petite litanie. De temps en temps, le mot “nul” revient dans une bouche, dans un livre, et la scène remonte : une femme penchée sur son Gauguin, ce refus sans fin, et ce que ça réveille. J’essaie d’en faire quelque chose d’utile ; au minimum, de ne pas laisser la phrase me tirer vers le fond avec elle.

    Les trois étapes d’un tableau

    Publié le 26 novembre 2021

    L’huile est une matière vivante, comme le peintre. Que savons-nous du vivant sinon ce que nous rapporte la rumeur ? Que savons-nous de la peinture qui tienne jusqu’au lendemain ? Jusqu’à ce que l’on se penche sur le chiffre 3. Jusqu’à ce que l’on accepte le temps comme un processus de germination dont le but est la floraison. À quoi servent les fleurs ? À quoi servent les chefs-d’œuvre ? Parfois, lorsque je suis fatigué, je me dis que tout ça ne sert à rien. Ça ne dure jamais bien longtemps, la fatigue est un voile qui s’estompe pour laisser place à d’autres. Autant de voiles, autant de couches. Jusqu’à ce qu’un jour je rencontre mon maître et qu’il me dise : « Il est important de comprendre puis de respecter les trois étapes. Alors tu naîtras avec, tu connaîtras. L’huile est une matière vivante, tout comme toi. La première étape est le domaine de la boue, de l’ignorance, du bien et du mal, du beau et du laid. C’est aussi celle de la peur et de la liberté. C’est dans ce royaume que tu construiras ton égo à coups de hache, à coups de couteau, à coups de pinceau. Tu te gonfleras d’orgueil et de vanité puis tu retomberas plus bas que terre. Tu n’auras pas d’autre choix que le beau ou le laid et tu détesteras l’entre-deux. Tu verras mille mondes merveilleux, mille déserts, mille champs de bataille, tu traverseras les couleurs sans les voir, car tu n’auras encore aucune valeur. Tu t’enthousiasmeras le matin pour te désespérer le soir et ainsi durant des jours et des nuits, des mois, des années jusqu’à ce que la magie décide de te faire grâce et ouvre enfin tes yeux. Et c’est au moment où enfin tu verras, que tout t’échappera pour sombrer ensuite dans l’aveuglement. À la seconde étape tu seras totalement perdu. Tu regarderas la toile et tu ne verras plus rien, tu seras perclus de doutes et si, par hasard, tu réussis un tableau tu diras : ce n’est pas possible, ce n’est pas moi qui ai fait cela. Peut-être que tu ne peindras plus durant des semaines, des mois, des années, tellement le doute te tenaillera. Tu peindras tout de même parce que l’habitude est plus forte que tout. Des petites choses insignifiantes, de grandes choses sans intérêt, tu commenceras peu à peu à comprendre que le résultat n’est pas le plus important. Tu commenceras aussi à devenir plus attentif à tout ce qui se présente aussi bien venant de l’intérieur que de l’extérieur. Au bout de cette étape, tu n’arriveras plus vraiment à dire qui peint le tableau, à dire « je ». Passeront ainsi les jours, les semaines, les mois, peut-être les années. La seule chose à laquelle tu pourras t’accrocher est la régularité. Tu t’enfonceras dans celle-ci comme dans une tombe. Jusqu’à ce que la magie te permette, à l’aube d’un matin, de décrypter la toile. La troisième étape te semblera irréelle. Il n’y aura plus de différence entre la toile, la peinture et toi. Il n’y aura plus que du bien et du beau partout ; même au plus sombre du plus sombre tu verras la lumière. Les noirs seront profonds comme la nuit percée d’étoiles et de galaxies et toutes les nébuleuses auront pour toi leur raison d’être. La finesse des lumières s’étendra vers l’infini. Tu ne chercheras plus, tu ne douteras plus, tout simplement parce que tout cela n’aura plus de sens, parce que le doute et l’insensé auront disparu de la surface de la toile, comme de sa profondeur. Il n’y aura pas beaucoup de couleurs mais elles seront utilisées chacune à leur juste valeur sans même que tu n’aies à te demander pourquoi ou comment. Et une fois le tableau au bord de l’achèvement tu pourras rire ou sourire à ta guise enfin et dire vraiment tout cela pour rien. Pour rien. Ce sera ta récompense pour avoir respecté à la lettre les trois étapes. Pour rien, le vrai but de la peinture comme de toutes choses. »

    La peinture "médianimique"(notes sur l’art brut)

    Publié le 7 novembre 2021

    Du spiritisme aux théories sur le hasard.

    Le hasard est comme un iceberg, on n’en voit que la partie visible, celle du temps présent.

    Pour en revenir à l’art brut Je me suis mis en tête de trouver différents angles d’attaque non pour définir ce qu’est celui-ci, mais afin de suggérer un certain nombre de pistes qui me paraissent fécondes dans ma façon d’aborder la peinture aujourd’hui.

    Si désormais le mot hasard revient de plus en plus dans ce que je peux recueillir des processus (les miens et aussi ceux de nombreux autres artistes dont j’ai pu déchiffrer la démarche) concernant la peinture abstraite, je me demande ce que recouvre véritablement ce mot.

    Car dans le fond et à la vue de la pudibonderie de notre temps recouvrant d’un voile de pensée mainstream tout ce qui a déjà été exploré dans les mines des hauts de France par ce qu’André Breton nommait des peintres médianimiques, notamment Augustin Lesage, j’ai des doutes tout à coup, et je me demande si ce terme facile de hasard n’est pas en quelque sorte de la pudeur plus que tout autre chose. Et lorsque j’emploie ce mot je parle évidemment du paradoxe excitation-gène qui finit par le rendre addictif

    Il ferait beau voir que je me targue de peindre, en public et en plein jour, à l’écoute de voix qui me dicteraient tel rouge ou tel jaune, qui s’empareraient de mes mains pour tenir le pinceau et lui faire dessiner et peindre des œuvres directement issues de l’Au-delà.

    J’avoue que j’aurais bien du mal à tenir longtemps ce discours sans pouffer à un moment ou à un autre, idiot que je suis , contaminé par la raison bulldozer le rouleau compresseur de la sainte pensée unique. Voici pourquoi le hasard convient mieux essentiellement, il ne sert qu’à rester dans le groupe, à ne pas être expulser à la marge.

    Je pourrais aller chercher des arguments concernant ce fameux hasard que l’on utilise désormais à toutes les sauces dans le domaine de la psychologie, de la psychanalyse, de la psychiatrie, ce ne serait encore que science sans conscience, et donc ruine de l’âme par ricochet.

    J’entends ici la conscience au sens le plus large, c’est à dire la perception et qui dépasse de mille coudées l’entendement et tout le bric à brac raisonnable justement qui l’accompagne.

    Il n’y a pas de raison sans perception

    Suivant l’adage rien ne peut venir à la raison sans provenir avant tout de la perception. Encore faut-il s’entendre sur la définition de ces deux mots évidemment.

    Si le but de la raison est seulement d’avoir raison, autant se jeter dans la perception totalement. C’est d’ailleurs la motivation principale de ce projet de textes autour de l’art brut.

    Mon intuition est qu’il est une porte ouverte sur la perception à l’état pur (brut ?) et que tout le discours que l’on peut tisser pour tenter de l’emprisonner, notamment le discours habituel de l’élite lorsqu’elle invente comme cela l’arrange des théories fumeuses sur tel ou tel artiste ne sert encore qu’à dissimuler en grande partie ses sources les plus vives.

    Nous nous sommes coupés de par cette fameuse raison avec sa logique mondialisée et blasée et désormais par crainte du ridicule aussi, de bien des conversations que les intellectuels, les écrivains, les artistes du 19eme siècle, abordaient notamment sur le spiritisme.

    Serions nous plus intelligents que nos prédécesseurs où plus désabusés ?

    Serions nous aujourd’hui plus intelligents au 21ème pour déclarer que les théories du hasard , de la psychanalyse, de l’inconscient valent mieux que ce sur quoi s’appuyaient de nombreux écrivains du 19ème pour cerner le fantastique, le mystère, l’ineffable ?

    Aujourd’hui on voudrait que tout soit logique tellement que cette quête en devient insensée et ne produit plus qu’un chaos généralisé.

    Il peut alors être sage, et c’est un pas de géant sans doute vers l’humilité que d’accepter que ce que nous appelons le hasard aujourd’hui est synonyme d’inconnaissable.

    Un inconnaissable qui continue à attirer vers lui de nombreuses personnes pas toujours bien intentionnées et qui chercheraient évidemment encore à contrôler quelque chose au travers lui. A contrôler les autres évidemment.

    C’est à dire qu’il représente peut-être le même genre de Nouveau Monde vers lequel voguaient les caravelles, presque en même temps que la Peste Noire envahissait l’Europe, sauf l’Italie ce qui permit à la Renaissance d’y germer puis de se déployer peu à peu dans une Europe convalescence en quête d’un sens nouveau.

    La grâce ne s’avance pas seule hélas, elle s’accompagne de phénomènes périphériques liés le plus souvent à la vanité et à l’orgueil, au profit que l’individu espère tirer de l’inconnaissable pour gouverner et exercer son pouvoir sur l’autre.

    Ainsi la découverte du Nouveau Monde, par une nuit du mois d’octobre 1492, s’effectua t’elle totalement "par hasard" lorsque les deux caravelles, la Pinta, la Nina et une caraque, à la recherche d’une route vers les Indes Orientales, abordèrent la petite île de Guanahani, actuel Salvador, dans les Caraïbes. La raison pour laquelle Christophe Colomb dont le projet était de découvrir cette fameuse route, après plusieurs échecs de financement fut finalement commandité par la reine Isabelle 1ère de Castille ( elle fut financée en grande partie, cette expédition , par les taxes et les amendes imposés alors aux juifs et musulmans du royaume) était de toute évidence principalement commerciale, et dans l’espoir d’augmenter les profits.

    Possible que chaque époque rêve d’un nouveau monde

    Les psychanalystes justement parleraient d’un phénomène récurrent, de répétition qui s’effectue aussi longtemps que l’on n’a pas résolu le conflit qui en est à l’origine.

    Ce rêve permanent qui traverse l’histoire de l’humanité selon les époques se dissimule sous des couches superficielles que l’on peut appeler l’intérêt, le profit, le pouvoir, c’est à partir de ces couches les plus superficielles dont s’entoure ce rêve que nait l’histoire telle qu’on veut nous l’enseigner.

    Il me semble que nous sommes certainement la partie du monde, occidentale, qui a le plus besoin de revenir à ce rêve sans relâche du fait que notre pensée contemporaine se développe désormais totalement coupée elle aussi de ses racines sacrées. La pensée se développant en occultant une grande partie de la perception du sacré. Le reléguant comme phénomène mineur, périphérique, anecdotique, ce qui est sans doute une grande erreur provenant de notre individualisme.

    Le besoin de croire, d’imaginer, de rêver, n’est ce pas cela l’essence même d’être humain avant tout ? Et tous ceux qui en ont profité depuis la nuit des temps le savent et continue d’en profiter tous les jours. Si ce n’est plus par la religion, c’est par le marketing, par la pub, par l’art, par le sexe, par l’amour. Tout est bon désormais pour vendre du rêve, mais ce ne sont plus que des rêves en toc.

    Et avec l’inflation de nos rêves est directement atteinte notre force vitale.

    C’est pourquoi l’art brut me semble aussi être une voie, un sentier sur lequel cheminer dans la brume de cet automne occidental.

    Ce projet de m’intéresser de façon sérieuse, documentée, à l’art brut ne date pas d’hier. Sans doute parce qu’en grande partie je me sens moi-même comme un électron libre face à l’Art, à la peinture notamment, malgré tout le savoir engrangé, malgré les études, malgré l’expérience acquise, le mot autodidacte me colle à la peau.

    En refusant le cheminement classique qui sans doute déjà représentait ce que l’on appelle aujourd’hui la pensée unique, sans vraiment le savoir je m’engageais dans le risque, dans l’inconnu, avec une croyance naïve propre à tous les jeunes gens de faire du "nouveau", "du neuf", "de l’original".

    Encore que lorsque je pense à cette naïveté aujourd’hui les mots dont je l’entourais ne me servaient sans doute qu’à préserver, ou éprouver celle-ci.

    Lorsque j’ai vraiment commencé à peindre, je ne parle pas des années de formation, mais de cet instant où justement j’ai accepté de ne rien savoir pour déposer mes premières taches sur le papier et sur la toile, j’ai senti quelque chose s’emparer de mon crayon, de mes pinceaux et que j’ai presque aussitôt mis de coté tant cette chose m’effrayait.

    Je me souviens d’une grande feuille de papier de 2m par 1m que j’avais punaisé au mur de la chambre où j’avais échoué et sur laquelle avaient surgit des formes et des visages du type Maori. Je peignais déjà comme je le fais aujourd’hui, en refusant de prendre des modèles, je me disais que tout devait venir de l’imagination ou rien.

    Cela m’a beaucoup intrigué de voir apparaitre ces visages, des femmes aux formes généreuses, réalisées à la gouache. A un moment du tableau j’ai même eu une étrange sensation de familiarité avec le personnage principal du tableau. Et je me souviens de m’être dit c’est moi dans une autre vie.

    Cela parait évidement totalement loufoque à la lumière de la raison.

    Et puis je ne mangeais pas tous les jours à ma faim, et puis j’étais tout seul durant des jours à ne parler à personne, sans doute peut on attribuer toute cette histoire au malheur et à un besoin compréhensible de sublimation.

    Bref, en comprenant que je glissais vers une douce folie, j’ai décidé de m’imposer une plus grande discipline. Je me suis intéressé à la façon de gagner de l’argent pour pouvoir me nourrir correctement, j’ai fait de l’exercice, principalement de la marche, et je me suis rendu dans de nombreuses bibliothèques de la ville pour côtoyer du monde, sans pour autant avoir à lui parler.

    Enfin j’ai ôté du mur ce grand tableau que j’ai roulé et rangé sous le lit. Pour remettre aussitôt une autre feuille du même format au mur et recommencer.

    A ma grande stupéfaction je vis apparaitre alors un personnage de l’ancienne Egypte, puis un autre et tout un décor étrange que je n’avais de mémoire jamais vu et qui pourtant me parut aussitôt familier. Il s’agissait d’un couple dont j’étais le serviteur, peut-être un modeste scribe.

    Quelques années plus tard je travaillais au musée du Louvres comme maître Jacques et je tombai tout à coup sur le Scribe accroupi dans les salles Egyptiennes. Le choc fut d’une violence telle que je faillais tomber dans les pommes. C’était comme si je me voyais soudain dans un miroir, mais dans la peau d’un autre. Et aussitôt je repensais à cette peinture que j’avais effectué comme en transe dans ma petite chambre d’hôtel et qui représentait une scène de l’ancienne Egypte.

    Il y a donc bien malgré toute la raison que je me targue de posséder une porosité certaine par laquelle le mystère l’étrange, l’inconnu se fraie depuis toujours un chemin pour tenter de parvenir à ma conscience.

    Et à chaque fois le même scénario recommence, je me dis que je deviens cinglé, que j’ai des hallus, que c’est probablement une carence en potassium ou en magnésium. Bref j’élude.

    Et en même temps je ne peux me détacher totalement de cette part de moi-même vulnérable, enfantine, qui semble attirée obstinément vers tous les contes à dormir debout, vers le surnaturel, vers le hasard.

    C’est là sans doute l’essence même du conflit qui m’habite depuis toujours, cette lutte permanente entre raison et déraison et je ne saurais dire laquelle de ces deux forces en présence a le dessus tant elles sont équivalentes dans leur puissance.

    La lucidité me sert à examiner ce que l’on appelle facilement la folie et cette dernière ne cesse de remettre en question la fiction que représente pour elle la pensée logique, rationnelle. C’est ainsi que j’avance et recule sans arrêt dans ce jeu de l’oie. Avec parfois la sensation d’atteindre à la clarté tandis que d’autres fois je m’enfonce comme un bouchon dans les profondeurs les plus troubles, les plus sombres, les moins explicables.

    Le fantasme de retrouver un cœur pur

    Par ce projet d’étudier l’art brut, j’espère résoudre sans doute un peu plus ce conflit mais je vois déjà qu’il ne s’agit pas de trouver une solution plutôt que d’effectuer un choix comme dans le film "les aventuriers de l’Arche perdue" où le héros doit emprunter un pont invisible. Poser le premier pas dans le vide c’est faire acte de foi envers cette folie, cet inconnu. C’est aussi selon les règles posséder un "cœur pur".

    Est ce que ce que j’imagine de ces artistes de l’art brut n’est pas tout simplement encore une sorte de fantasme ? Est ce qu’ils ont véritablement le cœur pur ? C’est à dire est ce qu’ils ont préservé en eux la meilleure part de cette enfance que nous regrettons souvent nostalgiquement et qui sans doute n’est rien d’autre qu’une fiction comme tout le reste ?

    Souvent je repense à mes débuts en informatique et je me dis qu’ils ressemblent beaucoup à mes débuts en peinture. Je crois que j’ai passé de nombreuses années à reformater mes disques durs lorsque je découvrais tout à coup que j’avais rempli leur mémoire de tout un fatras de choses inutiles. De même que j’ai recouvert d’innombrables toiles d’enduit pour ne plus voir les sottises que j’y avais dessiné ou peint.

    Cela fait longtemps que je ne formate plus et que je recouvre beaucoup moins d’enduit qu’auparavant. Je crois que ce besoin d’ordre, de perfection, comme de cette fameuse pureté m’ont quitté avec l’âge. Je suis plus tolérant envers moi-même. Encore que très exigeant toujours. C’est à dire que cette exigence s’appuie sur autre chose désormais. Peut-être pas tant d’avoir un cœur reformaté , un soi disant cœur pur, ce genre de cœur qui mène à l’inquisition et au fascisme sans même que l’on s’en rende compte. Je crois que c’est plus une notion musicale de justesse qui m’oblige à cette exigence.

    Si la note n’est pas juste c’est que l’instrument est mal accordé ou que le joueur s’écoute encore trop jouer.

    Il est possible alors que ces artistes qui ne s’appuient pas sur la pensée, sur la logique, la rationalité pour créer, ces artistes de l’art brut, ces artistes médianimiques ont trouvé une solution en prenant ce qu’ils nomment les esprits pour se laisser aller à créer ce qui de toutes façons doit se créer.

    En cela il s’agit encore une fois d’univers particuliers avec des grilles de lectures particulières du monde. J’ai toujours pensé que c’était cela l’essentiel à comprendre, ces langages, ces grilles de lecture. Qu’elles soient pertinemment perçues par le plus grand nombre comme la religion, la politique, la psychanalyse, où bien par une minorité comme le spiritisme, le chamanisme, la peinture intuitive, cela ne remet pas vraiment en question leur rôle de médiatrice avec l’inconnaissable.

    L’inconnaissable.

    Hier je me disais encore que j’aimerais voir une chose simple, une feuille, une goutte d’eau, un pot sans tout ce que je ne cesse de coller dessus comme interprétation, que ce soit par le mental et par mes propres perceptions. Je me posais cette question de savoir si ces choses simples existaient vraiment en dehors de moi, sans moi, et comment elles apparaitraient alors dans ce qu’imagine être encore un "absolu". Dans leur essence.

    C’est là l’extrême de mon orgueil encore très certainement que de vouloir voir au delà de l’être, sans doute au delà de Dieu également. C’est voir ce que Castanéda nomme le nagual au delà du tonal.

    Est ce vraiment de l’orgueil d’ailleurs, je crois qu’on utilise aussi ce mot comme on utilise le mot hasard.

    Ce que dissimule l’orgueil est encore autre chose, au delà de la superficialité que l’on attribue à la bêtise, au besoin d’être aimé, à la reconnaissance, à l’envie de dominer, à la peur d’être nu.

    Chez les grecs anciens, on n’aurait pas compris qu’un héros ne soit pas orgueilleux au même titre que les dieux eux-mêmes l’étaient. C’est de cet orgueil là dont il faudrait parler, un orgueil comme une force et qui n’aurait pas d’autre profit de celui de pouvoir se déployer comme la mer se déploie, comme le tonnerre tonne, comme le vent parcours le monde.

    Je demande pardon au lecteur pour la longueur inconsidéré de cet article que je devrais sans doute remanier comme de nombreux autres. Mais cela me semble aussi honnête de montrer la naissance d’une pensée, d’un projet à ses débuts. C’est aussi montrer d’une certaine manière un début d’obéissance à quelque chose qui s’écrit au travers de ce personnage de blogueur. Parce qu’il n’y a évidemment pas qu’en peinture que la possibilité médianimique s’opère, dans l’écriture aussi, cela je le sais depuis le début.

    Avancer, reculer, recommencer.

    Publié le 1er novembre 2021

    L’art est un labyrinthe dont le but est nécessairement l’égarement. Sinon, à quoi bon y pénétrer ? Et quand bien même placerait-on un minotaure comme prétexte à l’action, il ne serait rien à proportion de ce que produit la perte de repères. Le héros s’affrontant lui-même intéresse-t-il encore qui que ce soit, mis à part les enfants amateurs de contes et de légendes ? Quand Hercule se rend compte qu’aucune de ses armes ne peut entamer le cuir du lion de Némée, il l’enlace dans une sorte de danse qui oscille entre l’étouffement et l’accolade. Récupérer ensuite la peau du lion, une fois vaincu, et s’en revêtir, l’arborer sans pour autant parader, est le prémisse que quelque chose enfin s’est passé, que l’histoire débute réellement : celle de l’artiste qui a enfin compris la nécessité de « sauter par-dessus lui-même » pour reprendre la formule de Paul Klee parlant du gris. La traversée d’un miroir est toujours quelque chose qui tient à la fois de l’ordinaire et du miracle. Ordinaire parce qu’autrefois cela s’apprenait à l’adolescence au travers de rituels que l’on pouvait considérer à l’âge adulte comme « banals ». Miracle dans notre monde moderne où, justement, on fait à peu près tout pour que cette traversée ne s’effectue plus, pour conserver le plus longtemps possible l’homme dans une enfance égocentrée. Bien sûr on peut se rendre à l’école, à l’université pour apprendre quelque chose sur l’art. Surtout tout ce qui tourne autour de celui-ci comme un récit tourne autour d’une absence. Bien sûr le savoir remplit, comme la denrée, le réfrigérateur et produit une illusion d’autorité. Tout juste de quoi alimenter la conversation, écrire des livres, remplir les rayons des librairies, des bibliothèques, écrire des articles de blogue. Mais cette autorité ne produit guère d’impact sur l’individu isolé, l’artiste, qui intuitivement sent bien qu’il faut effectuer un pas dans le vide et que le moindre filet ne sert à rien, qu’il n’est que perte de temps. L’artiste aujourd’hui est un individu isolé. Ce n’a pas toujours été le cas et nous avons encore parfois l’impression que cet isolement est une posture provenant d’une époque révolue teintée de « romantisme ». L’artiste soi-disant « maudit » de par cette nécessité d’isolement contre laquelle il ne peut rien tant qu’il n’a pas franchi le Rubicon — se dépasser, dépasser sa petite personne — ce qui souvent l’entraîne à se rapprocher du plus ordinaire des hommes, à perdre d’un côté sa propre idée d’importance pour, de l’autre, découvrir l’immensité de son ignorance. Tout commence avec cette immensité-là. Avec cet infini des possibles tenu dans un regard qui ne cille plus. Ce qui se passe ensuite, pour un regard profane, tient de la folie, de l’inepte, du ridicule, comme de l’admirable. Les mots eux-mêmes manqueront pour qualifier l’action effectuée par l’artiste. Pourtant cette action est simple, elle ne tient qu’en deux mots : avancer, reculer, recommencer. Ce que l’on perçoit alors c’est une nouvelle vision du chaos qui, d’ailleurs, ne peut plus se nommer ainsi. L’artiste se rend compte qu’il a franchi une frontière lorsqu’il n’a plus besoin d’ordre pour se référer au chaos, et vice versa. Cette immensité de l’ignorance clairement entrevue s’accompagne simultanément d’une connaissance de la clarté qui ne sert à rien, parfaitement inutile car elle ne produit rien en tant que telle. On peut alors comprendre pourquoi tant d’artistes, de peintres, auront représenté des croix, des crucifixions. Ce n’est pas tellement pour célébrer un événement qui, du reste, n’a pas vraiment de raison de l’être que d’énoncer ce qu’est véritablement la passion humaine crucifiée, mais en même temps tenant temps et lieu de carrefour. Juste un point de repère dans le labyrinthe à partir duquel on continue, on avance, on recule, sur le chemin de la connaissance de ce qu’est l’art.

    L’insensé mis au ban

    Publié le 12 juillet 2021

    En mars 2019 Grégoire Falque alias "Le Délesteur" a été "effacé" des pages de recherche de Google sous prétexte que ses publications étaient " vide de sens" pour un employé de la célèbre firme accompagné de son fidèle algorithme.

    Grégoire Falque a eut beau protester et il continue de le faire, en vain.

    Cela fait réfléchir.

    Si un sombre scribouillard a ainsi pouvoir d’effacer le travail d’un artiste sous prétexte qu’il le trouve "vide de sens" qu’en est t’il alors des publications de chacun de nous ?

    On le sait désormais tout ce qui passe par le numérique nécessite désormais une contrainte c’est la fameuse "meilleure expérience utilisateur"

    Et ce sont des robots qui se chargent la plupart du temps d’en décider en épluchant un certain nombre de critères.

    Nous l’auront donc compris tout ce qui est insensé et inconfortable doit être mis au ban de la sphère numérique.

    Il y a maintes manières d’être effacé de la plus subtile à la plus grossière.

    Soit les robots considèrent que votre contenu n’est pas intéressant et ne vous référencent pas dans les fameuses pages google, soit vous pouvez recevoir un message directement par mail vous indiquant de rejoindre une certaine conformité sous peine de sanctions.

    Si l’art ne peut plus exprimer à voix haute ce que les gens normaux nomment l’insensé, il y a une sacrée couille dans le pâté.

    Car l’insensé mis au ban d’une société ne tardera pas à en devenir le cœur névralgique par un phénomène mystérieux dont je ne vous fatiguerai pas à expliquer les méandres, le cheminement.

    C’est un peu comme la mort que l’on a expulsé du cœur des villes pour laisser croire aux citadins que celle ci avait disparu, qu’elle n’existait plus.

    Avez vous vu le cœur de la ville désormais, y a-t-il jamais eu quelque chose de plus mortel que toutes ces agences bancaires, ces officines d’assurance, et ces magasins de fringues à perte de vue ?

    On ne peut pas traiter ainsi l’insensé ni la mort sous peine de subir tôt ou tard le retour du boomerang en pleine poire.

    En attendant je vous laisse le lien pour aller voir le travail de Grégoire Falque que personnellement après les premières strates où j’ai explosé d’un rire nerveux, j’ai découvert extrêmement poétique, pour ne pas dire "essentiel" afin de ne pas crever la gueule ouverte étouffé par les miasmes de cette organisation de malfaiteurs qui désormais nous extorquent non seulement nos données personnelles, mais tout ce qui donne un peu de sel à la vie.

    https://www.facebook.com/byarseneca

    https://www.arseneca.com/?fbclid=IwAR2ThITleSo4KaMNpNErCkxelFWi_U0aejaMftN6Pt-m_VA4DGIlacYyDE8

    De la sauvagerie au raffinement

    Publié le 1er juillet 2021

    "Pour PRG quelques éléments qui me sont venus suite à une question posée sur la notion d’auto-sabotage."

    De la pulsion à la pensée.

    Pour illustrer ce voyage de la pulsion à la pensée j’aimerais parler du refus. Un refus magistral tout d’abord qui se manifeste dans la révolte, dans un « non » catégorique et ce dès les premiers pas.

    Si le but premier, fut interprété par le simple fait de se tenir debout et d’appartenir ainsi à l’espèce, tous les efforts à produire pour tenter d’y parvenir me parurent absurdes presque immédiatement.

    Ces premiers échecs à répétition furent comme prémonitoires d’un avenir tiraillé entre l’envie de réussir quoique ce soit et celle de systématiquement tout rater.

    C’est-à-dire que dans mon for intérieur déjà pesait lourd le pour et le contre.

    J’avais beau me creuser la cervelle je ne comprenais pas grand-chose à ces idées de réussite qui ne m’appartenaient en rien et que je sentais impérieuses comme un héritage laissé en jachère dont j’avais en charge l’entretien et surtout l’injonction silencieuse d’une fructification.

    Il fallait faire mieux. C’était ce mot d’ordre certainement qui n’était jamais prononcé clairement qu’il fallait capter.

    Que j’ai capté comme un buvard boit l’encre.

    Faire mieux était un non-dit, un implicite et tout ce qui n’était que « bien » ne pesait pas bien lourd dans cette balance invisible.

    Je crois que mes tous premiers refus tirent leur origine de cette injonction invisible qui, par son importance, son omniprésence, était une béance trouant le monde tranquille que l’on me présentait sans relâche comme une réalité à accepter les yeux fermés.

    Aujourd’hui avec le recul les choses se sont complexifiées car les années et l’expérience m’auront contraint à apprécier ou détester la nuance.

    Évidemment que rien n’est noir ou blanc, qu’entre ces deux extrêmes s’étalent l’immense gamme des gris.

    Un marais boueux dans lequel on s’engage pour chercher quelque chose que l’on ne trouve jamais.

    Parce que tout bonnement l’important n’est pas de trouver mais de traverser.

    Toutes ces pensées semblables à des poupées russes dont l’ultime est si infime, si insignifiante qu’elle se confond à l’extrême avec l’incohérence.

    Comme si la cohérence naissait de la présence invisible elle aussi cette graine folle.

    Comme si la cohérence était la seule et unique nécessité que des générations passées nous avaient léguée comme on léguait la braise et la flamme pour permettre au groupe de s’éclairer dans l’obscur, de traverser la nuit, tout en se réchauffant à l’abri des vents glacials.

    La sauvagerie dont je parle remonte à une époque d’avant la découverte du feu, d’avant la découverte de cette cohérence.

    Cette sauvagerie animale prise au piège si l’on veut, dans les filets de la logique incompréhensible nécessitant de se lever, de marcher, de se tenir enfin debout comme tout le monde.

    Je ne me souviens pas de mes premiers pas.

    Je ne me souviens que de l’effroi provoqué par le fait de ne pas y parvenir, de cette désespérance apportant avec elle la colère, la haine, l’envie de me terrer à jamais sous terre, la preuve de ma faillite comme si quelqu’un ou quelque chose n’attendait que celle-ci.

    Cette attente indicible de la chute à venir comme une clause écrite en minuscules dans un contrat illisible.

    L’ambition ne pouvait provenir que d’un sentiment de revanche, du ressentiment. L’ambition était déjà souillée avant même qu’elle ne se présente comme but à atteindre comme un chemin sans embûche.

    Et je n’étais pas d’accord avec cette ambition-là, je n’ai jamais cessé de lutter contre sans même connaître le mot.

    Cette ambition était un fardeau qui amoindrissait l’être qui le recroquevillait sur lui-même, qui ne rendait rien heureux, mais au contraire posait sur un piédestal l’effort le difficile, la souffrance et le pénible comme des passages obligés dans le labyrinthe que représente toute idée de réussite.

    Au mieux j’éprouvais de la compassion au pire la sensation du ridicule qu’entrainait un tel postulat.

    Et je ne me décidais jamais à prendre parti pour l’une ou l’autre. La meilleure position que j’ai toujours choisie était de me tenir dans l’équidistance de ces deux extrêmes.

    Entre l’amour fou et la dérision la plus totale.

    Si je puis écrire tout cela aujourd’hui c’est que malgré tout j’ai effectué un chemin qui s’élance depuis la pulsion jusqu’à la pensée en passant sans doute par le kaléidoscope de toutes les émotions, de tous les sentiments.

    Je me suis éloigné du centre névralgique sans pour autant jamais le quitter du regard.

    A bien y réfléchir je ne suis pas peintre pour rien.

    Je ne peux voir un tableau comme une obsession qu’en prenant de la distance avec ceux-ci, en multipliant les points de vue. En me détachant des émotions des pulsions basiques comme des idées toutes faites.

    A bien y réfléchir aussi ce n’est pas ce qu’il y a sur le tableau qui m’intéresse le plus.

    C’est bien plus le cheminement pour parvenir à accepter qu’il y a quelque chose à voir, et que je suis en partie responsable de ce quelque chose. Que sans moi il n’y aurait qu’une toile vierge.

    Que sans moi il n’y aurait qu’une attente silencieuse s’étendant aux confins de l’univers comme une faim, une soif qui ne s’apaisent jamais.

    Peut-être que je peins aussi pour cela pour calmer la faim et la soif, pour leur donner une raison d’être si ce n’est une raison véritable, partageable, échangeable. Un être plus qu’un avoir, une possession, une propriété, un bien.

    La peinture est d’abord un médium. Un outil. Ce n’est jamais une fin en soi. Mais c’est l’outil que j’ai choisi pour cheminer entre la pulsion et la pensée. Ce qui est étonnant c’est la faculté que possède la peinture pour faire taire la pensée tout en la nourrissant de silence et de calme. Comme un enfant que calmerait une mère en lui donnant le sein pour qu’il s’arrête de brailler.

    Mes tableaux sont ils vraiment représentatifs de ce cheminement ? Et quand bien même en quoi cela intéresserait il les gens ? c’est ce que je me demande de plus en plus désormais.

    Lorsque je regarde l’ensemble je ne vois guère qu’un fouillis, un désordre. Des scories résultant du creusement d’un filon laissé à ciel ouvert par les mineurs.

    Il faut alors que je me pose la bonne question : Qu’est ce qui est vraiment important ?

    Est-ce la déception de ne pas avoir réalisé une œuvre digne de ce nom et rejoindre ainsi l’amertume familiale pour jouir enfin de tout mon saoul du leg ?

    Ou bien est-ce la reconnaissance de posséder un cœur vraiment contre toute attente. D’être parvenu finalement à trouver cette fameuse pierre philosophale capable de transmuter le plomb en or et de garantir une éternelle jeunesse ?

    Là encore je ne prendrais pas position. Je me dirais encore que la modestie vaut bien tous les trésors tous les legs du monde.

    L’entre-deux m’a toujours aidé finalement à ne pas sombrer dans la folie c’est-à-dire à revenir tout entier dans la pulsion ni à m’égarer à jamais dans la sublimation.

    C’est comme cela que j’ai compris qu’il fallait marcher au bout du compte, je ne suis pas fichu de dire si c’est la meilleure ou la pire façon de se tenir debout et d’appartenir à l’espèce.

    Mais c’est celle qui me convient et qui me mènera sans aucun doute à la destination finale le plus naïvement lucide que possible. Pour ça je crois que j’aurais fait de mon mieux comme on dit. A ne pas confondre je ne le crois plus avec du désespoir ou de l’auto-sabotage, il me semble que c’est tout le contraire. Sans doute que pour la plupart ce ne sera pas limpide mais je mettrais ma main au feu, c’est serein et joyeux me concernant.

    Le raffinement à venir.

    Peut-être faut il considérer le raffinement comme l’extraction d’une essence plutôt que de m’essayer à devenir dandy. Le laboratoire me convient mieux que n’importe quelle mondanité. Je suis bien, plus à l’aise, avec les alambics et les cornues qu’avec n’importe quel être humain qui exprimerait cette nécessité d’avoir à parler, à partager, à expliquer échanger, bref qui se donnerait une raison d’exister.

    Un autre moi insupportable plus encore que je m’insupporte moi-même.

    Le raffinement passe aussi par la solitude, celle de l’atelier, celle de la page de traitement de texte.

    Au bout du compte ce sont les seuls lieux où je me sens bien, où j’ai l’impression d’être totalement présent et de marcher sans produire trop d’effort. Mieux que de marcher même car c’est autre chose que simplement le corps qui est en mouvement.

    C’est la sauvagerie et la pensée enfin alliées pour une éternité d’instants, deux contraintes qui forment un pont une passerelle, une liberté.

    Comment le beau devient le laid

    Publié le 24 juin 2021

    Une préoccupation de peintre : le beau

    En tant que peintre évidemment la beauté est un sujet de préoccupation.

    Une sorte de tarte à la crème si je peux dire.

    Il y aurait quelque chose d’impérieux qui gouvernerait toutes les intentions du peintre afin de les ramener tant bien que mal à une idée de beau.

    La question que l’on pourrait alors se poser si on avait un tant soit peu de jugeotte c’est de savoir si le beau est une notion subjective ou objective ?

    Elle est un peu des deux à mon avis lorsqu’on débute.

    Une confusion s’opère entre le gout personnel et l’opinion générale concernant la beauté dans laquelle nous baignons en toute inconscience.

    Parvenir à effectuer le distinguo, n’est certes pas une sinécure.

    Le beau est t’il une décision ?

    Et puis il faut une sacrée dose de vanité aussi pour déclarer quelque chose comme "c’est beau parce que j’ai décidé que ce l’est tout simplement" et persister afin d’éprouver ce sentiment très particulier : celui de vouloir avoir raison.

    Cette décision est le fruit d’un choix et de nombreux renoncements.

    Mais malgré tous les efforts à produire pour y parvenir nul ne peut en garantir la réalité pas plus que la véracité.

    C’est un "beau empirique".

    Et cela tombe bien car nous sommes désormais dans l’ère la plus empirique qu’il soit.

    Si les grecs se perdaient autrefois dans les méandres de la philosophie et des mathématiques pour rêver d’harmonie, notamment en architecture on voit clairement désormais le résultat de cette formidable perte de temps.

    Y a t’il encore beaucoup de temples hellènes vaillants ? La plupart ne sont plus que ruines plus ou moins bucoliques.

    Ce qui n’est pas le cas du Colisée à Rome apogée si l’on veut d’un apprentissage "à la dure" ou dans "le vif" du sujet.

    C’est qu’il y a une grande différence entre ceux qui réfléchissent et qui au bout de longues réflexions parfois agissent, et ceux qui font, subissent des échecs puis recommencent.

    Le beau chez les anciens

    Ce qui est beau pour un romain est sans doute ce qui dure, ce qui est utile et se mesure à la sueur de tous les fronts qui l’ont bâti. Depuis le premier muret , la première route départementale, en passant par les aqueducs petits moyens puis grands.

    Alors que pour un Grec le beau est du domaine des Idées et la plupart du temps il y reste.

    Cela fait réfléchir sur l’apprentissage en général et en peinture en particulier.

    Faut-il donc un diplôme sanctionnant un parcours intellectuel la plupart du temps et très peu de pratique ?

    Ou bien faut il l’intensité et la persévérance, l’obstination de vouloir seulement s’exprimer ?

    L’idéal serait de posséder les deux évidemment mais ce n’est jamais vraiment le cas.

    Ce que l’on gagne en savoir, en connaissance agit de façon inversement proportionnelle à l’intensité, à l’énergie que l’on doit déployer en toute ignorance pour parvenir à ses fins.

    C’est sans doute la raison pour laquelle tellement de diplômés des Beaux-arts entament une carrière dans le marketing ou sur Youtube plutôt que de s’acharner devant une toile, une sculpture.

    Pour en revenir à nos moutons

    Vous me direz c’est intéressant mais comment le beau devient-il le laid ? puisque tu le dis, puisque en quelque sorte tu l’as promis ... c’est que forcément tu as une idée là dessus, non ?

    C’est vrai j’ai une idée. Mais ne croyez pas que cette idée apparaisse dans mon esprit d’une façon claire, une idée n’apparait jamais ainsi, ou du moins ce qui s’avance en tant que tel n’est jamais une idée intéressante.

    C’est plutôt une couche superficielle d’éléments qui s’agglutinent à la va vite pour masquer autre chose. Et il faut d’abord s’intéresser à cette pellicule et la gratter avec un minimum de patience pour la crever et apercevoir enfin se qui se dérobe pour être capturé.

    L’Idée comme le Beau se dérobent.

    C’est la raison pour laquelle la plupart des gens restent attachés à une notion collective, rassurante, facile de ces ces deux notions.

    Le beau un lieu commun d’où surgit la laideur ?

    On se rassemble ainsi dans les idées comme dans une notion de beauté d’une époque

    Cela ne serait pas bien grave après tout, s’il n’y avait cette fichue manie de tout vouloir s’approprier pour soi.

    C’est mon idée, Moi je trouve ça beau et puis ça laid.

    Comme on le dit encore dans certaines campagnes : "la fille la plus belle du monde ne peut donner que ce qu’elle a."

    C’est à dire que ces mots d’ordre de l’Idée et du Beau si rassurants puissent ils être, si attrayants par le confort dans lequel ils nous installent sont comme un sein.

    On peut les pétrir autant que l’on veut il n’en sortira pas une seule goutte de lait.

    La disparition du banal

    C’est lorsque on se détourne du sein comme du mot d’ordre qu’une fissure s’opère, que la matière s’écarte mystérieusement. C’est du plus profond de l’ennui et de l’à quoi bon que soudain l’aurore pointe son joli minois.

    Eblouissement du banal jusqu’au plus haut degré du vertige !

    On lévite sans même le vouloir tout à coup au dessus des cohortes qui s’étripent et qui s’accolent.

    Comment le beau devient-il le laid ?

    Il n’y a qu’à constater les dégâts, à compter les points, à ramasser les cadavres et les enterrer. Et même si l’on veut pour marquer le coup graver des noms pour la postérité à la craie blanche.

    Le beau c’est un peu comme la connerie au bout du compte c’est la chose la mieux partagée du monde.

    Sauf que chacun veut se l’approprier rien que pour soi envers et contre tous mine de rien. L’Idée et la Beauté stigmatisées par l’idée de propriété.

    Et ce, même dans un état dit démocratique, ce qui est plutôt fort de café ! parce que d’emblée on pourrait penser que c’est une préoccupation de privilégié, pour ne pas dire de seigneur ou de bourgeois.

    Solitude du voir

    Publié le 4 juin 2021

    Il existe une confusion de l’œil dont on ne se rend pas compte, que l’on prend même pour de la clarté tant nous sommes installés à l’intérieur de celle-ci.

    Aveuglément nous croyons voir et nous croyons que tous nous voyons les mêmes choses.

    Il ne nous vient pas l’idée de nous interroger sur cette confusion tout simplement parce que nous n’en sommes pas conscients.

    Notre attention à tout ce qui nous entoure, si elle est personnelle au début de notre vie, se recouvre peu à peu de cette poussière crée par une sorte d’érosion naturelle.

    Une poussière produite par les clichés, un frottement -silex contre silex-qui peu à peu comme une pellicule, un nouveau cristallin recouvre l’original.

    On ne s’en rend pas compte tant l’obsession d’appartenir à un groupe prend le pas sur cette attention.

    Cette obsession de ressembler pour s’assembler produit sur la vision, lorsque nous tentons dans parler, une catastrophe silencieuse.

    On se heurte de nombreuses fois à un mur qui , au bout du compte finit par se nommer limite.

    La limite est à peu près la même que celle d’un château, d’un village, d’un pays, la limite est aussi une identité qui nous permet à la fois d’identifier le semblable comme soi-même dans nos échanges quotidiens.

    Sans cette limite assimilée la vie serait inconfortable. Nous serions pensons nous étrangers les uns aux autres, voire pire étranger à nous-mêmes.

    Voilà une bien étonnante notion que celle du familier.

    Le familier c’est de l’étrangeté oubliée par l’habitude de regarder sans faire attention à ce que l’on voit.

    C’est à l’adolescence que cette notion de familier est remise en question par l’individu. Cependant qu’un phénomène extraordinaire accompagne cette remise en question. Nous rejetons un familier, celui que nous connaissons par la famille, par les limites imposées par celle-ci et qui nous attribue un rôle. Le rôle d’enfant.

    La peur et le désir entremêlés de pénétrer dans la communauté des adultes nous obligent à imaginer de nombreux comportements afin de nous différencier de cet état, de ce rôle attribués par la famille.

    Nous tentons de nous extirper de l’ennui, de cette relation figée avec le monde qui nous entoure.

    Que ce soit en adoptant de nouveaux codes vestimentaires, en recherchant des groupes musicaux particuliers, en utilisant un langage appartenant à la communauté à laquelle nous briguons d’appartenir parce que nous pensons qu’ainsi ce sera plus facile, en étant accompagné dans l’épreuve, dans une solidarité qui se bâtit par le "contre" de parvenir à un "pour" inédit.

    C’est la sempiternelle histoire des générations.

    C’est ainsi que nous pensons forger notre "personnalité", mais en réalité nous esquissons plutôt les prémisses d’un personnage que nous souhaiterions devenir.

    Ce que nous voyons ne devient plus que de l’utile, du nécessaire en accord avec la construction de ce personnage.

    Nous ne voulons pas voir autre chose.

    Et cet "autre chose" cette vision personnelle qui nous appartient depuis notre naissance s’enfonce doucement dans l’oubli.

    Elle ne disparait pas pour autant.

    Le narcissisme de l’adolescent en est une résurgence.

    Lorsque notre vision essentielle se confond soudain avec notre propre image à la surface des miroirs le risque est grand de se noyer dans celle-ci.

    Il est même nécessaire que nous nous y noyons juste ce qu’il faudra pour parvenir à toucher le fond et remonter à la surface transformés soudain par l’asphyxie. Heureux, apaisé de respirer à nouveau, prêt à délaisser cette mise en abîme du Moi pour continuer le chemin vers Soi c’est à dire aussi vers l’Autre.

    Ce sont la des rituels de passage très anciens mais dont la mise en scène n’est plus mise en valeur, en "vision" par notre société dite moderne qui les nomme archaïques, ou pire : ridicules.

    Ce narcissisme qui autrefois était représenté par un danger à surmonter dans une série d’épreuves plus ou moins manifestes et encadrées par la communauté ne l’est plus.

    Les limites de l’adolescence comme du narcissisme sont devenus d’autant plus floues que le système économique et politique dans lequel nous vivons semble avoir besoin de nous maintenir dans cet état infantile.

    Attirer notre attention, notre vision, en nous faisant briguer l’appartenance à des groupes factices et éphémères est devenu le mot d’ordre de la société de consommation et des publicitaires qui ne cessent de nous abreuver de clichés.

    Que peut donc faire l’individu emprisonné ainsi dans la solitude du consommateur ?

    Que peut donc faire l’individu qui a de l’argent et celui qui n’en n’a pas ?

    Y a t’il d’autre choix que de sombrer sans relâche dans cette belle image sans jamais devenir adulte ?

    Ou bien devenir un consommateur dans un groupe de consommateurs ?

    Ce ne sont pas des perspectives réjouissantes pour un adolescent et la révolte, l’envie de tout casser n’est pas très étonnante.

    Lorsque je veux me souvenir de cette période je retrouve presque aussitôt la chape de plomb que l’ennui a posé sur mes épaules et qui dura de nombreuses années après ce qu’on peut imaginer l’âge légal du passage à l’adulte.

    Mon adolescence dura certainement jusqu’aux abords de la cinquantaine.

    Je crois que j’ai du explorer tous les abîmes et les abysses du narcissisme en sautant régulièrement dans ma propre image par dépit de ne rien pouvoir voir que celle-ci d’attrayant à regarder véritablement.

    Cette solitude du voir est comme un athanor d’alchimiste, elle n’est qu’un contenant dont le contenu sera chauffé à blanc par le désir, la curiosité, toutes les faims et toutes les soifs.

    Un cocon.

    C’est la découverte de l’art qui progressivement m’a permis de trouver un point d’appui pour m’extirper des gouffres et remonter peu à peu sur une terre plus ferme.

    Cela ne s’est pas fait en une seule fois. Parfois je croyais m’agripper mais la solidité se dissolvait soudain et je ne faisais que retomber encore plus bas.

    Mais appréhender ce mystère avait suffit pour me donner le besoin de recommencer inlassablement à m’agripper.

    Je suis allé ainsi d’échec en échec, d’aveuglement en éblouissement.

    et je me désespérais bien sur avec la même intensité que j’espérais aussi en contre partie.

    Je ne savais pas vraiment d’ailleurs pourquoi autant d’espoirs et de désespoirs passaient ainsi par qui j’étais.

    Je subissais tout cela dans un aveuglement presque total.

    Jusqu’à la cinquantaine où enfin je pu formuler cette question :

    Mais pourquoi est ce que cela ne fonctionne pas ?

    Comment puis me prendre autrement pour trouver l’apaisement enfin ?

    A partir de cet instant les choses s’enchainèrent sans que j’en sois conscient.

    Je tombais dans une grave dépression, je démissionnais de mon job et ne sachant pas ce que je pouvais faire de ma vie, j’ai fais le point sur ce que je voulais et ne voulais plus.

    Je voulais être heureux et libre c’était les deux mots qui vinrent tout de suite.

    alors je me suis mis à chercher les expériences auxquelles je pouvais associer ces deux mots et j’ai vu tout naturellement d’abord ma mère en train de peindre et moi enfant à ses cotés.

    Puis je me suis vu moi même en train de peindre lorsque j’étais gamin.

    Tout un monde que j’avais totalement oublié a ressurgit soudain.

    Et là je me suis frappé le front j’ai poussé un eurêka.

    Je vais donner des cours de peinture pour gagner ma vie, et je vais me mettre à peindre plus sérieusement que je ne l’ai jamais fait de ma vie.

    Tout cela me rendra heureux et libre !

    Facile à dire, un peu moins facile à mettre en œuvre.

    Mais ce n’est pas grave le temps qu’il faut une fois qu’on sait ce que l’on veut.

    Ce que j’ai découvert encore après cette prise de conscience est d’une richesse incommensurable.

    Cette richesse ne sert pas à payer les factures pour autant.

    Cette richesse permet de voir est c’est une nourriture inépuisable en même temps qu’elle prodigue une solitude comme jamais je n’en ai eu conscience.

    Pour autant cette solitude n’est pas quelque chose de négatif comme souvent j’ai pu la considérer tant que je ne la comprenais pas.

    Ce n’est pas une solitude crée par le manque de reconnaissance, par le manque d’amour, par un manque quelconque d’ailleurs.

    C’est une solitude qui éclaire toute une vie, et qui me rend transparent si je puis dire. C’est à dire qui me permet de voir au delà des nombreux jugements, au delà des peurs et des espoirs, une réalité que je perçois telle qu’elle est, tout simplement, sur les carrés et les rectangles de papier ou de tissus sur lesquels mes élèves se penchent, sur lesquels l’homme que je suis se penche aussi.

    Bien sur il y a des maladresses, bien sur il y a aussi l’excellence. Mais dans cette vision, grâce à la solitude que m’offre cette vision la maladresse et l’excellence ne sont que des mots, je ne vois que la danse, que le mouvement, que la beauté des valeurs, des opposés , des contrastes et toute leur profondeur.

    Cette solitude n’enferme pas, tout au contraire elle rend heureux et libre.

    L’œuvre et l’artiste

    Publié le 1er juin 2021

    Hier je me rends chez le médecin pour un petit souci et la consultation ne dure que 5 minutes. Aux murs de son cabinet des toiles magnifiques. Il m’apprend que c’est lui qui peint, et sa joie quasi enfantine d’avoir vendu sa première toile. Lorsqu’il m’examinait quelques instants plus tôt j’avais été frappé par la fatigue que je lisais dans son regard, un œil voilé comme en ont les personnes malades du foie, les alcooliques. Et soudain nous parlons peinture et les traits de son visage se métamorphosent. Vraiment joyeux. J’attends la retraite et là je m’y mets à fond me dit-il.

    Il me dit qu’il a un compte Instagram et que ça ne marche pas bien fort, du coup je lui donne quelques conseils et le soir je repense à notre conversation je vais voir ce fameux compte. Il poste ses peintures avec quelques mots clefs et presque jamais de légende.

    Du coup je repense à cela ce matin et au texte que je viens d’écrire sur l’artiste-peintre Christophe Houllier, je m’interroge.

    Je crois que cela devient de plus en plus une évidence que le public ne peut se satisfaire uniquement de voir des œuvres. Il faut que l’artiste donne de lui-même. Qu’il parle de lui, de son travail, des hauts et des bas qu’il rencontre sur son trajet. En un mot qu’il communique afin de trouver son public.

    Il y a encore beaucoup d’artistes qui ne le font pas ou le font mal. Moi-même je ne peux pas vraiment dire que je sois un expert en la matière.

    D’un autre coté je ne souhaite pas non plus devenir cette sorte d’expert non plus. Je ne me formerais pas au copywriting afin d’acquérir tout un attirail de pèche pour hameçonner le chaland. Et ça me fait réfléchir aussi à la façon dont il est possible de communiquer sur son travail, sur la réflexion nécessaire à mener pour ce faire.

    Cela demande un sacré travail déjà pour mettre en place les outils basiques : un site internet, une page sur les réseaux sociaux mais avec un peu d’acharnement et beaucoup de tutoriels il est assez simple d’y parvenir.

    C’est autre chose de penser à son image, à cette image que l’on veut donner de soi à un public. Je crois qu’en art plus que dans n’importe quel domaine cette image ne doit absolument pas être factice, frelatée.

    Il y a eut des précédents où l’on voit qu’il s’agit plus d’un personnage inventé de toutes pièces par l’homme pour propulser l’artiste. Je pense à Gainsbourg, à Dali, Blaise Cendrars, Picasso. En créant un personnage ils posent une sorte de barrière sur laquelle bute l’attention et celle-ci finit par s’y focaliser la plupart du temps. Cela suffira à la plupart des gens pour se satisfaire et ainsi joindre les deux images, celle de l’œuvre et de l’artiste.

    C’est une sorte d’emballage, du packaging de haute volée parfois.

    D’un autre coté si l’on communique naïvement avec ses tripes et son cœur, le risque est grand d’être considéré comme naïf, sympathique et neuneu tout à la fois. C’est à dire que la sincérité que l’on croit importante pour dire est presque toujours transformée en autre chose. La plupart des gens se disant lucides ont peine à y croire. Et du coup au lieu d’être le maître de sa propre image comme dans la stratégie précédente, l’artiste est victime en quelque sorte d’une image que peu à peu construit son public.

    Oh lui c’est un artiste il est ravi.

    D’où parfois les cris les pleurs et les grincements de dents.

    Surtout si on attend quoique ce soit du public.

    La position la plus confortable est de ne rien attendre de personne mais de faire le job malgré tout.

    La priorité est de peindre et de faire tourner l’atelier pour les cours me concernant et j’ai presque instinctivement décliné les propositions de galeries, de salons, d’expositions un peu trop pompeuses afin d’échapper à la kyrielle d’ennuis principalement les mondanités qui s’y attachent dans mon esprit.

    J’ai choisi naïvement d’être "authentique" et ce blog participe très largement à cet effort d’authenticité.

    Cependant on peut se dire authentique, y croire et s’apercevoir au bout du compte qu’il ne s’agit que d’une fiction que l’on se raconte à soi-même.

    Toujours ce fameux phénomène de recul cher au peintre.

    C’est qu’il y a l’authenticité que l’on nous vend à tour de bras et puis l’autre dont on ne parle guère.

    Il faut traverser la fiction de la première pour découvrir avec stupeur la seconde. Et mesurer à nouveau la montagne qui se dresse devant soi.

    Une des solutions que j’ai trouvées pour pallier cette difficulté de l’authenticité c’est d’essayer de ne rien censurer sur ce blog par exemple partant du postulat que de toutes façons tout n’était que fiction, surtout la fameuse authenticité.

    Même si je mets tout mon cœur, toute mon âme comme on dit parfois à rédiger un texte je sais d’avance que je me leurre en bonne partie sur ces notions. Cependant je le fais malgré tout. Pour voir jusqu’où ça peut aller dans la folie, dans la bêtise, dans le subterfuge, dans l’artifice que je ne suis absolument pas en mesure de voir au moment même ou je m’y engage.

    Je crois qu’il y a autant d’efforts à faire pour écrire, pour communiquer, pour livrer cette fameuse image de soi au public qu’il en faut pour parvenir à devenir peintre. Les deux sont étroitement liés dans mon esprit aujourd’hui.

    Il se peut même que ces deux actions à mener de front se nourrissent l’une l’autre et permettent ainsi d’évoluer.

    Dans le fond cela pose à nouveau l’idée d’une limite raisonnable si je puis dire entre ce qui peut intéresser le public et ce qui intéresse l’artiste de livrer sur lui-même.

    Les trois quart des choses que l’on imagine importantes pour soi n’intéressent que très peu le public finalement mise à part les voyeurs, les critiques d’art éventuels, les chercheurs.

    Il faut faire des tests innombrables pour en être certain.

    Amis artistes j’ai testé pour vous ! Sur les centaines de textes écrits durant ces presque 3 ans de blogging je n’ai fédéré qu’une petite audience et chacun de mes textes ne dépasse que très rarement les 5 ou 6 likes.

    Mais ce n’était pas un but en soi d’avoir une foule de groupies, de fans de followers. Ce qui était important c’était de comprendre cette notion d’authenticité qui me bassine depuis des années. C’était de parvenir aussi à faire la part des choses entre ce qui m’intéresse moi et ce qui intéresse les autres dans le domaine de la peinture.

    En fait on ne retient que peu de choses de l’ œuvre d’un artiste. Quelques pièces sur des milliers. C’est tout ce dont se rappellera le public. Ce n’est ni bien ni mal c’est comme ça.

    La satisfaction du peintre ne peut venir que de sa peinture et de ce qu’elle lui apprend sur lui, sur qui il est vraiment.

    c’est déjà un luxe inoui.

    ça ne résout pas cependant le problème du repas.

    Il faut vendre.

    Dans ce domaine on est souvent tenté de vouloir réinventer la roue. On se voudrait original, différent des autres, parfois méprisant lorsqu’on détecte les stratégies cousues de fil blanc, lorsqu’on se dit :il ou elle y va fort de se mettre presque à poil devant son tableau. C’est que ’l’idée d’avoir absolument à se démarquer est tellement forte qu’elle en devient une obsession.

    On en revient.

    Il est nécessaire d’en revenir pour passer au niveau d’après, retrouver des vies, et un bonus non négligeable qui est cette sérénité, ce calme face à toutes les observations que l’on pourrait nous faire sur l’œuvre, comme sur nous mêmes.

    Comprendre ce que les gens perçoivent de tout ça est fascinant. Ce sont tout autant des fictions qu’ils s’inventent que nous le faisons nous mêmes.

    Il y a une grande différence cependant entre la fiction et le mot que j’ai pris soin de garder pour la fin , le mensonge.

    La différence c’est que la fiction aide à mieux comprendre ce que l’on appelle la vérité en tant qu’absence autour de laquelle on tourne de plus en plus étroitement sans pour autant l’atteindre jamais.

    5 janvier 2021

    Publié le 5 janvier 2021

    J’habitais une chambre de bonne au septième étage d’un immeuble place de la Bastille. Au troisième vivait la famille Laraison, le père directeur de la Banque de France. Le tapis rouge s’arrêtait à leur étage. Quand je dévalais les escaliers, je les croisais parfois. Monsieur Laraison, vêtu de gris. Sa femme, son ombre. Leurs marmots, joufflus, regard en biais. Le mardi, ils recevaient. À 20h, je remontais. Dans l’escalier : parfums inconnus. J’écoutais à la porte : rires bourgeois. J’en parlais à Pauline après l’amour. Nous riions. Cela nous rassurait. Le jour où j’ai perdu Pauline, j’ai quitté la piaule. Je me suis barré. Je ne les ai jamais revus. Parfois, ça me revient. Je colle mon oreille à la porte des souvenirs. Je revois Pauline. Puis un pet sonore fend l’air du troisième. Et je me mets à rire. Je pensais à tout ça en voyant une œuvre de Chen Wenling : Le taureau qui pète.
    En fait : Ce que vous voyez pourrait ne pas être réel. Un taureau propulsé par un pet, écrasant Madoff. La critique de la crise financière. Ou autre chose.

    Décoration ou oeuvre d’art ?

    Publié le 20 août 2020

    Tu aimes l’art. Peut-être sans trop te poser de questions. Acheter un tableau chez Ikéa t’a donné l’impression d’acquérir une œuvre. Elle s’accordait à ton intérieur, évoquait un souvenir, une émotion. Tu l’as choisie. C’était un acte, un plaisir bref, comme acheter une brosse à dents. Rien à juger : c’est devenu normal. Acheter remplit nos besoins, réels ou imaginaires. C’est le monde tel qu’il tourne. Mais si l’on faisait vraiment le point sur nos besoins, une crise de fond éclaterait. Nous n’avons pas besoin de grand-chose. Le vide intérieur pousse à consommer. Et la peur d’être à part. D’où l’efficacité des slogans : “tout le monde rêve de cette montre, de cette maison.” Rassurant. Le collectionneur, lui, pense à l’inverse. Il veut l’unique. Une œuvre d’art devient un signe de réussite sociale. Plus elle est chère, plus elle affirme une position. C’est tout le rôle des galeries, des enchères, des cotes. Le marché de l’art fonctionne comme une banque. L’œuvre devient placement. Mais toi, tu n’en es pas là. Tu n’as pas cette obsession. Un tableau Ikéa te suffit. Tu n’es pas frustré. Pourtant, si tu veux autre chose, que reste-t-il hors des galeries ? Internet. Les plateformes de vente. Justement, j’en ai vu une ce matin. Des œuvres à l’huile, originales, plusieurs formats, moins de 300 euros. Niveau tout à fait correct. Comment est-ce possible ? Sans doute production en Asie, à la chaîne. Peut-être même que ce n’est plus une affaire de salaires. Je me suis demandé si un tel modèle serait viable en France. Peu probable : charges, impôts, fierté. Chez nous, l’artiste ne se voit pas ouvrier. L’idée même choque. Pourtant, pourquoi pas ? Le statut d’artiste reste un refuge. Il place l’œuvre dans un écrin. Fabriquer à la chaîne revient à renoncer à ce cadre. Autant aller bosser à l’usine. Beaucoup pensent ainsi. Et moi aussi, parfois. Mais j’ai des doutes sur ce genre de certitudes. Imaginons un étudiant en art. Fabriquer des toiles pas chères, ça lui permettrait de manger. Ce n’est pas rien. L’art abordable, c’est bien. Mais cela efface la rareté, l’unicité. Une œuvre produite en plusieurs formats, sous dix jours, tue cette idée. On n’achète plus une œuvre. On achète de la déco. Toi, cette confusion ne te dérange peut-être pas. C’est un souci de peintre, d’intello. Peut-être que c’est nous, artistes, qui devons revoir notre rapport à l’orgueil. Et cesser de croire que les classes ont disparu. La banalisation de l’art sert cette illusion. Ce qui m’effraie, c’est l’indigence qui menace ceux qui cherchent dans l’art un mode d’être, pas un revenu. Internet offre un levier énorme, mais aussi le risque d’une aliénation, d’une uniformité. Produire à la chaîne, perdre son nom. Redevenir ouvrier.

    Le sas de l’écriture, le mur de Dubuffet

    Publié le 23 janvier 2020

    Depuis quelque temps, j’écris tous les matins. C’est devenu une nécessité. Un passage obligé. Ce que je nomme un sas. Il faut que j’écrive avant de faire quoi que ce soit d’autre. Avant d’entrer dans la matière du monde. Avant de peindre. Avant même de penser.

    WordPress m’y a aidé, d’une certaine façon. De façon puérile sans doute, mais efficace. Ces petites médailles distribuées automatiquement : "Vous avez publié dix jours de suite. Bravo. Continuez." Cela amuse. Cela conditionne. Cela installe. Après trente jours, l’habitude est là. L’habitude a pris. L’écriture est devenue le socle. Ce que je dois faire. Ce que je fais.

    Quand j’ai écrit, j’ai tenu ma part. Ensuite, le jour peut venir.

    Ce matin, après le texte, je tombe sur une lithographie de Jean Dubuffet. Au musée. Un mur. Une surface noire, râpeuse, griffée. Une procession de figures. Humaines sans l’être. Alignées. Debout. Les bras ouverts ou levés. Le regard vide. Les membres à peine ébauchés.

    Je reste longtemps devant. Je ne lis pas. Je regarde. Je ne cherche pas le titre. Je m’en tiens à ce que je vois. À ce que cela provoque. L’impression d’un monde cuit, figé, rongé. Des corps dans la suie. Des cris collés au silence. Aucun espace. Aucune parole.

    Dubuffet appelait cela Art Brut. C’est un nom, mais ce n’est pas une explication. Ce que je vois, ce sont des empreintes. Des restes. Comme si l’image avait absorbé ceux qui la regardaient. Ou peut-être ceux qui l’ont faite.

    On ne sait pas d’où ces formes viennent. Elles ne racontent pas. Elles ne désignent pas. Elles sont là. Elles se tiennent là, et elles ne bougent pas. Elles témoignent.

    Je pense à l’après-guerre. À ce moment où l’art ne peut plus prétendre représenter l’humain comme avant. Trop de morts. Trop de silence. Dubuffet gratte, blesse, attaque la surface. Il refuse la beauté, la narration, la culture. Il cherche ailleurs. Dans l’oubli. Dans la marge. Dans les gestes perdus.

    Cette lithographie ne cherche pas à séduire. Elle ne déploie rien. Elle expose. Elle oppose. Elle oblige.

    Je la regarde encore. J’ai le sentiment que l’écriture du matin, le besoin de passer par elle, vient du même endroit. D’un endroit sans forme. D’un mouvement intérieur qu’il faut faire apparaître, sans forcément comprendre.

    Je quitte la salle. Mais l’image reste. Elle m’accompagne. Comme le texte. Comme la nécessité.

    À travers le sang et la couleur : Soutine

    Publié le 28 décembre 2019

    Tout pourrait venir, à première vue, d’une scène mythique, d’une origine sanglante qui, malgré toute l’épaisseur de peinture que l’on pourrait poser pour à la fois la retrouver et l’oublier, ne pourra jamais échapper — ni au peintre, ni au spectateur hébété contemplant l’œuvre de Chaïm Soutine.

    Soutine évoque un souvenir d’enfance dans une lettre : la lame d’un couteau tranchant, avec précision, avec netteté, la gorge d’une oie. Il voit encore le sang jaillir en flots épais, rouge rubis. Et l’on pourrait s’arrêter là. Tout est déjà là.

    Mais non. Car, au beau milieu de cette boucherie, l’œil du peintre est attiré par autre chose : la joie qu’il lit sur le visage du boucher, en pleine action. La joie, l’horreur, la violence, la stupeur. Voilà ce que contient chaque tableau de Soutine.

    Il y a ce petit livre d’Élie Faure sur Soutine que je devrais relire, ou piller sans vergogne, tant je ne me souviens de rien d’aussi juste écrit sur cet immigré juif-lituanien venu à Paris, qui fut un temps protégé par ce grand homme, ce médecin humaniste.

    Un temps seulement. L’affection du peintre pour la fille de Faure mit fin, brusquement, à leur relation.

    J’aurais pu commencer par le début, par la naissance de Soutine à Vilna. Une approche calme, chronologique. Mais il me fallait un déclencheur. Une raison d’écrire maintenant. Cette raison, c’est un souvenir vif de 2013, une visite au Musée de l’Orangerie, à Paris. L’exposition s’intitulait : Soutine, l’Ordre du chaos. C’était la première fois que je voyais ses tableaux en vrai. Avant cela, seulement des reproductions pâles et glacées.

    J’ai découvert un frère. Pas un combat, mais une harmonie née du chaos. Une magnifique harmonie disloquée. La peinture était liquéfiée, coagulée. Dure et molle à la fois. Les rouges et les turquoises entraient en collision. Les blancs craquelés comme du plâtre sec.

    Comment expliquer une émotion sans la trahir ? J’essaie. J’essaie toujours. Je cherche par les mots à atteindre ce qui ne se touche qu’en silence.

    Mais puisque j’ai commencé, continuons.

    Alors que l’avant-garde parisienne s’éparpillait dans toutes les directions — comme toujours —, Soutine s’enfermait. Il peignait. Il ne voulait pas être dérangé.

    Marc Chagall, peut-être, était pareil. Peut-être Soutine espérait-il hériter de l’atelier de Chagall. Absorber la solitude, l’obstination que Chagall avait laissées derrière lui.

    Il ne l’a pas fait. Il a raté le moment.

    Alors, il s’est tourné vers Rembrandt. Il a peint de la viande. De la chair. Mais plus que de la chair.

    Il faut traverser le dégoût pour atteindre la grâce. Les quartiers de bœuf de Soutine l’exigent. J’imagine que, si j’avais eu la chance de le rencontrer, l’odeur m’aurait d’abord repoussé. Et pourtant, à travers cette odeur, peut-être aurais-je atteint le parfum du miracle.

    La peinture de Soutine me rappelle quelqu’un d’autre. Quelqu’un dont j’ai déjà parlé. Chomo. Un autre reclus. Plus récent. Tout aussi mort.

    Ils ne négocient pas.

    Ils sont repliés. Affamés. Indifférents. En contact direct avec le feu, la grâce, la vie, la terreur, le sublime. Leur seul axe est celui qui les relie à ces forces. Ils ont abandonné l’illusion des liens sociaux.

    Oui, quelque chose en eux me parle. Je t’écris cela rapidement ce matin. Parce qu’au fond, comme je l’ai dit, penser et écrire ne servent peut-être pas à grand-chose. Mieux vaut peindre.


    Everything could stem, at first glance, from a mythical scene, a bloody origin that, no matter how much paint one might apply to try to both recover it and forget it, will never escape either the painter or the stunned viewer contemplating the work of Chaïm Soutine.

    Soutine recalls a childhood memory in a letter : the knife’s blade slicing expertly, cleanly, across the throat of a goose. He still sees the blood spurting out in thick, ruby-red jets. And it could stop there. Already, everything is there.

    But no. Because in the middle of the carnage, the painter’s eye is caught by something else : the joy he sees on the butcher’s face. In the act. Joy, horror, violence, and awe. That’s what you get in every Soutine painting.

    There’s that little book by Elie Faure about Soutine, which I should reread, or shamelessly pillage, because I remember nothing comparable being written about this Jewish-Lithuanian immigrant who came to Paris and who, for a while, found himself under the wing of that great man, the humanist doctor.

    Only for a while. The painter’s affection for Faure’s daughter put an end to their relationship. Suddenly.

    I could have started at the beginning, with Soutine’s birth in Vilna. A calm, chronological approach. But I needed a trigger. A reason to write now. That reason is a vivid memory from 2013, a visit to the Musée de l’Orangerie in Paris. The exhibition was titled "Soutine, the Order of Chaos." It was the first time I saw his paintings in person. Before that, only pale, glossy reproductions.

    I discovered a brother. Not a battle, but a harmony made from chaos. A magnificent, disjointed harmony. The paint was liquefied, coagulated. Hard and soft at once. Reds and turquoises colliding. Whites cracked like dried plaster.

    How do you explain an emotion without betraying it ? I try. I do this all the time. I use words to reach what can only be touched in silence.

    But since I’ve begun, let’s keep going.

    When the Parisian avant-garde was tearing off in every direction, as it always does, Soutine locked himself away. He painted. He didn’t want to be disturbed.

    Marc Chagall might have been the same. Maybe Soutine hoped to inherit Chagall’s studio. To absorb the solitude and stubbornness Chagall had left behind.

    He didn’t. He missed the moment.

    So he turned to Rembrandt. He painted meat. Flesh. But more than flesh.

    You have to pass through disgust to reach grace. Soutine’s slabs of beef demand it. I imagine if I’d had the chance to meet him, the smell alone would have repelled me. And yet, through that smell, maybe I would have reached the miracle’s scent.

    Soutine’s painting reminds me of someone else. Someone I’ve written about before. Chomo. Another recluse. More recent. Just as dead.

    They don’t negotiate.

    They are curled inward. Starving. Unconcerned. In direct contact with fire, grace, life, terror, the sublime. Their only axis is the one that connects them to these forces. They have discarded illusions of social ties.

    Yes, something in them speaks to me. I write it to you quickly this morning. Because, in the end, as I said, thinking and writing may not be very useful. Better to paint.

    Chomo

    Publié le 27 décembre 2019

    À l’origine, il s’appelle Roger Chomeaux. Né le 28 janvier 1907 quelque part dans le Nord de la France, il meurt en 1999 à Achères-la-Forêt, en région parisienne. On décidera finalement de le qualifier de "sculpteur", puisqu’il faut bien ranger les choses quelque part.

    Je suis né un jour après lui — mais en 1960. Cette année-là, il expose pour la première fois à la galerie Jean Camion, rue des Beaux-Arts à Paris.

    C’est à la suite de cette exposition qu’il décide de quitter définitivement Paris pour la forêt de Fontainebleau. Son épouse a acheté là quelques hectares. Ils s’y installent. Chomo s’y retirera pour vivre, et peu à peu abandonner tout ce qui faisait, à l’époque, un "artiste reconnu". Écologiste avant la mode, il récolte le miel de ses abeilles — jusqu’à vingt ruches à cette époque.

    Il commence par détruire la forme conventionnelle du langage pour inventer une langue nouvelle, presque enfantine, fondée sur la phonétique. Une langue qui évoque, si l’on veut, la fameuse langue des oiseaux chère aux alchimistes.

    Quant aux matériaux, il délaisse le bronze, trop coûteux, ainsi que la terre cuite et le marbre qu’il pratiquait auparavant. Il s’oriente vers la récupération, cherchant ce qu’il appelle des "matériaux qui respirent".

    Il travaille alors le bois (ses fameux bois brûlés), les matières plastiques, la tôle, le béton cellulaire. Il dit sculpter ce dernier "comme on écrit un poème". Dans ce qu’il nomme son "village d’art préludien", il installe partout des pancartes, un peu à la manière de Cheval sur les murs de son Palais idéal.

    « Qèl anprint ora tu lésé sur la tèr pour qe ton Die soi qontan ? »

    Cette question de l’empreinte, du devenir de l’homme, le hante. Elle se répète, d’écriteau en écriteau, dans tous les recoins de son domaine.

    De bric et de broc aussi, les trois hangars qu’il construit pour abriter ses œuvres :

    le Sanctuaire des bois brûlés,

    l’Église des Pauvres, avec sa rosace spectaculaire faite de bouteilles de couleur,

    et le Refuge, recouvert de capots de voitures.

    C’est Clara Malraux qui attire l’attention du ministère des Affaires culturelles sur lui. Après une incursion dans la musique concrète, entre synthétiseur et poésie, Chomo devient cinéaste expérimental avec Le Débarquement spirituel, film réalisé avec Clovis Prévost et Jean-Pierre Nadau, dans lequel il se met en scène au milieu de ses œuvres.

    Il meurt en 1999, entouré de ses créations, veillé par sa seconde épouse. Dix ans plus tard, la Halle Saint-Pierre organise sa première grande rétrospective.

    Aujourd’hui, seuls les bâtiments subsistent dans la forêt. Ses œuvres transportables, elles, ont été déplacées — conservées ailleurs ou vendues. (Un Christ en croix, image torturée, est visible dans l’église de Milly-la-Forêt.)

    En revoyant les vidéos de Chomo sur YouTube, j’ai de nouveau été frappé par cette obsession que je retrouve chez les artistes que j’admire, et qui, de leur vivant, les fait souvent passer pour des fous.

    Amaigri, émacié, affûté comme une lame, son regard me traverse encore l’écran. Et chaque fois, je l’entends me répéter :

    "Arete de panser povre kon taka seulmant bausser"

    En 2013, une vente aux enchères sera organisée autour de son œuvre.

    illustration Chomo entre ses peintures et ses sculptures, devant l’Église des pauvres en construction, c. 1965

    La bonne fréquence

    Publié le 22 décembre 2019

    Peindre est toujours un voyage dans l’inconnu. Sur la feuille de papier de format modeste, j’étale des lavis de brou de noix en écoutant de la musique tandis qu’au dehors la pluie tambourine sur la verrière de l’atelier.

    Je n’ai pas d’idée préalable, juste cette envie de peindre et de commencer avec presque rien juste pour voir où les événements, les accidents, me mèneront.

    J’ai bien sur encore à l’esprit cette volonté d’égarement qui ne me lâche pas, elle se sera encore renforcée ces derniers mois après toutes ces tentatives avortées de chercher un sens en amont à ma peinture.

    Cette entrave j’ai fini par la considérer utile et j’ai aussi renoncé à m’en culpabiliser. J’en suis presque parvenu à me dire qu’il fallait que je passe par là, par cette obsession du sens pour parvenir à la limite de l’épuisement.

    Curieusement cette limite correspond à la limite de l’année, bientôt nous passerons la frontière de 2020, un nouveau monde s’ouvre comme à chaque fois.

    Dans cet interstice qui permet à la fois de regarder des deux cotés la figure de Janus prend tout son sens.

    Je mesure tous les efforts de 2019 et j’entrevois l’abandon probable comme seule piste valable de 2020.

    Abandonner comme jeter du lest et se désentraver sans remord ni regret.

    Mais je ne tomberai pas dans le piège des fameuses "bonnes résolutions".

    Non je préfère plutôt me dire après tant de tempêtes, de naufrages, d’errances vaines, que je suis aguerri au mauvais temps, que j’ai appris à faire avec et qu’il ne peut me déranger plus désormais qu’il ne l’a déjà fait.

    Ce que j’abandonne ce sont mes dernières résistances, celles qui m’empêchaient encore hier à obtenir une pleine confiance dans le peintre que je suis.

    J’abandonne sans doute aussi les frontières du mental tout en les remerciant de m’avoir tant aidé par la fatigue, l’éreintement dans lequel je me suis enfermé par peur d’accepter cette évidence d’être peintre.

    Le rouge s’est tout de suite imposé après le brou de noix. Une envie de saturation proche de l’idée de surdité. J’ai posé couches sur couches dans l’attente de la fréquence exacte qui déclencherait l’émotion. Pour la sublimer, lui servir d’écrin la complémentaire verte la borde presque noire par endroit.

    Une fois le tableau sec je l’ai regardé dans tous les sens pour voir dans quelle orientation un sens pourrait éventuellement faire écho à la fréquence et à l’émotion.

    C’est à la verticale qu’il me parle le plus. Etrangement j’y vois une façade rouge dans la nuit presque noire avec une petite porte noire tout en bas.

    C’est par cette petite porte noire dans mon enfance que je fuyais le monde en me réfugiant tout au fond des combles de la maison près d’un trou qui communiquait avec la cave.

    J’étais capable de rester là durant des heures, à ne penser à rien, recroquevillé sur moi-même à écouter battre simplement le cœur du monde à la fois effrayé et paisible, tiraillé gentiment entre ces deux manières d’interpréter les choses.

    Hopper, ou l’élégance de l’insignifiant

    Publié le 28 novembre 2019

    Il y a cette station-service. Seule. Presque vide. "Gas", dit le tableau. Un mot. Court. Brut. Et pourtant, tout y est.

    Une lumière diffuse, en bout de journée peut-être. Rien ne bouge. Ou si peu. L’homme, silhouette penchée, affairée à quelque chose. Un geste quotidien. Répété mille fois. Sans intérêt. Mais regardez mieux.

    "Mobilegas", lit-on sur la pancarte. On pense à Pégase. On ne sait pas pourquoi. Peut-être à cause du cheval. Ou de l’envol. Une image qui se dérobe. Hopper ne montre rien, il suggère. C’est sa manière.

    La scène, prise trop tôt. Ou trop tard. Un peu comme une photo manquée. Mais volontairement. C’est là tout l’art.

    Il y a chez Hopper un refus. Subtil. Élégant. De raconter. De donner un sens. Il peint l’interstice. Le battement vide entre deux actions. Ce qu’on ignore, d’ordinaire. Ce qu’on oublie.

    Et c’est précisément ce qui inquiète.

    L’« inquiétante étrangeté », disait Freud. Das Unheimliche. Hitchcock, lui aussi, connaissait ça. L’homme qui regarde par la fenêtre. Et rien ne se passe. Pas encore. Mais on reste. On attend. Parce qu’on sait. Que quelque chose va arriver.

    Chez Hopper, c’est pareil. L’événement est suspendu. Juste hors champ. La tension est dans la lumière. Dans la fixité. Dans l’ordinaire trop scruté.

    Un bureau. Une femme. Un homme. C’est "La nuit au bureau". La scène pourrait être banale. Mais elle ne l’est pas. La femme regarde l’homme. Ou bien c’est l’inverse. Cela dépend des esquisses. Hopper hésite. Puis tranche. Mais laisse le doute.

    Comme dans un flip-book silencieux, les regards s’animent. L’un vers l’autre. L’un contre l’autre. Et rien ne se dit.

    Hopper n’est pas réaliste. Il est au-delà. Il peint ce que nous n’osons plus voir. Ce que nous fuyons : le banal. L’ennui. L’attente.

    Il peint notre vie. Celle que nous ne regardons jamais.

    28 octobre 2019

    Publié le 28 octobre 2019

    La plupart des gens pensent qu’il faut savoir dessiner, et que ça s’apprend. Mais souviens-toi : enfant, tu ne te souciais pas de savoir dessiner ; tu dessinais, tout simplement. Et puis, que veut dire « bien dessiner » ? Par rapport à qui, par rapport à quoi ? Si « bien dessiner » existe, cela implique aussi « mal dessiner »… Mon crayon oscille entre les deux : j’ai les chocottes, maman ! D’accord, si tu feuillettes les carnets de croquis de Léonard de Vinci et que tu rêves de dessiner comme lui, il va falloir bosser un peu. Mais pourquoi voudrais-tu dessiner comme Léonard, puisque c’est déjà fait, plié, terminé ? Il n’y a qu’un seul Léonard, et voilà. À son époque, il n’y avait ni smartphones ni appareils photo numériques pour capturer portraits ou paysages sans bavure. Aujourd’hui, c’est différent. Tu peux bien sûr prendre ça comme un défi de dessiner aussi bien que lui, mais est-ce vraiment cela qui t’apprendra à dessiner ? Je ne le crois pas. Pour moi, dessiner, c’est d’abord s’exprimer avec justesse, montrer qui l’on est. La seule chose que tu puisses faire, c’est dessiner comme tu le ressens. Et pour ça, il te faudra du temps, chaque jour, pour t’y mettre et réfléchir à ce que tu as produit. Au début, ton œil sera presque aveugle : tu ne verras pas grand-chose et tu te diras peut-être « bof, c’est pas terrible, à la corbeille… ». Erreur. Garde tout. Mets tes dessins dans une pochette, note la date et ta signature à chaque fois. Tout ce que tu fais en dessin compte, tout est précieux. Jeter tes dessins, c’est dire que tu as perdu ton temps, que ton effort n’a aucune valeur. L’estime de soi est importante (sans en abuser, bien sûr). Chéris ce que tu produis et, dans quelques années, ton œil plus aiguisé te montrera que ces premières esquisses portaient déjà la trace, les prémices d’un talent à venir. Quant à « bien dessiner », c’est souvent l’avis des autres : c’est facile de « bien dessiner » quand tes dessins ressemblent à ce que la plupart attendent d’un visage ou d’un paysage. Mais au fond, « bien dessiner » est souvent un mensonge qu’on se raconte à soi-même. Peut-être que « savoir bien dessiner » n’est qu’un faux problème, une excuse pour ne pas se lancer vraiment. Dessiner, c’est avant tout dessiner comme tu es, sans chercher à imiter qui que ce soit. Et c’est exactement ce que martèle McDonald’s quand il répète « venez comme vous êtes ».

    17 octobre 2019

    Publié le 17 octobre 2019

    Tout à coup, une vieille histoire refait surface. Celle d’Œdipe confronté à l’énigme du sphinx, et un prénom surgit avec elle : Pandore. Que racontait-elle déjà, cette histoire de boîte interdite, sous l’injonction rusée d’Hésiode dans Les Travaux et les Jours ?

    L’écrivain s’était bien sûr trompé, confondant les traits de Zeus avec ceux du tout-puissant, en livrant un portrait honnête de sa colère. Cette colère, née du feu que Prométhée avait donné aux hommes.

    Héphaïstos, taciturne, façonna Pandore dans l’argile et l’eau. Athéna lui insuffla la vie et lui enseigna l’art des tâches manuelles, comme le tissage. N’est-ce pas aussi tisser des mensonges que l’on fait dans ces vieux récits ?

    Aphrodite lui conféra une beauté incomparable, et Apollon lui donna le talent d’une musicienne hors pair. Enfin, Hermès la dota du don de mentir, tout en glissant en elle cette "petite" qualité : la curiosité.

    Les dieux, satisfaits de leur œuvre, se gargarisaient déjà lorsque Héra, dans un élan irrépressible, y ajouta la jalousie.

    Épiméthée, le frère de Prométhée, découvrit Pandore. Séduit par sa beauté, il l’épousa. Parmi les trésors de sa dot, il y avait la fameuse boîte. Une boîte que Zeus lui avait donnée, en la mettant en garde : « Surtout, ne l’ouvre pas. »

    Évidemment, tu connais la suite, et voici où nous en sommes aujourd’hui.

    Cette curiosité, présentée comme un défaut féminin, me tracassait. Je cherchais en vain sa contrepartie masculine. Puis, à l’aube, j’entendis le fracas des galères contre les mâts, le claquement des voiles déchirées, et dans la lumière du soleil levant, j’aperçus Ulysse d’Ithaque, ce visage familier.

    Homère raconte que la colère des dieux fit errer Ulysse pendant des années, suite à des propos malheureux qu’il avait tenus durant la guerre de Troie. Il aurait défié les dieux, niant la fatalité.

    Encore une fois, la clique olympienne se ligue pour conspirer et s’opposer. Mais je me demande : et si Ulysse, après la boucherie de Troie, son adrénaline au plus haut, n’avait pas tout simplement cédé à sa propre curiosité, cette fois-ci masculine ?

    Ainsi, cher lecteur, nous voilà tous deux face à la même question, observée sous deux angles différents : la curiosité féminine, source de malheurs, et la curiosité masculine, moteur d’actes héroïques.

    Mais si l’on joignait ces deux curiosités en une seule ? On découvrirait peut-être que c’est là la seule vraie raison des complots divins. À croire que le divin, s’ennuyant, ne trouve d’amusement qu’à travers les jeux des mortels.

    16 septembre 2019

    Publié le 16 septembre 2019

    Il y a quelques années, une exposition magistrale se tient à Lyon, une rétrospective des frères peintres Bram et Geer Van Velde.

    Sur des voies parallèles, les deux frères ne se rejoignent qu’à la limite que propose la fratrie, à l’horizon de sa volonté de trouver des « points communs ». Il suit le parcours proposé par le musée des Beaux-Arts, sous la direction de la commissaire Sylvie Ramond et de l’historien d’art Rainer Michael Mason.

    À travers le cheminement des œuvres, il retrouve une sensation qui lui est chère, peut-être même le moteur invisible de la naissance de ces deux œuvres enfin réunies côte à côte : le déracinement.

    Hollandais d’origine, les deux frères entretiennent une relation étroite, marquée par l’exil et la distance avec leur pays natal. Cela lui permet de saisir quelque chose d’important : l’inconnu dans lequel ils se plongent, laissant derrière eux le cercle familier de leurs habitudes, de leurs repères, et de leur identité.

    Employés tous deux dans une entreprise de peinture et de décoration à La Haye, Bram et Geer suivent un cursus classique pour apprendre les techniques de peinture. Nous sommes entre les années 1915 et 1920.

    C’est grâce à un voyage en Allemagne, proposé par son patron, que Bram continue à développer sa culture artistique, dans un village où il côtoie de nombreux artistes. Ses inspirations viennent alors de Van Gogh, de Munch — à l’origine de l’expressionnisme — et d’Emil Nolde, qui lui apprend à placer la subjectivité au centre de toute représentation.

    Plus tard, Bram se rend à Paris, où il tâtonne en s’essayant à plusieurs genres, jusqu’à recevoir la « leçon de Matisse » et la « révélation » de ses couleurs, un peu comme un indien qui apprend son nom en passant à l’âge adulte. Mais c’est en Corse qu’il élabore véritablement son langage.

    Geer rejoint son frère à Paris et tente lui aussi de trouver son propre langage pictural en explorant divers genres, dont l’art naïf. Les deux frères commencent alors à exposer ensemble, inséparables.

    Dans les années 30, Bram s’installe à Majorque, où il restera jusqu’à la guerre d’Espagne. C’est là qu’il s’éloigne définitivement de la figuration tout en continuant à peindre ce qu’il voit, tel qu’il le voit. Il trouve alors les imbrications, les grandes plages, les recouvrements qui définiront son style pour toujours. Son langage pictural devient l’expression d’une peinture pure, un fait plastique authentique fondé sur une vision intériorisée du monde.

    Il lui semble important de raconter ce parcours, car il indique plusieurs choses essentielles à ses yeux.

    D’une part, il faut la faim, celle de peindre, celle de s’exprimer. Malheureusement, Bram ne connaît pas que cette faim artistique, mais aussi la vraie faim, celle qui tord les boyaux. D’autre part, il faut travailler sans relâche, multiplier les tentatives, échouer encore et encore, s’égarer pour mieux se trouver. Nul ne sait comment survient véritablement la révélation d’une palette de couleurs ou d’un langage formel, mais une chose est certaine : elle n’arrive pas par hasard. Il faut travailler énormément pour cela.

    Personne ne peut dire pourquoi certains artistes passent à la postérité. Pourquoi Bram devient-il plus « célèbre » que Geer, sans doute jugé trop conventionnel par les gardiens du temple de l’art ? Pourtant, les choses changent avec le temps : ceux qui étaient célèbres jadis peuvent tomber dans l’oubli, et vice versa, au gré des humeurs des politiques, des marchands, et surtout de l’air du temps.

    Loin de lui l’idée de jouer les critiques d’art à travers ces petits textes sur les peintres qui ont compté dans son parcours. Non, écrire lui permet avant tout de clarifier ses pensées, de les hiérarchiser, d’en comprendre l’importance, et peut-être, par ricochet, de les faire saisir à d’autres. Ce qui serait déjà un petit miracle en soi.

    Il reviendra sur la peinture de Bram Van Velde, car il est tard et il doit aller peindre. Et ce besoin soudain de s’éloigner du sujet lui fait comprendre combien ce peintre a été d’une importance capitale dans son parcours.

    11 septembre 2019

    Publié le 11 septembre 2019

    Reprise du texte en 2025. À relecture tout me paraît grandiloquent, pas faux complètement mais reconstruit naïvement. Je reviens donc en arrière pour réexaminer la scène et j’écris un tout autre texte.

    Je me souviens de cette journée où j’ai rendu visite à Thierry Lambert. Aujourd’hui, je vois clairement ce que je cherchais : moins à rencontrer un homme qu’à trouver un miroir qui me renvoie l’image d’un artiste.

    J’étais fatigué. J’avais enchaîné les ateliers pour enfants, le déjeuner rapide. J’arrivais avec l’espoir confus qu’un « grand » me reconnaisse, me donne une clé, ou simplement me regarde comme un égal.

    Sa maison était pleine d’œuvres. Des piles de toiles, des sculptures. Je me suis perdu dans les noms, les références. Je voulais tout retenir, prouver que j’étais digne de comprendre. Puis j’ai lâché prise — ou j’ai cru lâcher prise. En réalité, je jouais au disciple émerveillé. Je me suis mis à parler de chamanisme, d’art sacré, de transmission ancestrale. De Luis Hansa que j’avais connu lorsque j’habitais Paris. Des mots trop grands pour une simple rencontre.

    Je crois que j’avais peur que ce moment soit banal. Alors je l’ai enrobé de mystère. J’ai fait de Thierry un chamane, de sa maison une forêt, de sa collection un chemin initiatique.

    Nous avons bu du thé. Parlé peinture, marché de l’art, parcours. C’était concret, simple. Mais dans ma tête, je dramatise déjà. Je me voyais en train de vivre quelque chose d’important.

    Aujourd’hui, je sais ce qui était vrai : sa générosité, le partage d’un gâteau, la lumière dans la cuisine, les chats derrière la vitre. Le reste — le vocabulaire initiatique, l’insistance sur le caractère unique — était de la construction. Une tentative de me grandir par procuration.

    Parfois, on se raconte des histoires pour traverser le doute. Ce jour-là, j’avais besoin de croire que l’art était une voie sacrée, et moi, un pèlerin. J’avais besoin de Thierry comme guide.

    Je ne suis plus ce pèlerin. Je n’ai plus besoin de chamanes.

    10 septembre 2019

    Publié le 10 septembre 2019

    Quand Georges Bataille abandonne son père malade et handicapé à Reims pendant la guerre, il accomplit un acte qui nourrira toute son œuvre. On peut le traiter de salaud. Mais le jugement moral est une facilité qui éloigne du cœur des choses. Ce que cet abandon révèle, c’est que nous sommes parfois poussés par le futur — un futur encore invisible — à briser les trajectoires prévues. La loi, la morale, le bon goût : tout peut voler en éclats en un instant. Nous ne savons pas, sur le coup, d’où vient cette force qui modifie la formule chimique de nos cellules dans un éclair d’inadvertance. Il faut attendre des années, parfois une vie entière, pour que quelqu’un — nous-mêmes ou un exégète — commence à dénouer le fil des actes et de leurs conséquences.

    Sommes-nous responsables ? Oui, mais la conscience n’est qu’une partie du jeu. Il faut explorer la mémoire comme une jungle, sans s’attarder sur chaque détail, mais en aiguisant son regard à mesure qu’on découvre les sentiers. Les chamans, quand ils opèrent un nettoyage, commencent par la mémoire. En remontant à rebours, ils comprennent que l’histoire personnelle est peu de chose face aux forces qui nous traversent : éléments, cosmogonies, lumières et ombres qui luttent en nous. Notre mission, si mission il y a, est de fonder une harmonie — pas seulement un équilibre. L’équilibre, c’est un pas après l’autre, avec le risque permanent de chuter. L’harmonie, c’est un nouveau monde où les contraires ne s’annulent plus, mais chantent ensemble. Les grands voyageurs cherchent d’abord l’équilibre, puis se dirigent vers l’harmonie. D’autres encore marchent en somnambules. On ne peut que souhaiter qu’un rêve de chute les réveille — mais s’ils n’ont pas programmé ce rêve à l’avance, peu de chances qu’il survienne.

    7 septembre 2019

    Publié le 7 septembre 2019

    "Texte réécrit en 2025 à partir de carnets de 2019. Le temps a permis de nuancer certaines affirmations trop absolues, tout en conservant l’intuition première : la création exige de s’effacer."

    La jalousie est une difficulté. En peinture surtout, qui est mon domaine, ce sentiment m’est pénible. Quand je vois un talent que je n’ai pas, je préfère admirer. Mes engouements pour les œuvres vont et viennent comme les nuages. Et si parfois j’éprouve cette douleur, j’essaie de la chasser par l’admiration — moins coûteux en énergie, plus fécond en inspiration.

    Cette économie du cœur, je l’ai apprise en peinture. La technique ne suffit pas. Pour être le peintre que je veux être, il faut accepter que des flux nous traversent — inconnus et familiers à la fois — sans y faire obstacle. La célébrité, je m’en méfie : je ne veux pas être un nom sur une affiche, mais un moyen. Un moyen pour la vie de s’exprimer. Ma joie est totale quand, soudain, tous les obstacles que j’oppose — comme tout humain — à cette réalité s’effacent, et que la toile jaillit. Non par magie, mais par ce renoncement préalable qui ouvre la voie.

    À soixante ans, je reste un enfant devant ce miracle. Je peux glisser dans le narcissisme, bien sûr, mais je n’oublie jamais comment mes meilleurs tableaux sont nés. Ils sont nés de l’absence : absence de jalousie, d’orgueil, de fausse humilité. Ils sont nés quand je cessais d’être "quelqu’un" pour n’être qu’un passage.

    Quand j’entends des critiques méchantes sur d’autres artistes, j’écoute en silence. Ces critiques m’apprennent plus sur leurs auteurs que sur les œuvres. Critiquer, pour certains, est une façon d’exister. Je ne les blâme pas. La jalousie est une prison, et chacun construit la sienne — certains avec des murs de mots acérés.

    Parfois je pense à ceux qui ont peint dans les camps. À Zoran Mušič, à Emil Nolde. Eux savaient que la vraie prison n’est pas celle des barbelés, mais celle du cœur qui se compare, qui envie, qui possède. La création, quand elle vient, est une évasion perpétuelle. Il suffit de laisser passer le flux, et de n’être, humblement, qu’un moyen.

    1 septembre 2019-2

    Publié le 1er septembre 2019

    Depuis quelques jours, la lumière a changé. Au-dessus du Pilat, des nuages se forment et se défont, imprévisibles. Je roule dans la Twingo de mon épouse, vitre baissée. L’air frais entre à flots. Pas de radio. Juste le bruit du moteur qui peine dans les montées vers Saint-Julien-Molin-Molette. Les champs sont nus, la moisson faite. Seules ondulent, sur les bas-côtés, quelques herbes folles.

    C’est mon dernier jour. L’atelier m’attend, vide depuis une semaine. J’ai rangé les petites toiles, plié les emballages. Quand le couple est apparu sur le seuil, vers trois heures, j’ai vu tout de suite la différence : lui, droit, le regard calme ; elle, en retrait, presque transparente. Ils ont demandé s’il était trop tard.

    Je les ai laissés entrer, faisant mine de m’occuper. Le silence, dans la pièce, était épais. La plupart des visiteurs le percent d’un « c’est beau » poli et repartent. Lui, regardait. Il a mis longtemps avant de parler.

    Nous avons parlé de ce qui ne se voit pas. De la peinture comme passage, pas comme image. Je ne sais plus comment le mot « silence » est venu — ce que je cherche, peut-être, c’est de le partager.

    Ses yeux se sont mis à briller, d’un coup. « Ce que vous appelez le silence, c’est la vie et l’amour, en fait. » Il a marqué une pause. La voix plus basse : « Le véritable amour est sans émotion. Comme l’univers. Il répond, c’est tout. Peu importe la demande. »

    Nous sommes restés un moment sans rien dire. Le tableau entre nous — une toile sur le premier départ, la nigredo — semblait vibrer d’une autre fréquence.

    Avant de partir, il a demandé le prix. Nous avons échangé nos cartes. Une promesse de se revoir, quelque part, un jour.

    En redescendant, le ciel était toujours aussi changeant. Mon appareil photo était sur le siège à côté. J’avais repéré des angles, des lumières, ces derniers jours. Je l’ai laissé là. J’ai roulé lentement, les fenêtres ouvertes, pour garder en moi la couleur de l’air, la forme des nuages, le goût de cet été finissant, et cette parole qui résonnait encore : Le silence, c’est la vie et l’amour.

    11 juillet 2019

    Publié le 11 juillet 2019

    Tu as une matière vivante et simple : chaleur d’Avignon, fatigue de festivalier, rencontre avec une jeune femme qui tracte, promesse d’accolade, et, derrière, un vrai enjeu : la pièce te parle très directement de ton obsession de l’année, “devenir messie”, peinture engagée vs peinture du regard. Là, tu touches à quelque chose de vraiment intéressant : le théâtre qui vient te dire “non, tu n’es pas obligé d’être le prophète de quoi que ce soit

    Comme tous les ans, le Festival d’Avignon déborde de spectacles et, sous la chaleur écrasante, il devient parfois difficile de savoir si l’on cherche d’abord du théâtre ou une salle climatisée avec un fauteuil. Ce jour-là, j’étais plutôt dans la deuxième catégorie, vacancier fourbu qui aurait accepté n’importe quel programme pourvu qu’il y ait de l’ombre. Une jeune femme est venue nous aborder, tract à la main, pour nous parler d’« Un soir chez Renoir ». Elle avait ce mélange de timidité et de passion qui donne envie d’écouter ; elle a même promis une accolade tendre si nous venions. C’est sans doute ce détail, plus que le sujet, qui a fait pencher la balance. Nous sommes entrés, avons trouvé des sièges “pas pires ni meilleurs qu’ailleurs”, et le spectacle a commencé. Sur scène, ils sont encore jeunes, eux aussi : Degas habillé de sombre, un peu dandy ; Renoir un peu dépenaillé ; Monet sans le sou ; Berthe Morisot d’une élégance discrète — notre recruteuse du trottoir — ; Zola, barbe déjà solide, encore journaliste, et une jeune femme posant comme modèle. La question qui les occupe est simple et brûlante : faut-il continuer à courir le Salon officiel ou inventer une exposition en marge ? Au fil de la soirée, chacun défend sa vision de la peinture. Zola les harcèle presque : il veut faire d’eux des messagers, des porteurs de cause, des figures exemplaires. Il réclame du message clair, de la dénonciation, des tableaux qui sauvent le peuple. Renoir, Morisot et les autres résistent : ils parlent de lumière, de couleur, de l’instant qui passe, de ce qu’ils sentent dans leur corps devant un motif. Je me suis surpris à respirer un peu mieux en les entendant refuser cette camisole du “tableau-messie”. Toute l’année ou presque, j’avais charogné de mon côté à vouloir donner une mission à ma peinture, à coller du sens, de la thèse, sur chaque geste, comme si le simple fait de regarder et de peindre ne suffisait plus. Dans la pénombre de la salle, je voyais ces jeunes gens, promis à la postérité, batailler pour le droit de peindre simplement ce qu’ils voyaient, sans se transformer en prophètes. Ça venait me chercher très directement. Je ne vais pas déflorer les ressorts du spectacle, mais si vous aimez la peinture et que vous passez par Avignon, ce “soir chez Renoir” vaut le détour, ne serait-ce que pour entendre, sous les costumes et les répliques, cette vieille question toujours neuve : est-ce qu’un tableau a vraiment besoin d’autre chose que la lumière pour exister ?

    compression

    Avignon, chaleur écrasante, je cherche surtout une salle fraîche et un fauteuil. Une jeune femme nous aborde pour « Un soir chez Renoir », tract à la main, regard passionné, promesse d’une accolade si nous venons. On dit oui pour elle autant que pour la pièce. Dans la salle, Degas en sombre, Renoir un peu défait, Monet sans argent, Berthe Morisot discrète, Zola déjà barbu. La question tourne autour de la table : continuer à courir le Salon officiel ou monter leur propre exposition ? Zola pousse pour une peinture à message, des tableaux qui dénoncent, qui sauvent, des peintres en prophètes. Renoir, Morisot résistent : ils parlent de lumière, de couleurs, d’instant à saisir. Dans le noir, j’entends surtout ça : le refus d’être messie. Toute l’année, j’ai voulu donner une mission à ma peinture, coller du sens partout. Eux me rappellent qu’un tableau peut se contenter de regarder le monde et de le rendre, sans autre bannière que la lumière.

    6 mai 2019

    Publié le 6 mai 2019

    Après l’exposition au Prieuré de Salaise-sur-Sanne – les voûtes, la pierre fraîche, la lumière qui tombe juste, le public qui se déplace exprès – le calendrier m’emmène vers des lieux plus modestes : médiathèque de village, salle polyvalente repeinte à la va-vite, café associatif au fond d’une rue. Au même moment arrivent deux invitations de lieux prestigieux dans les environs, un salon réputé dans le sud, un mail d’une galerie parisienne. Sur la table, les courriers et les mails alignés formaient un joli tableau de “carrière”. Dedans, c’était autre chose : une inquiétude sourde, une sorte de trac qui n’avait rien à voir avec la surface des choses.

    En regardant ça de plus près, j’ai compris que c’était moi qui dressais la carte avec des lieux “haut” et des lieux “bas”. Les tableaux, eux, ne changent pas de nature quand on les décroche d’un prieuré pour les accrocher dans un café. Ce qui varie, ce sont les façons de se tenir devant : le public venu en costume pour un vernissage, celui qui tombe sur les toiles en allant chercher un livre ou un café, les conversations qui naissent ou pas. La “valeur” des œuvres est la même ; ce que le décor modifie, c’est la façon dont on la perçoit, la confiance qu’on lui accorde d’emblée.

    Longtemps, j’ai pensé que plus le cadre serait noble – murs blancs, volumes généreux, éclairage étudié, signalétique propre, accès simple – mieux mes toiles seraient servies. C’est en partie vrai : une lumière posée au bon endroit, un mur qui ne les écrase pas, ça aide réellement la rencontre. Mais les accrochages successifs m’ont obligé à déplacer la question. Si un tableau n’a pas sa propre lumière interne, on pourra le noyer sous tous les spots possibles, il restera plat. Si cette lumière existe, elle finit par percer, même sous des moyens du bord.

    Il m’est arrivé de le vérifier dans les deux sens. Dans certains très beaux lieux, on m’a imposé des éclairages tellement spectaculaires – projecteurs violents, couleurs changeantes – que le travail disparaissait sous l’effet de scène, et je n’avais aucun moyen d’y toucher. Ailleurs, dans un café associatif au bout d’une départementale, avec trois appliques bancales et un néon qui grésille, j’ai retrouvé exactement la sensation de la toile telle qu’elle m’était apparue dans l’atelier, comme si elle tenait sa place malgré le reste. D’un accrochage à l’autre, certaines œuvres se sont affaissées, d’autres ont résisté. Ce n’était pas la faute des salles : c’était un test de solidité que je n’avais pas prévu.

    À force, le lieu d’exposition a cessé d’être pour moi un simple décor ou un “étage” dans une carrière, pour devenir un partenaire de dialogue. Parfois il amplifie ce que j’ai fait, parfois il le atténue, parfois il laisse juste passer. Et cela ne coïncide pas toujours avec sa réputation. De là, une conséquence simple : si je commence à parler de “petite exposition”, je me piège. Chaque accrochage confronte les tableaux à une lumière, à un espace, à des yeux disponibles ce jour-là ; cela suffit à lui donner du poids. Quant à moi, je gagne un peu de liberté en laissant tomber l’idée de “grandes” expositions au sens hiérarchique. La seule grandeur qui m’importe, maintenant, c’est celle d’une toile qui tient debout, où qu’on la pose.

    22 avril 2019

    Publié le 22 avril 2019

    D’un côté, ce petit bonhomme debout devant la toile, les mains qui tremblent de colère et de peur, de l’autre, la surface blanche qui attend. Entre les deux, il n’y a pas un “projet”, il y a la mort. Tant que tu n’as pas vraiment compris que tu vas crever, tu peux jouer à peindre, tu peux faire de jolies choses, mais tu ne touches pas cette zone de folie tranquille qui met l’acte créatif en mouvement. On m’a vendu l’amour comme moteur, j’ai envie de dire que c’est du décor : ce qui pousse vraiment, c’est la trouille et l’obsession, la hantise de disparaître sans trace. Alors on se raconte que l’œuvre sauvera quelque chose, qu’elle survivra quand le corps ne sera plus là, qu’elle fera rempart au néant, ne serait-ce qu’en adoucissant un peu le goût amer de la certitude. On va même jusqu’à croire, certains jours, qu’on a fait le compte, que c’est suffisant, que le travail est “accompli” et qu’il ne reste plus qu’à attendre le coup de grâce en paix. Ça ne dure jamais longtemps. J’ai essayé une autre voie : vaincre la mort en la devançant, me réduire à néant avant qu’elle ne s’en charge. La vie a répondu sans discours, comme une eau qui remonte par les fissures : elle est revenue farouchement, sans demander mon avis, par des chemins très simples. Il suffit qu’un printemps approche pour sentir la queue se lever, la sève remonter d’on ne sait où, des entrailles profondes et noires, et l’espoir bête revient avec. Tu peux décider ce que tu veux, écrire toutes les résolutions, la vie s’accroche comme une ronce, dure et tendre à la fois. L’acceptation, je la vois désormais comme une petite pièce avant la vraie salle, une antichambre où il faut passer, d’où sont balayées en une fois un certain nombre d’illusions. On s’y regarde sans pitié quelques instants, puis on finit par saisir le fil de compassion qu’on tend à soi-même pour ne pas rester cloué au sol. Ce fil-là doit traverser le chas d’une aiguille pour que la vie continue plus calmement. Longtemps, je n’ai pas voulu de ce calme-là, que j’imaginais destructeur de forces. Je refusais aussi la docilité aux choses, même après plusieurs vies de couple usées par les passions et le quotidien. J’ai tout essayé pour esquiver le passage : renâcler, tricher, mentir, voler, trahir, partir loin. Ça finit toujours par te rattraper. À un moment, il faut traverser le chas ou se tirer une balle, et au-delà d’un certain âge, se prendre pour James Dean devient simplement grotesque, tellement romantique que ça en donne envie de rire, ou de pleurer de rire. Pendant qu’on fait ses comptes, derrière la cloison, quelque chose d’autre piaffe. C’est une joie qu’on ne justifie pas, qui frappe du sabot contre la paroi comme une jument en chaleur, flancs vibrants, impatiente de partir. Elle n’attend que le moment où le mur cédera, où quelqu’un aura enfin le courage de la monter pour un galop dans la steppe sous un ciel de presque été. La vie ressemble peut-être à cette voie étroite dont parle André Beuchat, ce passage dans la nuit entre deux murs de pierre, diagonale dans le paysage, fuite en avant sans objectif clair ni retour possible. On ne sait pas très bien d’où l’on part ni où l’on va, mais on entend, tout près, le souffle chaud de la bête qui attend qu’on ouvre la porte.

    illustration 656 La voie étroite André Beuchat

    14 avril 2019_2

    Publié le 14 avril 2019

    Est-ce vraiment nécessaire, pour vendre quelques toiles, de se fabriquer une légende d’artiste ? Tout le monde semble répondre oui, et c’est précisément là que je bloque. On sait comment ça fonctionne : on ne parle plus seulement de Picasso, de Dalí ou de Modigliani comme de peintres, mais comme de personnages, silhouettes répétées jusqu’à l’icône, entourées d’anecdotes polies par les livres, les catalogues, les marchands. Une enfance pauvre ici, un scandale là, une amante sacrifiée, un atelier mythique ; à force, l’œuvre devient une illustration de la légende, et non l’inverse. On appelle ça “storytelling” pour faire moderne, on colle le mot à tout : lessives, ONG, expositions. Il faut une histoire, un secret à dévoiler, une énigme à promettre, sinon le public ne resterait pas. YouTube regorge désormais de peintres qui racontent “leur parcours” avant de montrer la moindre couleur sur une toile. J’ai joué le jeu moi aussi. J’ai passé des heures à rédiger ma “bio”, mon récit d’artiste : l’enfance, la première fois que j’ai senti que le dessin comptait, les années d’école, les ateliers, les échecs, les crises diverses. Des pages et des pages pour essayer de mettre de l’ordre, de donner un sens après coup. Une fois le texte terminé, je l’ai relu plusieurs fois avec l’impression tenace de tenir surtout un roman arrangé. Qui suis-je pour prétendre détenir la vérité de ce qui s’est passé ? Il suffirait de demander à ceux qui m’ont connu pour obtenir des versions discordantes, parfois contradictoires. Ma “bio” mettait bout à bout des souvenirs triés, reliait entre eux des épisodes qui, sur le moment, n’avaient aucun lien. Elle fabriquait une cohérence qui, au fond, ne satisfaisait que moi. Publier ça sur un site, l’offrir comme “mon histoire”, m’a soudain paru une tricherie de plus. J’ai fermé le fichier, je l’ai rangé dans un dossier du disque dur et je n’y ai plus touché. Ce n’est ni par honte ni par fierté. C’est une fatigue plus sourde : celle d’avoir trop parlé de moi, trop détaillé, jusqu’à produire cette sensation de “faux propre” qu’on respire dans une laverie, quand le linge sent fort la lessive industrielle mais qu’on devine la crasse juste en dessous. L’expression “laver son linge en public” décrit assez bien ce que j’étais en train de faire, en me donnant en plus le beau rôle, celui du chevalier cabossé qui aurait traversé mille épreuves. À la vérité, je suis moins Don Quichotte que Sancho Panza : j’avance au pas, je grogne, je porte les bagages, et je me méfie des grands récits où l’on se sacre soi-même héros de sa vie. Aujourd’hui, si je devais me présenter, je n’aurais pas beaucoup mieux à offrir que des faits secs : une date de naissance sur un acte d’état civil, quelques diplômes, des actes notariés de mariages et de divorces, la liste de mes expositions, le nombre de tableaux sortis de l’atelier. Le reste, ce que j’ai ressenti, raté, espéré, les petites lâchetés et les rares moments de courage, je préfère les laisser infuser dans les toiles plutôt que les détailler dans un texte qui prétendrait tout expliquer. Peut-être qu’on y perd en “accroche” pour le chaland, peut-être que c’est une erreur dans un monde où l’on exige de chacun qu’il se raconte sans cesse ; mais je soupçonne que l’excès d’aveux finit par tuer la suggestion, et qu’un peu de silence autour d’une œuvre vaut mieux qu’une biographie fignolée qui prend toute la place.

    11 avril 2019

    Publié le 11 avril 2019

    En ce moment, deux choses reviennent obstinément quand je travaille : les Védas et les peintures aborigènes. Ça n’a rien de très exotique quand on enlève la couche de légende : ce sont d’abord des systèmes pour ne pas oublier. Dans un coin de la table, un volume des Védas traîne, pages annotées, sanskrit sur la colonne de gauche, traduction à droite ; sur l’écran, des reproductions de toiles d’Australie, constellations de points, pistes, silhouettes à peine esquissées. Les premiers textes ont été fixés des siècles avant notre ère, à l’entrée du Kali Yuga, comme si quelqu’un avait décidé qu’il fallait enfin écrire ce qui jusque-là passait seulement de bouche à oreille. Les chants, mis en forme, deviennent un mode d’emploi du monde où chacun, brahmane ou mendiant, trouve sa place et son morceau de phrase à retenir. De l’autre côté, les peintres aborigènes reprennent toujours les mêmes histoires d’ancêtres qui marchent, dorment, se battent, se métamorphosent, et les déposent en cercles, en lignes, en nappes de points. Les familles se répartissent les fragments du grand récit, chacune responsable d’un morceau de rêve à garder vivant. Dans un cas comme dans l’autre, il ne s’agit pas seulement de croyances, mais d’anti-sèches pour les vivants : un réseau de signes pour se rappeler d’où l’on vient, à qui l’on doit quoi, comment habiter un territoire visible et invisible à la fois. Le sanskrit lui-même est une langue fabriquée pour ça, taillée pour porter des sons précis, des formules qu’on doit pouvoir répéter sans les user. Les toiles, elles, sont faites pour être chantées autant que regardées ; celui qui peint sait qu’il devra, un jour, redire à voix haute ce qu’il a posé en points et en lignes. C’est cette fonction d’aide-mémoire qui me touche, bien plus que le folklore : l’idée qu’un dessin, un mot, une suite de sons puissent tenir lieu de nœud dans la trame, empêcher que tout se défasse trop vite. Je peins très loin de ces mondes-là, dans un coin de France où personne ne parle du Dreamtime, mais je sens confusément que mon affaire n’est pas si différente : revenir toujours aux mêmes formes, aux mêmes gestes, pour ne pas perdre le fil. Le français, lui aussi, porte des restes de cette vieille couture : sutra et suture ne sont pas si éloignés, et je n’ai aucun mal à voir dans “soutirer” une manière de tirer doucement sur un fil coincé dans le tissu. Soutirer au mystère juste de quoi avancer quelques pas, pas plus. Quand j’ouvre ces livres, quand je regarde ces peintures, je n’y cherche plus des réponses, encore moins une doctrine ; j’y reconnais surtout une obsession commune : laisser à ceux qui viennent après quelque chose comme un fil d’Ariane, une marque sur le bord du labyrinthe pour dire que d’autres sont passés par là avant nous.

    16 mars 2019_3

    Publié le 16 mars 2019

    On me demande souvent : « Vous voulez faire passer un message dans vos tableaux ? » Et à chaque fois, c’est le même petit vacillement dans la poitrine, comme si on me posait une question dans une langue que je connais mal. Je reste là une seconde, à osciller, oui non oui non, ralenti comme un métronome qui aurait perdu son tempo. Je souris, je botte en touche, je fais le clown — c’est pratique, le clown, ça évite de répondre trop vite. Mais la question m’a travaillé parce qu’elle en contient une autre : est-ce que l’art est censé être un messager ? Je ne crois pas. Quand j’entends “message”, j’entends “engagement”, et l’engagement, chez moi, a l’odeur des serments trop lourds et des slogans qui durcissent. Je n’ai pas envie de peindre pour convaincre, pour dénoncer, pour prêcher, ni pour porter au monde une découverte miraculeuse ; le monde continue sa route, avec ou sans mes tableaux. Alors non, je n’ai pas de message à délivrer. Ce que j’ai, c’est un chemin. Je peins pour me défaire de ce que le monde me jette sans arrêt, pas des choses elles-mêmes, mais de la façon dont je les tords en moi. Il suffit d’un bruit de rue que je prends pour une menace, d’un regard que j’interprète comme un jugement, d’une journée entière que je lis à contre-sens, et je sens la confusion se lever comme une poussière dans les poumons. À l’atelier, ça tombe. Je pose une toile, j’avance, je recule, je recommence, et peu à peu les lectures fausses se desserrent, les nœuds lâchent, le bruit devient bruit, le regard redevient regard. Ce n’est pas une morale, c’est une mise à nu. Si quelque chose sort de là, ce n’est pas un slogan : c’est une direction vers le silence, vers cette zone où l’on n’a plus besoin d’interpréter tout de travers pour tenir debout. Voilà ce que je peux “adresser”, si on veut : un geste pour revenir au réel sans l’empoigner. Le reste, qu’on y entende une alerte, une tendresse, un refus, ne m’appartient plus. Je peins d’abord pour que ça se taise en moi, et si quelqu’un reçoit quelque chose au passage, tant mieux, mais ce n’était pas le but.

    illustration Huile sur toile, pb 2019

    14 mars 2019

    Publié le 14 mars 2019

    Le galeriste que j’espère ne commence pas par compter. Il arrive, il se tient un instant devant les toiles, et je vois à sa façon de respirer qu’il a reçu quelque chose. Pas un verdict, pas un calcul, une secousse simple qui le déplace. Il ne regarde pas les murs, il regarde ce qui s’est passé là. Puis il lève les yeux vers moi comme si le travail l’avait poussé jusqu’à la source. Il tend la main, il serre franchement, il cherche moins un pedigree qu’une présence : qui a fait ça, avec quel corps, quel entêtement, quel prix. Je parle du travail avant de parler de moi, parce que je ne suis pas grand-chose d’autre que l’endroit par où il passe. Je dis la matière, l’heure, les reprises, les ratés, ce qui a résisté. Il propose un café. J’accepte. La tasse est chaude contre les paumes, le bruit de la cafetière retombe, et on boit sans se presser de remplir le silence. On s’observe juste assez pour sentir si l’on est en face d’un marchand pressé ou de quelqu’un qui, avant tout, a besoin d’aimer ce qu’il va défendre. Il y a des questions qui trahissent tout de suite : pas “combien ça vaut ?”, mais “qu’est-ce qui t’a obligé à la faire ?”, “où est-ce que ça t’a lâché ?”, “qu’est-ce que tu ne veux plus tricher là-dedans ?”. Je sais alors que je peux avancer. Quand la tasse est vide, il ouvre un carnet, pas pour aligner des acheteurs mais pour noter ce qu’il vient de comprendre. Et s’il est venu jusqu’ici, il se lève et dit simplement : “on va voir”. L’atelier est à deux pas, mais je sens mon ventre se contracter comme à une première rencontre. Si je l’aime bien, j’ai peur de faillir ; si je le sens froid, je suis capable de me transformer en guide bavard, en clown prudent. Là, je n’ai pas besoin. Il regarde lentement. Il s’approche, recule, recommence. Il pose une question précise sur une zone que moi-même je n’avais pas su nommer. Ça me désarme. Je parle alors sans numéro de charme, sans boniment : je dis ce que j’ai fait, ce que j’ai raté, ce que je poursuis, et il écoute comme on écoute quelque chose qu’on veut garder vivant. Je ne sais pas si ça fera une histoire longue ou une histoire brève, si ça finira en joie ou en eau de boudin. Je sais seulement que ce premier accord-là, même fragile, même provisoire, s’inscrit comme une origine. Quand ça tangue ensuite — parce que ça tangue toujours — je reviendrai à ce moment pour mesurer ce qui tient encore entre nous. Le reste, succès ou déception, entrera dans la peinture. C’est tout ce que je demande à ce galeriste-là : qu’il commence par aimer, et qu’on voie après, ensemble, jusqu’où ça peut aller.

    illustration Ambroise Vollard par Picasso

    06 mars 2019_2

    Publié le 6 mars 2019

    Si l’art doit devenir une priorité, il faut accepter un manque. La pauvreté, au sens le plus simple, y oblige : elle coupe les distractions, elle met l’essentiel à nu. C’est une ascèse souvent involontaire, mais elle a cet effet-là. Beaucoup d’artistes vendent peu non par posture, mais parce que ce qu’ils font ne se laisse pas avaler tout de suite ; et ceux qui les suivent vraiment ne sont pas toujours les mieux armés financièrement, plutôt ceux pour qui une œuvre compte plus qu’un confort. Le paradoxe, c’est que l’argent finit quand même par arriver — pas par amour, par faim. L’appât du gain récupère les œuvres, les rend visibles, les met sur la place. C’est sale et utile à la fois. Sale parce que ça domestique, utile parce que ça ouvre des passages. Alors le silence qu’une œuvre porte, ce noyau qui résiste au bruit du monde, circule malgré tout. C’est à ce silence-là que je fais crédit : non pas un apaisement vague, mais une force lente qui ronge l’effroi et l’aveuglement en nous, jusqu’à nous rendre un peu plus vivants.

    illustration Voyages ancestraux techniques mixtes pb 2019

    La sentinelle

    Publié le 18 février 2019

    Quand les oiseaux picorent, surtout les moineaux, il y a toujours un guetteur. Toute la troupe se jette sur les miettes, et un seul reste à l’écart, tête levée, corps un peu de biais, prêt à lancer l’alerte. Enfant je cherchais celui-là, je le repérais au bord du cercle, et mon cœur se serre encore devant cette intelligence muette : la scène ne tient que parce que quelqu’un renonce à manger pour surveiller. Je pense alors à nos villes, à la manière dont elles traitent leurs guetteurs forcés. On tolère à peine les sans-abri, puis on leur retire les lieux où un corps peut se poser : un banc découpé par une barre, un rebord planté de pointes, une bouche de métro où l’on a ajouté une grille la semaine suivante, un renfoncement muré, une avancée d’immeuble où l’on a vissé un plot. Ce n’est pas spectaculaire, c’est du bricolage froid, répété partout, jusqu’à rendre la misère mobile par obligation. La ville ne veut pas voir ce qu’elle fabrique en creux ; elle préfère que ça passe, que ça glisse, que ça n’ait pas d’adresse. Le guetteur humain tourne autour des vitrines comme le guetteur moineau tourne autour des miettes, mais ici il ne protège personne : il s’abstient d’exister pour que les autres n’aient pas à se souvenir qu’il existe. Je retrouve la même logique quand je regarde ce qu’on fait des artistes et des petits métiers. Les comédiens de spectacle vivant expulsés parce qu’un bail “ne rapporte plus”, les ateliers d’artisans qu’on déloge pour faire place à une banque, à un magasin de fringues, à une enseigne identique à toutes les autres, les bourgs rabotés jusqu’à devenir une suite de façades interchangeables : on nettoie ce qui dépasse. Et puis il y a l’autre versant, celui qui se dit protecteur. On vous accueille, on vous réside, on vous installe dans des lieux parfaits. J’ai vu un Bateau-Lavoir d’aujourd’hui : blanc, vaste, lumineux, le sol encore neuf, les murs sans une trace, si bien qu’on hésite à poser une toile contre eux. Le pinceau devient prudent dans cette propreté ; on parle, on reçoit, on fait tourner les tasses et les contacts, et la peinture reste au fond, comme si le lieu demandait d’abord d’être à la hauteur de sa vitrine. On tient l’artiste là où il ne dérange pas trop, on l’encadre, on le rend montrable. Mais on ne tient pas longtemps un vivant à l’intérieur d’une cage, même dorée. Il y aura toujours des moineaux qui guettent de travers et qui filent au moindre faux pas, des sans-abri qui préfèrent une clairière au quadrillage des trottoirs, et des artistes inconnus qui choisissent la paix, l’atelier sale, l’obstination lente, plutôt que les salons où l’on sourit avant de refermer doucement la porte.

    illustration Répétition en orange huile sur toile, pb 2019

    08/02/2019

    Publié le 8 février 2019

    Qu’est-ce qui sépare le peintre du dimanche de l’artiste ? Pas la main. J’en ai vu, des amateurs capables de poser une couleur juste, d’équilibrer une toile, d’attraper une lumière avec plus de netteté que certains peintres installés. Avec du travail, on peut tous faire un tableau qui tient debout. La séparation, si elle existe, se fait ailleurs, du côté de l’idée — et encore, pas l’idée comme médaille, pas l’idée comme slogan, mais l’idée comme besoin qui te travaille. Je dis ça, et pourtant je sais le danger de cette phrase, parce qu’il m’arrive de peindre des semaines sans idée véritable, en faisant du correct, du séduisant même, en avançant à l’habileté et à la culture, comme on avance à la rame sur un lac trop calme. J’ai connu ces moments où la toile s’améliore à vue d’œil, où les couleurs s’ajustent, où l’image “réussit”, et où, malgré tout, quelque chose en moi se retire ; je sens que je suis en train de produire un tableau possible, pas un tableau nécessaire. Je me vois alors, sans haine mais sans échappatoire, dans la figure du peintre du dimanche : pas parce qu’il manque de talent, mais parce qu’il travaille dans un espace où rien ne le mord. Et je comprends que la vraie différence ne se juge pas de l’extérieur ; elle se joue dans cette zone honteuse où l’on sait qu’on pourrait s’arrêter là, signer, être content, et où l’on choisit quand même de ne pas s’en contenter. Avoir une idée en peinture, en littérature, au cinéma, ce n’est pas une petite trouvaille quotidienne. C’est rare. Quand ça arrive, ce n’est pas un confort de plus, c’est une mise en demeure. Deleuze dit qu’une idée est un événement, une fête ; je le crois, mais je sais aussi que la fête a son revers : elle te désigne, elle t’oblige, elle t’arrache à tes façons tranquilles de faire. On peut passer des semaines à fabriquer du bon goût, à peindre comme on respire, et puis une idée tombe, et tout ce qui précédait paraît soudain être une préparation ou un évitement. Pourquoi une idée vient-elle à tel moment ? Kurosawa, explique Deleuze, se sent parent de Dostoïevski parce qu’ils partagent une obsession : l’agitation, le détour, cette manière de courir vers un but en le manquant. Dans L’Idiot, un homme part voir une cousine mourante et ne cesse de dévier, comme si une urgence plus obscure tirait son pas à chaque carrefour ; ce qui travaille le roman, ce n’est pas la mort au bout du chemin, c’est la question qui ronge le trajet : et s’il y avait plus urgent que la mort, qu’est-ce que ce serait ? Je connais ce mouvement dans l’atelier. Je commence une toile avec un but clair, presque banal : finir, tenir la forme, fermer. Très vite, une inquiétude arrive, d’abord fine, puis impossible à ignorer. Est-ce que je suis en train de finir pour finir ? Est-ce que je ferme parce que j’ai peur d’ouvrir ce que l’image réclame ? Je vais chercher une couleur, je reviens avec une autre, j’ajoute, j’enlève, je tourne autour de la toile comme autour d’une question qui s’est déplacée. Certains jours, je sens que je bifurque pour des raisons lâches : éviter la vraie décision, retarder l’endroit où l’idée me demande son prix. D’autres jours, la bifurcation est l’idée elle-même, son trajet propre, sa manière de me forcer à déplacer le tableau vers une nécessité que je n’avais pas prévue. C’est là que je mesure ce que vaut une idée : non pas quand elle me rassure, mais quand elle me met mal à l’aise, quand elle rompt mon petit régime de peintre compétent. Ce n’est pas réservé aux artistes : chacun vit avec une idée, une crainte, une promesse, une image de soi qui pousse en sous-main nos journées, et chacun trouve mille ruses pour s’en échapper. L’artiste véritable n’est pas celui qui a plus de talent ; c’est celui qui revient obstinément à son idée, qui accepte de vérifier si elle vient bien de son besoin à lui ou si elle n’est qu’un emprunt élégant, une imitation bien portée. Une idée authentique répond à un manque réel, à une pression qui ne te laisse pas en paix. Tant que ce manque n’est pas là, on peut peindre juste, écrire propre, filmer bien : on reste dans l’ornement, dans l’exercice réussi. Dès qu’il est là, la question “à quoi bon ?” cesse d’être un mot d’esprit ; elle devient une nécessité qui ne te lâche pas, et qui te fait parfois détester ce que tu faisais la veille. Un concept ne se trouve pas tout fait ; il se fabrique comme une chose de l’atelier, avec des reprises, des ratages, des entailles, et surtout avec l’acceptation de ne pas se payer de mots. Quand il naît d’un besoin impérieux, il cesse d’être une décoration intellectuelle et devient une ligne qui t’oblige à marcher dessus. On raconte que la petite-fille de Picasso s’est vue refuser l’entrée de la maison de son grand-père : ordre du majordome, ne pas déranger. On peut condamner l’homme, et on aurait raison sur l’homme. Mais on ne comprend rien à l’œuvre si on oublie ceci : Picasso ne protégeait pas son confort, il protégeait quelque chose de plus sommaire et plus dur, un besoin qui le tenait comme une faim. Ce besoin n’excuse rien ; il explique une force de travail et une obstination qui n’étaient pas des vertus morales mais une condition de survie intérieure. C’est ça, au fond, la différence que je cherche : l’amateur peint dans les interstices de la vie, et parfois l’artiste aussi s’y réfugie quand il fatigue, quand il a peur. Mais l’artiste ne peut pas y rester. S’il reste, il le sait. Et quand l’idée arrive — quand elle arrive vraiment — il n’a plus d’interstice où se cacher, parce que sans elle, la vie redevient impraticable.

    illustration huile sur toile pb 2019

    2 février 2019

    Publié le 2 février 2019

    Pourquoi montrer son travail. C’est souvent l’ambiguïté du métier de peintre, d’artiste en général. Nous avons un statut d’entrepreneur mais nous avons du mal à nous considérer totalement comme tel. J’ai trouvé peu de vidéos Youtube qui traitent vraiment de cette difficulté. Ou alors elles sont toujours orientées pour proposer des formations parfois coûteuses. Aussi je suis allé voir du côté des véritables entrepreneurs, ceux qui ne se cachent pas de l’être. Cela m’a mené aux techniques de marketing, à l’idée d’une persona, à la liste de mail incontournable qu’il faut de toute urgence mettre en place, à tout un tas de techniques chronophages comme par exemple l’étude des statistiques, des « ROI », etc. etc.

    Les vrais entrepreneurs, j’ai compris, plongent les mains dans le cambouis des besoins. Une foule, pour eux, est une carte en relief : creux, démangeaison, point sensible. Ils calent un produit dans la faille, puis oublient l’objet pour ne plus travailler que l’espace qu’il va occuper derrière le front des passants. Dans un monde saturé, ce qui fait tenir une affaire, ce n’est pas l’inédit. C’est la vitesse à laquelle l’objet se transforme en manque, puis en rituel, puis en membre fantôme du corps.

    Je ne méprise pas cette mécanique. Elle est limpide. L’artiste, lui, trébuche sur l’erreur symétrique. Il est persuadé que la valeur d’une toile se mesure à la sueur versée, aux heures plantées devant le châssis, au poids des reprises. J’ai vécu avec cette croyance comme avec une religion discrète. J’avais établi une hiérarchie secrète : la toile bâclée en une matinée valait moins que celle qui m’avait épuisé pendant des semaines. La lenteur était une preuve. La rapidité, une fraude. Ce système était confortable : il me permettait de fixer un prix en tournant autour de mon propre nombril, en évaluant ce que la toile faisait vibrer en moi, son importance dans mon petit théâtre intime, sans jamais me demander ce qu’elle déclenchait chez un inconnu.

    Des mois durant, j’ai tournicoté autour des chiffres comme autour d’un feu interdit. J’additionnais les efforts, je comptabilisais ma fatigue, j’oubliais l’évidence : un acheteur n’achète pas une crampe. Il achète ce qui le touche. Ce qui lui manquait sans qu’il le sache.

    La révélation est venue un soir d’accrochage, dans une salle des fêtes aux néons blêmes, silence de prétoire. Mes toiles alignées comme des prévenus. J’attendais, jouant l’indifférence, guettant les réactions en coin. Un couple s’est arrêté devant une toile que je tenais pour mineure, un écart à mes yeux, presque un péché véniel. La femme a laissé filer un « ah… » nu, sans admiration ni politesse. Le « ah… » de quelque chose qui vient remuer une ancienne douleur. Elle a murmuré : « On dirait chez mon père, quand on rentrait le soir. » Je suis resté sans voix. Heureux que ça touche. Vexé que ce ne soit pas la toile sacrée, celle qui, dans mon roman intérieur, devait remporter les suffrages. Ce soir-là, quelque chose en moi a cédé.

    Je sais maintenant qu’on ne vit pas d’art en traitant le désir des autres comme quantité négligeable. Il faut du pragmatisme, mais pas celui du flatteur. Le piège, je le connais, je m’y laisse parfois prendre : un matin terne, un café tiédi, je défile Instagram pour « voir ce qui se fait ». En dix minutes, mon album est plein de captures d’écran : une palette par ici, un motif par là. Je me persuade que c’est de l’inspiration. Je sais que c’est du pillage confortable. Cela supprime la peur. Cela donne l’illusion du travail en évitant soigneusement la zone où l’idée commence à coûter. Je ferme l’application comme on referme une armoire à pharmacie, avec un serrement de conscience. Aller piller dehors par peur de ce qu’on trouverait dedans, voilà la tentation la plus facile à se pardonner.

    Alors j’essaie l’inverse. Je cherche ce qui peut toucher, oui, mais je ne le demande plus aux réseaux. Je plonge dans ce qui résiste en moi depuis des années, dans mes fixations sans gloire, dans les images qui remontent aux heures de doute. Je ne poursuis plus l’originalité comme un drapeau, ni la beauté comme une promesse. Je cherche simplement l’accord le plus exact avec ces fantômes, en misant qu’ils effleurent quelque chose de plus large dans l’air du temps, même sans nom.

    Ce pari peut échouer. Il y aura des salles désertes, des regards qui glissent, des toiles sans écho. L’envie de plaire, d’être compris sur-le-champ, me prend parfois à la gorge. Mais si je déforme mon travail pour attraper ce « oui », je n’obtiens qu’un réconfort de surface.

    Ce que j’attends est plus furtif : qu’une toile, parfois, s’arrache à moi et cesse d’être mon reflet. Qu’elle devienne un territoire où quelqu’un entre sans passeport.

    Quand j’y pense, je revois la femme de l’accrochage : sa main à plat sur son manteau, comme pour se retenir, son regard immobile, ses lèvres entrouvertes. Moi, dans son dos, avec de la peinture sèche sous l’ongle du pouce, une tache bleue indélébile. Entre sa phrase et cette salissure, il y a eu un éclair où j’ai compris que le tableau ne m’appartenait plus.

    C’est à cet éclair que je me raccroche.

    L’émotion en France : entre exposition et exhibition

    Publié le 16 janvier 2019

    En anglais, “exhibition” veut dire exposition ; en français, le mot regarde de travers celui qui déborde. Cette différence suffit à dire notre malaise : un peintre peut s’exposer, mais s’il s’exhibe il passe pour suspect, ou pour grotesque, et le grotesque, ici, sert de paratonnerre à l’émotion. On rit pour ne pas recevoir ce qui arrive. J’ai grandi avec ce réflexe autour de moi, mais je ne l’ai jamais porté très bien. Il y a en moi un pli d’origine, une façon de ne pas tenir la bride quand ça monte. Je ne pleure pas “pour faire pleurer”. Je pleure parce que quelque chose déborde et qu’il n’y a pas de raison de le tenir au fond de la gorge. Plus je vieillis, plus ça vient vite : une phrase entendue, une photo, un ciel d’hiver soudain lavé, et ça remonte. Et je sais à quel moment la peur apparaît : pas la peur qu’on me trouve ridicule, ça je m’en arrange ; la peur qu’on me voie vrai, nu, pris en flagrant délit de vulnérabilité. C’est là que la bienséance française est la plus cruelle : elle ne t’interdit pas de sentir, elle t’interdit de le montrer. Elle te demande de placer un rideau entre toi et les autres, d’être poli même avec ta propre tristesse ou ta joie. Ce soir je ne mets pas le rideau. Je pleure et je l’écris. Je m’expose et je m’exhibe en même temps, et tant pis si ça gêne. Je pleure parce que cette vie est plus belle qu’on ne le voit quand on court dedans, je pleure pour les amis perdus sur la route, je pleure parce qu’aujourd’hui la lumière a été limpide, presque insolente au cœur de l’hiver, et que cette insolence-là m’a touché comme un rappel : on est encore là, et c’est déjà beaucoup.

    illustration Photographie noir et blanc, Dominique Kret, 1989

    Pourquoi le désordre revient toujours : une leçon de Bateson au Luxembourg

    Publié le 13 janvier 2019

    Quand sa fille demande à Gregory Bateson : « Papa, c’est quoi l’ordre ? », il répond qu’on a chacun le sien, mais que ça ne change rien au fait simple : les choses ont plus de chances de se mettre en désordre qu’en ordre. Cette phrase me revient au Luxembourg. Je passais là des journées entières, vides au bon sens du mot. Je tirais une chaise de fer jusqu’au bassin central. La peinture verte s’écaillait sous les doigts ; le métal était chaud au soleil, puis froid dès que l’ombre tournait. J’écoutais sans choisir : les cris des enfants, le roulement des poussettes sur le gravier, le jet d’eau qui insistait au milieu comme une respiration régulière. À force, je m’endormais. Et dans ce demi-sommeil une autre musique apparaissait, faite de tout ça ensemble, mais tenue, unifiée, comme si le parc avait une phrase à lui. Sur l’eau, les restes de la journée dérivaient : brindilles, papiers de bonbon, bouts de bâtons de glace, un pétale, une capsule de plastique. Ils se rapprochaient, se poussaient, finissaient par se coller par familles imprévues. J’aimais cette petite géométrie lente. J’y cherchais sans doute un ordre, mais pas celui du ciel : un ordre à hauteur d’homme, le mien, fabriqué par la manière même dont je regarde et dont je range ce que je vois. Il suffit parfois de nommer les choses pour qu’elles se mettent à tenir ensemble. J’ai toujours eu cette impression : une intuition de départ qui appelle une réalité, non pas magique, mais presque fatalement produite par l’attention. J’ai vécu longtemps dans le désordre, pour le laisser travailler sur moi. Le laisser m’exposer, m’obliger à le traverser. Vivre dans le désordre est une compétence rude : on apprend à marcher au milieu des empilements, des retards, des principes qui traînent, des « il faut » qui encombrent autant que les objets. Quand je me suis pris, certains jours, pour un petit démiurge domestique et que je me suis mis à ranger à la chaîne, je n’ai pas trouvé de paix : j’ai trouvé une autre confusion, plus sèche, plus morale, celle qui croit sauver la vie en alignant des choses. Créer de l’ordre, au fond, c’est facile. Cela ressemble même à une solution. J’ai rangé mon atelier récemment parce que j’y reçois des élèves : j’ai passé un chiffon sur les tables, fait des piles, dégagé les sols, pour ne pas avoir l’air trop “cochon”. L’ordre rend d’abord présentable, et c’est déjà beaucoup dans une économie d’apparences. Une habitude, dit-on, se fixe en trente jours ; on y met de la régularité, et très vite on y tient. Mais dès qu’on tourne la tête, le désordre recommence son travail tranquille, comme la poussière, comme la végétation. Il n’a pas besoin de nous, alors que l’ordre, lui, dépend de notre regard, de nos catégories, de notre fatigue aussi. Parfois je me dis que c’est peut-être ça, la vérité nue : ordre et désordre ne sont pas des ennemis dans les choses, mais deux complices dans notre esprit, deux façons nécessaires de continuer à croire à une réalité stable.

    illustration Photographie noir et blanc pb 1985

    10 décembre 2018

    Publié le 10 décembre 2018

    Parmi la toile, le pinceau, la peinture et le peintre, quel élément incarne le mieux ce cheval sauvage qu’il faut apprivoiser pour le monter et le guider ? Faut-il l’épuiser ou, au contraire, le juguler ?

    Cette question éclaire la pulsion - ces forces profondes que la famille, l’école, la religion, puis l’entreprise et le gouvernement tentent de canaliser pour préserver le vivre-ensemble. Un processus visant à éviter les conflits violents et assurer la pérennité de l’espèce, comme des modèles économiques et politiques.

    Pourtant, l’histoire révèle les failles de cette approche. Les sociétés tendent à marginaliser les phénomènes périphériques gênants - hier les forgerons chassés des villages, les druides persécutés, les sorcières pourchassées.

    Le premier niveau d’évolution, personnel ou collectif, réside dans cette gestion des pulsions pour maintenir un équilibre écologique global. L’opposition entre "épuiser" et "juguler" prend ici tout son sens, utilisant la stratégie des vases communicants pour créer des zones d’expression variées, espérant une coexistence pacifique.

    Mais remettre en question ces systèmes mène souvent à l’exclusion. Lorsque pratiques et individus marginalisés deviennent majoritaires, c’est le signe de l’échec des institutions traditionnelles - l’annonce potentielle de la fin d’un monde.

    Revenons à notre métaphore du cheval et de la pulsion. Le conditionnement apparaît comme le moyen de gérer ces réactions anarchiques. Dans le dressage équestre, qu’il soit par renforcement positif ou négatif, il reflète davantage la perspective du dresseur que celle du cheval, qui ne perçoit que confort ou inconfort.

    Pourtant, les chevaux savent lire le langage corporel de leur dresseur. Cette sensibilité dépasse les commandes explicites, tout comme le public perçoit les contradictions dans le discours des leaders - révélant les limites du conditionnement.

    En peinture, après avoir traversé les conditionnements académiques et confronté les réalités du marché, l’artiste arrive à ce carrefour : suivre sa voie ou se conformer aux attentes. Ce moment décisif peut faire naître une pulsion créative renouvelée, invitant à écouter les voix intérieures et extérieures, fusionnant enfin les inspirations de la terre et du ciel sur la toile.

    9 décembre_2 2018

    Publié le 9 décembre 2018

    J’aime parfois m’arrêter sur un mot de notre langue. Aujourd’hui, « admirer » a mis son clignotant et se gare non loin de chez moi ; j’en profite. Superbe carrosserie, un peu désuète - car désormais on « kiffe » plus qu’on n’admire. Alors, admirer va-t-il disparaître, emporté par le corbillard d’une soi-disant « modernité » ? L’extinction d’un mot est toujours triste, mais elle correspond à de nouveaux usages. « The times are changing », comme dirait Bob... Je ne me souviens d’aucune femme m’ayant dit « Comme je t’admire » sans ironie. Mes amis le pensent peut-être, mais ne le diront jamais - et c’est tant mieux, car être admiré est aussi gênant qu’une eau de toilette qui laisse une trace olfactive désagréable. Le dictionnaire parle de considération enthousiaste, d’émerveillement. L’admiration relève plus de l’émotion que du « ciboulot ». On l’éprouve, comme on éprouve de l’enthousiasme. Ce sentiment me revient en écoutant ma playlist YouTube : ces jeunes de moins de 30 ans, armés d’un pragmatisme et d’une créativité redoutables, qui cherchent à me vendre des formations. J’achèterais presque, si je n’étais aussi dubitatif quant au bénéfice réel. Pourtant, je suis tenté - tellement c’est bien amené chez certains. Il y a là un art de la persuasion qui, pour sembler inné, a été énormément travaillé. Eux connaissent la valeur du mot « admirer » ; ils en ont fait leur carburant. Ils ont puisé chez leurs aînés des stratagèmes absents des écoles de commerce, même les plus prestigieuses. L’art de vendre ne s’apprend pas en classe - ces jeunes loups du digital savent que c’est l’échec qui forme véritablement. Certains flirtent avec le génie quand, ayant compris les faiblesses humaines, ils réduisent leur cercle de clients pour en extraire la substantifique moelle : la durée, la fidélité. À les écouter, on jurerait des amis - et les vrais amis, comme on sait, ne se comptent que sur les doigts d’une main. De la rigueur, ils n’en manquent pas, ni de toupet. Cette nouvelle manière de vendre ? Devenir ami avec son client. Lui offrir du contenu - et ça, le contenu bien propre, n’a pas de prix. Rappelons-nous que l’enthousiasme était considéré par les Anciens comme un délire sacré, inspiré par le divin... Alors, tout bien considéré, ne lâchons rien, comme il est dit dans « Top Chef ». Je ne peux m’empêcher d’éprouver de l’enthousiasme, donc de l’admiration, alors que je ne « kiffe » que du bout des lèvres. Car le contenu, j’en produis moi-même en ce moment, peut-être trop. Et si le contenu peut en cacher un autre, tant pis pour vous, je vous aurai averti. Pour conclure : on peut admirer sans aimer, et aimer sans admirer, c’est certain. Le véritable amour, après tout, ça ne nous regarde pas. Comme dirait Céline, des caniches et des étoiles, « on kiffe ».

    Aucun article associé à ce mot-clé.