Le paradoxe de l’écriture réside dans cette distance qu’elle impose. Écrire les textes à l’avance supprime l’urgence. Nous sommes jeudi 23, et ce texte sera publié lundi 27 mai, créant ainsi un décalage avec le temps collectif, ce temps commun qui presse, oblige et exige sans relâche. Écrire plusieurs textes d’avance procure-t-il un sentiment de protection et de sécurité ? Cela aide-t-il à franchir une frontière temporelle, à maintenir l’espoir d’une évasion ?

Tout ce que j’apprends, je l’apprends en grande partie de l’écriture, comme j’ai appris de la peinture. À vrai dire, je ne peux prétendre que ce soit beaucoup, mais l’intérêt ne réside pas dans la quantité. Seule compte la note juste. Si je meurs et que l’on me demande de l’autre côté à quoi j’aurais passé mon temps, ce que j’ai fait de mes talents, je suis en mesure de dire que ce n’est que ça : améliorer mon oreille, m’efforcer vers l’accord qui sonne juste. Et ce n’est pas une mince affaire. Cet accord est une véritable anguille.

Je regarde leurs gestes, leurs visages, j’écoute leurs réflexions. Les conversations tournent autour de la fête de fin de mois et des inscriptions pour l’année prochaine. L’une me dit qu’elle ne reviendra pas l’année prochaine, trop de travail pour obtenir son diplôme de coiffure. Une autre hésite, tandis qu’une troisième affirme qu’elle reviendra sans aucun doute. Certaines personnes me suivent de ville en ville pour assister à mon cours. Je les observe, je les écoute, et je pense que l’année prochaine, je ne serai plus là. Je ne leur ai pas encore annoncé. Quand vais-je le faire ? Peut-être ne dirai-je rien du tout. J’enverrai ma lettre de démission et demanderai à la direction de rester discrète, si possible. Ils trouveront bien un autre professeur. Ils auront trois mois pour cela.

J’ai lu quelques articles, dont un concernant la découverte de salles souterraines en Égypte, sous les pyramides. Bien que les fouilles n’aient pas encore commencé, un système de radar non intrusif a détecté deux salles sous le sable : l’une, en forme de L, assez peu profonde, et l’autre à environ 11 mètres plus bas. Les deux seraient reliées. Ce qui, bien sûr, n’est pas une nouveauté, puisque Pline l’Ancien et Jamblique évoquent déjà ces souterrains dans leurs récits, lesquels semblaient posséder une fonction initiatique à leur époque.

Cette découverte me fait penser à La Flûte enchantée, le dernier opéra de Mozart d’où s’élève l’air fameux de la Reine de la nuit. Et à la franc-maçonnerie qui, depuis belle lurette, entretient de jolis secrets sur l’Histoire qu’elle ne partage qu’entre initiés. D’ailleurs, c’est amusant de considérer cet opéra divertissant à ce point qu’on puisse le faire écouter aux enfants. À l’école primaire de V., je me souviens très bien de la toute première fois où j’entendis parler de Tamino perdant connaissance après avoir été attaqué par un serpent. Et de la Reine de la Nuit. Encore que, dans mon souvenir, cet air se confonde étrangement avec celui de Pierre et le Loup de Prokofiev. Sans doute parce qu’il s’agit d’une seule et même chose dans le fond. Le hautbois et la flûte de pan ont toujours eu un vif intérêt pour l’écolier que je fus autrefois. Peut-être que c’est dans ces vieux plaisirs enfantins que tout est dit déjà. Voilà en tout cas une belle digression, une envolée qui pourrait me faire traverser bien des frontières si je la poursuis.

Ce que l’on poursuit, qu’on ne poursuit plus, que l’on se retient de poursuivre. Car il est bien plus intéressant de s’arrêter au bord d’un désir pour le garder vivace que de l’achever en le satisfaisant, trop souvent dans une urgence. Il y a sans doute un lien avec le fait d’écrire quelques textes d’avance tranquillement chaque jour, puis d’assister à leur publication programmée comme si l’on était un autre, un simple lecteur qui les redécouvre comme écrits par un autre. La contrainte est de ne rien modifier quant aux idées, pensées, méchanceté ou gentillesse qui surgissent selon l’humeur. Évidemment, cette honnêteté finira par être suspecte. Comme à peu près tout ce que je vois en moi, ou au dehors (comment peut-il y avoir un véritable dehors ?).

La réalité n’est rien d’autre que notre attention à celle-ci. On dit parfois qu’elle nous rattrape, mais qu’est-ce qui nous rattrape ? Notre aveuglement, notre ignorance, notre manque d’attention… notre mauvaise façon de chanter, de chanter faux, la méchanceté.

Hier, cette élève est venue avec sa chienne teckel naine en cours. La chatte les a examinées un instant puis s’est détournée pour monter à l’étage au-dessus de l’atelier. La pluie drue dans l’après-midi rendait l’atmosphère froide. J’avais hâte que tout le monde s’en aille, pour faire quoi ? Rien, fermer les yeux, respirer, me laisser emporter par le hou hou des tourterelles.