Rêver d’être happé par un projet ressemble curieusement à ces vieux cauchemars où la bête du Gévaudan se jetait sur moi. Cette bête, dont j’entendais parler dans ma famille, tuait des moutons, et parfois aussi des enfants, des adultes en Lozère, et même un membre éloigné de notre famille. J’ai fait des rêves récurrents à partir de cette histoire durant des mois. Elle apparaissait sur le seuil de ma chambre, effrayante, avec ses yeux rouges, ses longues dents, et la bave coulant de sa gueule. Elle se jetait alors sur moi pour me dévorer, et j’avais l’étrange sensation de m’évanouir dans une sorte d’extase. Jusqu’à cette nuit où j’ai décidé de ne plus me laisser faire et que je l’ai écrasée avec mes jambes contre un mur en m’arc-boutant contre le pied de mon lit.
Je me demande si, en commettant cet effroyable geste, je ne me suis pas condamné à rester à tout jamais sans projet. Ou pire, à caresser des projets qui n’aboutissent jamais parce qu’une malédiction veille pour les contrarier. Bien sûr, je pourrais faire de la psychologie de bas étage, me dire que l’idée de malédiction a bon dos, qu’il faudrait bien plutôt regarder du côté de la paresse, du manque de confiance en soi, de la dépression nerveuse, etc. Mais je crois avoir fait mille fois le tour de toutes ces bonnes raisons sans les trouver résolument raisonnables. J’ai toujours ce doute quant à la raison ; de plus en plus, elle me semble être une forme d’hypnose comme bon nombre d’autres.
Peu à peu, je m’aperçois aussi que je me suis mis à rejeter plus que l’idée de famille, celle de l’espèce tout entière. Ma mère, d’origine estonienne, se plaignait toujours de la négligence des gens en matière de sentiments. D’une grande sensibilité, elle se déséquilibrait à la moindre fausse note. Elle voyait l’Estonie comme une terre merveilleuse où les gens étaient plus attentifs, plus délicats, plus cultivés. Comme si je découvrais que je suis d’une espèce différente. En ce cas, le meurtre de la bête jadis serait, je l’ai souvent pensé, une des pires choses faites dans ma vie ou dans mes rêves. Le meurtre symbolique ou très réel d’une partie intime de moi-même au profit d’une part plus policée, domestiquée, celle des humains vivant en société, comptant sur l’idée de celle-ci pour s’inventer autant que se rassurer.
Le glapissement final dans l’agonie de la Bête, alors que je l’écrasais de toutes mes forces à l’âge de 7 ans contre le mur de la chambre, résonne toujours dans mon crâne. Ensuite viennent tout autour les ombres néfastes de la nuit, les mauvaises pensées, la malédiction, la confusion. « Tu es désormais des nôtres, tu as tué comme nous avons tué. »
L’idée chevaleresque d’une quête à poursuivre envers et contre tout me hante dans les mêmes proportions exactement que celle d’une déchéance dont je serais le seul responsable. Nous vivons dans un monde où de nombreuses valeurs sont inversées. Une sorte d’esprit chevaleresque me pousse à contrecarrer toute idée de « réussite », car cette fausse réussite représente pour moi la vraie défaite : profit, tromperie, pouvoir sur les autres, manipulation. Ce sont sans doute les deux faces d’une seule pièce ; sur chacune est gravé le visage archaïque du dieu Janus. Mais ne sommes-nous pas tous ainsi tiraillés plus ou moins consciemment par des forces contraires ? Voici une manière de se raccrocher à un morceau d’épave qui flotte au sein même du naufrage : le fait de songer qu’on n’est pas unique à cet instant semble réconfortant pour nous ramener très vite ensuite à la plus extrême des solitudes. Car nous savons que cette affaire de partage est illusoire également. Que ce sont toujours les mêmes qui partagent surtout comme ce sont toujours les mêmes qui profitent.