07 juin 2024
( Exercice sur la nouvelle, sorte de marche d’approche détournée à partir de textes reçus de Gabriel Obiégly « Sans valeur » et Gilles Clément, « Traité d’art involontaire »)
Si j’étais collectionneur, je crois que je m’entourerais de choses sans valeur, de choses dont la plupart des gens ne veulent plus. Si j’étais collectionneur, je considérerais cela comme une sorte de maladie étrange. Il faudrait bien que je découvre un remède, une ressource à prix modique me permettant de pallier ce besoin.
Est-ce que collectionner fait partie des besoins naturels d’un être humain ? Est-ce aussi important que manger, boire, dormir ? N’est-ce pas une façon, comme tant d’autres, de tenter d’esquiver l’ennui, l’idée de la mort ? Quand j’y réfléchis, je suis plus quelqu’un qui amasse plutôt qu’un collectionneur.
Ce qui différencie l’amas de la collection est probablement cette bifurcation que l’on découvre entre choisir avec conscience — peut-être l’héritage d’une manière, d’un goût — et l’action d’une force centripète des choses qui nous choisissent comme centre. Et probablement aussi le degré de surprise qu’on éprouve tout à coup à se sentir cerné par la puissance inconsciente de l’amas, loin de la satisfaction du collectionneur ébaubi par l’étalage de ses trophées.
Je pourrais diviser le monde de la même façon, je crois. Ceux qui collectionnent et ceux qui amassent, tout comme on peut distinguer les gloutons des gourmets. J’ai longtemps cru appartenir à la catégorie des gourmets. Mais c’était une erreur de jeunesse, liée directement à la sensation de manque, à la sublimation qui remplace celle-ci par dépit. D’ailleurs, tout bien pesé, l’illusion ne passa pas la quarantaine. Aussitôt les festivités achevées sur le seuil de cette décennie neuve, une fringale inconsidérée me stupéfia. Je compris avec tristesse que j’appartenais désormais à la foule des gloutons, des affamés navrants tentant comme ils le pouvaient de remplir une béance existentielle.
J’ai souvent observé qu’un manque de caractère — appelons cela de la faiblesse, de la lâcheté — m’obligeait à m’en remettre à la facilité d’amasser à peu près tout et n’importe quoi, pourvu que cela n’exige de moi qu’un minimum de contrainte et d’effort. Par exemple, le lendemain de ma rupture avec M., expulsé du cocon familial dans lequel je m’étais réfugié, m’étant assimilé par capillarité à la catégorie des esthètes, outrecuidant de suffisance et de vanité, je me retrouvai dans la rue, en quête d’un trou à rat pour me prémunir des intempéries.
Je jetai alors mon dévolu sur le premier gourbi que ma bourse plate me permettait de briguer, m’enfermai à triple tour à l’intérieur et commençai à amasser quantité de griefs contre moi-même. Une nuit, victime de l’insomnie, alors que je regardais par la fenêtre, je vis dans la rue des quantités de cartons, des piles de journaux promis au passage matinal des éboueurs. Poussé par une intuition bizarre, je dévalai alors l’escalier pour aller en récupérer le plus possible afin de les rapporter dans ma cellule.
C’est alors qu’avec un peu de farine et d’eau, je confectionnai un gruau, et je me mis à fabriquer dans une fébrilité inconnue de moi-même encore, quantité de masques, de personnages. Je ne pensai à rien, mes mains semblaient animées par une volonté que je ne leur connaissais pas, une nécessité nouvelle. Au bout de quelques jours, la transe s’acheva d’un coup et je me retrouvai entouré d’une foule de personnages insolites en papier mâché.
Combien de mois, d’années suis-je resté ici, dans cette chambre de quatre par quatre à amasser des idées noires ? Je ne m’en souviens plus vraiment. Ce dont je me souviens, en revanche, c’est du bruit que font les bêtes courant sur le papier peint dans la pénombre la nuit. Les cafards provenant d’une épicerie en bas de mon immeuble traversaient les planchers, gravissaient les étages, envahissaient les parois des murs. Lorsque j’appuyais sur l’interrupteur de la lampe de chevet près de la tête du lit, la lumière les surprenait et ils s’immobilisaient. Je ne voyais alors que le mouvement presque imperceptible de leurs antennes au-dessus de leurs yeux noirs et vides.
Je compris peu à peu que c’était probablement la farine, liant essentiel de mes œuvres dérisoires, qui les avait attirés là. Le lendemain, je fourrai tout pèle-mêle dans de grands sacs poubelles puis les ramenai à leur lieu d’origine.
Après avoir vidé ma chambre de ces créatures de papier, une nouvelle obsession me saisit. Cette fois, ce n’était pas les objets mais les mots qui s’amoncelaient autour de moi. Je commençai à écrire, chaque jour, sans relâche. Des pensées, des réflexions, des souvenirs. Les pages s’accumulaient, couvertes d’encre noire, envahissant peu à peu ma table de travail dans un désordre extraordinaire. Le bruit des cafards fut remplacé par le grattement incessant de ma plume sur le papier.
Au bout de quelques mois, les feuilles volantes formaient des piles instables, menaçant de s’effondrer à tout moment. Chaque page était une tentative désespérée de capturer l’éphémère, de donner un sens à cette existence chaotique. Pourtant, malgré l’apparente futilité de mon entreprise, je continuais. Écrire était devenu une nécessité, un exutoire pour cette énergie intérieure que je ne pouvais contenir autrement.
Chaque fois que je relisais mes textes, le vide qu’ils tentaient de dissimuler provoquait de la déception, du dégoût. Je ne voyais là qu’une accumulation de plaintes, de colère, de malheurs, de récriminations souvent de mauvaise foi que je cherchais à répandre dans l’encre et le papier. En toute objectivité, un beau gâchis. J’accumulais encore plus de rancœur contre le monde ou moi-même, en ces lieux où je pense les avoir par négligence confondus.
C’est alors que je rencontrai L., une femme dont je ne pourrais autrement qualifier le caractère que par les mots « franche » et « pragmatique ». Elle sut me montrer l’étendue de ma gaminerie et, en m’extirpant du néant, j’eus l’impression de naître au monde une seconde fois.
L. avait toujours un projet sur le feu. Elle était capable d’en entretenir la flamme durant des mois, jusqu’à la réalisation de celui-ci. Nous nous mîmes à collectionner les voyages dans toutes les capitales d’Europe, nous fîmes des photographies, nous achetâmes des magnets que nous collions comme des trophées émouvants sur la porte du réfrigérateur. Bien sûr, j’avais déménagé de ma chambre, et j’avais l’impression que le cauchemar qui avait duré tant de mois s’était évanoui, comme s’évanouissent l’été les sales souvenirs d’un trop long hiver.
Notre relation dura une dizaine d’années, puis l’ennui revint. Bien sûr, j’avais fait des efforts, je m’étais raisonné, j’avais brûlé une quantité inimaginable de textes, de carnets. Je me souviens qu’à cette époque, L. m’y avait silencieusement encouragé. Ou bien il me fallait encore une fois expérimenter la notion terrifiante du choix. C’était l’heure de choisir entre la lamentation perpétuelle que nous associons à l’écriture et une vie tranquille remplie de projets, de capitales à visiter, jusqu’à ce que mort s’ensuive.
J’éprouvais les plus grandes difficultés à effectuer ce choix. D’ailleurs, je me souviens avoir soudain décidé de tout brûler sur un coup de tête, comme on prend une bonne respiration avant de plonger profondément en apnée. C’était évidemment un mauvais choix. Cette absence de choix était un mauvais choix. Assez vite, je rendis L. responsable du vide affreux que j’éprouvai presque aussitôt de me retrouver nu, sans tous mes précieux écrits. Car évidemment, leur disparition subite avait soudain créé une grande valeur.
Je me mis alors à amasser les aventures. Voyager devenait une manière d’accumuler des expériences, de compenser la perte de mes écrits. Pourtant, malgré toutes ces nouvelles expériences, une part de moi restait insatisfaite, toujours en quête de quelque chose d’introuvable.
Aujourd’hui, je me retrouve encore aux prises avec cette tourmente. Les mots, les idées noires, l’accumulation sans fin. Peut-être que cette lutte est devenue une part de moi, une ombre persistante malgré la lumière que L. avait apportée dans ma vie. Cherchant désespérément à donner un sens à ce qui, souvent, semble n’en avoir aucun, je continue à amasser des feuilles volantes, des souvenirs, des fragments d’existence. Peut-être qu’un jour, je trouverai enfin l’équilibre entre la nécessité de capturer mes pensées et celle de trier, de choisir ce qui mérite d’être conservé.
Pour l’instant, je vis avec cette ambiguïté, prisonnier de ce chaos. Ce que je sais, c’est que la quête de sens est une entreprise perpétuelle, sans garantie de réussite, mais inévitable pour ceux qui, comme moi, ne peuvent échapper à cette marée noire de mots et de pensées.
Photo d’illustration : image d’un atelier papier mâché réalisé dans une école primaire en 2021
Pour continuer
Carnets | juin 2024
30 juin 2024
Je lève les yeux au ciel et cette luminosité dans le nuage. Est-ce que je vois vraiment cette luminosité particulière aujourd’hui ou est-elle le souvenir de plusieurs fois où elle surgit ainsi au détour d’un regard ? Sacrée question pour démarrer la journée. C’est dimanche. Je traîne. Il faut que je finisse de passer le karcher dans la cour. J’ai dû m’interrompre hier à cause de la pluie. Il faut au moins que j’attende 10 h. J’ai encore un peu de temps. J’ai créé plusieurs sites en local, deux avec SPIP et un avec Indexhibit. Un site est dédié au classement de tous les papiers de la maison ; il contient aussi les listes de livres par pièce dans la maison, des tutoriels informatiques, des listes de tout un tas de choses encore. Celui-là est accessible en local pour que S. puisse aller le consulter. Le second site SPIP est destiné à regrouper mes textes. Mais je bute encore sur l’arborescence, la notion de rubrique racine, et de sous-rubrique. J’ai aussi créé une partie notes de lecture. Ce site est accessible sur ma machine uniquement. Le troisième site Indexhibit était normalement destiné à la photographie. Mais pour tester des mises en page perso, j’ai voulu entrer du texte aussi. Je me disperse encore. Vendredi prochain, mais je parle d’un temps parallèle à celui de la publication, ce sera la fête des élèves. J’ai encore l’atelier à ranger, les toiles à accrocher. S. me dit qu’on sera moins nombreux que prévu. Tant mieux car risque de pluie prévu. On pourra se réfugier dans l’atelier. Le lundi qui suit, il faudra décrocher l’exposition de S. Ensuite, la grande inconnue de juillet-août, plus que les stages pour faire entrer un peu d’argent. Les prélèvements ne prennent aucun congé. J’ai moins lu cette semaine. Je me suis perdu dans les méandres du code HTML et CSS. J’aurais du mal à revenir néanmoins sur Windows à présent. Linux m’oblige à pénétrer dans les arcanes de la ligne de commande, d’aller plus en profondeur, de ne pas être juste un utilisateur, un consommateur. J’ai aussi laissé de côté la lecture de blogs. De temps en temps, je vois passer les messages mais je ne clique pas. Pas le temps ou bien je suis trop occupé, pas assez disponible. C’est un choix. Découverte du site Meyerweb.com en effectuant des recherches sur les thèmes Indexhibit. Le dernier article publié date de deux semaines, sur la perte d’une enfant, dix ans après. Et cette phrase à la fin : « Vous ne l’avez pas déçue. — Je le sais, mais je ne le sens pas. » En feuilletant les pages du site, je tombe sur des articles datant de 2003 et qui semblent traiter de l’utilisation du CSS à ses débuts. La mise en page est minimaliste, pas de fioritures, juste une colonne à gauche de l’écran. Titres en gras, texte et code. En relevant l’impression d’aridité de cette rencontre, la difficulté d’entrée dans ces articles, je me demande si la présentation joue autant un rôle que l’aspect inconfortable qu’ils présentent. De là, je tire une sorte de leçon concernant la séduction des mises en page. C’est drôle car c’est exactement ce que je cherche au bout du compte sur les sites locaux que je construis. Pas de fioritures, du contenu présenté de manière claire et pratique. Ce qui me fait penser aussi à T.C et au fait qu’il ait passé son blog entier pour qu’il tienne sur un repository GitHub. Il y a certainement une connexion à effectuer entre l’usage minimaliste du code et les préoccupations écologistes au regard de l’abondance qui se manifestent principalement par des signes d’appartenance à la mode du moment. Depuis que je connais Internet, j’ai vu tellement de changements. Revenir à ces souvenirs des prémisses, quel navigateur ? Netscape Navigator peut-être. Le fait d’utiliser un code simple est avant tout poussé par le souci que tous les navigateurs puissent le lire. Ensuite, on arrive à des navigateurs plus évolués, plus exigeants. Le barrage s’effectue par la qualité des machines, par leur puissance. Si tu as une vieille machine, un navigateur peu adapté au changement, tu restes sur la touche, du moins c’est ce que l’on veut te faire croire. De là, l’utilisation des logiciels open source. Avec une machine qui n’a pas de grandes capacités, on peut installer une distribution Linux, et disposer néanmoins d’un accès au web dans sa totalité. Concernant les sites web désormais, on voit aussi certaines hégémonies s’installer. Pas pour rien que je reviens à SPIP, à Indexhibit. Après, il faut relever les manches, ça ne tombe pas tout cuit. Et dire qu’aujourd’hui les hébergeurs te proposent d’installer un WordPress en moins de cinq minutes, clé en main. Cette apparente simplicité qui te laisse comme une andouille sur le carreau dès qu’un grain de sable enraye toute cette belle mécanique. Cette semaine, j’allais presque oublier que je me suis rendu à R. au-dessus d’A. Un trou paumé vraiment. Mon GPS était dingue. J’ai dû faire au moins trois fois le tour du village avant de trouver enfin la rue. Impression bizarre d’arriver dans un club du troisième âge. Des personnes étaient assises et jouaient au tarot. On m’a demandé de patienter. La dame va venir. Au bout du compte, je me suis retrouvé à devoir me vendre à un groupe de dix personnes. « Et ce n’est pas fini, et en plus, etc. » À la fin de l’entretien, celle qui prenait des notes me dit qu’on me rappellera, qu’ils ont encore une autre personne à rencontrer avant de prendre leur décision. J’en étais quasi vexé d’avoir déployé autant d’énergie. Me suis à nouveau perdu pour rentrer. Il fallait se dépêcher car la route serait barrée à partir de 20h. Je serais condamné à errer jusqu’au lendemain 5h dans cet endroit du monde si étrange. Hier, samedi, je téléphone à Free avec le téléphone de S. Le mien semble hors service. Le type au bout du fil effectue les vérifications d’usage à distance et voit que rien ne paraît bloqué. Sauf l’âge de ma carte SIM, qui date de 2014. Ils m’en renvoient une que je devrais recevoir cette prochaine semaine.|couper{180}
Carnets | juin 2024
29 juin 2024
Habiter La Grave, pas bien loin du Cher, dans l’Allier. Les mots paraissent familiers. Ensuite, ils sont bizarres. On a posé les valises à l’étage. Nous habitons un entre-deux. En dessous, un vieil homme ; au-dessus, les fantômes et les rats. D. habite la petite maison juste après le pont qui enjambe le Cher. Les gendarmes se sont pointés vers 20h. C’était la première fois chez lui, en plusieurs années d’amitié. M’y suis trouvé si bien que j’y serais resté. La trempe que j’ai prise. M. habite la maison d’à côté. Dacoté, je crus longtemps que c’était un nom. Comme d’autres parlent de « Sam suffit », les villas, vous savez. La difficulté d’habiter un autre endroit. En quittant cette maison, j’étais à l’envers. La maison en Calabre. Deux événements simultanés à ce propos : le livre de Georges H. et la réalité que nous vivons. On dirait une mise au point télémétrique. Sauf que lorsque les deux images coïncident, on ne peut rien en faire, rien en dire ; on reste bouche bée. On dit de lui ou d’elle et encore de cet autre : ils sont habités. Ce n’est pas quelque chose de poétique, ils ont des poux les pauvres. Tu habites là, donc tu suis les règles. La cohabitation, proche de la coagulation, à la fin on pense à de la sauce figée. Et l’autre qui dit « le gras, c’est la vie ». Vous habitez chez vos parents. Hélas, oui. Vous n’êtes pas habité, rien de tout ça ne t’habite, tu finiras certainement romanichel. Dans « Le Baron perché » de Calvino, je retrouve l’idée de ne plus vouloir descendre de mon cerisier. Le mot cabane et le sentier des nids d’araignées, bifurcations de pensées ou de souvenirs, la sensation de déjà-vu. Toujours cette effrayante propension à vouloir fuir l’ennui. Habiter l’ailleurs. D’ailleurs, dit-on l’ailleurs ou ailleurs dans ces cas-là ? J’habite seul. J’habite avec sept chats. J’habite à l’étage. J’habite au septième étage. J’habite après le coin de la rue. Au septième sans ascenseur. Plusieurs fois, d’ailleurs. J’habite tous les arrondissements de cette ville. En quelques mois. On dit que je vis mal ceci ou cela. Je n’habite qu’avec difficulté ce genre de situation. Je ne cherche pas à m’investir. Une maison à moi, vous n’y pensez pas. L’idée m’habite un moment, un atelier de sculptures en papier mâché pour les enfants. Il a plus de 30 ans. Elle a fait le tour du cosmos pour revenir m’habiter il y a juste deux ou trois ans. Faut être patient, impatient. À fond dans l’un ou l’autre ? Il y a beaucoup à dire à partir de là. Ça se bouscule : sur le verbe habiter, sur le mot maison, sur les cabanes, les châteaux en Espagne. À Lisbonne, j’habite quel quartier déjà, celui dont parle Cendrars. Je l’ai au bout de la langue. Et déjà je pense à autre chose, au fait que je croyais voir Pessoa à chaque coin de rue. Je vois le cul du tramway à ce moment-là qui gravit la colline. Rien ne m’habite, tout me traverse. Je repense à cette histoire. Les trois petits cochons. Parce que je me suis demandé ce que je pensais des maisons de paille à cette époque, si elles m’évoquaient quelque chose. L’Afrique telle qu’on nous la peint dans les livres d’histoire. La case de l’oncle Tom. Que chaque voix soit un instrument. Que l’ensemble s’appelle « Pierre et le Loup », cette pensée me traverse au moment où je vois les musiciens de Brême passer sous mes fenêtres. La folle habite de l’autre côté de la rue. Au même étage. La nuit, elle se met au balcon et hurle. Derrière la cloison fine de la chambre d’hôtel, je l’entends rire toute seule. C’est effrayant. Parfois elle dit des choses énormes. C’est une vieille dame encore coquette. Elle a les ongles peints, même ceux des pieds. Et ce rouge à lèvres — du gloss — nom de Dieu. On dirait parfois qu’on habite ensemble. Une promiscuité dans l’ailleurs. J’ai entendu ça. Il s’est redressé de toute sa hauteur ce petit bonhomme. Il m’a dit : « Il serait temps que vous fabriquiez votre propre nid. » Non mais je rêve, ce type me prend pour un coucou. Pauvre vieux. C’était un Anglais. Il est mort maintenant. Habiter un texte, difficile aussi. Habiter un livre, c’est trop d’un coup. Habiter un chapitre, une page, un paragraphe. Commence déjà par une phrase, après on verra. L’errance est une question permanente sur le fait d’habiter quoique ce soit. Les gens enracinés ne savent pas de quoi je parle, ce n’est pas grave. Le mot habiter en anglais peut-être « to live », je pense Hamlet, « to live or not ».|couper{180}
Carnets | juin 2024
28 juin 2024
À partir d’un objet sans le décrire. Donc plutôt écrire à partir d’une relation avec un objet. Peu importe l’objet. Il n’a pas besoin d’être spectaculaire. Ce serait même un handicap qu’il le soit. Il serait la vedette. J’y perdrais. J’ai toujours la sale habitude de m’aplatir face à tout ce qui est spectaculaire. Je m’aplatis, je me couche, je m’effondre dans la contemplation du spectacle. Je mets toujours un certain temps à m’en relever. Je fais souvent semblant de ne pas être écrabouillé par le spectaculaire. J’imite le flegme anglais à ces moments-là. Intérieurement, je suis complètement explosé. Mais extérieurement, rien ne se voit. Je suis une façade dans une avenue de Palerme. Devant, on imagine que ça en impose. Derrière, les bidonvilles. Dans un premier temps, je cherche mon objet. Quel objet vais-je bien pouvoir PRENDRE / UTILISER / EXPLOITER / ME SERVIR. Ça commence bien. Les premiers verbes associés à une relation, ça commence bien. Recommence en te déplaçant d’un pas de côté. Je ne cherche rien du tout. Je trouve. C’est Picasso qui a dit ça. Disons une gomme. Pourquoi une gomme, pourquoi pas. Peu importe le pourquoi. Est-on obligé toujours d’être assailli de pourquoi ? Mettons les pourquoi de côté. Tendons la main vers la gomme. Quelle action ensuite ? Je vais beaucoup trop vite déjà. Avant de commettre la moindre action, il y a l’œil. Voir cette gomme. Je vois une gomme posée sur une table. Voilà comment les choses se passent. Je cherche souvent une gomme et ne la trouve pas. Quand je ne cherche plus, je trouve. C’est souvent comme ça que les choses se passent. En tout cas, avec les gommes. La gomme surgit au moment où je m’y attends le moins. Il m’arrive de penser qu’elle me nargue. Tu me cherchais hier et tu ne me trouvais pas, ben voilà, j’apparais aujourd’hui. L’œil tombe sur une gomme. J’en ai plusieurs. Mais elles m’échappent toujours. Parfois, je les rassemble dans une boîte en plastique. Je leur dis : « Bougez pas, je vous rassemble, bougez pas. » Et puis, les choses sont ainsi, les gens traversent mon atelier, prennent une gomme, l’utilisent, ne la remettent pas dans la boîte en plastique. Parfois, c’est à croire qu’ils la fourrent dans leur poche. Qu’ils repartent avec mes gommes. J’y pense parfois. Puis j’élude. Je crois que c’est surtout parce que je ne range pas les gommes après la séance. Mon inattention dans ce domaine est assez phénoménale. Elles en profitent, bien sûr. Elles se cachent sous des feuilles de papier. Elles tombent au sol, roulent sous la table, vont se loger dans les recoins les plus improbables. Et puis, soudain, au moment où je m’y attends le moins, l’œil tombe sur une gomme. Voilà ma vie. C’est mieux ? Pourquoi cette question ? C’est autrement. Je peux chercher encore un autre point de vue. Un point de vue à l’aveugle. Un angle mort. Je ferme les yeux, je récite un mantra, j’avance le bras, mes doigts touchent quelque chose d’un peu mou, c’est comme de la pâte à modeler, c’est un peu froid, mais ça se réchauffe rapidement quand je malaxe la matière, j’en fais une boule. Je sais que c’est une gomme mie de pain, on ne va pas se mentir. Je ne vais pas faire l’ingénu, ou le comédien. Ce n’est pas forcément à cette gomme que j’aurais voulu penser. Mais la voici. C’est bien ce que je disais. Au moment où on s’y attend le moins, on se retrouve avec une gomme mie de pain dans la main. Même en fermant les yeux. Je me demande. Tu ne mettrais pas certains mots en MAJUSCULES. Pour qu’ils se détachent du texte, que tu les voies mieux. Ça veut dire quoi mieux ? C’est comme pour les gommes, je crois. Tu veux trouver une gomme pour mine de plomb, tu te retrouves avec une gomme mie de pain. C’est comme ça, c’est la vie. Faire de l’humour ne te sauvera pas. Ça peut soulager un moment, détendre, mais ça ne réglera pas cette affaire de gomme. Ça, c’est sûr. Se lamenter non plus. Avec le temps, une certaine équanimité d’humeur se fabrique. Avec les gommes comme avec tout le reste. J’ai commencé tôt. Avec un arc et des flèches. Trop facile de penser qu’en visant on atteindra une cible. Trop facile, c’est ce qui me vint immédiatement à l’esprit. Bizarre. La plupart des personnes pensent que viser est difficile, qu’il faut se donner de la peine, travailler son geste, s’améliorer sans cesse. Je dis non, ce n’est pas comme ça que ça marche. Avec cette méthode, l’ennui nous guette. Entrez donc dans l’atelier, vous allez bien voir. Cherchez donc une gomme, vous allez voir. C’est pas comme ça que ça fonctionne, la vie ici. Asseyez-vous plutôt et fermez les yeux, prenez le temps de devenir aveugles, sourds et muets. Vous y êtes ? Tendez le bras, tapotez sur la table, avec vos cinq doigts, laissez vos doigts courir à la surface de la table. Vous y êtes, vous sentez. Elle est froide, n’est-ce pas ? Malaxez. Vous avez mis le doigt sur le problème et sur la solution en même temps. À partir de là, chacun fait comme il peut. Certains font semblant de croire au hasard, d’autres s’inventent un ami imaginaire. Parfois, certains avalent la gomme pour pallier le problème. Ils pensent que ça va avoir un goût de pain chaud. Pas du tout. Ils se trompent. Et souvent, c’est une convenance, on préfère s’inventer un goût de pain chaud sur la langue plutôt que le véritable goût des choses.|couper{180}
