Cela pourrait durer à l’infini, écrire ainsi, chaque jour, parfois plusieurs fois par jour. Comme on s’enfonce dans une forêt, au hasard, en empruntant les sentiers que l’on découvre au fur et à mesure de l’avancée. Je me souviens de ce beau titre de Calvino, Le sentier des nids d’araignées. Parfois, je le confonds avec un titre de Borges Le Jardin aux sentiers qui bifurquent . La fourche que dessine la croisée des chemins me rappelle le trident de Neptune et aussi le tas de fumier où, dans ma jeunesse, elle était plantée. Mon père ou moi-même remuions l’humus en quête de lombrics gras que nous accrochions sans pitié à nos hameçons. La pointe d’un hameçon n’est-elle pas aussi un sentier que l’on suit par faim, par gourmandise, par curiosité, qui nous transperce la lèvre, la gorge, nous piégeant jusqu’à la déchirure ?

Je me suis fixé la tâche d’écrire chaque jour, mais parfois, je ne me souviens plus pour quelle véritable raison je me suis imposé cette discipline. Je me sens alors comme un programme qui bugue, s’interrogeant sur sa véritable raison d’être, sur son utilité réelle. J’ai beaucoup de difficulté avec la notion d’utile et d’inutile. Parfois, je me trouve plutôt binaire sur ce sujet, sans doute en raison de mon éducation. La nuance est probablement une sorte de but caché. Apprendre à mieux nuancer l’utile et l’inutile pourrait être une des véritables raisons pour lesquelles je m’oblige à écrire chaque jour.

En tout cas, beaucoup de rêveries proviennent des livres, de leurs auteurs, de la littérature. C’est sans doute une façon de m’inventer un au-delà. Après tout, les bibliothèques ressemblent à des cimetières, et les ouvrages à des tombes, parfois avec la même vanité ou humilité que l’on voit au Père-Lachaise à Paris, un cimetière que j’affectionnais.

Des phrases sans fin, des phrases se déployant comme des sentiers tordus, des phrases qui ne vont parfois nulle part, que l’on suit pour voir, et qui ne mènent qu’à la fin d’une phrase, pour rien.

Le jeu d’écrire comme le Je à l’action d’écrire m’agace. Je suis une sorte de romantique qui ne veut pas se l’avouer. Je crois toujours, dans un lieu secret de mon esprit, de mon cœur, que l’écriture peut être une sorte de chemin de croix, une crucifixion, une mort, et donc une renaissance. Mais non, ce n’est pas encore assez : une transmutation. Parvenir au doré, pas loin d’adoré dès lors. C’est ce que j’observe encore ce matin, me plaignant intérieurement en relisant les premières lignes des Gestes de W. Flusser. Ce que je vois, c’est un reflet dans le miroir. Un reflet qui ne me convient pas parce qu’on espère une autre image que celle qu’on voit. Un reflet de l’insignifiance ? C’est le premier mot qui me vient et que je garde pour la fin. Mais j’avais déjà eu cette même difficulté avec Calvino, avec Cortázar, avec Borges. J’en ai honte. J’ai honte de voir mon reflet dans ces œuvres, ou de reconnaître ma vanité lorsque j’imagine voir mon propre reflet, ma propre insignifiance dans ma matière jugée insignifiante tout pareillement dans leurs œuvres. Comme si je me prenais tout seul en défaut vis-à-vis de ce que je prêche du matin au soir en peinture, concernant la beauté, l’adresse, l’habileté, privilégiant l’audace, la sincérité du geste spontané, l’amusement. Le paradoxe m’ébranle.

Que c’est difficile de parvenir à l’évidence. Elle est là et l’on sent qu’elle nous échappe continuellement. L’objet de l’écriture est rarement celui que je crois. Et c’est tout à fait à cet endroit que le discernement m’échappe. Je crois parfois écrire des choses sérieuses, mais celles-ci s’évanouissent presque aussitôt. J’avais déjà noté cette étrangeté dans mes vieux carnets autrefois. Ce qui me paraissait le plus « solide », qui ne se dépréciait pas avec le temps, c’est lorsque je décrivais un lieu, une personne, un objet, en quelques mots à peine. Lorsque l’objet n’était pas « moi », lorsque je disposais encore de cette inconscience ou de cette naïveté de le croire extérieur. Tout le reste, la philosophie, la littérature, les jugements sur ceci ou cela me paraissaient toujours si pathétiques, j’en étais honteux. Honteux comme un privilégié s’apercevant de l’abus qu’il commet par ce même privilège.

Écrire sans comprendre ce que j’écris rejoint peindre sans savoir ce que je peins. C’est la même démarche. Ensuite, le travail de relecture devrait être comme le travail de distance que l’œil opère vis-à-vis de la toile, un regard détaché de la notion d’auteur, de peintre, le regard de tous ou de personne découvrant le tableau pour la première fois, sans ces notions de propriété, de satisfaction ou de dénigrement qui, au bout du processus, ne servent à rien.

Une photographie prise vers le quartier de Crimée. Je m’y étais rendu parce qu’il y avait non loin de là des ateliers d’artistes. Dans l’un d’eux, j’avais joué au ping-pong avec le frère de F., cette peintre rencontrée Quai de la Gare. Son frère s’occupait de musique et de cinéma, il y avait aussi D., le joueur d’harmonica avec ses jeans troués, l’un des musiciens d’Higelin. Impression d’avoir visité un autre monde totalement différent du mien. Des gosses de riches, qui semblaient posséder toute la confiance en eux-mêmes dont je ne disposais pas à l’époque. C’est ce que j’avais pensé ou prétexté pour ne plus y remettre jamais les pieds. Au retour, le ciel était blanc, j’avais vu deux enfants traversant ce pont étrange, j’avais pris cette image, sans savoir pourquoi, je n’avais pas plus de pourquoi à ce moment que je n’en ai à l’écrire maintenant.