Le secret. L’idée d’un secret non révélé, associé à un savoir, ressemble beaucoup à une emprise. Ou tout du moins à la volonté larvée d’une emprise, d’autant plus pernicieuse que cette volonté est souvent inconsciente. Jadis, j’accusais silencieusement mes professeurs de détenir un secret qu’ils ne voulaient pas livrer. Aujourd’hui, par un retournement ironique, mes propres élèves semblent penser la même chose de moi.

Plusieurs raisons peuvent expliquer ce phénomène. Premièrement, il y a le mystère inhérent à l’enseignement : la maîtrise du sujet par les professeurs crée une aura de mystère. Ensuite, il y a la transmission incomplète du savoir ; il est impossible de tout transmettre, et cela peut être perçu comme une rétention volontaire. De plus, chaque professeur interprète le savoir à travers son expérience personnelle, ce qui peut donner l’impression d’un savoir partiel ou d’un secret. Il y a aussi la quête de l’autonomie : les professeurs incitent souvent leurs élèves à découvrir par eux-mêmes, créant un sentiment d’inaccessibilité. Enfin, la complexité du savoir crée parfois une barrière cognitive, et les élèves, se sentant dépassés, peuvent croire que les professeurs retiennent volontairement des informations.

Depuis que j’enseigne la peinture, je vois bien que je me débats avec le fantasme d’une clarté pédagogique. Celle que je souhaiterais atteindre et que chaque élève semble considérer comme un dû. Si j’étais salarié, et il m’arrive de l’être, est-ce que la difficulté serait plus aiguë ou moindre ? Je ne le pense pas. C’est d’un domaine qui peut sembler appartenir à une exigence personnelle, à moins qu’il ne soit le lieu même d’un orgueil, d’une vanité, que de savoir énoncer le plus simplement possible ce que l’on veut transmettre. Encore que l’écueil de l’adverbe me saute aussitôt aux yeux sitôt que je le vois écrit noir sur blanc.

En cherchant une suite à cette réflexion, je me promène dans mes albums numériques. Je tombe soudain sur la photographie 17_IMG_3892.jpg. Je ne peux plus la quitter du regard. Ce tableau a été vendu deux fois ; il a fallu que je le repeigne pour une amie peintre qui avait eu un coup de cœur en voyant sa photographie sur les réseaux sociaux. Cela m’a permis de faire l’exercice que je ne pratique jamais : reproduire l’un de mes tableaux. Je me souviens encore des difficultés à revenir sur les traits du personnage central, une sorte de jeune moine bouddhiste aux prises dans une méditation avec ce que j’avais nommé Samsara, mot qui signifie en sanskrit « ensemble de ce qui circule » ou plus simplement transition, voire transmigration. Il s’agit d’une petite toile de format 40 x 40 cm réalisée en noir et blanc à l’acrylique. Le visage a les yeux mi-clos, le fond est noir avec çà et là des sortes de volutes de brume.

Je me souviens de l’époque où j’avais peint ce tableau, en 2021 alors que nous subissions encore les conséquences du Covid. Je n’avais presque plus d’élèves, j’écrivais beaucoup sur mon autre blog, parfois quatre ou cinq textes que je m’empressais de publier dans une même journée. L’écriture me permettait de compenser l’inactivité dans laquelle je sombrais jour après jour, incapable de peindre pour moi-même, incapable de tenir un thème quelconque, je me réfugiais dans ces textes souvent sans queue ni tête. C’est à cette période que je suivais sur les réseaux sociaux David Ferriol, qui donnait sur sa chaîne YouTube un certain nombre de conseils aux artistes pour améliorer leur visibilité. Mais trop âgé déjà à l’époque, lorsque je me suis inscrit sur sa plateforme, j’eus l’impression presque aussitôt d’être décalé, de ne pas utiliser les mêmes codes que les nombreux jeunes artistes qui se tenaient là. J’écoutais ses émissions de podcast dans l’atelier, devant ma toile vide, tandis que mes peintures sicativaient sur la palette. Au bout d’un an, j’ai fait mes comptes, pesé le pour et le contre, analysé mes motivations véritables, et je me suis exclu de la plateforme en lui envoyant un petit message de remerciement et d’excuse.

Ce visage est sans doute une sorte d’autoportrait, comme les nombreux visages que je peins, y compris les visages féminins. Malgré la rudesse de la période traversée, où tout est en mouvement (d’ailleurs ça me revient, sa plateforme payante se nommait « le mouvement ») en transition, une certaine sérénité semble s’être installée sur le visage du jeune moine. À l’époque aussi, je n’avais pas pris soin de vérifier la définition du terme Samsara, vivant sur des réserves mémorielles discutables, j’avais confondu mouvement et enfer. Il y a de la quiétude comme une douce fermeté dans ce visage, qui se rapproche sans doute de la mienne, nécessaire à ma survie malgré les vicissitudes de l’époque traversée.

Ces derniers jours, je me pose à peu près les mêmes questions concernant l’atelier d’écriture auquel je me suis inscrit en juin 2022. J’écoute volontiers les propos sur l’écriture de F.B., avec une préférence peut-être désormais pour sa chaîne privée « les carnets ». Mais en ce qui concerne les ateliers, je me sens tout aussi décalé qu’avec D.F. Souvent l’impression d’appartenir à un autre monde, un monde disparu, et ce même si F. déploie des ressources innombrables pour que je persiste à ne pas vouloir m’en rendre compte dans ses contenus.

On en revient toujours à une notion de savoir occulte. C’est autour de cela que mes pensées tournent le plus actuellement. Un savoir un peu trop proche du pouvoir à mon avis. Alors de plus en plus, je me souviens que je ne sais rien, que je ne veux rien savoir, surtout de cette façon d’intégrer un savoir. Ce savoir-là ne m’intéresse pas, il me semble bien trop dangereux vis-à-vis de ma sensibilité. Cette sensibilité qui fait de moi une proie si facile. À moins que cela ne fasse partie du jeu de me le faire croire.

À mesure que je contemple cette œuvre, une étrange sensation m’envahit. Le visage du jeune moine semble m’observer, ses yeux mi-clos paraissant soudain s’ouvrir légèrement. Est-ce mon imagination, ou le tableau prend-il vie devant moi ? Les volutes de brume semblent se déplacer, formant des motifs toujours changeants. Je cligne des yeux, certain d’avoir halluciné. Mais lorsque je regarde de nouveau, les changements sont encore là, imperceptibles mais bien réels. Une pensée me traverse l’esprit : et si l’art possède réellement le pouvoir de révéler des mystères enfouis au-delà du visible ? Cette idée m’étreint, mêlant fascination et effroi, alors que je me demande si ce que je vois est réel ou simplement le fruit de mon esprit fatigué.