1 avril 2022
Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? Pourquoi l’être plutôt que le néant ? Ces questions me hantent. Aujourd’hui, je suis au bord de l’Oise. Le fleuve charrie un passé boueux, tandis que des déchets, amassés sur ses berges, me rappellent une vérité brutale : tout ce qui vit finit par pourrir, se désagréger. Une nausée soudaine m’assaille, comme un coup porté à la partie reptilienne de mon cerveau. Ces attaques sont devenues plus fréquentes à mesure que j’affûte l’art de me poser des questions. C’est comme si je m’approchais d’une zone interdite, un sanctuaire caché, une sorte de zone 51 enfouie dans les méandres de mon esprit.
Les gardiens de cette zone ne se montrent qu’au dernier moment : surgissant de l’ombre, ils déploient des queues tranchantes comme des lames de rasoir. Ce sont des monstres, invisibles et menaçants, veillant sur mes pensées profondes. Ces créatures, je les vois partout. Elles sont dans les eaux opaques de l’Oise, dans l’écume sale qui recouvre ses rives. Elles se tiennent en embuscade, là où, enfant, je croyais encore que la pêche était un acte d’innocence. Mais ici, dans ces flots huileux troublés par les péniches, il n’y a plus rien à attraper. Si la vie existe sous cette surface, elle appartient à des formes monstrueuses qui ne ressemblent en rien à la simplicité des poissons de mon enfance.
J’ai l’impression d’avoir rétréci depuis le déménagement. Les repères tracés au crayon sur le chambranle d’une porte contredisent pourtant cette impression. Mais quelque chose de moi s’efface. Je ne possède plus qu’un souvenir vague, une braise mourante, fragile et mécanique. Elle contient les ruines d’un infini que je suis condamné à oublier.
En cette année 1969, personne ne parle encore de « la loi de l’attraction ». Ce n’est pas une mode, pas encore. Et pourtant, j’ai rapidement compris que cette idée — demander à l’univers et recevoir — n’était qu’un piège. Chaque fois que j’ai formulé un désir, l’univers a répondu, mais toujours avec des conséquences inattendues, souvent cruelles. J’ai été riche, j’ai été pauvre, heureux, malheureux, tour à tour et parfois simultanément. À chaque demande, une pièce manquait : quelque chose d’essentiel échappait toujours.
Je réalise aujourd’hui que ce n’est pas l’univers que je dois tenter de modifier, mais moi-même.
J’ai neuf ans. Une canne à pêche dans une main, des bottes trouées, et cette conviction simple qu’un enfant peut attraper un poisson s’il en a envie. Mais cette journée au bord de l’Oise sera la dernière où je renouvellerai ce désir. Je comprends soudain que je ne suis qu’un petit point perdu dans un vaste ensemble. À neuf ans, je pressens qu’il me faudra traverser des enfers pour comprendre mes choix.
L’entrée au collège cette même année me confirme cette intuition. L’homme marche sur la lune, et moi, je franchis le portail d’une autre planète : le collège. Je suis pétrifié. Ma mère me dépose devant les grilles en me rassurant avec des phrases convenues : « Ça va aller, tu es un grand. » Mais en vérité, elle est surtout pressée de repartir, car elle a mal garé sa 4L.
J’ai peur de disparaître, de me liquéfier en passant le seuil de cette prison déguisée en école. Alors, je récite un Notre Père, en silence. C’est ma bouée. Encore aujourd’hui, soixante ans plus tard, cette prière me revient quand je suffoque, quand je me sens réduit à une tache humide au sol.
La professeure de mathématiques de cette époque reste gravée dans ma mémoire. Elle avait une manière étrange de s’humecter les lèvres toutes les cinq minutes. Ça me terrifiait. Sa gentillesse était factice, une façade. Et puis, il y avait ce mot qu’elle aimait tant utiliser : « ignobles ». Elle nous qualifiait ainsi, nous, enfants de neuf ans. Est-ce qu’un adulte peut prononcer un tel mot sans une intention fondamentalement mauvaise ?
Évidemment, on se moquait d’elle. Dès qu’elle tournait le dos, nous répétions en détachant bien les syllabes : « I-G-N-O-B-L-E-S ». Elle se retournait brusquement, sa langue pointant hors de sa bouche pour mouiller ses lèvres sèches. Rires et tremblements.
Cette femme, avec son rôle d’antagoniste, a marqué mon film. Elle m’a barré la route des mathématiques, mais peut-être était-ce écrit dans le script de mon histoire.
Des années plus tard, alors que j’avais seize ans, je l’ai vue sous un jour différent. Je chantais à une fête, accompagné de ma guitare. Elle était assise au premier rang, entourée de collègues. Ses lèvres n’étaient plus sèches, son visage semblait apaisé. Un homme, peut-être son mari, lui tenait la main. Ce détail m’a ému. Je l’ai vue sourire. Et moi, j’ai chanté plus juste, comme si ce moment m’avait libéré d’un poids.
Les monstres de mon enfance, ces serpents gardiens, ne m’ont jamais vraiment quitté. Ils incarnent mes peurs, mes limites, mes épreuves. Pour amadouer l’un d’eux, j’ai même sacrifié la vie d’un oiseau, un acte lâche que je regrette encore aujourd’hui. Mais ce sacrifice m’a permis de franchir une étape : entrer dans un nouvel ordre, une guilde dont je suis devenu membre à mon insu, comme tant d’autres de ma génération.
Je me souviens encore de Maria, cette femme mystérieuse qui nous a donné notre mission. Sa voix était rauque, brisée par la fumée de ses cigarettes.
— Vous êtes l’équipe au sol, mes chéris. Il n’y aura pas de renforts. Selon les préceptes intergalactiques de non-ingérence, c’est à vous de jouer. Souvenez-vous de ceci : la nécessité de l’infini repose sur votre capacité à le nourrir avec la flamme du fini.
Nous avons répété en chœur le mantra sacré :
« Il n’y a pas d’infini, il n’y a que la nécessité de l’infini que l’on nourrit à la flamme du fini. »
Et depuis, je continue d’avancer.
Pour continuer
Carnets | avril 2022
notule 10
Dernière mouture de cette toile qui finalement relève plus de l’icône.|couper{180}
Carnets | avril 2022
notule 24
Bientôt une nouvelle guerre avec toute sa panoplie d'inepties, c'est à prévoir comme on prévoit tranquillement les différents ingrédients d'une liste de course. On voit très bien désormais que la seule issue au capitalisme en cas de crise est de semer le désordre, de créer la confusion, pour parvenir à augmenter exponentiellement la peur dans les populations. Ce qui entrainera l'arbitraire des choix envers une cause apparente ou une autre larvée, peu importe. Et au final cette demande de sécurité, d'être rassuré, de s'en remettre à une autorité incontestable. La pantomime jouée par les faibles et les forts. Représenter l'horreur une fois de plus pour que les légendes reprennent du poil de la bête. Celle du héros, comme celui d'un âge d'or passé ou à venir. Avec toute la hiérarchie des couillonades habituelles, dont on peut déjà apercevoir les longs nez. La valeur travail, la valeur sincérité, la valeur solidarité, travail famille patrie. On secoue le pochon du loto et on tire à nouveau avec le hasard comme prétexte. On n'y coupera pas, c'est une nécessité car nous avons encore besoin de la douleur pour apprendre. Encore plus de douleur, pour parvenir à saisir l'inexistence de l'égo. De ce "je" à qui on ne cesse de demander son avis à seul fin de le renforcer. Sondages d'opinion, élections, cartes de fidélité et double voire triple authentification. Et plus cela devient raisonnable plus on obtient le contraire justement. Une irrationnalité qui se banalise, pour ne pas dire une bêtise qui se démocratise. Quand la bêtise devient la raison, la violence n'attend que ce feu vert pour se répandre, jetant à bas les institutions, en créant d'autres, toujours plus absurdes et kafkaïennes. Comme je le disais encore hier, concernant les gens de ma génération, les sexagénaires, nous avons englouti notre pain blanc qu'on l'accepte ou pas. Il en résulte une désagréable impression de satiété mal adressée pour les plus à l'écoute du pouls du monde. Un peu de culpabilité mais pas trop, et souvent une envie de réparer les pots cassés. C'est peut-être mon cas. Encore que cette envie je la trouve tout aussi suspecte que toutes les autres précitées. L'envie de fuir au fond d'une grotte ou au sommet d'une montagne, à priori ne me quitte pas depuis mes tous premiers pas. Comme si justement je savais déjà tout des tenants et des aboutissants de la satiété factice dans laquelle dès les premiers jours on m'a plongé. Les fameuses trente glorieuses ne sont rien d'autre qu'un tampon hygiénique, une sorte de bouchon à un phénomène périodique. Ma chance est d'être né prématurément quelques semaines trop tôt. Sinon je n'y coupais pas, j'allais devenir un petit robot comme les autres sans même m'en rendre compte. Le simple fait d'avoir été relégué dans une couveuse à l'hôpital Saint-Michel, dans le 15 ème arrondissement de Paris, est une chance. Car le déchirement, l'absence, le manque, à peine éjecté de la matrice maternelle m'auront donné le ressort nécessaire étrangement pour m'éveiller. C'est à dire une forme de rage directement reliée à l'amour et à ce constat d'impuissance de pouvoir le trouver normalement en l'Autre. Cette transition des limbes dans les limbes si l'on veut m'aura mis en contact immédiat avec une sensation d'équanimité qui doit venir de bien plus loin que ma naissance. Qui probablement remonte justement à cet indifférencié, ou le mal et le bien n'existent pas plus que l'ombre et la lumière. Où l'absence de séparation finit par créer le fantasme de la séparation comme pour mieux constater sa donnée immuable. Une sorte d'ennui ontologique. Je mentirais si je disais que je me souviens de cette période. Par contre lorsque mon imagination désire s'y alimenter elle n'y découvre aucune joie, et sans doute aucune peine véritable non plus Car pour éprouver ces deux émotions il faut bien évidemment les relier à quelque chose de défini, il faut bien créer une relativité. J'arrive au monde comme tout le monde par une femme, mais je n'ai guère le temps de nouer une relation claire avec elle en tant que mère, que déjà je m'en trouve séparé une seconde fois. N'est-ce pas étonnant d'y penser. Il en résulte en tous les cas un rapport d'étrangeté à la mère, à la femme puis aux autres et au monde finalement. Le fait que j'ai passé des années à suivre le penchant naturel de la plainte, m'y accrochant, parce qu'elle me construisait, ne me sert plus à rien. Je crois que l'échafaudage tout entier s'est effondré en 2003 au mois de février à l'hôpital de Créteil. Ma mère est allongée devant nous, mon père et moi. Elle a les yeux grands ouverts elle est shootée à la morphine, les yeux gris bleu immenses grands ouverts mais elle semble ne pas nous voir, nous distinguer. J'ai passé la main devant ses yeux pour voir si ils suivaient le mouvement, rien. Un regard de nouveau né au moment même de repartir dans l'indistinct. Elle nous a laissé seuls encore une fois j'ai pensé. Du coup j'ai pris les commandes avec un sang-froid comme celui que l'on s étonne de rencontrer sur un champ de bataille, durant un accident de la route, ou dans la panique d' une émeute. Je ne me suis pas laissé envahir par l'émotion, j'ai oublié que c'était ma mère, j'ai juste pensé à l'homme que j'accompagnais et qui était encore mon père à cet instant. Je n'étais plus un fils vraiment mais un compagnon apte à gouverner, à naviguer dans la confusion de ce moment. J'ai dit prends lui la main. Ce qu'il a fait sans broncher. Puis je me suis approché de l'oreille de la mourante et j'ai dit, c'est bon ma petite maman, rien ne te retient plus ici, tu peux y aller. Je n'en reviens toujours pas en y repensant. Cette froideur, cette totale absence d'émotion personnelle, et qui m'a autant effrayé que surpris d'où venait t'elle ? Tout de suite après nous sommes rentrés à la maison familiale à Limeil Brévanne . Nous n'avons pas échangé un seul mot. Et le lendemain matin très tôt l'hôpital a appelé pour dire que maman était décédée. J'éprouve le besoin de dire maman comme pour me rassurer encore. Pour me dire que moi aussi j'ai eu une mère, même si le lien entre nous aura été d'une telle bizarrerie... Je nous dois bien cela. Pourquoi je reviens encore à cela ? Pourquoi partir de ce constat que la guerre est inéluctable pour parvenir à la mort de maman. Tout simplement par ce que sans doute c'est à cette occasion qui nous est offerte, la guerre ou la mort et ce même si nous imaginons les circonstances désagréables, que nous sommes sans doute le plus nous-mêmes véritablement. Sans les oripeaux, les déguisements, les mensonges dont nous nous revêtons dans l'illusion du groupe, de la famille de la patrie ou je ne sais quelle autre illusion , nécessaire pour nous distinguer au sein de la confusion générale. En fait comme à peu près à chaque fois que j'écris je me laisse déborder par les mots qui s'inscrivent. Cette fois comme le petit Poucet j'ai pris soin d'inscrire quelques mots clefs dans la case "étiquettes" de l'éditeur que j'utilise pour rédiger ces billets. J'avais écrit "avoir un but", "supporter la douleur" et "croire en un but". J'avais pensé à la question, à la torture je crois en démarrant ce texte. Je m'étais posé la question de savoir si mon but en tant qu'être humain me permettrait de résister à toutes les douleurs qu'un bourreau pourrait m'affliger pour obtenir je ne sais quelle information. Ce qui m'a amené à considérer cette idée de but. Puis partant, en remontant encore en amont du but ce qui pouvait sans faille le créer. Je ne trouve que la foi comme source ou comme raison et cause. Donc pour résumer et pour résister à la torture , il faut croire qu'un but existe même si on ne sait pas lequel car nous ne savons pas qui nous sommes sans cette foi. Peut-être que pour résister à la douleur il faut croire qu'il existe un but, et qu'à force d'y croire il finira par exister vraiment. Peu importe si on y laisse sa peau sous la main du bourreau. Et là comme vous me voyez je peux très bien être Harrison Ford avec tout son attirail d'aventurier le précipice est devant moi, j'avance une jambe, je ferme les yeux et j'avance. Bien sur c'est très américain, cinématographique, risible à première vue. Joe Biden sans doute aussi a coiffé un drôle de chapeau mou alors que le monde entier est face au précipice. Avance t'il aussi sa jambe pour voir si quelque chose de solide supporte le poids de sa foi , de son idéal américain, de sa croyance dans le pognon, dans la démocratie à l'américaine ? Et s'il s'agissait seulement d'un pari encore, d'une simple bévue, une erreur nécessaire juste avant de projeter le monde dans un cataclysme ? Comme ma grand-mère le disait à juste raison il ne faut pas tenter le diable surtout si on a la certitude qu'il n'existe pas. Bientôt la fin de l'ère du poisson, on ne pourra plus filer entre deux eaux. Je ne pourrais plus non plus achever mes textes en queue de poisson ni peindre avec une queue de morue. Quant à l'ère du Verseau elle promet effectivement d'être plutôt glaciale du point de vue des gens qui vivent aujourd'hui. L'émotion ne sera plus nécessaire, les sentiments non plus mais ce sera probablement à ce prix que l'âge d'or reviendra. Etrange âge d'or, incompréhensible encore à l'aube d'une nouvelle fin du monde.|couper{180}
Carnets | avril 2022
notule 9
Si je dis je de façon inconsidérée c’est un blasphème. Si je est un personnage crée par soi c’est différent. Mais c’est dangereux. Le danger de confondre moi et soi. Le blasphème serait de dire je au présent sans rien créer. Je crée mais ce n’est jamais l’ego qui crée. De même pour les maladies On ne devrait pas dire j’ai mal Mais plutôt j’ai eut mal jusqu’à présent Et c’est déjà du passé. Ça a l’air con comme ça si on n’est pas dedans. Mais si on y est c’est magnifique ! Cela dit voilà l’exemple typique d’un tableau bousillé suite à une erreur d’aiguillage entre je et soi.|couper{180}
