Il y a d’abord cette image : Vladimir Poutine face à Tucker Carlson, dans ce bureau du Kremlin où l’on voit des drapeaux ornés de griffons, évoquant avec une précision troublante la Horde d’or, cet empire mongol du XIIIe siècle qui domina les steppes russes. L’entretien date de février 2024. Poutine parle d’histoire avec cette assurance particulière des hommes de pouvoir qui réécrivent le passé pour justifier le présent. Derrière lui, les symboles héraldiques scintillent sous les projecteurs. Cette scène, apparemment anodine, révèle quelque chose d’essentiel sur notre époque : comment les mythes alternatifs deviennent des armes géopolitiques. Car tandis que le président russe mobilise les références historiques devant les caméras américaines, dans les algorithmes de TikTok et les forums de Reddit, une autre version de cette histoire s’écrit. Elle s’appelle la Grande Tartarie, et elle obsède des millions d’internautes convaincus qu’un empire mondial a été effacé de nos mémoires. Sur TikTok, le hashtag #tartaria cumule trois cents millions de vues. Sur Reddit, quarante-trois mille membres scrutent chaque détail architectural, chaque anomalie urbaine, pour reconstituer les traces de cette civilisation supposée disparue.
J’ai voulu comprendre comment nous en étions arrivés là. Comment une théorie du complot née dans les cercles nationalistes russes des années 1980 était devenue l’un des mythes les plus fertiles de notre époque numérique. Et surtout, ce que cette fascination révélait de nous-mêmes, de nos angoisses face à la modernité, de notre soif d’architectures vivantes et de technologies harmonieuses. L’histoire commence dans la Russie post-soviétique, dans le bureau d’Anatoly Fomenko. C’est un mathématicien respecté de l’université de Moscou, spécialiste de géométrie différentielle. Mais dans les années 1980, Fomenko développe une obsession qui va changer sa vie : l’idée que l’histoire conventionnelle est une vaste mystification. Il baptise sa théorie "Nouvelle Chronologie". Selon lui, les événements attribués à l’Antiquité grecque, romaine ou égyptienne se seraient en réalité déroulés au Moyen Âge, mille ans plus tard que ce qu’enseignent les manuels.
Cette réécriture radicale trouve un terreau dans l’effondrement soviétique. Après 1991, une partie de la société russe cherche de nouveaux récits identitaires. La mythologie communiste s’est effondrée avec le Mur de Berlin. Que reste-t-il pour nourrir la fierté nationale ? Fomenko propose une alternative séduisante : faire de la Russie l’héritière directe d’un empire eurasiatique grandiose, la "Grande Tartarie", délibérément occultée par l’Occident jaloux.
Nikolai Levashov enrichit cette matrice d’éléments occultistes. Dans ses écrits, la Tartarie devient une civilisation de surhommes aux capacités technologiques prodigieuses, anéantie par des forces obscures. Ces théories trouvent un public en Russie, où elles répondent à un besoin de grandeur blessée. Mais c’est avec internet que tout change.
Vers 2016, les théories tartariennes migrent vers les plateformes anglophones. Le processus fascine : en se détachant de leur matrice nationaliste russe, elles subissent une mutation créative remarquable. Les nouveaux adeptes, majoritairement occidentaux, réinterprètent librement le mythe selon leurs propres obsessions.
J’observe ce phénomène depuis mes écrans. Sur YouTube, des chaînes spécialisées accumulent des centaines de milliers d’abonnés en proposant des "enquêtes" sur l’architecture tartarienne. Les algorithmes amplifient tout. Une vidéo de trente secondes suffit à transformer la perception d’un monument familier : le Palais de Justice de New York devient soudain un mystérieux vestige tartarien, ses fenêtres partiellement enterrées la "preuve" d’un déluge de boue historique.
Cette esthétique du fragment, caractéristique des réseaux sociaux, favorise une approche impressionniste où l’accumulation d’indices visuels remplace l’analyse rationnelle. Contrairement aux théories du complot centralisées, la Tartarie moderne fonctionne comme un récit ouvert où chacun peut apporter sa contribution. Cette dimension collaborative transforme la consommation passive en engagement actif. Face à cette déferlante, la réponse académique ne se fait pas attendre. La Société géographique russe elle-même démonte méthodiquement les affirmations tartariennes. Elle rappelle que la "Tartarie" des cartes anciennes n’était qu’une désignation géographique européenne pour les vastes steppes eurasiatiques. Jamais cette région n’a constitué un empire unifié.
L’examen des sources cartographiques confirme cette réalité. Les cartes d’Abraham Ortelius du XVIe siècle, souvent citées comme "preuves", révèlent en fait l’état rudimentaire des connaissances géographiques européennes. Les vastes espaces marqués "Tartaria" correspondent aux zones mal connues où erraient les peuples nomades. Loin de désigner un royaume structuré, ces appellations traduisent l’ignorance européenne sur les confins orientaux.
L’analyse architecturale démonte tout aussi efficacement les prétentions tartariennes. La cathédrale Saint-Isaac de Saint-Pétersbourg, souvent citée comme impossible à construire avec les techniques de l’époque, illustre parfaitement les capacités de l’ingénierie russe du XIXe siècle. Le fameux "déluge de boue", censé expliquer l’enfouissement des bâtiments, trouve des explications prosaïques dans l’évolution urbaine normale.
Pourtant, cette déconstruction scientifique peine à endiguer l’attrait du mythe. Car les adeptes ne fonctionnent pas selon une logique de validation empirique. Ils développent ce que l’on pourrait appeler une poétique de l’erreur, où la beauté du récit prime sur sa véracité. Cette résistance révèle la véritable nature du phénomène : la Tartarie moderne relève de la mythologie, pas de l’histoire. Elle active des archétypes profondément ancrés dans l’imaginaire humain. L’âge d’or perdu, la catastrophe purificatrice, la sagesse oubliée, les géants civilisateurs : tous ces motifs traversent les cultures, du mythe de l’Atlantide aux légendes arthuriennes. La théorie tartarienne les réactualise dans un contexte technologique contemporain.
Elle propose une version moderne du paradis perdu, où la technologie libère au lieu d’aliéner, où l’architecture unit au lieu de cloisonner, où l’énergie guérit au lieu de polluer. Dans un monde confronté à la crise écologique, le fantasme d’une "énergie libre" tartarienne offre un exutoire compensatoire. L’analyse psychosociologique révèle d’autres ressorts. Zach Mortice, architecte et journaliste, identifie dans la passion tartarienne une forme de rejet du modernisme architectural. Les adeptes privilégient systématiquement les styles ornementés au détriment de l’architecture moderne, jugée déshumanisante. Cette esthétique révèle une nostalgie pour un monde où beauté et fonctionnalité n’étaient pas dissociées. Au-delà de ses aspects conspirationnistes, le phénomène fonctionne comme un révélateur des angoisses contemporaines. Sa popularité coïncide avec une crise de confiance généralisée envers les institutions. Proposer une "histoire alternative" répond à un besoin psychologique : reprendre le contrôle sur un récit collectif perçu comme imposé.
Cette dimension politique ne doit pas être sous-estimée. Quand Poutine évoque la Horde d’or face à Tucker Carlson, avec cette mise en scène soigneusement orchestrée des symboles, il mobilise exactement cette même matrice narrative. Certains contenus réinterprètent l’invasion de l’Ukraine comme une "reconquête" de territoires tartariens légitimes. Cette instrumentalisation illustre les dangers de toute réécriture pseudohistorique.
Mais l’analyse ne peut s’arrêter aux dimensions problématiques. Car la Tartarie moderne génère une créativité artistique remarquable. Elle inspire une nouvelle grammaire visuelle qui influence l’art contemporain, le design de jeux vidéo, l’architecture spéculative. Cette esthétique "tartaro-steampunk" mélange les codes rétrofuturistes avec un mysticisme technologique inédit.
Les artistes s’approprient cet univers pour explorer des questions contemporaines pressantes. Comment imaginer des technologies soutenables ? Peut-on concevoir des architectures qui soignent ? Le fantasme tartarien, avec ses machines éthériques et ses cités énergétiques, offre un terrain d’expérimentation. Cette fertilité créative s’observe dans l’univers du jeu vidéo, où plusieurs studios développent des projets inspirés de l’esthétique tartarienne. Ces œuvres permettent d’explorer concrètement les implications de technologies alternatives, de tester des modèles sociaux utopiques. Le medium ludique transforme la spéculation pseudohistorique en laboratoire prospectif.
L’architecture expérimentale s’empare de ces codes visuels. Des projets conceptuels intègrent des éléments "tartariens" - dômes énergétiques, ornementations fonctionnelles - pour proposer des alternatives à l’architecture industrielle. Ces explorations enrichissent le vocabulaire architectural contemporain. Le mouvement artistique du "New Weird" trouve dans l’univers tartarien une source d’inspiration riche. Les paysages impossibles de la théorie - montagnes-arbres, canyons-racines, mesas-souches - offrent un répertoire d’images surréalistes qui questionnent notre perception géologique.
Cette appropriation créative révèle une fonction inattendue : le mythe sert de "boîte à outils" imaginaire pour penser autrement notre rapport au monde. Ses technologies fantastiques stimulent la réflexion sur les énergies renouvelables, ses architectures organiques inspirent l’éco-construction.
L’analyse du phénomène révèle finalement moins sur un empire fantasmatique que sur nous-mêmes. Ce "rêve éveillé collectif" fonctionne comme un test projectif où s’expriment nos frustrations et nos espoirs. D’abord, il révèle notre nostalgie d’un monde où technologie et harmonie n’étaient pas antinomiques. Face aux dégâts de l’industrialisation, le fantasme d’une "énergie libre" exprime notre soif de solutions non destructrices. Cette utopie technologique pointe vers un besoin réel : réconcilier progrès technique et respect environnemental.
La passion pour l’architecture tartarienne traduit notre malaise face à la standardisation urbaine. L’éloge des styles ornementés révèle une aspiration à la beauté architecturale, trop souvent sacrifiée aux impératifs économiques.
Plus profondément, le succès du mythe signale une crise du récit collectif occidental. Dans une époque de fragmentation culturelle, proposer une "histoire alternative" répond à un besoin anthropologique : donner du sens à l’expérience commune.
La dimension géopolitique illustre les enjeux contemporains du "soft power" narratif. Dans un monde multipolaire, la capacité à proposer des récits alternatifs devient un instrument de puissance. La diffusion des théories tartariennes participe d’une stratégie de déstabilisation des consensus occidentaux. L’étude révèle l’urgence d’une éducation critique adaptée à l’ère numérique. Les mécanismes algorithmiques, la viralité des contenus visuels créent des conditions inédites de diffusion des pseudo-savoirs. La simple réfutation factuelle ne suffit plus.
Paradoxalement, l’analyse suggère des pistes constructives. Sa capacité à générer de nouveaux imaginaires montre qu’il est possible de canaliser positivement l’énergie utopique qu’elle véhicule. Plutôt que de dénoncer ses aspects problématiques, la société pourrait s’inspirer de sa fertilité créative. Dans un monde confronté à des défis majeurs, nous avons besoin de nouveaux récits mobilisateurs qui associent rigueur scientifique et puissance imaginative. Le succès du mythe tartarien démontre l’appétit du public pour de telles narrations.
Car au fond, la question que pose la Tartarie moderne n’est pas "cet empire a-t-il existé ?" mais "quel monde voulons-nous construire ?". Dans ses architectures impossibles se dessinent les contours de nos véritables aspirations civilisationnelles. À nous de les déchiffrer et de les traduire en projets concrets. Quand je repense à cette image de Poutine évoquant la Horde d’or, je me dis que nous assistons peut-être à quelque chose de plus large qu’une simple manipulation géopolitique. Nous assistons à la renaissance des mythes comme instruments de pouvoir, à leur résurgence dans un monde qui a perdu ses grands récits unificateurs. La Tartarie, dans sa version russe comme dans sa version globalisée, révèle notre soif de sens, notre besoin de transcendance, notre nostalgie d’un temps où l’homme et sa technique ne faisaient qu’un. Cela devrait nous inquiéter, bien sûr. Mais cela devrait aussi nous inspirer.