Derrière chaque quête d’écriture, il y a une tension : celle entre le manque et le trop-plein, entre ce que nous désirons atteindre et ce que nous sommes capables d’exprimer. Cette tension traverse l’œuvre de Georges Perec, en particulier Les Choses, mais elle s’inscrit aussi dans celle de Rabelais, cet écrivain gigantesque qui ne cesse de rire, de manger, de boire, et de convoiter toujours plus.
Pourquoi ces deux auteurs, que tout semble opposer, se rejoignent-ils sur la question des choses ? Parce qu’ils explorent chacun, à leur manière, le lien entre notre rapport aux objets, au langage, et au désir.
Dans Les Choses, Perec raconte l’histoire d’un couple, Jérôme et Sylvie, et de leur quête insatiable de confort matériel. Les "choses", dans ce roman, ne sont pas simplement des objets : elles incarnent le désir de posséder, de paraître, et finalement d’être. Mais ce désir ne mène jamais au bonheur ; il engendre une frustration permanente, une fuite en avant où chaque chose convoquée en appelle une autre.
Le mot "chose" comme abstraction : Perec choisit ce mot vague pour souligner la généralité du désir : ce n’est pas une lampe, une chaise ou un tableau qu’ils veulent, mais l’idée de la perfection, de la complétude.
Une critique de l’accumulation : Les "choses" ne comblent jamais le vide ; elles ne sont que des promesses éphémères, qui se renouvellent sans cesse.
Face à l’austérité critique de Perec, Rabelais pourrait sembler l’exact opposé. Chez lui, les "choses" ne manquent pas : elles débordent. Les plats sont trop grands, les banquets infinis, les mots eux-mêmes se multiplient à l’excès. Mais ce trop-plein est aussi une réponse à une quête : celle de la vie, du savoir, et d’un langage libre.
L’abondance comme célébration : Rabelais ne critique pas l’accumulation ; il la magnifie, en faisant des "choses" une source de plaisir et de connaissance.
Pour Gargantua et Pantagruel, les choses ne sont pas des objets morts ; elles sont vivantes, et elles participent à l’exploration du monde.
Perec et Rabelais : une tension entre manque et excès
Ce qui relie Perec et Rabelais, c’est leur interrogation commune sur le désir. Mais alors que Perec le situe dans une quête inaboutie, une société d’insatisfaction chronique, Rabelais l’élève au rang de force vitale, une impulsion sans limite qui donne au langage et à la vie toute leur richesse.
Chez Perec : le désir piégé. Les choses que l’on désire restent toujours hors de portée ; elles nous échappent, et c’est cette distance qui génère une mélancolie sourde.
Chez Rabelais : le désir exubérant. Le désir n’est pas une quête impossible, mais un appel à tout goûter, tout essayer, tout vivre. Les choses sont infinies, et c’est leur infinie variété qui nourrit la joie.
François Bon : lire entre les choses
C’est en écoutant François Bon que cette réflexion s’est construite. Bon, ce passeur extraordinaire, a su donner vie à l’œuvre de Rabelais, me faisant ressentir un amour pour cet écrivain que je n’ai pourtant que peu lu. Il m’a montré à quel point Rabelais est un auteur de l’excès et du vivant, un écrivain qui, comme Perec, interroge notre rapport aux choses : non pas seulement aux objets, mais à ce qui nous entoure, à ce que nous convoquons pour exister.
François Bon évoque souvent comment Rabelais, avec sa langue gargantuesque, fait exploser les limites. Et à travers Perec, c’est une autre forme de langage qui explose : non par le trop-plein, mais par la réduction, par l’abstraction. Deux écrivains qui, dans leur rapport aux choses, tracent une carte du désir humain.
Dans ma propre écriture, le mot "chose" surgit souvent. D’abord, je l’ai perçu comme une faiblesse : un mot trop vague, trop facile. Mais à travers cette réflexion, je comprends qu’il est bien plus que cela : un conteneur pour le mystère, une porte vers l’abstraction ou l’exubérance, selon ce que j’y mets.
Avec Perec, "chose" devient une manière d’interroger le vide, ce qui manque, ce que je ne nomme pas.
Avec Rabelais, "chose" est une manière de célébrer ce qui est, ce qui déborde, ce qui existe dans toute sa variété.
Entre le vide de Perec et le trop-plein de Rabelais, un étroit passage pourrait dessiner une nouvelle voie. Les choses que j’écris ne sont ni seulement absentes ni seulement présentes ; elles oscillent entre les deux, à la fois vivantes et insaisissables. Écrire, c’est peut-être cela : convoquer les choses, jouer avec leur absence et leur présence, et, peut-être aussi, à travers elles, toucher quelque chose d’essentiel.