C’est un exercice que je repousse sans cesse depuis plusieurs semaines. Sans doute parce que j’ai peur de ce que je pourrais y découvrir. Parmi toutes les intentions qui me viennent à l’esprit pour fabriquer un recueil de ces textes, laquelle ne serait pas puérile ? Cette question me hante, tout comme les mots masturbation et éjaculation précoce me semblent définir, de façon crue, ce que j’appelle l’écriture : ce plaisir solitaire que j’use ou abuse. Le petit livre de Christophe Siébert m’avait redonné un coup de fouet. Fabrication d’un écrivain est une œuvre brève, à peine une douzaine de pages, disponible gratuitement sur le site des éditions Au diable Vauvert. Mais le retour à la réalité, après cette lecture, provoque une prise de conscience douloureuse : on ne commence pas une carrière d’écrivain à soixante-trois ans.

C’est cette pensée qui me tourmente en ce moment. Peut-être qu’à force d’honnêteté envers moi-même, je trouverai enfin mon vrai sujet. Cette désespérance face à la rapidité avec laquelle la vie s’écoule, et la conviction que se dévouer quotidiennement à une seule tâche, comme un paysan creuse son sillon, vaut mieux que de se disperser. Ce que l’on nomme une "expérience riche et variée" n’est souvent qu’un leurre, une fuite, et, au fond, une forme insidieuse de lâcheté.

Des visions à la Bosch ne cessent de surgir dans mes journées. Des silhouettes dans la ville, balayées par un vent terrible, s’envolent comme des fétus de paille. Elles incarnent une insignifiance qui, contre toute attente, n’est pas terrifiante. Bien au contraire. Me reconnaître enfin comme l’un de ces milliards d’anonymes est, d’une certaine manière, une étrange consolation.

Ainsi, la terreur, lorsque l’on s’y confronte les yeux grands ouverts, nous offre une échappatoire : elle nous incite à abdiquer, à nous défaire de ce superflu qui, jusque-là, nous entravait comme un boulet. Et une fois libéré, ce poids disparaît, et s’ouvre alors une béance, comme une porte que l’on n’a plus qu’à franchir.