Je viens de comprendre un truc mais je ne sais pas quoi. Ça m’échappe. Avant, ça m’échappait sans que je le sache. Maintenant, je le sais. C’est ça la différence. Une différence qui ne dit rien. Une différence qui m’ouvre un espace, un blanc. Un blanc où les mots bégayent. Où je bégaye.

C’est bizarre. C’est flou. Flou sans contour. Flou qui ne se laisse pas attraper. Comme une présence qu’on sent sans savoir où la placer. Comme une absence qui insiste. C’est autre chose. Autre chose que ce que j’ai cru savoir. Autre chose que ce que j’ai cru comprendre. Mais quoi ?

Écrire me fait bégayer. Moi qui ne bégaie pas. Dans la vie, non. Mais là, maintenant, dans l’écriture, oui. Je trébuche sur les mots. Je répète. Je reviens. Pourquoi ? Pourquoi cette résistance, cette hésitation ? Faut-il revenir en arrière ? Faut-il remonter à l’origine ? Et quelle origine ?

Je n’en sais rien. Mais je sens qu’il faut. Sentir avant de savoir. Écrire sans chercher à comprendre. Se détacher du "je", du moi, du poids des choses sûres. C’est possible, ça ? Je ne sais pas. Et ce "ne pas savoir", c’est peut-être un bon point de départ. Peut-être.

J’ai cru savoir. J’ai cru comprendre. Trop. Toujours trop. Mais qu’est-ce que ça veut dire, savoir ? Une impression ? Un paquet qu’on transporte, qu’on dépose sur un étalage ? On a un paquet de mots, un paquet d’idées, et on veut le poser là, pour qu’il soit vu, jugé, accepté ? Mais est-ce seulement ça ?

Je sens que non. Que ce n’est pas seulement ça. Ça vient de plus loin. Plus loin que plus loin. Mais d’où ?

Écrire et peindre, même chose. Une question d’espace. Mais quel espace ? La surface d’une page, d’une toile ? Ou bien autre chose ? Un espace trafiqué par la mémoire, par la pensée ? Et cette pensée, d’où vient-elle ? Pourquoi ce besoin de se retrouver en elle, encore et encore ?

Pourquoi vouloir une forme ? Pourquoi vouloir organiser ? Pourquoi cette volonté d’agencement ? Et au fond, est-ce qu’on crée pour plaire ? Pour être accepté ? Si oui, par qui ?

J’ai appris à écrire seul. En n’en faisant qu’à ma tête. En évitant de trop lire les autres. Par peur d’imiter. Par peur de disparaître sous d’autres voix. Par peur de ne pas être moi. Mais qui suis-je, vraiment ? Y a-t-il une preuve, un signe, un point fixe qui dirait : "c’est moi" ?

Toujours cette insistance. Toujours cette obstination à vouloir être "soi". Mais ça ne s’arrête jamais. Ça tourne en rond. Comme une obsession vide.

Au début, j’écrivais sans ponctuation. Naturellement. Laisser l’écriture aller, sans barrière, sans contrainte. Puis j’ai cédé. J’ai remis la ponctuation. Par soumission ? Par fatigue ? Pour retrouver des forces avant d’y retourner ? Je ne sais pas. Mais je sens que je dois y revenir. Revenir à l’origine. À l’absence de ponctuation. Pour voir où ça mène. Pour laisser l’écriture respirer. Sans lui faire obstacle.

"Tu te cherches", disent les autres. Comme si c’était un manque. Comme si, eux, s’étaient trouvés. Mais ce qu’ils ont trouvé, n’est-ce pas ce que d’autres ont trouvé avant eux ? Un masque ? Une copie ?

Imiter, j’ai fait ça aussi. Mais je le savais. Peut-on toujours s’en souvenir ? Peut-on vivre sans oublier ?

Christophe Tarkos est mort à 42 ans. Je devrais me procurer ses livres. Comprendre comment il faisait ses gammes. Il n’a pas tout publié de son vivant. D’autres l’ont fait pour lui. Alors, que lisons-nous quand nous le lisons ? Son intention ? Ou autre chose ?

J’ai arrêté d’écrire vers 42 ans. Je ne savais plus comment m’en sortir. Cette confusion entre écriture et autobiographie. Il m’a fallu attendre 58 ans pour y retourner. Non pas en évitant l’autobiographie, mais en l’épuisant. En la poussant au bout.

Mais je n’avais pas pensé à la forme. C’est maintenant que je comprends. Grâce aux textes que je reçois en PDF, dans cet atelier d’écriture. La forme compte. La forme est tout. Surtout quand elle commence informe.

Je viens de comprendre un truc. Mais ça reste confus. Mieux vaut attendre. Laisser reposer. Relire plus tard. Comme on retourne un tableau pour voir ce qui en reste, une fois l’émotion dissipée.

Illustration : Francis Bacon, Etude pour un portrait 1953