La remise en question est essentielle chez les artistes. Il ne faut pas en abuser pour autant, mais honte à ceux qui ne cillent jamais, qui ne sont pas empoignés par le doute, qui ne se remettent jamais en question.
Je pense à un crabe. Je pense à ce crustacé qui pratique la tangente comme vecteur de déplacement. Et j’admire. J’admire d’autant plus que je suis en ce moment en train de réviser mes classiques : la divine proportion et la section dorée. Une telle austérité s’est abattue cet hiver qu’il faut bien trouver sa pitance quelque part coûte que coûte, et, s’il le faut, s’en inventer de nouvelles à partir du souvenir.
Toujours, le souvenir ne cesse d’osciller dans chacun de nos instants avant de prendre lui aussi la tangente, de s’élancer vers l’inconnu, le sans-nom, la soi-disant nouveauté. Faire du neuf avec de l’ancien est une constante. Comment faire autrement ? Certains se font capturer par la tendance, qui n’est que fragilité, déjeuner de soleil.
Tenir compte de la tendance, certes, mais ne pas l’adorer comme un benêt.
Il est possible que le nombre d’or ne soit qu’une simple vue de l’esprit qui perdure, dont on se gargarise cycle après cycle quand tout se barre en couille. Je veux dire comme ce fantasme d’ordre qui revient lui aussi lorsqu’on ne comprend plus du tout les vertus du fouillis. Lorsqu’on s’égare si loin parfois que l’urgence des balises et des repères nous ramène par de mystérieux souffles à la rêverie du concret.
Par chance, je suis mauvais en géométrie. Du moins, j’ai toujours préservé l’effort d’y plonger tête en avant. Ma géométrie est personnelle, intime.
Je pourrais faire l’éloge du crabe, en peindre quelques-uns, réinventer la symbolique, rejoindre les visionnaires défunts, les Klee, les Kandinsky, qui parlent de la rigidité des verticales et des horizontales comme autant de lignes ennemies.
Je pourrais faire mille choses qui soudain surgissent dans mon esprit. Mais je ne le fais pas.
J’applique toujours en priorité sur moi-même les lois que je décèle. Je ne le fais pas, je me mets dans la peau, la carapace du crabe, je prends la tangente et je cavale ventre à terre, dans une ivresse mêlée d’effroi et de désir.
Je répudie la tendance en usant jusqu’à la corde l’ivresse des tangentes, je me tiens à la pyramide. Pas celle des Égyptiens, non, celle des éternels besoins.