Tu as sûrement déjà fait n’importe quoi. Une réaction brute face à quelque chose d’incompréhensible ou d’inacceptable. Les enfants font ça quand aucune réponse ne vient, ou quand celle de l’adulte trahit le désintérêt. Ce “n’importe quoi” est parfois l’ultime réponse après avoir tout essayé. Il peut surgir sans lien apparent avec la situation. Je me souviens d’une matinée glacée dans le Bourbonnais. Mon père ouvre la fenêtre, vise des merles avec une carabine, les abat. “Ça, c’est fait”, dit-il en refermant. Je reste figé, horrifié. Rien ne justifie pour moi cette violence. Même aujourd’hui, quelque chose en moi refuse d’y adhérer. Ce jour-là, mon père a fait ce que je nommais “n’importe quoi”. Mais ce même terme était souvent utilisé pour qualifier mes propres gestes, mes écarts. Je découvrais qu’il y avait un “n’importe quoi” tolérable, et un autre non. Peut-être une échelle invisible. Un autre souvenir me revient. J’ai sept ans, âge de raison. Le marché se termine, je ramasse une pomme pourrie et la lance sans réfléchir. Elle s’écrase sur la tête d’un gamin au loin. Gifle immédiate de ma grand-mère, cris de la mère : “C’est vraiment n’importe quoi, sale petit merdeux !” Pas de sang cette fois. Juste la honte. Et cette scène, longtemps oubliée, résonne soudain avec celle du matin d’hiver. Deux gestes gratuits. Deux absences de raison. Deux “n’importe quoi” qui se rejoignent. Peut-être que mon père aussi, enfant, avait reçu une pomme sur la tête. Peut-être que tuer des merles était sa façon obscure de retrouver un souvenir, une blessure enfouie. Alors le “n’importe quoi” ne serait pas l’absence de sens, mais une invitation à en créer un. À défaut d’en recevoir un tout fait. C’est ce qu’on reproche parfois à une toile : “c’est n’importe quoi”. Peut-être qu’elle renvoie à nos propres gestes inexpliqués, à nos manques jamais comblés. Peut-être faut-il, à la fin, parler au “n’importe quoi” comme à un Sphinx. Et poser ses propres questions.
N’importe quoi
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