( Exercice sur la nouvelle, sorte de marche d’approche détournée à partir de textes reçus de Gabriel Obiégly « Sans valeur » et Gilles Clément, « Traité d’art involontaire »)
Si j’étais collectionneur, je crois que je m’entourerais de choses sans valeur, de choses dont la plupart des gens ne veulent plus. Si j’étais collectionneur, je considérerais cela comme une sorte de maladie étrange. Il faudrait bien que je découvre un remède, une ressource à prix modique me permettant de pallier ce besoin.
Est-ce que collectionner fait partie des besoins naturels d’un être humain ? Est-ce aussi important que manger, boire, dormir ? N’est-ce pas une façon, comme tant d’autres, de tenter d’esquiver l’ennui, l’idée de la mort ? Quand j’y réfléchis, je suis plus quelqu’un qui amasse plutôt qu’un collectionneur.
Ce qui différencie l’amas de la collection est probablement cette bifurcation que l’on découvre entre choisir avec conscience — peut-être l’héritage d’une manière, d’un goût — et l’action d’une force centripète des choses qui nous choisissent comme centre. Et probablement aussi le degré de surprise qu’on éprouve tout à coup à se sentir cerné par la puissance inconsciente de l’amas, loin de la satisfaction du collectionneur ébaubi par l’étalage de ses trophées.
Je pourrais diviser le monde de la même façon, je crois. Ceux qui collectionnent et ceux qui amassent, tout comme on peut distinguer les gloutons des gourmets. J’ai longtemps cru appartenir à la catégorie des gourmets. Mais c’était une erreur de jeunesse, liée directement à la sensation de manque, à la sublimation qui remplace celle-ci par dépit. D’ailleurs, tout bien pesé, l’illusion ne passa pas la quarantaine. Aussitôt les festivités achevées sur le seuil de cette décennie neuve, une fringale inconsidérée me stupéfia. Je compris avec tristesse que j’appartenais désormais à la foule des gloutons, des affamés navrants tentant comme ils le pouvaient de remplir une béance existentielle.
J’ai souvent observé qu’un manque de caractère — appelons cela de la faiblesse, de la lâcheté — m’obligeait à m’en remettre à la facilité d’amasser à peu près tout et n’importe quoi, pourvu que cela n’exige de moi qu’un minimum de contrainte et d’effort. Par exemple, le lendemain de ma rupture avec M., expulsé du cocon familial dans lequel je m’étais réfugié, m’étant assimilé par capillarité à la catégorie des esthètes, outrecuidant de suffisance et de vanité, je me retrouvai dans la rue, en quête d’un trou à rat pour me prémunir des intempéries.
Je jetai alors mon dévolu sur le premier gourbi que ma bourse plate me permettait de briguer, m’enfermai à triple tour à l’intérieur et commençai à amasser quantité de griefs contre moi-même. Une nuit, victime de l’insomnie, alors que je regardais par la fenêtre, je vis dans la rue des quantités de cartons, des piles de journaux promis au passage matinal des éboueurs. Poussé par une intuition bizarre, je dévalai alors l’escalier pour aller en récupérer le plus possible afin de les rapporter dans ma cellule.
C’est alors qu’avec un peu de farine et d’eau, je confectionnai un gruau, et je me mis à fabriquer dans une fébrilité inconnue de moi-même encore, quantité de masques, de personnages. Je ne pensai à rien, mes mains semblaient animées par une volonté que je ne leur connaissais pas, une nécessité nouvelle. Au bout de quelques jours, la transe s’acheva d’un coup et je me retrouvai entouré d’une foule de personnages insolites en papier mâché.
Combien de mois, d’années suis-je resté ici, dans cette chambre de quatre par quatre à amasser des idées noires ? Je ne m’en souviens plus vraiment. Ce dont je me souviens, en revanche, c’est du bruit que font les bêtes courant sur le papier peint dans la pénombre la nuit. Les cafards provenant d’une épicerie en bas de mon immeuble traversaient les planchers, gravissaient les étages, envahissaient les parois des murs. Lorsque j’appuyais sur l’interrupteur de la lampe de chevet près de la tête du lit, la lumière les surprenait et ils s’immobilisaient. Je ne voyais alors que le mouvement presque imperceptible de leurs antennes au-dessus de leurs yeux noirs et vides.
Je compris peu à peu que c’était probablement la farine, liant essentiel de mes œuvres dérisoires, qui les avait attirés là. Le lendemain, je fourrai tout pèle-mêle dans de grands sacs poubelles puis les ramenai à leur lieu d’origine.
Après avoir vidé ma chambre de ces créatures de papier, une nouvelle obsession me saisit. Cette fois, ce n’était pas les objets mais les mots qui s’amoncelaient autour de moi. Je commençai à écrire, chaque jour, sans relâche. Des pensées, des réflexions, des souvenirs. Les pages s’accumulaient, couvertes d’encre noire, envahissant peu à peu ma table de travail dans un désordre extraordinaire. Le bruit des cafards fut remplacé par le grattement incessant de ma plume sur le papier.
Au bout de quelques mois, les feuilles volantes formaient des piles instables, menaçant de s’effondrer à tout moment. Chaque page était une tentative désespérée de capturer l’éphémère, de donner un sens à cette existence chaotique. Pourtant, malgré l’apparente futilité de mon entreprise, je continuais. Écrire était devenu une nécessité, un exutoire pour cette énergie intérieure que je ne pouvais contenir autrement.
Chaque fois que je relisais mes textes, le vide qu’ils tentaient de dissimuler provoquait de la déception, du dégoût. Je ne voyais là qu’une accumulation de plaintes, de colère, de malheurs, de récriminations souvent de mauvaise foi que je cherchais à répandre dans l’encre et le papier. En toute objectivité, un beau gâchis. J’accumulais encore plus de rancœur contre le monde ou moi-même, en ces lieux où je pense les avoir par négligence confondus.
C’est alors que je rencontrai L., une femme dont je ne pourrais autrement qualifier le caractère que par les mots « franche » et « pragmatique ». Elle sut me montrer l’étendue de ma gaminerie et, en m’extirpant du néant, j’eus l’impression de naître au monde une seconde fois.
L. avait toujours un projet sur le feu. Elle était capable d’en entretenir la flamme durant des mois, jusqu’à la réalisation de celui-ci. Nous nous mîmes à collectionner les voyages dans toutes les capitales d’Europe, nous fîmes des photographies, nous achetâmes des magnets que nous collions comme des trophées émouvants sur la porte du réfrigérateur. Bien sûr, j’avais déménagé de ma chambre, et j’avais l’impression que le cauchemar qui avait duré tant de mois s’était évanoui, comme s’évanouissent l’été les sales souvenirs d’un trop long hiver.
Notre relation dura une dizaine d’années, puis l’ennui revint. Bien sûr, j’avais fait des efforts, je m’étais raisonné, j’avais brûlé une quantité inimaginable de textes, de carnets. Je me souviens qu’à cette époque, L. m’y avait silencieusement encouragé. Ou bien il me fallait encore une fois expérimenter la notion terrifiante du choix. C’était l’heure de choisir entre la lamentation perpétuelle que nous associons à l’écriture et une vie tranquille remplie de projets, de capitales à visiter, jusqu’à ce que mort s’ensuive.
J’éprouvais les plus grandes difficultés à effectuer ce choix. D’ailleurs, je me souviens avoir soudain décidé de tout brûler sur un coup de tête, comme on prend une bonne respiration avant de plonger profondément en apnée. C’était évidemment un mauvais choix. Cette absence de choix était un mauvais choix. Assez vite, je rendis L. responsable du vide affreux que j’éprouvai presque aussitôt de me retrouver nu, sans tous mes précieux écrits. Car évidemment, leur disparition subite avait soudain créé une grande valeur.
Je me mis alors à amasser les aventures. Voyager devenait une manière d’accumuler des expériences, de compenser la perte de mes écrits. Pourtant, malgré toutes ces nouvelles expériences, une part de moi restait insatisfaite, toujours en quête de quelque chose d’introuvable.
Aujourd’hui, je me retrouve encore aux prises avec cette tourmente. Les mots, les idées noires, l’accumulation sans fin. Peut-être que cette lutte est devenue une part de moi, une ombre persistante malgré la lumière que L. avait apportée dans ma vie. Cherchant désespérément à donner un sens à ce qui, souvent, semble n’en avoir aucun, je continue à amasser des feuilles volantes, des souvenirs, des fragments d’existence. Peut-être qu’un jour, je trouverai enfin l’équilibre entre la nécessité de capturer mes pensées et celle de trier, de choisir ce qui mérite d’être conservé.
Pour l’instant, je vis avec cette ambiguïté, prisonnier de ce chaos. Ce que je sais, c’est que la quête de sens est une entreprise perpétuelle, sans garantie de réussite, mais inévitable pour ceux qui, comme moi, ne peuvent échapper à cette marée noire de mots et de pensées.
Photo d’illustration : image d’un atelier papier mâché réalisé dans une école primaire en 2021