Trébucher. Ce mot simple, presque anodin, cache une puissance insoupçonnée en littérature. Qu’est-ce que l’écriture, sinon une manière d’apprendre à louper les marches, à embrasser les faux-pas, à laisser émerger un rythme dissonant ? De Malcolm Lowry à William Faulkner, cette arythmie volontaire devient une méthode, un geste, un choix. Un refus de la ligne droite, de l’évidence, une manière de plonger dans la faille pour mieux explorer ce qui, en soi comme dans le monde, échappe encore.
L’idée n’est pas de tout détruire, mais de tâtonner, de tituber, avec la conviction que ces instants de déséquilibre portent en eux une vérité introuvable ailleurs. Ce vacillement traverse les récits comme il traverse les corps : par tous les moyens, qu’il s’agisse de l’alcool, du sexe, du mensonge ou de l’échec même. C’est une solitude, choisie ou subie, mais féconde. Et toujours, cet effort étrange, intuitif, pour feindre un hasard qui n’en serait pas vraiment un – comme si écrire consistait à tituber vers quelque chose d’essentiel, sans être sûr d’y arriver.
À Berlin, il existe une matérialisation brute de ce concept : les Stolpersteine, ces pavés de laiton enfoncés dans les trottoirs, chaque pierre gravée du nom d’une victime du nazisme, suivie des mots « Hier wohnte » (« Ici habitait »). On trébuche dessus, forcément. Pas parce qu’ils dépassent, mais parce qu’ils obligent à regarder, à s’arrêter, à sentir sous ses pieds une mémoire qu’on voudrait parfois contourner. Régine Robin, dans Roman d’Allemagne (2016), capte ce geste, cette rencontre avec une histoire qui, tout comme l’écriture, fait irrémédiablement obstacle aux pas trop rapides ou désinvoltes.
Il y a là un écho fascinant avec Patrick Modiano. Une mémoire qui titube, une voix qui vacille, entre ombre et lumière. Régine Robin, dans son essai Ces lampes qu’on a oublié d’éteindre, parle de ce flottement propre à Modiano : une écriture qui hésite, s’arrête, repart, comme si elle cherchait à capter l’indicible. Ce trébuchement traverse toute son œuvre, de Rue des boutiques obscures à ses entretiens, où chaque mot semble en équilibre précaire, comme sur le fil fragile de l’oubli.
Et puis, remonter encore plus loin, vers ce poète qui évoquait le trébuchement de l’ivrogne. Guillaume Colletet, oublié de presque tous, mais dont les mots résonnent encore : un auteur hanté par l’idée de l’immortalité, mais qui compose toute sa vie une anthologie inachevée des poètes français – œuvre perdue dans l’incendie de la Bibliothèque du Louvre, en 1871. Son trébuchement, à lui, est double : celui de l’échec, et celui de l’oubli. Il titube dans les siècles, mais reste une trace, même minuscule, d’une tentative de saisir ce qui fuit toujours.
L’écriture, après tout, n’est-elle pas une forme de trébuchet ? Une tension entre dire et taire, entre retenir et lâcher ? On écrit en hésitant, en avançant à tâtons. Chaque virgule est un micro-arrêt, un petit caillou qui, parfois, semble gêner le flot des mots, mais qui en devient aussi la musique. C’est une lutte entre les signes et l’inexorable, un effort pour faire tenir le désordre dans une forme, tout en acceptant qu’il déborde.
le trébuchet est aussi une balance de pharmacien, c’est au gramme prêt qu’on y pèse les ingrédients destinés à la guérison, aux soins.
Il y a dans le trébuchement une beauté, une richesse, une ouverture sur lire et écrire, que l’on peut percevoir dans une seule enjambée. Un démarche proche de celle du crabe qui ne se contente pas de suivre les lignes droites. C’est un geste d’ouverture, une façon d’affronter les chaos du monde – et les siens – avec tout ce qu’ils comportent de fissures, d’hésitations et d’imperfections.