Depuis que je pense, depuis que je m’interroge sur ce qui me constitue, sur ce qui m’oblige à être ce que je suis et non un autre, une autre forme, un autre lieu, j’ai toujours pressenti, à la faveur d’une intuition plus ancienne que moi, que ce n’était pas l’opinion que je me faisais de moi-même, ni le désir que j’avais de m’individualiser, qui pesaient vraiment. Non, c’était ailleurs, en amont, dans une force silencieuse et opiniâtre : l’attention.

C’est par elle que nous adhérons au monde, par elle que nous nous détachons, par elle encore que nous décidons, sans même en avoir conscience, de ce que nous voyons, de ce que nous oublions, de ce que nous sommes autorisés à penser.

Mais cette attention, qui préside à l’édifice de soi, était-elle nôtre ? Ou bien, insidieusement, avait-elle été programmée par d’autres, déposée en nous comme un germe étranger ? Depuis que j’ai mémorisé les premiers mots qu’on m’a adressés, j’entends, lancinant, cet impératif : "Fais attention à ceci, pas à cela." Et, à rebours de l’ordre donné, j’ai voulu tout voir, tout entendre, jusqu’à m’épuiser, puis rien, jusqu’à me dissoudre.

Ce fut une éducation silencieuse, à l’écart, par épreuves, par vases communicants, par équilibres instables. L’attention excessive m’excluait des groupes, des cercles amicaux, professionnels ; mais je n’ai jamais pu m’y résigner.

Ceux qui gouvernent savent cela. Ils savent que maîtriser l’attention, c’est gouverner sans contrainte apparente. Ils savent que la focaliser sur un détail, un écran, un divertissement, c’est priver les hommes de leur monde. Ils n’ont pas besoin de violence, ils ont besoin d’attirer nos regards ailleurs.

Et nous, qu’avons-nous laissé faire ? Nous avons confondu la liberté avec le choix du point où porter notre regard. Nous avons crû être libres parce que nous choisissions entre deux illusions.

Je sais, pour l’avoir éprouvé à la racine, que se libérer passe par un élargissement de l’attention, une désattention à ce qu’on nous désigne, une fidélité à ce qui émerge en marge, dans les broussailles, dans la forêt.

Il y a là un art ancien, un art d’avant l’histoire, que j’ai retrouvé, parfois, en marchant sans but, en écoutant sans choisir, en peignant sans diriger. Les peuples anciens le connaissaient : ils ne fixaient pas leur regard, ils écoutaient l’ensemble, ils étaient prêts.

Ainsi va l’attention, ainsi va la vie : non dans la préhension acharnée mais dans le vaste accueil.

C’est une ascèse, une résistance douce. C’est aussi une souffrance, car être attentif à tout, c’est sentir la douleur du monde.

Mais c’est, enfin, la seule manière que j’ai trouvée d’être libre : ne pas cloisonner, ne pas consentir à la mutilation, ne pas oublier.

L’attention n’est pas un instrument. Elle est une condition de l’être. Elle est un serment silencieux que nous pouvons choisir, à chaque instant, de renouveler ou de trahir.