Je ne me souviens plus très bien, mais il me semble que ce doit être en automne lorsque, plongé dans un nouveau livre, j’entendis grommeler un homme dans la pièce attenante. Celui-là est dessinateur et on lui a confié, malgré lui visiblement, la mission de photographier la maquette d’un complexe universitaire et ça l’emmerde profondément.
La pièce est aveugle, et la lueur du néon clignote au plafond, projetant des ombres désordonnées sur la blancheur du carton plume.
Il râle, convaincu de se trouver à bout de force. La boîte sort d’une énième charrette, tout le monde est nerveux, un projet pharaonique ; impossible de le rater.
Je m’approche et, depuis la porte, j’observe son manège. Par toute une série de contorsions, l’homme tente de trouver un angle adéquat, mais à chaque fois en vain, les ombres sont tenaces.
« Et si tu utilisais une feuille de papier blanc comme réflecteur ? » lui dis-je…
Il me toise comme on regarde un idiot qui vient de dire un truc intelligent et qui, du coup, fait douter de l’idiotie.
Je vais chercher une ramette de papier machine et en extrais quelques feuilles que nous installons à l’aide de cales.
Cela fonctionne et j’en profite, bien sûr, tout de go, et sans que je ne sache vraiment pourquoi, pour évoquer mes talents naissants de photographe.
« Je pourrais bien m’occuper de prendre les photos, lui dis-je la prochaine fois, et de plus, je pourrai les développer et effectuer les agrandissements. »
À la vérité, je ne savais de la photographie que très peu de choses. Durant l’été précédent, j’étais parti en Irlande avec un vieux Nikormat d’occasion et en plus acheté à tempérament.
Au retour, c’est le choc : les diapos que je regarde me restituent très exactement toutes les émotions que j’ai vécues là-bas, entre Cork et Galway. Magique ! Je retrouve l’odeur de la pluie sur les champs de tourbe, le brouhaha nasillard des pubs et le goût de la bière brune sur ma langue ; et par-dessus tout, les vastes ciels, cette lumière merveilleuse qui les traverse en jouant avec les nuages. La photo, au début, c’est un peu ma petite madeleine de Proust.
J’avais découvert la photographie par hasard ; elle ne devait plus me lâcher, tumultueuse passion, maîtresse envahissante pendant de nombreuses années.
« Je vais en parler au patron, » répliqua-t-il, et nous en restâmes là pour cette journée. Il continua ses photos, moi ma lecture, et je n’y pensais plus.
Ce fut à la fin de la même semaine que je fus convoqué dans le bureau de la direction.
« Alors il paraît que vous êtes photographe aussi ? Nous avons une nouvelle version de la maquette, des photos à prendre, c’est très urgent, etc. »
Et c’est ainsi que le soir même, après mon travail, je courus à la petite boutique photo du boulevard Saint Antoine, toute proche de mon domicile, pour acheter un agrandisseur et tout le nécessaire à développer les négatifs et à tirer les photos. J’avais pris soin d’acheter une dizaine de bobines de film 24×36 de la Tri-X Pan en vue du test que j’allais passer.
Durant tout le week-end, je sillonne Paris pour prendre des photos, et me hâte de remplir mes 36 poses. À cette époque, pas d’internet, et je ne suis même pas sûr de savoir si je connaissais l’existence des ordinateurs.
Je dois tâtonner un peu, me rendre à la bibliothèque et, à l’aide de quelques notes, apprendre à développer les films et réaliser les tirages, mais je m’en fiche, j’ai enfin découvert une vraie passion qui me hisse d’une sensation d’ennui profond et, du coup, ça me donne la pêche, ça m’excite, je sens à nouveau la sève remonter.
Je m’étais engagé et je ne voulais pas décevoir, ça a fonctionné.
Au final, j’ai fini par travailler comme photographe tout en conservant ma fonction première d’archiviste. J’effectuais des photos de chantier, de maquettes, que je développais dans ma petite chambre la nuit. La boîte me remboursait mes frais de produits et de papier sans que mon salaire ne soit augmenté, j’en profitais donc pour acheter bien plus que nécessaire sans être rancunier. On peut quand même se venger. Après tout, ne m’avaient-ils pas félicité, m’apprenant que mes tirages étaient meilleurs que le labo qu’ils avaient l’habitude de fréquenter ?
Et puis tout s’est barré en couille à nouveau, l’ennui à nouveau, l’amour et l’argent, et le désir d’ailleurs. J’avais dû oser demander une augmentation et ça n’a pas du tout plu à monsieur le directeur financier, qui m’entretint de la vie, de ses nombreux écueils, de la pluie, du beau temps mais point d’argent.
J’ai quitté mon job d’archiviste-photographe et j’ai trouvé un emploi de gardien de nuit, place Vendôme, dans les locaux d’une boîte informatique célèbre. J’avais pris la décision de devenir photographe et j’avais besoin, pensais-je, de plus de temps libre pour me parfaire dans cet art. Je n’ai jamais rechigné à trouver les pires boulots ; ça devait être dans le fond une forme inédite d’ascèse.
Moquette au sol, odeur de propre, vastitude des bureaux, et du hall où je suis assigné une grande partie de la nuit avec Yafsah le Kabyle édenté, Rahim et Berouzi, deux Iraniens bac +7, la seule vraie contrainte est de monter dans les étages de ce palais moderne suivant un itinéraire et un tempo bien réglés.
Yafsah est de jour et je le rencontre sur le seuil en train de fumer. Nous échangeons quelques banalités et puis je m’installe derrière un large comptoir dans ce hall démesuré. Peu de temps après, les copains iraniens arrivent et nous voici prêts à traverser la nuit, comme embarqués dans ce gigantesque vaisseau aux boiseries luxueuses pour un salaire de misère.
Beruzi sort le jeu d’échec et le dico, Rahim potasse des manuels d’informatique. Ils m’enseignent le farsi, le persan, les échecs, et je commence à me débrouiller plutôt pas mal.
J’adorais ces nuits passées ensemble à discuter de leur ancienne vie à Téhéran, de leur culture, qui, particulièrement chez Beruzi, était immense. Il m’apprit à comprendre Omar Khayyâm, Ibn Arabi, Hafez, mais aussi l’Étranger d’Albert Camus comme nul prof aurait eu l’idée de le faire, ainsi que les implications terribles qu’avaient eu le renversement du chah d’Iran, l’avènement de Khomeiny. En 1985-86, la guerre avec l’Irak était en cours et c’était là une des raisons principales pour lesquelles mes deux amis m’accompagnaient dans ces nuits étranges et formidables. Lorsque, plus tard, j’atteindrai l’Iran, dès les premiers pas effectués dans ce pays, je comprendrai plus profondément sa grandeur, malgré le chaos religieux et politique qui y régnait alors. Même les bouchers avec qui je sympathisais à Istanbul avant de prendre le bus m’avaient ému lorsqu’ils m’avaient demandé, au cas où j’eusse avec moi de la « musique américaine », de pouvoir l’écouter en échange du gîte et du couvert dans leur modeste maison de la banlieue de Téhéran. Y a-t-il un peuple ailleurs dans le monde où la poésie est si populaire que le moindre de ses membres connaissent par cœur les paroles, les vers de ses poètes les plus raffinés ?
Étrange cette ronde qu’il faut effectuer, programmée à heures fixes et durant laquelle je peux voir par étage s’organiser le sens de la hiérarchie. Au premier étage, les bureaux quasiment collés les uns aux autres, sorte d’open space précurseur avec son absence d’intimité, les piles de dossiers, l’exiguïté des postes de travail, les plafonniers aux néons pisseux. Plus on gravit des marches, plus on atteint de plus vastes bureaux avec cloison et porte verrouillée à double tour, de plus en plus cosy et ponctués de lumières d’ambiance très mignonnes - sauf les jours de ménage où les femmes de ménage, ayant besoin d’y voir plus clair, actionnent les interrupteurs des plafonniers.
Et puis tout en haut, quasiment sous les toits, loge Dieu, ambiance ultra feutrée d’appartement bourgeois, fauteuils en cuir de je ne sais quoi mais cher, confortables, cuisine impeccable avec de quoi préparer un lunch, un petit déj, un repas à n’importe quelle heure du jour, comme de la nuit. Évidemment, j’en profite pour siffler des litres de jus de fruits, éventrer les sachets apéritifs, et me préparer un joli petit café. Dieu ici pète dans la soie comme dans le cuir.
« Polyphème, je m’en fous, je suis Personne et je t’emmerde. »
Alors je m’assois sur le fauteuil en cuir, pivote silencieusement vers l’œil-de-bœuf qui donne sur la place Vendôme et, de haut, je contemple la nuit se refléter sur les vitrines des joailliers. Je reste un moment là, à peine distrait par les ombres des couples qui se meuvent tard dans la nuit derrière les fenêtres du Ritz.
Parfois je m’endors ainsi, et c’est la sonnerie du téléphone qui me réveille… Beruzi, qui a repéré le numéro du poste, m’avertit : le contrôleur arrive.
Alors je me rends à la salle d’eau en marbre sombre, me passe un peu d’eau fraîche sur le visage, et redescends pour rejoindre mon poste.
Il y a tant de confort et de luxe que cela m’abrutit, et les horaires de nuit ont complètement décalé mon rythme de sommeil. Je passe des journées étranges, à me réciter des quatrains en persan et en imaginant des stratégies tout autant lumineuses que fumeuses aux échecs… Je dormais déjà peu à cette époque et, quelques heures de sommeil après mon retour à la chambre, je prends mon appareil photo et je vais par les rues photographier, amasser, avaler, croquer, dépecer, avec une avidité rageuse, tout ce qui m’interpelle.Les nuits où je suis de repos, je range la chambre, réinstalle mon laboratoire et développe mes photos. Une grande ficelle traverse la pièce et, un à un, comme les chasseurs accrochent leur gibier tué, j’accroche mes clichés avec de simples pinces à linge en bois au fur et à mesure qu’ils sont rincés à l’eau claire pour les débarrasser des résidus de fixatif. Combien de positifs ai-je tiré de tous ces négatifs… une sensation encore plus prononcée d’errance mais mêlée, cette fois, à des accents persans, des figures d’échecs, et une sensation profonde de toucher à quelque chose d’essentiel passe comme un ange pendant que j’écris ces lignes.
La lecture de la poésie persane se mêle encore un peu, de façon mystique, à cette quête qui aurait, j’imagine, débuté avec la photographie. Cette quête, je vais encore la poursuivre en empruntant d’autres chemins, d’autres routes. Bien sûr, il y aura d’autres chambres étroites et aussi, parfois, d’autres plus vastes, tellement plus vastes que là non plus je ne pourrai m’y résoudre… Pourtant, j’ai un peu avancé avant de repartir ; j’ai appris à équilibrer les blancs, les gris, et les noirs profonds.
De mémoire, encore toutes ces années après, je me souviens de la chanson que chantait Beruzi et Rahim : « n’aie pas peur, petit oiseau perdu sur ta branche, n’aie pas peur », et la suite se perd avec mon ami dans les ténèbres de l’âge de fer dans lequel nous allions pénétrer.
Quelques mois plus tard, vous me retrouverez à la Porte de la Villette, mon sac en bandoulière. C’est enfin décidé : je pars pour la Turquie. Je quitte tout, je vais faire des photos de la guerre, celle dont on parle dans les journaux pour qu’on ne voit pas celle qui est en nous…
Je ne sais quand je reprendrai ce récit, tout à l’heure, demain, dans un mois… ce n’est pas important tant elles sont devenues plus accessibles désormais.
Moi qui autrefois notais les moindres détails dans des petits carnets, terrassé par la même trouille que le petit Poucet…
J’ai tout brûlé un jour de déprime, grâce ou à cause du quotidien que l’on doit vivre en couple. Je m’en voulais d’avoir passé tant de temps à vouloir éviter la vraie vie. Je me sentais si démuni face aux obligations nécessaires à ce que bien des gens appellent « harmonie » ou pire encore « Amour ». Je ne voyais dans tout cela qu’une suite catastrophique de compromis. Alors, j’ai dit c’est l’écriture que je dois assassiner, brûler, évacuer de ma vie, répudier. Cette distance qu’elle pose entre la vie et la vie, qu’on en finit par s’y perdre et ne plus savoir si « je » est bien soi ou encore un autre.
Mais non, en fait, l’écriture n’y est pour rien, c’est seulement un autre miroir et il suffit de s’en souvenir.