C’est dans un recueil de nouvelles de Paul Bowles que j’ai noté, un jour, cette histoire de scorpion et de grenouille. Le scorpion demande à la grenouille de le faire traverser la rivière. Elle hésite, réfléchit, puis conclut qu’il serait absurde qu’il la pique : s’il le faisait, ils mourraient tous deux. Elle accepte. Et au beau milieu du fleuve, le scorpion la pique.
-- Mais pourquoi as-tu fait ça ? demande la grenouille.
-- Parce que c’est ma nature, répond-il.
Paul Bowles n’a pas inventé cette histoire. Elle circule sous de nombreuses formes, et son origine remonterait peut-être à Ésope — dans la fable du fermier et de la vipère, parfois appelée Le laboureur et le serpent gelé. On la retrouve aussi dans un roman russe paru en 1933, Le Quartier allemand de Lev Nitoburg, et encore chez Georgii Tushkan, dans Jura, devenu en anglais The Hunter of the Pamirs.
Elle deviendra véritablement célèbre en Occident grâce à Orson Welles, dans son film Mr Arkadin, en 1955.
Si cette histoire a tant inspiré les artistes russes, et ce génie du cinéma, ce n’est pas un hasard. Elle dit quelque chose d’essentiel. Un fait. Une énigme vieille comme l’humanité : certains comportements sont irrépressibles, quels que soient les risques, quelles que soient les conséquences.
Et c’est précisément ce que la culture, depuis toujours, tente d’empêcher — en opposant à la pulsion la pensée, la morale, le savoir, et tout l’art de maîtriser l’émotion.
Cela m’a toujours fasciné. Depuis l’enfance. En voyant les adultes se comporter de manière absurde, tout en m’enjoignant d’être sage, de bien travailler, d’apprendre et de me surveiller, pour paraître raisonnable, poli.
Ce paradoxe m’a d’abord terrifié. Puis, à force, je m’y suis fait. Peut-être que la nature même de l’existence est paradoxale.
Mais je n’ai jamais vraiment cherché à aller contre ma propre nature. Ni les avertissements, ni les menaces, ni les sanctions n’y ont changé grand-chose. Cette nature, après tout, m’appartient. Tout comme la culture que j’ai dû bricoler, inventer, pour pouvoir parler à mes contemporains. Et encore aujourd’hui, il m’arrive de faire bien plus confiance à cette nature qu’à ma propre culture. Car je vois bien, trop souvent, combien cette culture n’est qu’un barrage fragile face à la bêtise humaine — et à la nature elle-même, dans ce qu’elle a de sauvage et d’inévitable.
Je n’ai jamais vraiment respecté grand-chose chez les humains. En revanche, j’ai toujours été attentif, respectueux, presque pieusement, de ce qui touche à la nature. La vraie différence entre la nature et la bêtise humaine, c’est que la nature s’assume, tandis que la bêtise se planque. Si chacun assumait sa propre stupidité, on verrait sans doute à quel point la vie est plus simple qu’on ne l’imagine.
Je déteste tuer une mouche. Je peux passer des heures à contourner un insecte. Mais je n’ai aucun scrupule à rouler dans la farine le premier imbécile venu, surtout s’il se protège, en toute bonne conscience, derrière la loi et les bonnes manières.
Je n’aime pas les zombies. Ni les gens qui parlent par slogans, répétant des phrases qu’ils ne comprennent même pas.
Je n’aime pas la bêtise humaine, surtout lorsqu’elle s’abrite derrière une façade cultivée pour mieux dissimuler le peu de naturel qu’il leur reste. Ces gens-là ne vivent que dans le paraître. Autant dire qu’ils n’existent pas.
Ces gens, tartinés de culture, sont à mes yeux l’incarnation de la vulgarité la plus crasse. J’ai connu des cloportes qui avaient plus d’élégance.
Même en vieillissant, même si je me suis un peu adouci, je ressens encore une sorte de hargne, une allergie de peau en leur présence. Avec le temps, j’ai juste appris à mieux dissimuler. À sourire. À faire le clown, même. Inspirer la pitié ou le mépris : voilà la meilleure stratégie que j’aie trouvée pour qu’ils me laissent en paix.
Ces gens n’aiment la nature que domestiquée, bien cadrée, inoffensive. Une nature qui ne déborde pas du cadre.
J’ai toujours pensé que la politesse était une arme. Il faut dégainer le premier, sinon c’est toi qu’on descend. Voilà pourquoi je suis poli. Toujours poli. Affable. Respectueux. C’est une barrière que je dresse d’entrée. Et ceux que je sens lâches, mal accordés, hypocrites, je les embobine, je les saoule de paroles, je les noie jusqu’à ce qu’ils fuient. Je ne leur laisse pas le crachoir. Ils finissent par avaler leur morgue.
Je ne fais plus confiance facilement. Plus maintenant. Plus je vieillis, plus je me protège. Et je préfère fuir dans la nature — la mienne, celle des bêtes, des plantes, des chemins. Plutôt que d’avoir affaire aux gens.
Quand je suis là-bas, dans cet état de nature, il n’y a plus rien d’humain en moi. Je peux être un arbre, planté là pour des heures, tendu vers le ciel. Ou autre chose. Je ne suis plus séparé de rien. L’humain reste dehors.
Pour repérer les cons, j’ai une question :
D’après vous, cher monsieur, chère madame :
est-ce qu’une bicyclette est quelque chose de naturel ?
S’ils répondent à côté, tant pis pour eux. Ils n’ont rien compris au film. Je tourne les talons. Et je m’en fous.