Lectures d’enfance

Je cherche encore le moment précis où l’irrationnel a pris pied dans ma vie. Peut-être n’y a-t-il ni commencement ni fin, et que certaines âmes sont vouées aux ténèbres depuis toujours, permettant à d’autres de nager dans une joie insolente. Peut-être est-ce là le fonctionnement d’un système invisible de vases communicants, où le malheur des uns se déverse pour que d’autres puissent flotter dans une félicité éclatante. Cette idée, absurde en apparence, m’a toujours hanté : cette balance silencieuse où les destins s’équilibrent, où la douleur de l’un éclaire la lumière de l’autre.

C’est sans doute ce malheur, ou plutôt l’impression du malheur, qui m’a conduit vers la lecture, m’y attachant comme à une bouée dans un océan incertain. Il y avait là quelque chose de profondément apaisant : ces mondes littéraires, même les plus cruels ou fantastiques, avaient au moins la cohérence que semblait me refuser le réel. La lecture n’était pas seulement une distraction ou une fuite, mais une nécessité, une manière de survivre à un sentiment de déséquilibre intérieur.

Un souvenir persiste, porté par des pages jaunies : un livre reçu pour mes six ans, un Noël. Un bon petit diable, de la comtesse de Ségur. Je l’ai lu et relu, peut-être des dizaines de fois entre mes six et sept ans. Avec ce livre, puis Les Malheurs de Sophie et tant d’autres volumes de la Bibliothèque Rose, je vivais une petite révolution littéraire sans le savoir. Ces ouvrages, sous leur apparente légèreté, ouvraient une brèche dans l’univers rigide de la littérature enfantine. Ils parlaient de l’enfance, mais d’une enfance complexe, traversée par des épreuves, des injustices, des moments de révolte. Une enfance qui, peut-être, ressemblait davantage à la mienne qu’aux contes moralisateurs d’antan.

Et puis, il y avait les contes et légendes Nathan, des livres que je m’étais achetés d’occasion sur le marché avec mon argent de poche. Ces volumes, soigneusement illustrés, étaient des portails vers des mythologies du monde entier : la Grèce antique, les récits nordiques, les légendes africaines ou asiatiques. Je sentais qu’il y avait dans ces histoires des secrets bien dissimulés derrière une morale qui semblait fragile, prête à s’effondrer dès qu’on la grattait du bout de l’ongle. Ce n’était pas la leçon explicite qui m’importait — être sage, être courageux, être bon — mais ce qui se cachait entre les lignes. Les héros des contes étaient souvent ambigus, porteurs de passions contradictoires. Les dieux et les déesses se révélaient tout aussi capricieux que les humains. Ces récits me faisaient comprendre, intuitivement, que la vérité ne se trouve pas dans la surface d’un récit, mais dans ses ombres et ses plis.

Avec Un bon petit diable, j’ai découvert une autre forme de narration, plus ancrée dans la réalité sociale. Ce livre me montrait un univers où la cruauté institutionnalisée existait, et où la bonté n’était jamais donnée, mais conquise. Ces récits, et les autres que j’explorais grâce à Nathan et à la Bibliothèque Rose, me préparaient à penser le monde en nuances. Je lisais ces histoires dans la chambre où je dormais avec mon grand-père, au bout du couloir, face à la salle de bain. C’était là, sous le regard écaillé de cette panthère en plâtre posée sur l’armoire, que je vivais mes premiers voyages littéraires.

Puis, la transition s’est faite sans que je m’en rende compte : de la Bibliothèque Rose, je suis passé à la Bibliothèque Verte. Le Clan des Sept et le Club des Cinq ont nourri mon goût pour l’aventure et la camaraderie. Je me souviens des étés passés à dévorer ces histoires, où chaque mystère semblait une promesse d’évasion. Mais déjà, je visais plus loin, attiré par des récits plus vastes, plus complexes. L’Île au trésor de Stevenson et les romans de Jules Verne m’ont pris par la main pour m’emmener explorer les confins du monde et de l’imaginaire.

Et puis, presque aussitôt, un autre univers s’est ouvert à moi, tout aussi intrigant : celui de la bande dessinée érotique. Dans les années 1960, ce genre connaissait une véritable effervescence, avec des œuvres comme Barbarella de Jean-Claude Forest, qui mêlait sensualité et science-fiction, ou Valentina de Guido Crepax, explorant des thèmes érotiques avec une approche artistique novatrice. Ces bandes dessinées, souvent censurées ou mal comprises, représentaient une forme de rébellion contre les normes établies et offraient une nouvelle manière d’aborder la sexualité et l’érotisme.

Aujourd’hui, en repensant à ce parcours littéraire de mon enfance , je me demande si je n’ai pas toujours cherché dans ces livres un écho de quelque chose d’enfoui. Ces histoires — qu’il s’agisse de contes, de romans ou même de bandes dessinées — semblaient contenir des forces invisibles, des codes anciens, presque cabalistiques. Comme si chaque récit n’était qu’une clé, ou peut-être un leurre, dissimulant un autre récit plus secret, plus inaccessible. Ce n’était pas les héros qui me fascinaient, ni leurs victoires ou leurs chutes, mais les espaces entre les mots, les silences qui s’ouvraient entre deux lignes. Ces zones d’ombre, ces points de rupture dans la logique apparente des récits, résonnaient avec quelque chose d’indicible en moi. Et parfois, j’ai eu l’impression que ce n’étaient pas tant moi qui lisais les livres, mais les livres qui me lisaient, qui déchiffraient mes propres failles et mes propres obscurités.

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Lectures

ce genre de phrase

Je la revois dans les tiroirs de la commode – c’est par ici qu’il fallait commencer, j’en étais sûr, par cette commode centenaire héritée de mon père, avec son plateau de marbre gris et rose fendu à l’angle supérieur gauche, son triangle presque isocèle qui n’a jamais été perdu et qui reste là, flottant comme un îlot en forme de part de tarte ou de pizza – mais cassé depuis quand et par qui ? – et qui n’a jamais été perdu ni jeté, même si la commode, en un siècle, n’a sans doute pas subi un seul déménagement, ou quelques-uns qu’elle n’aura vécus qu’à l’intérieur de la maison, passant peut-être, traînée par deux saisonniers réquisitionnés pour l’occasion, du rez-de-chaussée au couloir de l’étage pour finir ici, dans la chambre du cerisier, qu’on appelle chambre du cerisier depuis toujours, en sachant que ce toujours a commencé bien avant moi et avant mon père, qui lui aussi l’appelait chambre du cerisier – depuis toujours nous a-t-il affirmé, sorte de vérité antédiluvienne nimbée d’une aura qu’on percevait dans l’intonation qu’il avait en prononçant ce toujours, l’air impressionné par le mot –, surpris même qu’on lui demande confirmation, comme s’il était indigné qu’on ait pu imaginer, nous, ses enfants, un avant le cerisier, un avant la chambre, comme si dans son esprit chambre et cerisier étaient liés depuis l’éternité. Pour nous, c’est la chambre du cerisier et ce le sera encore longtemps, même si plus personne n’habite cette maison en hiver, les uns et les autres ne revenant s’y prélasser que pendant les vacances scolaires en avril, parfois des week-ends avant que débarque toute la fratrie, les femmes et les enfants d’abord, mais aussi les cousins, les cousines, les amis et les amies d’amis, tout ce petit peuple d’été qu’on retrouve tous les ans, sirotant à l’ombre du cerisier ou des magnolias des Negronis et des Spritz pour les plus citadins d’entre eux, du rosé pamplemousse pour ceux qui sont restés vivre à une encablure de la maison. Quelque chose, dans cette phrase inaugurale, me rebute au point de me tenter de ne pas poursuivre la lecture. Je pourrais adresser exactement la même remarque à l’une de mes phrases : à la différence près que, dans mon cas, j’aurais la possibilité de la couper, de la jeter, de la reprendre jusqu’à ce qu’elle coïncide avec ma nécessité. Ici, j’ai le sentiment qu’on lui a donné un rôle de vitrine : phrase-symptôme, phrase-programme, censée prouver d’emblée ce que le livre sait faire. Or c’est justement ce « savoir faire » qui m’ennuie : la phrase tient debout, elle est maîtrisée, elle accroche un lieu, une mémoire, une mythologie familiale, mais je la sens occupée à se montrer au travail. J’y vois une démonstration de force syntaxique dont, chez moi, j’aurais honte. Ma réaction est d’abord épidermique : je résiste, je n’ai pas envie d’entrer dans un roman qui commence par se regarder écrire. Ensuite je me raisonne : peut-être, puisqu’il s’agit d’une ouverture, les centaines de pages suivantes serviront-elles justement à resserrer, à faire plus bref, plus net, plus impitoyable. Je feuillette, je vais à la fin du volume, sans trouver de garantie. Alors je me demande si ce n’est pas moi qui suis en cause, épuisé par mon propre travail de réécriture, sans réserve d’indulgence pour ce genre de déploiement. Peut-être n’est-ce qu’un effet de miroir. Je n’ai ni le temps ni l’envie, aujourd’hui, d’élucider tout cela. Je repose le livre pour plus tard et je retourne à mes moutons : mes phrases, avec cette idée tenace que ce que je refuse chez l’autre, je dois être prêt à le couper chez moi. ajout le 29 nov. 2025* ce qui s'oppose n'a rien à voir avec l'homme, mais avec les histoires que l'on raconte sur, qu'il se raconte. Histoires que peut-être l'auteur de ce billet prend de plus en plus en grippe. Une réalité, mais laquelle ? disparaissant dans le flux incessant de ces histoires parallèles.|couper{180}

Auteurs littéraires

Lectures

Contre l’admiration

Je relisais un de mes vieux textes et j’ai eu honte. Pas la honte modeste de l’artisan. La honte rageuse de l’enfant qui trépigne. Lui a le jouet, pas moi. Lui, c’est Pierre Michon. Son texte est un coup de poing. Le mien est une caresse tremblotante de puceau. J’ai longtemps cru que mon problème était l’admiration. Je me trompais. Mon problème est de refuser de voir le sang et les larmes séchés sur la page de l’autre. Je parcours ( fiévreusement ) « Hoplite » et je vois le résultat : la locomotive-monstre, la grue à eau qui devient accouplement cosmique. C’est sublime. Et c’est un leurre. Car ce que j’admire, c’est le produit fini. Ce que je refuse de voir, c’est le prix. Premier prix : la durée. Avoir laissé cette nuit quelconque – une nuit de gare, une nuit de jeune homme – macérer dans les limbes de la mémoire pendant des décennies, jusqu’à ce que chaque détail anodin (la suie, le tchouk-tchouk des soupapes, l’odeur de la serpillière) devienne un organe vital du mythe. Michon n’a pas écrit « Hoplite » à vingt-six ans. Il a laissé le temps transformer l’événement en or littéraire. J’ai, moi, la patience d’un moucheron ; j’écris sur l’instant, je veux la transmutation immédiate, sans la longue alchimie de l’oubli et de la réminiscence. Deuxième prix : la cruauté. Une froideur de chirurgien. Michon a offert son jeune moi lyrique et mégalo en pâture. Il a transformé sa propre comédie en tragédie. J’ai, moi, une peur panique du ridicule. Je préfère la pâleur contrôlée à la rougeur de l’effusion. Troisième prix : renoncer à fuir. Michon, dans le train, fuyait l’armée, mais il courait vers sa vocation. Moi, je me réfugie dans la lecture des maîtres pour fuir l’écran vide. Je collectionne les grues à eau des autres pour ne pas avoir à construire la mienne. Quatrième prix : la solitude. Accepter de devenir un monstre d’égoïsme, de laisser le monde réel – les amours, les amitiés, les devoirs – passer au second plan, parce qu’une image, une musique de phrase, exige toute la place. Michon a construit une cathédrale dans sa tête. Je campe dans un abri de jardin bien rangé, de peur que la démesure ne dérange le voisinage. Ce qui me navre, ce n’est pas la supériorité de Michon. C’est mon infériorité de volonté. Lui a affronté le chaos. Moi, je me contente de remous dans une flaque d’eau. Alors, non, cet article ne cherche pas l’empathie du lecteur . C’est un constat d’échec assumé. Une charge que je porte contre moi-même et, peut-être, contre tous ceux qui, comme moi, se bercent d’admiration pour mieux éviter le combat. La vraie leçon de « Hoplite » n’est pas « comment écrire bien ». C’est « ce que cela coûte d’écrire vrai ». Et la question qui reste n’est plus « Suis-je capable ? ». La question est : « Suis-je prêt à payer ? » En écrivant ces lignes, j’ai posé une minuscule pièce sur le comptoir. C’est une pièce de cuivre, pas d’or. Mais c’est un début. La grue à eau n’attend pas. Pas plus que "la bonne fille en chaleur" qu'incarne la locomotive à vapeur : elle halète dans la nuit de chacun. Il ne tient qu’à nous d’entendre son souffle et d’oser, enfin, y répondre. « Hoplite ». Le titre n'est pas un hasard. C'est l'image de l'écrivain comme artisan discipliné, anonyme dans la foule des auteurs, engagé dans un combat de longue haleine pour tenir sa place dans la grande phalange de la littérature. Plutôt que d'admirer, il s'agit de revenir sur la même ligne de front, de regarder à gauche, à droite, et de respecter.|couper{180}

Auteurs littéraires Autofiction et Introspection

Lectures

Le Chiffon et la Buée

Ou La petite musique de la transcendance perdue Il y a dans l’obstination humaniste une hubris malodorante et probablement grotesque, une ventosité de l'âme du même tonneau que la démesure de la grenouille de la fable s’enflant pour égaler le bœuf — le bœuf étant, pour l’humaniste forcené, Dieu lui-même, ce grand Souverain Oint. Pour ce genre de cagot psychopathe, nul ne saurait prétendre à sa hauteur ; le seul qui lui inspire encore quelque doute n’est autre que le Créateur, le seul qu’il imagine être son enny. Ils se proclament, bien sûr, athées à tout crin, et c’est précisément dans ce reniement hargneux, dans ce recours désespéré au mot même qui le nie, que se trahit leur lien ombilical à cet Ennemi Surnaturel. Éternelle histoire de la Chute, dans un univers judéo-chrétien,faut-il encore le préciser ? Au royaume de la démesure règnent désormais la platitude, la banalité, l’ennui, et ce sentimentalisme à l’eau de rose, simple produit de l’enfarcissement médiatique, qui gave les consciences de spots publicitaires de plus en plus affligeants – un foie gras de l’âme sans foi authentique –, le tout déversé à parts égales dans des séries déféquées par les plateformes de streaming, sur lesquelles le peuple vient tenter de sécher ses turpitudes, voire les oublier pour se repaître de celles de héros ou d’héroïnes en carton bouilli, toutes aussi chiantes que celles de n’importe qui d’autre, formant un gouffre de fadaises truffé de sornettes. Dans ce paysage épuisé, seul un monde vidé de Dieu peut engendrer cette race d’humanistes hystériques, juchés sur le strapontin de leur petite vertu pour vomir sur la foule qu’ils baptisent "la masse", une denrée fade, un boudin noir social dont ils se repaissent faute de pain béni. Leur propension ( à ces gourous de pacotille ) à ouvrir des chapelles relève de l’ubuesque : ils infligent aux autres ce qu’ils reprocheraient à un Dieu — ce moulin à paroles qu’ils actionnent sans relâche, ces piailleries absconses destinées à embrouiller les chapons les plus téméraires. Même un Dieu n’aurait pas cette patience ; même un Dieu — si j’ose cet anthropomorphisme de bas étage — ne gaspillerait pas son souffle à ce point, lui qui doit gérer le Grand Livre des Raisons , Mystères et Autres imbécillités de l’univers. Pour saisir l’œuvre inepte de la sécularisation, imaginez une buée sur une vitre — cette buée, c’est leur Dieu, ou quiconque qu'ils désireraient placez au-delà de la fiente. La sécularisation est le chiffon dont use l’humaniste pour dédiviniser la surface cherchant la transparence plus que l'extase ou la transe. Il croit y gagner en clarté, mais cette clarté n’est que le reflet de son propre regard. Rien à voir avec la vision brûlante d’une Thérèse d’Avila, pour qui la buée se fait caresse, présence, capable de lui insuffler des transports spirituels, et autres. Or, cette comédie sinistre dans notre époque —comme d'autres ont eu les leurs : Conrad, Céline, Melville, Balzac — a ses cartographes. Deux écrivains, deux visions cauchemardesques qui, mieux que tous les discours, dessinent les contours de notre enfer : Dantec et ses Racines du mal d’un côté, Bolaño et son 2666 de l’autre. Les Racines du mal explorent les conséquences d’un monde qui a perdu le sacré. Le mal y réapparaît non comme une simple pathologie, mais sous sa forme religieuse la plus archaïque et terrifiante. Le roman suggère ceci : en chassant Dieu, l’humanisme séculier n’a pas supprimé le Diable ; il lui a simplement rouvert la porte, sous une forme plus démoniaque encore. L’humanisme se voit ainsi défié par les racines théologiques du mal qu’il croyait avoir transcendées. 2666, quant à lui, incarne l’aboutissement tragique d’un monde entièrement sécularisé. Le mal y a perdu toute dimension métaphysique ; il est systémique, bureaucratique, humain, trop humain, une merdificatrice machine. C’est le monde que l’humanisme a engendré : un monde sans Dieu. Le constat est sans appel. Bolaño nous confronte à cette question : un humanisme ayant évacué le sacré peut-il encore contenir la barbarie ? La réponse semble négative. L’humanisme est mis en échec par sa propre création. Ainsi, l’humaniste, ce dieu manqué, se retrouve le gardien d’un monde qu’il a vidé de toute présence, à l’exception de la sienne, omniprésente et geignarde. Il a chassé le grand Mystère et ne règne plus que sur un champ de ruines bruyantes, dans l’attente vaine que son propre reflet dans une vitre aseptisée daigne enfin lui sourire. Le Mal lui-même, jadis aventure transcendante, n’est plus qu’une bureaucratie ; le Bien, une publicité. Tout est devenu également banal, également épuisé. L’ennui est la seule mesure qui reste.|couper{180}

Auteurs littéraires Narration et Expérimentation oeuvres littéraires