A première vue, c’est cela l’intuition et ce n’est pas pour rien que l’on parle de vue, de regard car l’intuition n’a rien à voir avec l’intellect, le raisonnement, l’expérience. L’intuition est sensible et non mentale. Pour les peintres l’intuition peut se révéler soudaine comme une lecture immédiate, fulgurante de l’ensemble des déséquilibres et équilibres de couleurs qui se cherchent sur et dans une surface : la toile. Soudaine l’intuition autant que vérité temporaire, éblouissement devenant vision ou son contraire. On ne peut chercher la grâce en peinture comme au Carmel. Il faut une relation figée avec son tableau qui dure un certain temps , parfois même longtemps pour qu’enfin il délivre son secret et que la grâce nous tombe dessus. Au Carmel on appelle cela l’ennui, en peinture on appelle ça la gestation les deux sont nécessaires sans être pour autant liés. Eugène Boudin est un peintre qui a eut de l’intuition j’en reste persuadé. Arriver à nous faire voir de loin des choses qui de près ressemblent à des pâtés, il a su conjuguer intuition et impression et entraîner dans son sillage tous les impressionnistes bien plus connus du grand public. C’est presque sur son lit de mort que Manet avouera sa filiation avec Boudin. Pollock aussi est un peintre de l’intuition. Le sensible contrairement aux peintres de chevalet envahit le corps tout entier et c’est la danse des tâches, des coulures, comme la sueur, le sang les humeurs du peintre qui figent sur ses tableaux l’intuition d’un univers en mouvement perpétuel proche de celui des scientifiques qui découvrent la physique quantique. Raisonner on peut le faire après l’intuition. Une fois l’éblouissement passé on peut tenter de supputer, d’analyser, de décortiquer mais il me semble que c’est voué à l’échec d’avance. Raisonner c’est même contre productif dans ce cas là puisqu’on raisonne avec le mental qui est placé loin du cœur non sans raison, une raison qui nous dépasse sans aucun doute.
5 heures. Les premiers chants d’oiseaux réveillent l’aube. Les mêmes chants d’oiseaux que j’entendais il y a 16 ans lorsque je me rendais, vacillant, vers le dojo Zen. J’habitais Lausanne à cette époque et j’étais en plein divorce. Je louais un petit appartement dans un quartier tranquille et je me morfondais terriblement. Comme je m’étais intéressé au bouddhisme de façon livresque durant de nombreuses années je m’étais décidé enfin de passer à la pratique pour expérimenter physiquement ce que pouvait bien être le Zen. C’est dans les naufrages que l’homme cherche une bouée. Le dojo ouvrait ses portes vers 6h et la session commençait vers la demie ; ça sentait la soupe et un peu les pieds. J’avais fait l’acquisition d’un zafu noir, ce coussin un peu dur sur lequel s’asseoir face à un mur blanc. J’avais zappé la période d’apprentissage et j’étais directement entré dans le dur. Apparemment ma position ne devait pas être trop mauvaise, je n’ai jamais eu de réflexion ou de conseil. La méditation commençait dans la douleur. Depuis la cheville gauche je sentais son cheminement vers mon genou, ma cuisse, mon foie, mes reins, mes omoplates pour redescendre de l’autre coté par le même chemin. Pour pallier le problème je m’étais aperçu qu’en me concentrant sur ma respiration la douleur devenait plus supportable. En même temps je n’arrêtais pas de me ressasser de faire le vide … j’avais lu ça : faire le vide … mais c’était plutôt du trop plein qui arrivait par vagues. La méditation continuait alors sur la respiration. C’était elle qui permettait de réguler la douleur, de l’accepter, de la laisser aller son chemin comme les pensées. Tout était sensible d’une façon suraiguë, le moindre souffle dans la pièce, la cloche de l’église pas loin, un toussotement, le froissement d’une étoffe… et surtout bing ! le son du petit maillet sur le bol qui d’un coup me réveillait et me faisait chercher à nouveau l’appui de ma respiration en même temps que la douleur, oubliée par la rêverie revenait à la charge. Je suis resté une année à me rendre presque chaque matin à ces séances de zazen. Le temps que le divorce soit enfin prononcé et que le canton de Vaud me déclare indésirable et m’assigne à quitter le territoire. De retour sur Lyon, nouvel appartement, nouveau job j’ai continué de pratiquer tout seul. Mais pas très longtemps. J’ai abandonné le bouddhisme sous toutes ses formes sans doute parce que je l’associais à une période difficile et que les temps devenant meilleurs je n’en avais plus besoin. Dans ma vie bien des fois arrivé au trente sixième dessous il y a toujours eut des moments de grâce plus ou moins prolongés qui me donnaient la force d’entretenir l’espoir. L’intuition, le génie, le démon dans le sens grec ont toujours été présents pour m’aider à trouver des points d’appui. Dans les métiers ingrats que je visitais je formais des projets de voyages extraordinaires, que parfois même j’ai accomplis. Dans des périodes de désœuvrement, à Paris, la bibliothèque du Centre Georges Pompidou m’était un sanctuaire dans lequel des guides invisibles m’entraînaient vers Le Livre à lire ce jour là …parfois un traité de biologie, parfois un précis de décomposition, parfois un livre sur l’entomologie, une autre fois je rencontrais soudain Hildegarde de Bingen qui me parlait de la mort humide et de la mort sèche, un autre jour, c’était Maître Eckhart qui me parlait de la nécessité du plus grand dénuement de l’esprit afin que l’Esprit puisse enfin y pénétrer ;des trucs de cinglés non ?… d’autre jour Rabelais arrivait avec toute sa clique de mots rigolos, et le sérieux Montaigne qui me faisait pleurer de joie et ce coquin d’Henri Miller pour qui j’éprouvais une sympathie incommensurable avant de ne plus pouvoir le voir en peinture. Et tout un tas d’autres encore dont les noms ne me viennent plus à l’esprit.
Délire sur Lao Tseu :
e garde frontière le vit arriver tranquillement. À califourchon sur son buffle, comme il se doit, Lao Tseu était un vieil homme désormais. Le garde porta une attention particulière aux oreilles du vieux, et c’est ainsi qu’il le reconnut : à cause des lobes conséquents, caractéristique des garnements ou des sages.
Maître Lao s’en venait du pays de Chu fatigué du bruit du monde et s’apprêtait à s’en aller vers l’ouest , se retirant de l’histoire, de la politique et du pouvoir qu’il n’apprécia jamais de fréquenter à contrario de son jeune élève Confucius.
Le garde était un homme intelligent.
Tu t’en vas sans rien nous laisser Vieux Maître ? lui demanda-t-il
Lao Tseu le considéra un instant en se tripotant la barbe, qu’il avait fort longue déjà à sa naissance.
Soit : dit il et , en tant que spécialiste des rites de deuils il considéra que l’idée de marquer le coup de son départ était opportune.
Et il s’assit à l’ombre d’un arbre pour écrire « le livre de la voie et de la vertu ». Dao de king ou Tao te king
Puis une fois l’ouvrage terminé il passa la frontière et on ne le revit jamais .
On peut trouver le livre facilement dans toute bonne librairie, les mots dans la traduction française sont simples. Cependant que la compréhension de ceux ci demande toute une vie.
Ainsi arriver à une telle économie de moyens pour exprimer quelque chose est le résultat de bien des cheminements parfois complexes.
Juste un exemple :
« Dans le monde chacun décide du beau
Et cela devient le laid.
Par le monde chacun décide du bien
Et cela devient le mal.
L’être et le vide ‘s’engendrent
L’un l’autre.
Facile et difficile se complètent
Long et court se définissent
Haut et bas se rencontrent.
L’un l’autre.
Voix et sons s’accordent
Avant et après se mêlent.
Ainsi le sage, du non-agir.
Pratique l’oeuvre
Et enseigne sans paroles.
Multitudes d’êtres apparaissent
Qu’il ne rejette pas.
Il crée sans posséder
Agit sans rien attendre
Ne s’attache pas à ses œuvres
Et dans cet abandon
Ne demeure pas abandonné. »
Un peu plus tard en découvrant Cioran je m’étais dit que c’était peut être une réincarnation de Lao Tseu. Notamment en lisant » l’élan vers le pire «
« Chacun est pris à son propre jeu, comme s’il savait son destin par cœur. »
Un peu plus tard le matin :
Ce matin j’écoute un Patrick Burensteinas qui raconte ce qu’est pour lui l’alchimie .. et à un moment il dit : « quand il trouve de l’or l’alchimiste n’en a plus besoin »
Je me demande ce que pourrait donner cette tournure d’esprit en peinture ça pourrait être :
quand je saurai peindre je n’aurai plus besoin de toile ni de couleur ni de pinceaux
Sur la notion de vide et de plein :
Autrefois lorsque mes yeux étaient encore jeunes j’aimais lire et relire des textes à la recherche d’un sens de l’existence … je vous rassure , loin de moi de vous en dresser la liste complète et puis chacun fera ses expériences Cependant j’en retiendrais peut être deux : Maitre Ekhart et Tchouang Tseu .Maître Eckhart applique un principe fréquent au Moyen Âge : la discretio – il ne dit rien à son propre sujet. Une digression dans le commentaire de la Genèse, au sujet d’une plante utilisée en ophtalmologie, nous apprend un rare détail à son sujet : il avait des problèmes de vue, sans doute partiellement guéris.
Tchouang Tseu quant à lui disait que le monde « n’a pas besoin d’être gouverné ; en fait, il ne devrait pas être gouverné », et que
« le bon ordre résulte spontanément quand les choses sont laissées à leur cours ».
Les deux parlent de détachement , de vide et de plein : propos qu’un peintre peut adapter à sa démarche .
Le but que l’on se fixe dans la réalisation d’une toile devrait laisser la plus grande place dans un premier temps au désordre, à l’informe , au » hasard » même pour un sujet » figuratif » . Ne pas avoir peur du vide de la toile est un acte de renoncement qui demande un certain courage . L’acharnement à remplir serait alors un moyen de parvenir au vide par l’épuisement.
ensuite il ne reste plus qu’à recouvrir de blanc et laisser ça et là percer quelques pans du mystère.
Et si au bout de cet épuisement, la grâce nous » tombait dessus » elle serait la bienvenue. Mais restons modeste le tableau se termine comme un voyage, une expérience, et l’essentiel demeure dans l’indicible.
Reprise le 2/03/2024
Qui parle ? parle t’il avec sa vraie langue ses mots ? Quelle part de mensonges encore à l’époque. Et toi quelle tolérance conserveras-tu, tu la conserves ou tu l’effaces avec la touche suppr ?