Lire La Mécanique des femmes aujourd'hui

J’ai appris, avec l’âge, que certains livres ne se lisent pas seulement avec les yeux mais avec la pièce où l’on se trouve. La lumière, la chaise, le téléphone en veille, le bruit de la rue. La Mécanique des femmes appartient à cette catégorie-là : on ne l’ouvre pas innocemment, et l’époque, qui a déplacé la censure du dehors vers le dedans, vient s’asseoir à côté de vous au moment où vous tournez la première page. On ne vous interdit rien ; on vous observe lire. La surveillance est incorporée, presque courtoise. Elle ne confisque pas le livre, elle ajuste votre respiration. Très tôt d’ailleurs, le texte se cabre par une réplique nue, sans glose :

— Tu ne penses jamais à la mort ?

Ce n’est pas une thèse, c’est une voix. Elle sidère, puis installe le régime de lecture : on n’est pas seul avec un « il », il y a d’autres timbres dans la pièce.

On dit volontiers que le texte « objectifie » les femmes. Il y a de quoi. Le regard y est frontal, parfois cruel, et les corps sont décrits comme des surfaces de contact — ce qui, pour une lecture solitaire, active aussitôt le tribunal intime. Mais le livre ne se laisse pas résumer à cette seule accusation. Il avance par fragments, en dérapages de voix, et ce montage fissure la souveraineté du « je ». À mesure qu’on progresse, l’instance qui parle se trouble : confessions qui se contredisent, souvenirs sans preuves, phrases ramassées au couteau dans des bars, des chambres anonymes, des parkings d’après-minuit. La question cesse d’être « que dit-il des femmes ? » pour devenir « qui parle, ici, et à quel titre ? ». C’est le premier déplacement nécessaire aujourd’hui : lire non pas un dogme, mais un dispositif.

Ce dispositif se voit dans l’inventaire — cette façon de nommer, d’aligner, de classer. L’énumération donne l’illusion d’une vérité sans artifice, mais c’est une mise en coupe du réel :

— Crapaud enculé, vieille salope, perte blanche, pipi, bite… (…) Autour de nous, la chambre est une enveloppe fœtale.

Nommer, ici, c’est cadrer. Et cadrer, c’est décider de ce qui entre et de ce qui sort du champ (on peut convoquer Mulvey sans slogan : qui cadre, pour qui, avec quel pouvoir d’identification).

L’indignation pure — utile, morale, parfois nécessaire — rate pourtant quelque chose si elle s’arrête à la coupe. Car le montage laisse passer des voix féminines. Elles ne sont ni sages ni pédagogiques. Elles sont triviales, insolentes, vulgaires parfois ; elles racontent la fatigue, la faim, la jouissance comme on parle d’une heure perdue sur le périphérique.

— Je ne suis pourtant pas très belle, mais les hommes me choisissent plus souvent que d’autres que je trouve dix fois mieux que moi.

Pas « la Femme » majuscule : une économie concrète des regards, dite à la première personne. (Cixous peut aider à penser ce surgissement : des paroles féminines apparaissent dans un cadre tenu par un homme et déplacent les places sans effacer l’architecture.)

On me dira que c’est encore l’homme qui cadre, que c’est lui qui choisit la coupe, la focale, la phrase finale. C’est exact. Et c’est précisément là que le second déplacement, celui de notre époque, opère : qui tient la lecture ? Dans un club, sur une scène, quand des actrices disent ces fragments et les poussent jusque dans la respiration, le livre bascule. Le texte ne change pas d’un mot ; c’est la prise en charge qui se déplace. Les mêmes phrases, prononcées par une femme, cessent d’être un inventaire du regard masculin pour devenir une scène de réappropriation : un « on m’a dite » retourné en « je me dis ». La page n’excuse rien ; elle déplace. Et ce déplacement a aujourd’hui plus de sens que n’importe quel label d’acceptabilité.

Reste la lecture solitaire, la plus risquée, celle qui compte. Elle se fait sans médiation, sans contexte institutionnel, sans préface qui rassure. C’est là que travaille la censure intérieure : non un bâillon, mais une suite de scrupules. Est-ce que je peux trouver ça fort tout en refusant la violence du point de vue ? Est-ce que je dois refermer le livre pour ne pas « cautionner » ? La bonne foi moderne aime les réponses nettes, les colonnes « pour/contre ». La littérature, pas toujours. Ce livre vous met à l’épreuve non parce qu’il demande l’adhésion, mais parce qu’il oblige à tenir deux gestes en même temps : reconnaître l’angle mort du regard et reconnaître la puissance du document brut. Une phrase-couteau le montre :

Excite-toi sur elles tant que tu veux, mais ton foutre est pour moi.

Adresse, pouvoir, contrat : le centre de gravité se déplace — assez pour changer l’écoute.

Il faut aussi se souvenir d’une autre chose : Calaferte a longtemps écrit contre la façade, contre les bienséances éditoriales. On peut refuser sa manière tout en admettant que sa phrase, lorsqu’elle tranche, vise l’endroit où l’époque colle du vernis. Notre époque n’est pas plus morale que celle d’hier ; elle est plus procédurière. Elle réclame des avertissements, des cadres, des dispositifs d’alerte. Cela peut protéger. Cela peut aussi asphyxier. On ne sortira pas de cette tension en triant les bibliothèques à coups d’étiquettes. On en sort, parfois, en lisant à deux niveaux : niveau 1, l’analyse du regard (qui parle, d’où, sur qui) ; niveau 2, l’écoute des phrases qui échappent au programme de celui qui parle. Ce double foyer devient évident devant un tableau scénique :

Elle est courbée sur l’escalier de pierre qu’elle lave à grandes eaux… l’homme la regarde fixement… l’eau de rinçage est propre.

Corps, geste, regard : matériau idéal pour distinguer ce que le cadre impose et ce que la scène fait fuir.

Je ne dis pas que cela « suffit ». Je dis que, pour une lectrice d’aujourd’hui, l’épreuve est peut-être ailleurs : non dans l’acceptation ou le rejet, mais dans la maîtrise de l’oscillation. Lire en sachant que l’injustice de l’angle est réelle. Lire en sachant que la phrase, parfois, la traverse et la met à nu. On peut se tenir sur cette crête. Ce n’est pas confortable. Cela l’est d’autant moins que les réseaux demandent des postures complètes, des verdicts de 240 caractères. Le livre résiste à ce format. Il n’offre pas de position stable plus de deux pages d’affilée.

Alors, que faire de cette lecture au présent ? Deux gestes, encore. Le premier : contextualiser sans neutraliser. Rappeler que l’écriture est un montage, souligner ce qui, dans la forme, fracture l’autorité du narrateur, ouvrir la porte aux répliques féminines — sur scène, en club, dans des contre-essais. Le second : assumer le tête-à-tête. Accepter d’être seule, seul, avec ce livre, et d’entendre ne serait-ce qu’une fois la lampe grésiller au-dessus de la page. C’est dans cette solitude que l’on mesure si l’on est sommé de se taire par le vieux censeur extérieur (on l’entend encore, il est sonore, daté) ou par le nouveau censeur intérieur, plus subtil, qui demande : « es-tu sûre de vouloir penser ça ? ». La question n’est pas honteuse. Elle est même saine. Ce qui serait dommage, c’est qu’elle tienne lieu de réponse.

On peut, je crois, tenir la note juste : reconnaître l’asymétrie du regard et refuser l’objectivation comme horizon ; et, dans le même mouvement, lire le livre comme un terrain de voix où des femmes existent, parlent, jurent, transigent, se protègent, se perdent. Quand ces voix passent par des bouches féminines — actrices, lectrices publiques, critiques — le texte se reconfigure. Quand elles passent par votre lecture silencieuse, c’est vous qui tenez la balance : vous pesez l’angle, vous pesez la langue, et vous décidez si la phrase a gagné le droit de rester.

Il n’y a pas de méthode miracle, seulement des conditions : une pièce, une lampe, du temps, et la volonté de ne pas réduire le risque à un slogan. La Mécanique des femmes n’est pas un protocole de bonne conduite. C’est un test. Il ne dit pas ce que doivent être les femmes. Il montre, brutalement, ce que la langue peut faire quand elle désire, déteste, écoute, et perd le contrôle. Notre époque, qui voudrait des textes irréprochables, oublie parfois que la littérature d’importance ne s’excuse pas. Elle demande des lectures responsables. Au fond, la vraie question — celle que la petite censure en chacun n’aime pas — est simple : que vous a fait ce livre, ici et maintenant ? Si la réponse n’entre pas dans une case, tant mieux : c’est le signe qu’il reste du monde dans la page.

Bio normalisée

Louis Calaferte (Turin, 1928 – Dijon, 1994), écrivain français (romans, théâtre, carnets). Débuts remarqués avec Requiem des innocents (1952) ; Septentrion (1963) frappé d’interdiction à la vente puis réédité dans les années 1980 ; La Mécanique des femmes (1992) cristallise une réception clivante. Dramaturge (Les Miettes, Un riche, trois pauvres), diariste (série des Carnets). Grand Prix national des lettres (1992). Éditions : Gallimard, Denoël ; poches chez Folio. Œuvre régulièrement lue et montée.

  • Cixous, Hélène. « Le Rire de la Méduse ». L’Arc, no 61, 1975, p. 39-54.
  • Cixous, Hélène. « The Laugh of the Medusa ». Signs : Journal of Women in Culture and Society, vol. 1, no 4, 1976, p. 875-893.
  • Cixous, Hélène & Catherine Clément. La Jeune Née. 1975.
    (Pour une trad. angl. accessible : The Newly Born Woman, University of Minnesota Press, 1986.)