Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? Pourquoi l’être plutôt que le néant ? Ces questions me hantent. Aujourd’hui, je suis au bord de l’Oise. Le fleuve charrie un passé boueux, tandis que des déchets, amassés sur ses berges, me rappellent une vérité brutale : tout ce qui vit finit par pourrir, se désagréger. Une nausée soudaine m’assaille, comme un coup porté à la partie reptilienne de mon cerveau. Ces attaques sont devenues plus fréquentes à mesure que j’affûte l’art de me poser des questions. C’est comme si je m’approchais d’une zone interdite, un sanctuaire caché, une sorte de zone 51 enfouie dans les méandres de mon esprit.
Les gardiens de cette zone ne se montrent qu’au dernier moment : surgissant de l’ombre, ils déploient des queues tranchantes comme des lames de rasoir. Ce sont des monstres, invisibles et menaçants, veillant sur mes pensées profondes. Ces créatures, je les vois partout. Elles sont dans les eaux opaques de l’Oise, dans l’écume sale qui recouvre ses rives. Elles se tiennent en embuscade, là où, enfant, je croyais encore que la pêche était un acte d’innocence. Mais ici, dans ces flots huileux troublés par les péniches, il n’y a plus rien à attraper. Si la vie existe sous cette surface, elle appartient à des formes monstrueuses qui ne ressemblent en rien à la simplicité des poissons de mon enfance.
J’ai l’impression d’avoir rétréci depuis le déménagement. Les repères tracés au crayon sur le chambranle d’une porte contredisent pourtant cette impression. Mais quelque chose de moi s’efface. Je ne possède plus qu’un souvenir vague, une braise mourante, fragile et mécanique. Elle contient les ruines d’un infini que je suis condamné à oublier.
En cette année 1969, personne ne parle encore de « la loi de l’attraction ». Ce n’est pas une mode, pas encore. Et pourtant, j’ai rapidement compris que cette idée — demander à l’univers et recevoir — n’était qu’un piège. Chaque fois que j’ai formulé un désir, l’univers a répondu, mais toujours avec des conséquences inattendues, souvent cruelles. J’ai été riche, j’ai été pauvre, heureux, malheureux, tour à tour et parfois simultanément. À chaque demande, une pièce manquait : quelque chose d’essentiel échappait toujours.
Je réalise aujourd’hui que ce n’est pas l’univers que je dois tenter de modifier, mais moi-même.
J’ai neuf ans. Une canne à pêche dans une main, des bottes trouées, et cette conviction simple qu’un enfant peut attraper un poisson s’il en a envie. Mais cette journée au bord de l’Oise sera la dernière où je renouvellerai ce désir. Je comprends soudain que je ne suis qu’un petit point perdu dans un vaste ensemble. À neuf ans, je pressens qu’il me faudra traverser des enfers pour comprendre mes choix.
L’entrée au collège cette même année me confirme cette intuition. L’homme marche sur la lune, et moi, je franchis le portail d’une autre planète : le collège. Je suis pétrifié. Ma mère me dépose devant les grilles en me rassurant avec des phrases convenues : « Ça va aller, tu es un grand. » Mais en vérité, elle est surtout pressée de repartir, car elle a mal garé sa 4L.
J’ai peur de disparaître, de me liquéfier en passant le seuil de cette prison déguisée en école. Alors, je récite un Notre Père, en silence. C’est ma bouée. Encore aujourd’hui, soixante ans plus tard, cette prière me revient quand je suffoque, quand je me sens réduit à une tache humide au sol.
La professeure de mathématiques de cette époque reste gravée dans ma mémoire. Elle avait une manière étrange de s’humecter les lèvres toutes les cinq minutes. Ça me terrifiait. Sa gentillesse était factice, une façade. Et puis, il y avait ce mot qu’elle aimait tant utiliser : « ignobles ». Elle nous qualifiait ainsi, nous, enfants de neuf ans. Est-ce qu’un adulte peut prononcer un tel mot sans une intention fondamentalement mauvaise ?
Évidemment, on se moquait d’elle. Dès qu’elle tournait le dos, nous répétions en détachant bien les syllabes : « I-G-N-O-B-L-E-S ». Elle se retournait brusquement, sa langue pointant hors de sa bouche pour mouiller ses lèvres sèches. Rires et tremblements.
Cette femme, avec son rôle d’antagoniste, a marqué mon film. Elle m’a barré la route des mathématiques, mais peut-être était-ce écrit dans le script de mon histoire.
Des années plus tard, alors que j’avais seize ans, je l’ai vue sous un jour différent. Je chantais à une fête, accompagné de ma guitare. Elle était assise au premier rang, entourée de collègues. Ses lèvres n’étaient plus sèches, son visage semblait apaisé. Un homme, peut-être son mari, lui tenait la main. Ce détail m’a ému. Je l’ai vue sourire. Et moi, j’ai chanté plus juste, comme si ce moment m’avait libéré d’un poids.
Les monstres de mon enfance, ces serpents gardiens, ne m’ont jamais vraiment quitté. Ils incarnent mes peurs, mes limites, mes épreuves. Pour amadouer l’un d’eux, j’ai même sacrifié la vie d’un oiseau, un acte lâche que je regrette encore aujourd’hui. Mais ce sacrifice m’a permis de franchir une étape : entrer dans un nouvel ordre, une guilde dont je suis devenu membre à mon insu, comme tant d’autres de ma génération.
Je me souviens encore de Maria, cette femme mystérieuse qui nous a donné notre mission. Sa voix était rauque, brisée par la fumée de ses cigarettes.
— Vous êtes l’équipe au sol, mes chéris. Il n’y aura pas de renforts. Selon les préceptes intergalactiques de non-ingérence, c’est à vous de jouer. Souvenez-vous de ceci : la nécessité de l’infini repose sur votre capacité à le nourrir avec la flamme du fini.
Nous avons répété en chœur le mantra sacré :
« Il n’y a pas d’infini, il n’y a que la nécessité de l’infini que l’on nourrit à la flamme du fini. »
Et depuis, je continue d’avancer.