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Auteurs littéraires

Version feuilletable – Le Dibbouk

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Ce mot-clé trace une cartographie affective et mouvante des auteurs qui accompagnent l’écriture — qu’ils l’éclairent, la traversent ou la dérangent. Il ne s’agit pas d’un panthéon, mais d’un compagnonnage parfois inconfortable, toujours vivant. On y croise des fragments de lecture, des citations, des réminiscences, des malentendus fertiles. Lire, c’est aussi se disputer avec ses modèles, éprouver la distance entre leurs mots et les nôtres. Ces auteurs deviennent alors des clefs d’accès : non pour valider un propos, mais pour ouvrir des failles, pour obliger à penser ou écrire autrement. Que signifie écrire après eux ? Avec eux ? Malgré eux ?

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Lire La Mécanique des femmes aujourd’hui

26 octobre 2025

J’ai appris, avec l’âge, que certains livres ne se lisent pas seulement avec les yeux mais avec la pièce où l’on se trouve. La lumière, la chaise, le téléphone en veille, le bruit de la rue. {La Mécanique des femmes} appartient à cette catégorie-là : on ne l’ouvre pas innocemment, et l’époque, qui a déplacé la censure du dehors vers le dedans, vient s’asseoir à côté de vous au moment où vous tournez la première page. On ne vous interdit rien ; on vous observe lire. La surveillance est incorporée, presque courtoise. Elle ne confisque pas le livre, elle ajuste votre respiration. Très tôt d’ailleurs, le texte se cabre par une réplique nue, sans glose : — Tu ne penses jamais à la mort ? Ce n’est pas une thèse, c’est une voix. Elle sidère, puis installe le régime de lecture : on n’est pas seul avec un « il », il y a d’autres timbres dans la pièce.

On dit volontiers que le texte « objectifie » les femmes. Il y a de quoi. Le regard y est frontal, parfois cruel, et les corps sont décrits comme des surfaces de contact — ce qui, pour une lecture solitaire, active aussitôt le tribunal intime. Mais le livre ne se laisse pas résumer à cette seule accusation. Il avance par fragments, en dérapages de voix, et ce montage fissure la souveraineté du « je ». À mesure qu’on progresse, l’instance qui parle se trouble : confessions qui se contredisent, souvenirs sans preuves, phrases ramassées au couteau dans des bars, des chambres anonymes, des parkings d’après-minuit. La question cesse d’être « que dit-il des femmes ? » pour devenir « qui parle, ici, et à quel titre ? ». C’est le premier déplacement nécessaire aujourd’hui : lire non pas un dogme, mais un dispositif.

Ce dispositif se voit dans l’{inventaire} — cette façon de nommer, d’aligner, de classer. L’énumération donne l’illusion d’une vérité sans artifice, mais c’est une mise en coupe du réel : — Crapaud enculé, vieille salope, perte blanche, pipi, bite… (…) Autour de nous, la chambre est une enveloppe fœtale. Nommer, ici, c’est cadrer. Et cadrer, c’est décider de ce qui entre et de ce qui sort du champ (on peut convoquer Mulvey sans slogan : qui cadre, pour qui, avec quel pouvoir d’identification).

L’indignation pure — utile, morale, parfois nécessaire — rate pourtant quelque chose si elle s’arrête à la coupe. Car le montage laisse passer des voix féminines. Elles ne sont ni sages ni pédagogiques. Elles sont triviales, insolentes, vulgaires parfois ; elles racontent la fatigue, la faim, la jouissance comme on parle d’une heure perdue sur le périphérique. — Je ne suis pourtant pas très belle, mais les hommes me choisissent plus souvent que d’autres que je trouve dix fois mieux que moi. Pas « la Femme » majuscule : une économie concrète des regards, dite à la première personne. (Cixous peut aider à penser ce surgissement : des paroles féminines apparaissent dans un cadre tenu par un homme et déplacent les places sans effacer l’architecture.)

On me dira que c’est encore l’homme qui cadre, que c’est lui qui choisit la coupe, la focale, la phrase finale. C’est exact. Et c’est précisément là que le second déplacement, celui de notre époque, opère : qui tient la lecture ? Dans un club, sur une scène, quand des actrices disent ces fragments et les poussent jusque dans la respiration, le livre bascule. Le texte ne change pas d’un mot ; c’est la prise en charge qui se déplace. Les mêmes phrases, prononcées par une femme, cessent d’être un inventaire du regard masculin pour devenir une scène de réappropriation : un « on m’a dite » retourné en « je me dis ». La page n’excuse rien ; elle déplace. Et ce déplacement a aujourd’hui plus de sens que n’importe quel label d’acceptabilité.

Reste la lecture solitaire, la plus risquée, celle qui compte. Elle se fait sans médiation, sans contexte institutionnel, sans préface qui rassure. C’est là que travaille la censure intérieure : non un bâillon, mais une suite de scrupules. Est-ce que je peux trouver ça fort tout en refusant la violence du point de vue ? Est-ce que je dois refermer le livre pour ne pas « cautionner » ? La bonne foi moderne aime les réponses nettes, les colonnes « pour/contre ». La littérature, pas toujours. Ce livre vous met à l’épreuve non parce qu’il demande l’adhésion, mais parce qu’il oblige à tenir deux gestes en même temps : reconnaître l’angle mort du regard et reconnaître la puissance du document brut. Une phrase-couteau le montre : Excite-toi sur elles tant que tu veux, mais ton foutre est pour moi. Adresse, pouvoir, contrat : le centre de gravité se déplace — assez pour changer l’écoute.

Il faut aussi se souvenir d’une autre chose : Calaferte a longtemps écrit contre la façade, contre les bienséances éditoriales. On peut refuser sa manière tout en admettant que sa phrase, lorsqu’elle tranche, vise l’endroit où l’époque colle du vernis. Notre époque n’est pas plus morale que celle d’hier ; elle est plus procédurière. Elle réclame des avertissements, des cadres, des dispositifs d’alerte. Cela peut protéger. Cela peut aussi asphyxier. On ne sortira pas de cette tension en triant les bibliothèques à coups d’étiquettes. On en sort, parfois, en lisant à deux niveaux : niveau 1, l’analyse du regard (qui parle, d’où, sur qui) ; niveau 2, l’écoute des phrases qui échappent au programme de celui qui parle. Ce double foyer devient évident devant un tableau scénique : Elle est courbée sur l’escalier de pierre qu’elle lave à grandes eaux… l’homme la regarde fixement… l’eau de rinçage est propre. Corps, geste, regard : matériau idéal pour distinguer ce que le cadre impose et ce que la scène fait fuir.

Je ne dis pas que cela « suffit ». Je dis que, pour une lectrice d’aujourd’hui, l’épreuve est peut-être ailleurs : non dans l’acceptation ou le rejet, mais dans la maîtrise de l’oscillation. Lire en sachant que l’injustice de l’angle est réelle. Lire en sachant que la phrase, parfois, la traverse et la met à nu. On peut se tenir sur cette crête. Ce n’est pas confortable. Cela l’est d’autant moins que les réseaux demandent des postures complètes, des verdicts de 240 caractères. Le livre résiste à ce format. Il n’offre pas de position stable plus de deux pages d’affilée.

Alors, que faire de cette lecture au présent ? Deux gestes, encore. Le premier : contextualiser sans neutraliser. Rappeler que l’écriture est un montage, souligner ce qui, dans la forme, fracture l’autorité du narrateur, ouvrir la porte aux répliques féminines — sur scène, en club, dans des contre-essais. Le second : assumer le tête-à-tête. Accepter d’être seule, seul, avec ce livre, et d’entendre ne serait-ce qu’une fois la lampe grésiller au-dessus de la page. C’est dans cette solitude que l’on mesure si l’on est sommé de se taire par le vieux censeur extérieur (on l’entend encore, il est sonore, daté) ou par le nouveau censeur intérieur, plus subtil, qui demande : « es-tu sûre de vouloir penser ça ? ». La question n’est pas honteuse. Elle est même saine. Ce qui serait dommage, c’est qu’elle tienne lieu de réponse.

On peut, je crois, tenir la note juste : reconnaître l’asymétrie du regard et refuser l’objectivation comme horizon ; et, dans le même mouvement, lire le livre comme un terrain de voix où des femmes existent, parlent, jurent, transigent, se protègent, se perdent. Quand ces voix passent par des bouches féminines — actrices, lectrices publiques, critiques — le texte se reconfigure. Quand elles passent par votre lecture silencieuse, c’est vous qui tenez la balance : vous pesez l’angle, vous pesez la langue, et vous décidez si la phrase a gagné le droit de rester.

Il n’y a pas de méthode miracle, seulement des conditions : une pièce, une lampe, du temps, et la volonté de ne pas réduire le risque à un slogan. {La Mécanique des femmes} n’est pas un protocole de bonne conduite. C’est un test. Il ne dit pas ce que doivent être les femmes. Il montre, brutalement, ce que la langue peut faire quand elle désire, déteste, écoute, et perd le contrôle. Notre époque, qui voudrait des textes irréprochables, oublie parfois que la littérature d’importance ne s’excuse pas. Elle demande des lectures responsables. Au fond, la vraie question — celle que la petite censure en chacun n’aime pas — est simple : que vous a fait ce livre, ici et maintenant ? Si la réponse n’entre pas dans une case, tant mieux : c’est le signe qu’il reste du monde dans la page.

Bio normalisée

{{Louis Calaferte}} (Turin, 1928 – Dijon, 1994), écrivain français (romans, théâtre, carnets). Débuts remarqués avec {Requiem des innocents} (1952) ; {Septentrion} (1963) frappé d’interdiction à la vente puis réédité dans les années 1980 ; {La Mécanique des femmes} (1992) cristallise une réception clivante. Dramaturge ({Les Miettes}, {Un riche, trois pauvres}), diariste (série des {Carnets}). Grand Prix national des lettres (1992). Éditions : Gallimard, Denoël ; poches chez Folio. Œuvre régulièrement lue et montée.

  • Cixous, Hélène. « Le Rire de la Méduse ». L’Arc, no 61, 1975, p. 39-54.
  • Cixous, Hélène. « The Laugh of the Medusa ». Signs : Journal of Women in Culture and Society, vol. 1, no 4, 1976, p. 875-893.
  • Cixous, Hélène & Catherine Clément. La Jeune Née. 1975. (Pour une trad. angl. accessible : The Newly Born Woman, University of Minnesota Press, 1986.)

23 octobre 2025

23 octobre 2025

Adorno s’amuse à regarder les signes de ponctuation comme des petites figures avec une tête et un caractère : le point d’exclamation qui lève le doigt, le point-virgule moustachu, les guillemets qui se lèchent les babines. Pour lui, ce ne sont pas que des outils de grammaire, mais des gestes qui règlent la respiration du texte, presque comme des indications musicales. Comma = demi-cadence, point = cadence parfaite : la phrase rejoue de la musique sans le dire. Il taille un costard aux points d’exclamation : jadis élan, aujourd’hui posture d’autorité — du bruit typographique qui essaie d’imposer l’emphase de l’extérieur. Les avant-gardes en ont abusé, signe d’une envie d’effet plus que d’un véritable travail de la langue. Le tiret (le vrai, pas le gadget suspensif) marque la cassure utile : il accepte la discontinuité quand deux idées se regardent sans vraiment se toucher. Theodor Storm en a fait un art discret ; ses tirets sont des rides qui creusent le récit et ouvrent une distance. Il défend le point-virgule — oui, ce grand malade : sa disparition signale qu’on ne sait plus tenir une période ample, articulée, respirant large. À force de tout couper court, la prose capitule devant le simple “constat” et perd sa capacité critique. Côté parenthèses : mieux vaut des tirets pour intégrer le digressif sans l’exiler ; mais il pardonne à Proust ses vraies parenthèses, parce que, chez lui, l’incise devient fleuve — il faut des digues solides pour que l’édifice ne déborde pas. Les guillemets ironiques ? À proscrire : juger un mot “à distance” en le mettant entre crochets typographiques, c’est refuser de faire le boulot dans la phrase elle-même. Et les points de suspension en mode ambiance… typiquement le cache-misère d’une profondeur supposée. Conclusion d’Adorno : on ne gagne jamais complètement avec la ponctuation — règles trop raides d’un côté, caprices expressifs de l’autre. Alors on vise l’ascèse : mieux vaut trop peu que trop, mais intentionnel à chaque signe, comme un musicien qui sait quand oser la dissonance


Bruce Andrews soutient que lire Gertrude Stein, c’est lâcher l’idée que les mots “représentent” : la langue agit directement, par sons et rythmes, en détraquant grammaire, récit et expression de soi. La lecture devient une expérience physique et immédiate qui nous désoriente, fissure l’ego et remplace l’analyse distante par une contagion sensorielle. La “présence” naît de micro-chocs matériels des mots : on se fait littéralement prothèse du texte, emporté par ses accélérations. Plutôt qu’expliquer ou contextualiser, il faut accueillir cette énergie — plaisir, surprise, excitation — comme une pratique de transformation du lecteur.

Décrire le lieu, Gracq et Bergounioux

17 octobre 2025

Comment proposer la description d’ un même lieu par différents personnages dans une fiction. D’une façon ambitieuse il pensa immédiatement à Julien Gracq , ou plutôt Louis Poirier Agrégé d’histoire-géographie. Œil de géographe : relief, hydrographie, expositions, axes. Les lieux sont pensés en structures, pas en décors. Echelle, cadrage. Il zoome et dézoome avec méthode : plan d’ensemble, lignes de force , points d’appui. Exemple : Un balcon en forêt construit l’Ardenne par crêtes, vallons, brumes, postes, puis replis. Géologie et hydrologie : Le terrain prime : affleurements, talwegs, méandres, nappes de brouillard, vents dominants. Les Eaux étroites est une leçon d’hydrologie intime sur l’Èvre, rive après rive, seuil après seuil. Toponymie et axes. Noms précis, directions, continuités. La Forme d’une ville arpente Nantes par rues, quais, ponts, pentes, et montre comment un tissu urbain impose ses trajectoires au corps. Atmosphère comme système : Météo, lumière, acoustique et odeurs forment un régime continu. Chez lui, un front de brouillard ou un contre-jour modifient la lisibilité d’un site comme le ferait un changement de carte. Syntaxe topographique : Périodes longues, appositions, reprises anaphoriques. La phrase dessine le plan : d’abord l’armature, puis les détails, puis la bascule sensible. Effet d’onde qui “contourne” l’objet avant de le saisir. Seuils et lisières Ports, bordures d’eau, franges forestières, talus, presqu’îles. Le “lieu” naît au contact des milieux. La Presqu’île et Le Rivage des Syrtes travaillent la tension entre terre et eau, connu et indécis. Réel et imaginaire raccordés Orsenna ou les Syrtes sont fictifs mais régis par des lois physiques crédibles. L’imaginaire garde une cohérence géographique, d’où la puissance d’immersion. Mémoire des formes : Le temps sédimente le site. La Forme d’une ville superpose âges urbains, démolitions, survivances. Le paysage devient palimpseste lisible. Poétique sans flou. Lexique exact, images parcimonieuses et orientées. Le lyrisme sert la lisibilité du relief, jamais l’inverse. Références rapides

Ville : La Forme d’une ville (Nantes).

Forêt/relief : Un balcon en forêt (Ardennes).

Cours d’eau : Les Eaux étroites (Èvre).

Littoral et seuils : La Presqu’île.

Géographie imaginaire crédible : Le Rivage des Syrtes.

Le Rivage des Syrtes

Un jeune aristocrate d’Orsenna, Aldo, est nommé « observateur » sur le rivage des Syrtes, frontière maritime face au lointain Farghestan, ennemi officiel mais endormi depuis trois siècles. Il découvre un État décadent qui a fait de l’attente sa politique : flottes désarmées, fortins en ruine, traités tabous. Aimanté par la mer interdite et par une grande dame de la cité, il franchit peu à peu les limites : patrouilles plus loin que la ligne fixée, exploration d’îles et de passes, interrogation des archives et des secrets d’État. Cette curiosité devient transgression ; un geste symbolique relance le jeu stratégique et provoque l’engrenage. Les signaux se rallument, les ports s’animent, les escadres sortent : la « veille » bascule en guerre. Roman d’atmosphère et de seuils, Le Rivage des Syrtes décrit la fin d’un monde figé, happé par le désir d’éprouver le réel. Thèmes centraux : fascination du dehors, fatalité historique, politique de l’évitement, géographie comme destin. Style : phrases longues, cartographie précise, métaphores de brumes, d’eaux et de lisières qui rendent perceptible la carte d’un empire au moment où il se réveille.

réflexion : métaphore de l’écriture

Correspondances clés

  • Attente stratégique → gestation du texte, temps de veille avant la première phrase.

  • Rivage/zone interdite → page blanche, seuil où l’on hésite.

  • Cartes, passes, vents → plan, structure, contraintes formelles.

  • Archives et secrets d’État → notes, lectures, matériaux enfouis.

  • Décadence d’empire → formes usées qu’il faut dépasser.

  • Transgression d’Aldo → acte d’écriture qui franchit le tabou initial.

  • Signal rallumé, flotte qui sort → mise en mouvement du récit après l’incipit.

  • Brume, brouillage des lignes → indétermination productive du brouillon.

  • Lisières et seuils → transitions, changements de focalisation ou de temps.

  • Surveillance du poste → relecture et vigilance stylistique.

  • Geste minuscule qui déclenche la guerre → phrase pivot qui engage tout le livre.

Bilan Le roman modélise l’écriture comme passage du report à l’engagement, avec la géographie pour diagramme des choix poétiques.


La forme d’une ville

Un récit-essai de déambulation et de mémoire sur Nantes. Gracq y cartographie une ville vécue plutôt que décrite : axes, pentes, quais, ponts, passages, faubourgs. Il superpose les couches du temps (ville d’enfance, ville d’études, ville transformée) et montre comment la topographie, la toponymie et les circulations fabriquent des souvenirs. La Loire et l’Erdre (comblées, détournées, franchies) servent de moteurs de perception ; les démolitions et réaménagements modifient l’orientation intime. Le livre mêle géographie sensible, palimpseste urbain, littérature et rêves de lecteur surréaliste. Idée centrale : « la forme d’une ville » change, mais imprime au corps un plan secret qui persiste, d’où la mélancolie précise du retour.

Méditation : Métaphore opératoire de l’acte d’écrire et de réécrire.

Correspondances précises

  • Déambulation urbaine → exploration mentale du matériau.

  • Axes, pentes, quais → plan, architecture du texte, lignes directrices.

  • Passages, ponts, carrefours → transitions, changements de focalisation, nœuds narratifs.

  • Toponymie → lexique choisi, noms propres comme balises sémantiques.

  • Rivières déplacées/comblées → versions successives, coupes, déplacements de paragraphes.

  • Faubourgs et lisières → marges du projet, digressions contrôlées.

  • Palimpseste urbain → mémoire des brouillons, strates d’écriture conservées-supprimées.

  • Ruptures du tissu (démolitions) → renoncements formels, ablations stylistiques.

  • Orientations corporelles (monter/descendre, rive gauche/droite) → rythmes phrastiques, périodisation des chapitres.

  • Ville d’enfance vs ville présente → tension entre première impulsion et mise au net.

  • Regarder, revenir, comparer → relecture, montage, critique interne.

Bilan La forme d’une ville propose un modèle : écrire, c’est cartographier des strates, tracer des trajets, poser des noms, puis accepter que la carte change et réoriente le texte à chaque retour.

Repères clés :

  • Cadre : Nantes, rives et quais, passages, quartiers d’étude et de transit.

  • Geste : marche, repérage, retour, comparaison des âges de la ville.

  • Méthode : regard de géographe + mémoire personnelle + lexique exact.

  • Thèmes : palimpseste, orientation, disparition, survie des noms, puissance des seuils.

  • Effet : un atlas intime où l’espace refaçonne la mémoire et inversement.


Immédiatement Pierre Bergounioux après Gracq ( dans son esprit et à propos de ressemblances )

Points communs

  • Enseignant de formation, écrivant “à côté” du métier.

  • Ancrage provincial fort qui structure l’œuvre.

  • Sens géologique du paysage et de ses lignes de force.

  • Écriture de la marche, de l’arpentage, des seuils et des reprises.

Différences nettes

  • Gracq (Louis Poirier) : imaginaire souverain, géographies littorales et frontières, décors transposés ou fictifs mais crédibles, lyrisme ample et continu.

  • Bergounioux : Massif central et Corrèze, histoire sociale et dépossession, vocabulaire minéralogique/entomologique, carnets et enquêtes, cadence analytique plus sèche.

  • Rapport au temps : Gracq travaille l’attente et le mythe ; Bergounioux la stratification mémoire-classe-technique.

  • Dispositifs : romans d’atmosphère et essais de ville chez Gracq ; courts récits + “Carnets de notes” et atelier de métal chez Bergounioux.

Conclusion

Même “méthode du lieu” par savoir du terrain. Deux visées : le mythe géographique (Gracq) vs la radiographie historico-matérielle (Bergounioux).

Balzac et ses huissiers

13 octobre 2025

C’est une silhouette qu’on imagine à l’angle d’une porte. Un homme en noir, papier plié, formule au présent. L’huissier, dans la vie de Balzac, n’est pas un personnage secondaire. C’est un marque-page. Il vient, il repart, il revient. Il n’interrompt pas l’œuvre, il l’ordonne. La dette est la métrique. Le recouvrement, la ponctuation. Et tout s’ensuit.

Avant le roman, la fabrique. Balzac, tenté par l’intégration verticale, s’essaie éditeur, puis imprimeur, puis fondeur. Presses achetées, caractères, atelier rue des Marais-Saint-Germain, aujourd’hui rue Visconti. Les chiffres se mettent à clignoter. Entre 1826 et 1828, l’imprimerie et la fonderie sont liquidées. Le passif s’installe. Selon les notices de la BnF, on parle d’un ordre de grandeur à 60 000 francs pour 1828. D’autres récapitulatifs poussent jusqu’à 100 000 francs en cumulant les lignes (variation fréquente selon sources et périmètres). Quoi qu’il en soit, la scène est plantée : écrire pour payer les intérêts. Écrire vite. Écrire beaucoup. Écrire malgré l’huissier qui sonne.

Un peu d’opulence visible, une crédibilité à maintenir. Rue Cassini, Balzac compose la réussite : étoffes, pendules, bibliothèques. C’est un appartement-argument, qui suggère l’abondance face aux partenaires, aux amis, aux créanciers parfois. Pendant qu’il agence la pièce, les relances continuent, la dette reste mobile. La maison sert d’écran et d’atelier. C’est là que s’installent des habitudes : filtrer, différer, déplacer, livrer la nuit ce qu’on a promis le jour. (On peut guetter ici la naissance d’un tempo balzacien : livraison de feuilletons, acomptes, nouvelles avances, nouveaux délais, même boucle.) Les biographies et dossiers muséaux recoupent ce montage de décor et d’arriérés.

Mars 1835, nouveau dispositif. Balzac loue un second logement au 13, rue des Batailles, village de Chaillot, sous le nom de « veuve Durand ». On n’entre qu’avec un mot de passe ; il faut traverser des pièces vides, puis un corridor, avant le cabinet de travail aux murs matelassés. Architecture anti-saisie, anti-importuns, anti-huissier. Littérairement, c’est déjà une scène : antichambre, seuils successifs, filtrage. On reconnaît le mécanisme dans certains intérieurs de La Comédie humaine. Le mot de passe lui-même circule dans les souvenirs et brochures (la « veuve Durand » comme sésame), attesté par des sources anciennes relayées par la bibliographie muséale.

Avril 1836, collision. Poursuivi, Balzac est arrêté à la rue Cassini et brièvement incarcéré par la Garde nationale ; l’épisode tient moins à un créancier particulier qu’au cumul des obligations civiques et financières qui convergent, mais il fixe la sensation d’un siège permanent. C’est une note de bas de page devenue rythme. Il sort vite. Il doit encore payer. Il réorganise.

En 1837, Balzac s’installe « aux Jardies », Sèvres. Idée simple : mettre Paris et ses recouvrements à distance, tout en jouant la plus-value foncière. Lotir, vendre, respirer. Il loge le jardinier Pierre Brouette dans la petite maison visible aujourd’hui, lui habite une demeure plus cossue désormais disparue. Projet rationnel, réalité capricieuse. Les huissiers ne franchissent pas mieux ce périmètre que les précédents ; ils patientent, contournent, reviennent. On écrit la nuit. On promet pour la fin du mois. On rallume la cafetière.

Puis Passy, 47, rue Raynouard. La maison a deux issues : Raynouard en haut, Berton en bas. Balzac signe « Monsieur de Breugnol » (par la gouvernante Louise Breugniol). Là encore, l’architecture répond à la procédure : deux portes contre une sommation, un alias contre une assignation. On travaille au rez-de-jardin, on descend par la rue Berton si la cloche persiste. C’est la période la plus productive : la dette devient cadence, la cadence baptise l’œuvre.

L’édition Furne (« La Comédie humaine » réunie) fournit de l’oxygène et des contraintes. Le traité laisse à Balzac l’ordre et la distribution, mais l’exécution réelle est chaotique. Livraisons hebdomadaires, volumes 1842-1848, corrections incessantes, retards d’impression. C’est un amortisseur : avances, échéances, visibilité. Pas une délivrance. Les huissiers n’entrent pas dans le colophon, mais l’ordre des volumes ressemble beaucoup à un calendrier de paiements.

Ce n’est pas de la cavalerie, c’est de la méthode.

Alias et prête-noms. « Veuve Durand » à la rue des Batailles, « Monsieur de Breugnol » à Passy : l’identité-écran retarde l’identification par les études d’huissiers, filtre au portier, laisse travailler.

Doubles issues. Rue des Batailles : succession de seuils. Passy : deux portes opposées. L’espace sert à gagner du temps. Le temps sert à livrer. La livraison sert à payer l’acompte.

Multiplication d’adresses. Garder Cassini en même temps que Batailles, puis glisser vers Jardies, puis Passy ; toujours un sas, toujours un repli. C’est une géographie de défense.

Faire patienter la dette. Acomptes d’éditeurs, prêts d’amis, avances, étalements ; on produit des feuillets comme on fabrique des échéances. La correspondance, les biographies économiques et les relevés muséaux convergent sur ce « temps convertible ».

Dans La Comédie humaine, l’huissier n’est jamais loin du notaire, du banquier, du commissaire-priseur ; il tient la poignée de la porte. Le droit devient littéralisme : billet, protêt, cession, saisie, ces gestes écrits qui déplacent des meubles et des vies. On parle souvent de l’obsession économique de Balzac ; on peut la décrire plus simplement : tout commence quand un papier entre dans une chambre. César Birotteau, les Maisons Nucingen, le cousin Pons : que vaut un salon sans quittance, un honneur sans échéance ?

Or la biographie et l’œuvre font système. La double issue de Passy, c’est un chapitre en devenir ; le mot de passe de la rue des Batailles, un dispositif dramatique ; l’incarcération de 1836, un signal bref du réel qui cogne. La fiction réassemble et redistribue. L’huissier, muse négative, règle le débit de la phrase : injonction, délai, mainlevée.

On lit parfois Balzac en pure sociologie. C’est utile, mais insuffisant pour saisir un geste d’atelier : le montage financier devient montage narratif. La promesse d’un éditeur, c’est un chapitre promis. La pénalité d’un retard, c’est une relance d’intrigue. La dette, moteur éthique et mécanique : elle force à voir comment les papiers administrent les corps, comment le langage du droit se fait dialogue, comment une main sur une poignée peut valoir plus qu’une proclamation. L’huissier, en somme, impose la forme : on écrit avec l’ennemi dans l’escalier.

On reconnaît aussi chez Balzac une esthétique du seuil : l’antichambre, l’escalier de service, la loge, le corridor. Ces lieux qui retardent et orientent, très concrets dans les domiciles réels, se transposent avec exactitude. À Passy, descendre la rue Berton, c’est une ruse. Dans les romans, franchir trois portes avant d’atteindre un cabinet, c’est un suspense pratique. Rien n’est décoratif : la topographie est une procédure.

Je me suis demandé si cet article tiendrait debout et pourquoi ?

Parce que l’histoire des poursuites fournit plus qu’un contexte : une grammaire. On y trouve des sujets (créanciers), des verbes (signifier, saisir, assigner), des compléments (meubles, loyers, créances), et surtout une temporalité : délais, termes, prorogations. Balzac a vécu cette grammaire à même les murs. Il l’a recyclée en syntaxe romanesque. La Comédie humaine, lue depuis la porte d’entrée, devient un immense répertoire de situations procédurales : qui entre, avec quel papier, dans quelle pièce, sous quel nom.

Il ne s’agit pas de réduire l’écrivain à son dossier comptable, mais de prendre acte d’une évidence matérielle : sans la pression des échéances, sans la nécessité de convertir le temps en pages et les pages en acomptes, l’architecture de l’œuvre serait autre. L’huissier, en bord de champ, enregistre le tempo.

Dans une version purement héroïque, tout commence par la vocation et finit par les chefs-d’œuvre. Dans la version matérielle, plus exacte et plus utile, tout commence par une imprimerie mal calibrée et finit par une maison à deux sorties. Entre les deux, un homme qui écrit la nuit, signe sous alias, déplace ses meubles, répond à des épreuves, ajuste des volumes, et devance tant bien que mal l’homme en noir. La littérature, ici, ne couvre pas la dette ; elle la transforme.

Sources :

CCFr / BnF, “Fonds Impressions de Balzac (1825-1828)” : faillite des entreprises d’édition/imprimerie, estimation du passif 1828 ≈ 60 000 fr.

BnF, “Balzac en 30 dates” : brevet d’imprimeur (1826), liquidation 1828, rappel d’un cumul de dettes parfois chiffré plus haut (≈ 100 000 fr. en récapitulatif). Essentiels

Maison de Balzac (Paris Musées), “Historique de l’édition Furne” : calendrier 1842-1848, clauses, retards, rôle de Balzac dans la fabrication. Maison de Balzac

BnF, “Édition Houssiaux / Furne (notice Essentiels)” : 17 vol. illustrés 1842-1848, suivi étroit par Balzac.

Maison de Balzac, “Paradoxes du musée littéraire” : alias et adresses (veuve Durand rue des Batailles ; « Monsieur de Breugnol » à Passy). Maison de Balzac

Wikipedia FR, “Honoré de Balzac – Les demeures” : rue des Batailles, mot de passe, arrestation du 27 avril 1836 à la rue Cassini ; maison de Passy à deux issues et alias « Breugnol ». (Synthèse récente, à croiser avec sources muséales.) Wikipédia

Archive.org, Pro domo : la maison de Balzac : mention de la « veuve Durand » comme sésame à la rue des Batailles. Internet Archive

Maison des Jardies (site officiel, dossier de visite PDF + page Histoire) : installation de Balzac en 1837, projet de lotissement, maison du jardinier (Pierre Brouette), contexte Sèvres.

History of Information : expérience d’imprimeur (1826), brève et ruineuse. (Ressource secondaire utile pour l’amorçage chronologique.)

R. Bouvier, “Balzac, homme d’affaires”, Revue d’histoire moderne et contemporaine, JSTOR : éclairages économiques (train de vie, dettes fin 1847, rue Fortunée).

L’illustration

Nota méthode. Les montants varient selon périmètres (dettes professionnelles vs cumul de dettes et frais). Je signale la plage et privilégie les notices BnF et muséales pour les repères datés.

Correspondance Mallarmé-Whistler

12 octobre 2025

Livre de correspondance mais monté comme un récit, ce volume reconstruit les dix années où Stéphane Mallarmé et James McNeill Whistler deviennent l’un pour l’autre ce que la fin d’un siècle invente de plus tenace : une amitié d’atelier, de lettres brèves, de rendez-vous manqués, d’affaires juridiques qui consomment des journées entières et de gestes d’art qui comptent plus que le reste, et c’est la force du montage de Carl Paul Barbier : accumuler, classer, annoter, mais sans gommer l’accroc des timbres, les orthographes vacillantes, la vitesse de la carte pneumatique, l’énergie qui passe entre la rue de Rome, la rue du Bac, Valvins, Londres, les gares, les salles d’audience, les librairies qui vendent peu, et l’atelier où tout recommence le soir venu

. On commence par la table matérielle : des planches, un frontispice où Whistler mord le cuivre pour fixer Mallarmé, un Avant-propos qui promet l’exactitude et le refus de lisser les curiosités de langue du peintre, un Appendice qui reproduit en français le « Ten O’Clock », puis les Provenances et l’Index : c’est un livre d’archives qui assume sa fabrique, mais qui se lit comme la chronique serrée d’une fraternité esthétique

. Le nœud se fait en 1887-1888 : Monet en tiers discret, Café de la Paix, déjeuner à trois, et l’accord tombé net : Mallarmé traduira la conférence de Whistler, ce Ten O’Clock qui affirme l’autonomie du fait pictural, l’art pour l’art, le refus de la morale illustrative et du récit plaqué sur l’image ; à partir de là, les cartes filent, les rendez-vous s’aimantent, Dujardin s’occupe de l’édition, Gillot et Wason pour les questions d’imprimeur et d’épreuves, Vielé-Griffin vient prêter sa compétence bilingue, on travaille jusque tard un samedi pour tenir la date : scène d’atelier à quatre mains, où la prose de Mallarmé cherche l’équivalent de l’attaque whistlérienne, où l’on hésite, où l’auteur retourne sur ses ambiguïtés, demande d’arrêter les presses, d’ajuster telle nuance, puis signe : c’est une page essentielle du livre parce qu’on y voit la traduction comme lieu même de l’amitié — on se lit pour se rectifier, on s’admire pour mieux couper — et parce que la diffusion restera cette affaire paradoxale : silence poli des grands journaux, circulation sûre chez les initiés, Italie, Bruxelles, cercles symbolistes, avec la querelle sourde sur « la clarté » française face à ce dandysme d’outre-Manche

. Sitôt dit, autre séquence qui donne sa texture romanesque à l’ensemble : l’affaire Sheridan Ford et The Gentle Art of Making Enemies, Whistler qui se bat pour bloquer une édition pirate, l’avocat Sir George Lewis côté Londres, puis Beurdeley et Ratier côté Paris, Mallarmé qui conseille et relaie, la saisie obtenue en Belgique, on tente d’empêcher l’impression à Paris, les nuits trop pleines d’« allers-retours » : ce que la correspondance retient, ce n’est pas seulement le dossier, c’est la façon de s’en parler, l’humour, la dureté, l’entêtement, et ce qu’une telle bataille révèle : la gestion moderne d’une œuvre, son image publique, la part de publicité que Whistler sait manier, l’ombre courte des maisons d’édition et des revues ; l’amitié, ici, c’est aussi une compétence qu’on partage, une énergie à tenir la ligne esthétique jusque dans les tribunaux

. 1892 condense une autre lueur : Vers et Prose sort chez Perrin, Whistler trouve « le petit livre charmant », Mallarmé lui réserve l’exemplaire Japon avec un distique bravache qui mesure la fraternité dans l’aiguille de la lithographie, et la fabrique matérielle de l’ouvrage est documentée jusqu’aux feuilles, aux heures de corrections, aux papiers Chine, Hollande, Japon : un savouré de chiffres qui, chez Barbier, fait raisonner la prose avec le plomb des ateliers ; c’est tout Mallarmé : la page, son air, ses blancs, et la gravure de Whistler venant comme une signature partagée, l’« à mon Mallarmé » au crayon : l’amitié a sa matérialité, sa monnaie d’épreuves, sa circulation d’images, et le livre en garde la cadence exacte

. Le milieu des années 1890 bascule vers les complications : santé, deuils, rumeurs, procès interminables — l’affaire Eden qui mènera jusqu’à la Cour d’appel de Paris fin 1897 — et l’on voit comment Mallarmé se met au service tactique du peintre, lettres à Dujardin, visites à l’avocat, messages aux Présidents, cartes qui appellent à « ce tact Mallarmé infaillible », pendant que Whistler est cloué au lit d’un hôtel, rhume, puis grippe, dans l’attente d’une audience reportée : la prose s’échauffe, « je vous écris, cela devient Poésie », et c’est tout le drôle de ce livre : la poésie sort des contraintes, de la police des couloirs, des « conclusions de l’Avocat Général » qu’on lit à l’heure du dîner ; à la fin de novembre, décembre, on s’organise, on cale le rendez-vous rue du Bac, on partage les nouvelles, on tient ferme le cap du procès, et c’est un hiver français à deux : visites au Louvre où Julie Manet se souviendra d’un bouton couleur cassis, salons du mardi, portrait de Geneviève montré, donné, choisi dans une pile d’épreuves — l’atelier circule au milieu de la ville, le livre fait entendre sa rumeur de pas, de fièvre, d’art vu de près

. Dans les lettres qui suivent, une page suspendue : Whistler veuf, Mallarmé qui répond avec une simplicité droite, refusant d’isoler l’ami de la présence de celle qui fut « le bonheur », rappelant Valvins, la maison, la dernière feuille qui tombe, et promettant de revenir à Paris pour « les trompettes » du procès : un ton d’extrême pudeur, l’évidence d’un lien qui tient mieux que les dates ; l’éditeur a laissé ce tremblement intact, c’est là que la correspondance devient récit, et c’est pour cela qu’on la lit : pas pour le pittoresque fin-de-siècle, mais pour la tenue d’un langage de fidélité qui n’a pas besoin d’emphase

. Le dernier chapitre de leur proximité s’écrit en 1898 : invitations à l’atelier de la rue Notre-Dame-des-Champs, Renoir au menu des conversations, dîners qui prolongent la lumière, Vanderbilt posé puis achevé, une journée d’août à Valvins, fêtes le lundi, au revoir de saison, et puis chacun retourne à sa ville, ses portraits, ses textes, ses soucis ; on sait la date butée, septembre, la fin de Mallarmé, si proche, que le livre ne dramatise pas, préférant aux grands nœuds tragiques l’enchaînement des gestes courts : « venez, voyez, dînons, demain à midi, pardonnez-moi de ne pas vous rencontrer à mi-chemin » ; la modernité de ce duo est là : l’art se fabrique dans une géographie réduite à quelques rues, à des cartes portées en une heure, à des épreuves qu’on signe et redistribue, et dans cette compacité la pensée du poème et de la peinture s’aiguise ; la correspondance, comme forme, devient l’espace de travail même

. Entre ces pôles, Barbier insère des seconds rôles décisifs : Duret, Mirbeau, Huysmans, Moore, Heinemann, Pennell, Whibley, Berthe Morisot, Méry Laurent, et ce réseau explique comment les idées du « Ten O’Clock » se débrouillent en France, par cercles, comment elle rencontrent les réserves : question de clarté, d’humeur nationale, de presse qui traîne, de librairie qui n’insiste pas ; on voit aussi la fabrication d’une image publique, les toasts, un dîner d’hommage où Mallarmé remercie d’une voix familiale, la critique de la vie « mise en musique » qu’un correspondant lit dans ses pages, et ces minuscules transferts : sucre d’orge, prévenances, cartes de visite, dont le livre garde trace, comme s’il fallait faire droit aux choses infimes qui maintiennent les liens quand la grande machine du monde devient fatigante

. Reste l’appareil : Barbier l’écrit net dans son Avant-propos — il ne corrige pas Whistler, garde jusqu’aux « curiosités orthographiques », et s’il semble parfois donner au peintre « le beau rôle », c’est que les lettres l’imposent, et parce qu’aussi, côté français, la bibliographie sur Mallarmé abonde quand l’Américain a besoin d’un surcroît de contextes ; le pari est d’ailleurs réussi : on sort du livre avec un Whistler plus proche, drôle, félin, obstiné, et un Mallarmé plus concret, tacticien et disponible, logicien des moindres détails matériels du livre et de l’image, sans renoncer à sa souveraine économie de parole

. Résumer : une histoire d’alliance entre deux souverainetés — la phrase et la touche — dont la scène première est une traduction, dont la scène seconde est un livre de poèmes accompagné d’une gravure, dont la scène troisième est un tribunal, et entre les scènes des couloirs, des salons, des musées, des petites villes où on rentre fermer la maison, l’air d’automne qui passe, le bouton « cassis » sur l’épaule d’une jeune fille qui copie au Louvre, les « trompettes » d’un procès qui n’achève rien, la page qui prend, au jour le jour, le relais de la conversation : la correspondance dit cela, exactement : comment l’art, pour tenir, a besoin de cette trame têtue d’attention, de disponibilité, de logistique et d’élégance, et comment, dans l’Europe 1888-1898, deux noms la tissent au présent, Mallarmé et Whistler, jusqu’à la dernière poignée de main, jusqu’au dernier « à demain », et ce « pardon de ne pas vous rencontrer à mi-chemin » qui sonne comme la formule même de l’amitié, quand l’art vous occupe à plein et que le monde, lui, ne cède pas

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La page comme aventure — lire Damase pour réapprendre à voir

11 octobre 2025

La page comme aventure — lire Damase pour réapprendre à voir

On ouvre ce livre et la table devient atelier. Pas un traité de plus sur la poésie, pas un musée de curiosités d’avant-garde. Damase prend un objet que l’on croit acquis, la page, et il la rend de nouveau incertaine. Il remonte à Mallarmé, au Coup de dés de 1897, non pour sacraliser un moment, mais pour décrire un basculement dont nous vivons encore les ondes. La page cesse d’être couloir rectiligne. Elle devient scène, plan, partition. Les blancs prennent la place de la ponctuation. Les corps typographiques hiérarchisent la voix. La lecture s’effectue par bonds, par blocs, par diagonales. Et tout à coup notre manière d’écrire à l’ordinateur, nos fichiers exportés en PDF, nos billets de blog et affiches, sont rattrapés par ce geste ancien qui les regarde déjà.

Ce qui frappe d’abord, c’est l’allure d’inventaire très concret que propose Damase. Il n’érige pas Mallarmé en monolithe. Il montre un point de départ, un dispositif pensé comme tel — la page comme unité — et suit ses reprises, ses bifurcations. Segalen, Apollinaire, Claudel. Puis le grand dépliant de Cendrars avec Delaunay, où texte et couleur se répondent sur une longue bande qu’on déploie. Les futuristes qui s’attaquent à l’« harmonie » de la page et la renversent au profit de vitesses et d’angles. Dada et ses simultanéités, plusieurs voix à la fois, plusieurs lignes qui cohabitent. La publicité et l’affiche qui se saisissent des lettres comme formes, choc de tailles et de poids, lisibilité comme stratégie. Puis De Stijl, le Bauhaus, Tschichold : retour de la règle, des grilles, de la clarté fonctionnelle, non contre la modernité, mais pour lui donner des moyens stables. L’avant-garde n’abolit pas la lisibilité, elle la redistribue.

Le livre avance par paliers. On quitte vite l’idée confortable d’une littérature qui resterait dans ses colonnes tandis que l’art occuperait la couleur et la forme. Klee, Braque, Picasso font entrer la lettre dans la peinture. Les typographes traitent la page comme architecture. Les poètes testent des mises en page non linéaires qui demandent un autre corps du lecteur. La main qui tient, qui plie, qui tourne. Les yeux qui comparent, pèsent, reviennent. Et quand Damase revient en arrière vers les manuscrits médiévaux ou la calligraphie, ce n’est pas pour noyer l’histoire dans l’érudition. C’est pour montrer que l’articulation signe/image/page n’a jamais cessé d’être une question d’outil et de regard, pas d’ornement. La révolution de Mallarmé n’arrive pas ex nihilo. Elle cristallise des tensions longues, puis elle les rend productives.

On lit Damase et on pense à nos propres pages. Le placeur que nous sommes tous devenus, avec nos logiciels, nos modèles par défaut, nos marges normalisées. On s’aperçoit que beaucoup de nos choix ne sont pas neutres. Taille de caractère, interlignage, gras, italiques, espace avant un titre, quantité de blanc avant un paragraphe clé. Ce sont des décisions d’écriture. Les blancs peuvent devenir opératoires, non décoratifs. Les différences de corps, des accents narratifs. Le livre le dit sans prescription doctrinale. Il préfère l’exemple, la généalogie, la main qui montre : regarde ici, là ça bascule, là ça s’est tenté, là ça a tenu.

Ce déplacement a une conséquence plus forte qu’il n’y paraît. La page cesse d’être simple véhicule du texte. Elle devient une part du sens. Ce que Mallarmé indiquait par la distribution des blancs, d’autres l’ont poussé vers la simultanéité, la couleur, l’assemblage avec l’image, la cartographie de lecture. Le roman, rappelle Damase, resta longtemps conservateur, attaché au pavé gris XIXe, au confort de l’œil. La publicité, elle, a su plus vite investir la page comme plan de forces. Résultat paradoxal : pour comprendre nos journaux, nos écrans, notre flux d’images et de textes, il faut passer par cette archéologie de la page littéraire. Il y a une éthique de l’ordonnance qui n’est pas moins importante que le style. La page impose une responsabilité.

Ce n’est pas un manuel, pourtant on sort de cette lecture avec des gestes en poche. Par exemple : élargir les marges pour faire respirer une séquence dense, puis resserrer pour imposer un tunnel de lecture. Jouer le dialogue de deux corps, l’un pour l’ossature, l’autre pour l’attaque. Confier à la ponctuation une part du rythme, mais accepter qu’une ligne blanche serve de césure plus nette qu’un point. Doser l’italique comme voix intérieure plutôt que simple emphase. Faire de la page une unité, non un réservoir illimité de lignes. Et quand on revient à Un coup de dés, on comprend que le hasard n’est pas dehors comme désordre. Il est dans la tension entre règle typographique et liberté d’ordonnance. S’il y a hasard, il se voit parce que la règle est exposée.

Lire Damase, c’est aussi rencontrer une histoire des échecs. Le lettrisme, avec sa promesse de tout refonder depuis la lettre, fascinant sur le papier, souvent stérile dans ses effets. Des manifestes où la page est annoncée comme champ total, mais sans faire système. Cette honnêteté fait du bien. Tout ne se vaut pas. Tout ne marche pas. Ce qui fonctionne tient par un équilibre fin entre expérimentation et lisibilité, entre intensité visuelle et chemin du lecteur. Tschichold, Moholy-Nagy, Lissitzky ne sont pas là comme icônes froides. Ils servent à mesurer ce que le texte gagne quand quelqu’un prend au sérieux la relation des éléments sur la page. Même les exemples venus de la pub ne sont pas là pour faire peur. Ils éclairent ce que la littérature a parfois renoncé à exploiter.

Quel intérêt aujourd’hui, où nous lisons surtout sur écran, où les formats se recomposent selon la taille de nos téléphones, où la page au sens physique vacille. Justement. La page numérique n’a pas aboli la page. Elle en a déployé la variabilité. Les principes évoqués par Damase valent au moment où l’on conçoit une maquette responsive, où l’on décide de la hauteur des interlignes, des espaces avant et après, du contraste entre un bloc de citation et le fil narratif. Ils valent pour un EPUB comme pour un PDF. Et ils permettent d’interroger des habitudes prises par confort. Pourquoi tant de gris uniforme. Pourquoi cette fatigue à la lecture longue. Parce que la page, réduite à un tuyau, ne joue plus son rôle d’espace.

Le ton du livre reste sobre. Pas de grand geste de revendication. Un fil clair, des exemples choisis, des convergences mises en lumière. On peut y entrer par la poésie, par l’histoire de l’art, par le graphisme. On peut aussi y entrer d’un point de vue très pragmatique : que puis-je modifier dès ce soir dans ma manière d’écrire et de mettre en page pour rendre visible ce qui compte. Le livre propose sans injonction. Il ne s’achève pas sur un modèle à imiter, mais sur un appel : refaire de la page un lieu d’invention, et pas seulement de transport.

Si l’on cherche des raisons de lire, en voici trois. D’abord, on lit mieux Mallarmé et tout ce qui s’est joué autour. On comprend que la modernité formelle n’est pas caprice, mais méthode. Ensuite, on gagne une lucidité neuve sur nos outils : l’éditeur de texte n’est pas un accident, il est une grammaire en action. Enfin, on reçoit l’autorisation d’essayer. Essayer quoi. Deux corps qui dialoguent. Une hiérarchie de titres qui parle au lieu d’orner. Une ponctuation qui s’allège parce que les blancs prennent le relais. Des blocs qui se répondent à la page plutôt que de défiler sans horizon.

On referme Damase avec l’envie de rouvrir des livres. De reprendre Un coup de dés, non pour l’exercer en légende, mais pour y voir la logique d’espace qui le soutient. De déplier la Prose du Transsibérien et sentir comment la couleur porte le texte. De regarder une affiche de Lissitzky et d’y lire une leçon d’économie et de force. Et surtout, on revient à nos pages à nous. On redresse une marge. On déplace un titre. On ose un blanc plus large avant une phrase dont on attend l’effet. On prend conscience que la page, loin d’être un fond neutre, est l’un des lieux où s’écrit la pensée. À partir de là, le livre de Damase n’est plus un ouvrage d’histoire. Il devient un outil. Un rappel que lire et écrire se décident aussi là où l’encre ne dit rien : dans l’air qui tient entre les lignes.

Conversation — Gabarits syntaxiques (09/10/2025)_02

9 octobre 2025

📘 Fiche récap — Raymond Carver, Débutants (focus littérature)

1) L’ouvrage en deux lignes

Vies ordinaires au bord de la casse : cuisines, motels, garages, hôpitaux, parkings. Diction simple, dialogues secs, détails concrets qui font remonter l’émotion sans explication ; fins ouvertes.

2) Thèse / geste d’écriture

Montrer le drame par l’ordinaire — l’objet, le geste, la réplique — plutôt que par l’analyse. Laisser circuler la dignité des personnages : peu de psychologie, beaucoup d’indices (odeurs, matières, habitudes). Le sous-texte (manque, peur, désir) travaille en silence sous la surface descriptive.

3) Les 5 principes majeurs (pour lire / imiter)

  • Phrases courtes + dialogues : déclaratives simples, verbes usuels ; répliques qui portent le sens implicite.

  • Focalisation proche : un “je” ou “il/elle” discret ; temps passé/imparfait descriptif ; angle domestique (cuisine, salon, voiture).

  • Concret sensoriel : listes d’objets, matières, marques ; peu de métaphores.

  • Montage sobre : alternance narration/dialogue ; ellipses, transitions minimales.

  • Clôtures non morales  : fin sur un objet/geste/regard, pas de sentence.

4) Gabarits syntaxiques (patrons réutilisables) + exemples tirés de Débutants (≤ 25 mots)

  • Énoncé concret simple « [Lieu], [personnage] [action brève]. » Ex. : « Il y songea en sirotant le whisky. »

  • Inventaire prosaïque « [OBJET], [MATIÈRE], [TAILLE/ÉTAT]… » (enchaîner 3–4 éléments) Ex. : « La batterie de cuisine d’aluminium brillant occupait une partie de l’allée. » Ex. : « Une nappe de mousseline jaune… recouvrait la table et pendait sur les côtés. »

  • Constat + rectification (sec) « Pas [X] ; rien que [Y]. » Ex. : « Il n’y eut aucun échange d’amabilités…, rien que le minimum de mots requis. »

  • Question-réplique (dialogue porteur) « — [Question simple] ? — [Réponse brève]. » Ex. : « — Vous voulez la photo de votre maison, ou pas ? » Ex. : « — Ça, c’est une autre histoire, il a dit. »

  • Gnomique discret (trait de caractère) « [Prénom] n’aimait pas [X]. » Ex. : « Jerry n’aimait pas qu’on lui dise ce qu’il avait à faire. »

  • Clôture sur geste/objet « [Geste matériel] ; [silence/attente]. » Ex. : « Il gardait les yeux baissés sur les photos et la laissait parler. »

5) Feuille de style “Carver — Débutants”

  • Amplitude : 1–3 phrases courtes par paragraphe ; nombreux dialogues.

  • Connecteurs : et / mais / puis / alors ; éviter les tournures abstraites.

  • Verbes : verbe d’action/usage (verser, poser, regarder, dire, prendre).

  • Détails : viser 6–10 éléments (objets/matières/bruits) par scène.

  • Motifs : alcool/café ; voiture/route ; argent/travail ; télé/hôpital/cuisine.

  • Voix externes : 2–3 répliques brèves qui déplacent la scène.

  • Clôture : finir sur un objet/geste/regard, pas d’effet “morale”.

6) Procédure de réécriture (7 étapes)

  • Cadre : définir un lieu concret (cuisine, voiture, salle d’attente).

  • Noyau(≤ 15 mots) : geste + objet + tension (« elle fait le café, il prépare sa valise »).

  • Inventaire(10) : objets, matières, sons, odeurs du lieu.

  • Dialogues (3) : trois lignes utiles (question, esquive, fait).

  • Motifs (2–3) : un objet qui revient, une habitude, un bruit.

  • Déploiement : 1–2 paragraphes alternant inventaire → réplique → rectification.

  • Affinage : couper l’explication ; garder le détail qui fait basculer.

7) Exercices rapides

  • Inventaire aveugle : décrire un lieu par 8 objets + 3 bruits/odeurs (0 métaphores).

  • Une page / 100 mots : 70 % de phrases ≤ 8 mots ; 3 répliques.

  • Dialogue sans incises : 6 répliques en ping-pong, aucune didascalie ; sens par sous-texte.

  • Déplacer la fin : récrire la dernière phrase sur un objet (pas d’explication).

  • Argent/Travail : glisser 1 signe matériel (facture, badge, horaires) qui révèle l’enjeu.

8) Prompt prêt à l’emploi

Réécris le passage suivant dans l’esprit de Raymond Carver (Débutants), en appliquant : phrases courtes ; dialogues qui portent l’émotion ; inventaire concret (objets/matières/sons) ; 2–3 motifs simples ; clôture sur un geste/objet (sans morale). Paramètres : [Lieu]=… ; [Noyau ≤15 mots]=… ; [Inventaire 10]=… ; [Dialogues x3]=… ; [Motifs 2–3]=… ; [Temps]=passé/imparfait ; [Amplitude]=1–2 paragraphes. Texte source : « …[ton texte]… »

9) Note éthique

Personnages/lieux réels → anonymiser si besoin ; pas de misérabilisme ni de sensationnalisme. Regarder juste (objets, gestes, contraintes matérielles) ; la pudeur fait place à la vérité du détail.

le titre original est Beginners À noter : ces textes sont le manuscrit rétabli des nouvelles que Carver avait livrées avant les coupes de Gordon Lish ; la version publiée en 1981 portait le titre What We Talk About When We Talk About Love

Conversation — Gabarits syntaxiques (09/10/2025)

9 octobre 2025

📘 Fiche récap — Maurice Blanchot, L’Écriture du désastre (focus littérature)

1) L’ouvrage en deux lignes

Fragments qui pensent la limite : dire l’indicible par retrait, ouvrir un dehors sans récit. La phrase brève, paradoxale, substitue à l’événement un concept mobile (désastre, nuit, séparation).

2) Thèse / geste d’écriture

Écrire au bord de ce qui défait l’expérience : non pas raconter mais dés-œuvrer la narration, laisser parler l’absence. La forme fragmentaire et l’énonciation impersonnelle déplacent le sujet, substituant à l’aveu la réserve et au pathos une exactitude négative.

3) Les 5 principes majeurs (pour lire / imiter)

  • Période brève, aphoristique : points nets, deux-points, tirets, parenthèses ; rectifications fréquentes (“non pas…”).
  • Voix impersonnelle : “il / on” gnomiques ; adresse rare, si elle surgit, c’est un impératif de retrait.
  • Lexique abstrait & images simples : cercle, centre, nuit, seuil, loi, dehors ; peu d’objets concrets, forte charge conceptuelle.
  • Montage par fragments : blocs autonomes reliés par motifs et reprises (anaphores, variations).
  • Clôtures ouvertes : image ou paradoxe final, jamais de morale ni de conclusion explicative.

4) Gabarits syntaxiques (patrons réutilisables)

  • Rectification paradoxale « [X], non pas [Y], plutôt [Z]. » Ex. : « Quand le désastre survient, il ne vient pas. »

  • Définition déplacée « [Concept] : [prop. 1], et pourtant [prop. 2] qui l’annule. » Ex. : « Le désastre ruine tout en laissant tout en l’état. »

  • Gnomique « On [verbe] quand [condition], sauf quand [exception] — et c’est alors [déplacement]. » Ex. : « On ne peut y croire. »

  • Seuil / image géométrique « [Motif] tient au bord : cercle sans centre, droite qui revient à son origine. » Ex. : « … un cercle éternellement privé de centre. »

  • Clôture sans morale « Alors [image nue] — rien d’autre. » Ex. : « Le désastre est séparé, ce qu’il y a de plus séparé. »

5) Feuille de style “Blanchot — L’Écriture du désastre”

  • Amplitude : fragments de 1 à 3 phrases.
  • Ponctuation : deux-points pour définir, tirets pour déplacer, parenthèses pour révoquer.
  • Verbes : être, venir, ôter, ruiner, séparer, croire, demeurer.
  • Motifs (2–3) : désastre / nuit / centre-absent (leur valeur doit glisser au fil du texte).
  • Références externes : 1 voix d’autorité (nom propre) éventuellement, aussitôt déplacée.
  • Interdit : psychologie explicite, morale, lyrisme décoratif ; privilégier précision négative et réserve.

6) Procédure de réécriture (7 étapes)

  1. Adresse : en principe aucune ; si nécessaire, un impératif bref (“laisse…”, “n’insiste pas”).
  2. Noyau (≤ 15 mots) : remplacer l’événement par un concept-noyau (séparation, attente, effacement).
  3. Inventaire (10) : cercle, centre, ligne, seuil, nuit blanche, voix, silence, loi, dehors, passivité.
  4. Voix du dehors (3) : doxa (“on croit…”), maxime, auteur (nom).
  5. Motifs (2–3) : désastre, nuit, centre ; les faire revenir déplacés.
  6. Déploiement : 2 fragments enchaînant définition → rectification (“non pas…”) → question ou parenthèse → image.
  7. Affinage : couper les explications, resserrer aux paradoxes ; veiller aux deux-points et aux tirets.

7) Exercices rapides

  • Non pas… : écrire 5 rectifications (“non pas X, mais Y”), chacune suivie d’une image.
  • Fragment gnomique : 3 phrases au présent gnomique sur un même motif (nuit / centre / seuil).
  • Image géométrique : traduire un affect par cercle / droite / centre manquant (2 phrases).
  • Déplacement d’autorité : citer un nom (philosophe, auteur) et déplacer sa thèse en 2 lignes.
  • Retour de motif : faire revenir un même mot à trois endroits avec une valeur différente chaque fois.

8) Prompt prêt à l’emploi

Réécris le passage suivant dans l’esprit de Maurice Blanchot (L’Écriture du désastre), en appliquant : fragments brefs ; voix impersonnelle ; rectifications paradoxales (“non pas…” / “plutôt…” / “et pourtant…” ) ; 2–3 motifs (désastre / nuit / centre) qui glissent de valeur ; une image géométrique en clôture ; aucune morale. Paramètres : [Noyau ≤ 15 mots]=… ; [Inventaire 10]=… ; [Voix x3]=… ; [Motifs]=… ; [Amplitude]=2–4 fragments ; [Temps]=présent gnomique. Texte source : « …[ton texte]… »

9) Note éthique

Si le texte touche au traumatique : anonymiser ; refuser la spectacularisation ; préférer la retenue (déplacement, silence, image) à l’éclat. La forme ouvre un sens, elle n’exonère pas la responsabilité.

Conversation — Gabarits syntaxiques (08/10/2025)

8 octobre 2025

📚 Fiche récap — Jean-Christophe Bailly, Le Dépaysement. Voyages en France (focus littérature)

1) L’ouvrage en deux lignes

Voyage en France par ses lisières, gares, friches et toponymes : une cartographie sensible des lieux ordinaires. La phrase ample accueille archives, voix et détails concrets pour rouvrir le regard.

2) Thèse / geste d’écriture

Refaire la carte par l’arpentage : tenir une éthique de l’attention aux signes ténus (noms, odeurs, matériaux, usages). La prose monte en période souple, et chaque détail déplace le sens plutôt qu’il ne conclut.

3) Les 5 principes majeurs (pour lire / imiter)

Période ample (hypotaxe + incises) : virgules, tirets, parenthèses ; relances, rectifications ; respiration documentaire-poétique.

Énonciation témoin : un je discret, adresse implicite au lecteur-marcheur ; focalisation interne mobile, temps présent + imparfait descriptif.

Concret toponymique : panneaux, matériaux, odeurs, bruits ; noms propres comme opérateurs de mémoire (gares, friches, berges, zones).

Montage discret : fragments cousus, citations brèves, voix rapportées, petits documents insérés.

Clôtures ouvertes : fin sur un nom, un geste, une image — jamais une morale.

4) Gabarits syntaxiques (patrons réutilisables)

Adresse + nécessité : « Je te le dis, [TU], parce que [JUSTIFICATION], et [CONSÉQUENCE]. » Ex. : « Mais pense-t-on à tout cela quand on est sur place ? »

Constat + rectification : « On dirait [X], non, pas [X], plutôt [Y], parce que [RAISON]. » Ex. : « Rien comme cela à Toul où, au contraire, les tombes sont assez serrées […] plutôt plat. »

Inventaire prosaïque : « [OBJET], [SURFACE], [BRUIT], et [GESTE], parce que [EFFET]. » Ex. : « Densité, désordre, rives grises, travaux, à Feyzin la chimie. »

Voix sociale + démontage : « On a dit que [RÈGLE], sauf que [CONTRADICTION CONCRÈTE]. » Ex. : « Je dis “vaches”, mais ici il faut diversifier un peu. »

Retour de motif : « [MOTIF] d’abord [V1], puis [V2], à la fin [V3]. » Ex. : « On longe d’abord de très grandes citernes d’un bleu pâle attaqué par la rouille. »

Clôture sans morale : « Alors [DÉTAIL CONCRET], et c’est là que je m’arrête. » Ex. : « L’odeur de la papeterie industrielle de Tarascon que le train longe. »

5) Feuille de style “Bailly — Le Dépaysement”

Amplitude : 1–3 longues périodes (virgules, tirets “—”, parenthèses).

Adresse : lecteur-marcheur implicite ; “on/nous” ponctuels.

Concret : 6–10 détails sensoriels par scène (matières, odeurs, inscriptions, rumeur).

Motifs : 2–3 objets-pivot (panneau, friche, nom de rue) qui changent de valeur.

Polyphonie : 2–3 voix du dehors (affiche, rumeur, notice) rapportées puis ré-éclairées par un détail.

Éthique : pas de sentence finale ; finir sur nom/geste/image.

6) Procédure de réécriture (7 étapes)

Définir le lecteur-marcheur (adresse implicite). 2) Résumer l’événement en 15 mots (geste+lieu+objet). 3) Lister 10 détails (odeur, matière, bruit, inscription). 4) Noter 3 voix sociales à décaler. 5) Choisir 2–3 motifs (panneau, friche, toponyme). 6) Écrire 1–2 longues phrases : adresse → détails → voix → rectifications → motifs. 7) Élaguer la morale, régler virgules/tirets/parenthèses.

7) Exercices rapides

Inventaire aveugle : réécrire un passage uniquement avec objets + verbes de perception/mouvement.

Une phrase : condenser un paragraphe en une période avec 2 rectifications (“non, pas…”, “plutôt…”).

Adresse discrète : glisser une apostrophe au lecteur dans les 50 premiers mots.

Contre-voix : insérer 3 voix externes (affiche, “rien à voir”, “zone à urbaniser”) et les re-situer par un détail.

Refrain : faire revenir 2 motifs à trois moments, valeur déplacée à chaque retour.

8) Prompt prêt à l’emploi

Réécris le passage suivant à la manière de Bailly (Le Dépaysement), en appliquant : période ample (virgules, tirets, parenthèses), adresse implicite au lecteur-marcheur, détails concrets dominants, 2–3 motifs (panneau/friche/toponyme) qui changent de valeur, voix sociales intégrées puis déjouées, clôture sans morale (nom/geste/image). Paramètres : [Destinataire implicite]=lecteur-marcheur ; [Noyau 15 mots]=… ; [Inventaire 10 détails]=… ; [Voix x3]=… ; [Motifs 2–3]=… ; [Temps/focalisation]=présent+imparfait ; [Amplitude]=1–2 longues phrases. Texte source : « …[ton texte]… »

9) Note éthique

Si la matière touche des personnes/lieux réels : anonymiser si besoin ; éviter la spectacularisation ; laisser la dignité passer par l’attention au réel et l’adresse, pas par la sentence.

Conversation — Gabarits syntaxiques (07/10/2025)

8 octobre 2025

📚 Fiche récap — Laurent Mauvignier, Ce que j’appelle oubli (focus littérature)

1) L’ouvrage en deux lignes

Récit d’une agression mortelle inspirée d’un fait divers, écrit comme une phrase‐fleuve adressée à un “tu”. La littérature y sert de contre-récit éthique à l’oubli social.

2) Thèse / geste d’écriture

Faire tenir, dans un souffle ininterrompu, la mémoire d’un corps et l’énonciation d’un témoin : parler “à” quelqu’un pour empêcher la disparition morale, sans plaidoirie explicite, par la force du détail concret et de la polyphonie rapportée.

3) Les 5 principes majeurs (pour lire / imiter)

  1. Syntaxe-flux (quasi une seule phrase, peu de points) : parataxe, incises, reprises correctives (“non, pas…”, “plutôt…”), effet d’urgence et d’oppression du souffle.
  2. Adresse à un “tu” (énonciation relationnelle) : la parole s’adresse à un proche (frère, témoin), créant une intimité responsable qui remplace la morale par la compassion lucide.
  3. Poétique du détail prosaïque : objets banals (néon, badge, carrelage, canette) comme motifs qui matérialisent l’injustice et reviennent avec un sens déplacé.
  4. Polyphonie filtrée (voix sociales rapportées) : rumeurs, discours institutionnels et clichés intégrés en style indirect pour être aussitôt démontés — naissance d’un contre-récit.
  5. Politique de l’oubli (titre-programme) : transformer l’oubli en mémoire adressée ; la littérature prend le relais là où le récit factuel échoue à rendre la dignité.

4) Gabarits syntaxiques (patrons réutilisables)

  • Adresse + nécessité : « Je te le dis, [TU], parce que [JUSTIFICATION], et [CONSÉQUENCE]. » Ex. : « je te le dis à toi parce que tu es son frère »

  • Constat + rectification  : « On dirait [X], non, pas [X], plutôt [Y], parce que [RAISON]. » Ex. : « je ne dirais pas abattus sur lui… non, pas du tout »

  • Inventaire prosaïque : « [OBJET], [SURFACE], [BRUIT], et [GESTE], parce que [EFFET]. » Ex. : « l’odeur de poisson, le froid des surgelés et les jambons sous vide »

  • Voix sociale + démontage  : « On a dit que [RÈGLE], sauf que [CONTRADICTION CONCRÈTE]. » Ex. : « un homme ne doit pas mourir pour si peu » — « tu entends les mots qu’ils disent ? »

  • Retour de motif : « [MOTIF] d’abord [V1], puis [V2], à la fin [V3]. » Ex. : « il avait bu une canette » → « il finit de boire la canette » → « comme une canette écrasée »

  • Clôture sans morale : « Alors [DÉTAIL CONCRET], et c’est à toi que je le dis. » Ex. : « un léger bruit de frigo » … « je te le dis à toi »

5) Feuille de style “Mauvignier — Oubli

  • Phrase-fleuve : 1–3 longues périodes ; virgules, tirets “—”, conjonctions (et/mais/parce que).
  • Adresse : “tu” explicite dès l’ouverture, lien rappelé (frère/ami/soi d’avant).
  • Concret : 6–10 détails matériels par scène ; verbes simples d’action ; peu d’adjectifs lyriques.
  • Motifs : 2–3 objets-pivot qui reviennent et changent de valeur.
  • Polyphonie : 2–3 voix du dehors (sécurité, presse, voisin) rapportées puis déjouées.
  • Éthique : pas de sentence finale ; une image, un geste, une adresse.

6) Procédure de réécriture (7 étapes)

  1. Définir le “tu” et le lien. 2) Résumer l’événement en 15 mots (geste+lieu+objet). 3) Lister 10 détails sensoriels. 4) Noter 3 voix sociales à démonter. 5) Choisir 2–3 motifs. 6) Écrire une seule phrase (200–400 mots) : adresse → détails → voix → rectifications → motifs. 7) Élaguer la morale, renforcer détails et incises.

7) Exercices rapides

  • Inventaire aveugle : réécrire un passage uniquement avec objets + verbes d’action.
  • Une phrase : condenser un paragraphe en une seule période avec 3 rectifications.
  • Adresse déclarée : ouvrir par “Je te le dis…” avec le “tu” situé.
  • Contre-récit : insérer 3 voix externes, les contredire par un détail matériel.
  • Refrain : faire revenir 2 motifs à trois moments, sens déplacé à chaque retour.

8) Prompt prêt à l’emploi

Réécris le passage suivant à la manière de Mauvignier (Ce que j’appelle oubli), en appliquant : phrase-fleuve (peu de points, virgules et “—”), adresse au “tu” dans les 50 premiers mots, détails concrets dominants, 2–3 motifs récurrents qui changent de valeur, voix sociales intégrées puis démontées, clôture sans morale (détail ou adresse). Paramètres : [Destinataire “tu”]=…, [Noyau 15 mots]=…, [Inventaire 10 détails]=…, [Voix x3]=…, [Motifs 2–3]=…, [Temps/focalisation]=…, [Amplitude]=1–2 longues phrases. Texte source : « …[ton texte]… »

9) Note éthique

Si la matière vient d’un fait divers ou d’une scène intime : anonymiser au besoin, éviter l’effet “documentariste” sentencieux ; laisser la dignité passer par le regard adressé et le pouvoir des détails plutôt que par un jugement.

08 octobre 2025

8 octobre 2025

si nos raisons sont des figures, ainsi que le dit Joubert, elles sont remplaçables par d’autres, et le dialogue consiste moins à imposer la « vérité » qu’à proposer une meilleure mise en forme du vrai. Pour écrire comme pour enquêter, la bonne question devient alors : quelle figure donner à ce que je cherche à comprendre —et qu’est-ce que cette figure occulte ou révèle ?


Cette page d’accueil du site ne me plaît plus autant. J’ai pris une feuille de papier et j’ai dessiné ce qui me paraît être plus proche de la réalité de tous ces textes. Des blocs qui se cotoient, parfois peuvent se regrouper sur un thème, un mot-clé. Ce qui me rappelle une phrase que F. m’avait dit et que j’avais crû comprendre à propos de SPIP : —« ce sont des briques ». Ce qui se traduit concrètement par des inclusions, par la confection de cartes par rubrique, par sous-rubrique, par mot-clé, etc. Ensuite je mesure le temps que je pourrais passer à trifouiller encore le code au dépens de ce que je pourrais écrire. Et je chiffonne la feuille, la jette à la corbeille. Mais je conserve cette idée : la page d’accueil d’un site est aussi difficile à trouver que la première page d’un livre. Et encore je vois les deux pages et je me dis —reste simple.


La simplicité est sans doute la qualité que j’ai fuie le plus souvent dans ma vie, parce qu’elle est sans doute la plus proche, proche jusqu’à l’insupportable. Mais il semble que le temps qui passe aide à mieux supporter.


Cette vanité, cette prétention, fatuité que je détecte systématiquement en moi et souvent en miroir chez l’autre, c’est la simplicité qui s’insurge de ne pas être acceptée.


En peinture peindre des fleurs, des paysages, des arbres, un visage, ce n’est pas si simple et pourtant ça l’est, mais après bien des complications.


Ce qui est simple, tellement, c’est se jeter dans l’écriture, dans la peinture. C’est justement parce que ce l’est que je ne le fais pas assez.


Lecture de Simenon : Le prétexte de l’histoire, que révèle t’il ?

  • Un crime pour ouvrir l’humain. Le meurtre n’est pas une fin mais un levier : il force les personnages à se dévoiler (honte, jalousie, fatigue, désir). Le polar sert d’épure psychologique.

  • Le milieu comme cause. Fécamp, les Terre-Neuvas, le bord : conditions rudes, hiérarchie, manque de sommeil, promiscuité. Chez Simenon, le cadre social et matériel presse les êtres et “explique” plus qu’une thèse morale.

  • Compassion avant morale. Maigret cherche à comprendre, pas à condamner. Le commissaire incarne l’humanisme froid de Simenon : laisser la justice faire son œuvre, mais réparer silencieusement quand on peut.

  • La honte comme moteur. Honte sociale et sexuelle, secrets de cabine, dignité blessée : c’est la matière noire des romans de Simenon. Elle déplace plus sûrement l’action que la haine.

  • Le groupe contre l’individu. Un équipage = une micro-société, avec ses codes et son omerta. Simenon aime ces huis clos (navire, hôtel, immeuble) où l’on voit comment le groupe fabrique les actes de chacun.

  • L’évidence concrète plutôt que la psychologie Objets, odeurs, gestes (verres sur le marbre, sel sur les vêtements) valent diagnostic. Simenon montre ; il commente très peu. Le réel parle.

  • Une intrigue mince, une densité forte Fil simple, scènes courtes, dialogues nets : la tension vient de la pression du milieu et du non-dit, pas des surprises de scénario.

  • Le sexe, la fatigue, l’argent — sans lyrisme. Trio simenonien constant, traité comme des faits (besoin, manque, arrangement), jamais comme motifs romantiques.

  • Maigret comme prisme éthique. Regard patient, corporel (manger/boire/fumer/marcher), attention aux détails : c’est la méthode “anthropologue” de Simenon, plus que “détective-puzzle”.

  • La fin par détail, pas par sentence. Clôtures discrètes : un geste, une image, une porte qui se referme. Le lecteur conclut — Simenon s’abstient.

En somme, l’histoire de Fécamp révèle la signature simenonienne : un réalisme sensuel et sans cruauté, où le crime est l’occasion d’examiner ce que le monde fait aux gens — et ce que les gens font pour rester debout.

29 septembre 2025

29 septembre 2025

Tout contact rompu avec M-A. La vraie raison : ce feu où j’ai jeté mes carnets. Pas tant pour leur contenu que pour le sacrifice. La perte inconsolable. Le chantage — réel ou imaginaire. “Écrire ou vivre.”

Pas de rancune. L’incompréhension, l’égoïsme — le sien, le mien. Ce jour-là j’ai cru tout perdre. Vingt ans sans écrire. J’ai choisi de vivre, et ce fut un calvaire. Plus de filet, plus d’amortisseur. J’ai dévalé ces années à m’en cabosser le corps entier.

M-A, j’espère, vit la vie qu’elle voulait. Moi, il m’arrive d’avoir envie de tout détruire. Appuyer sur “suppr”. M’effacer. Juliet n’aide pas. Ni ce crépuscule de septembre.

Le silence, je le supporte. C’est l’impossibilité de parler qui m’écrase.

Tout contact rompu avec M. Je n’ai pas envie de nouvelles. La curiosité se lève, retombe en dégoût. L’affection reste, étouffée.

Perdre le contact est ma spécialité. Je n’attends pas qu’on m’écrive. C’est une discipline. Une préparation. On meurt seul.

De Juliet j’ai retenu l’ennui. Lire la même chose, sans fin, sous tant de formes. Aussitôt la peur que mes textes fassent pareil.

Ce qu’il manque — et je n’ai pas le droit de dire “il manque” — ce sont les moments quotidiens, pris dans la réalité. Trop rares.

C’est ce que j’aime chez Léautaud, chez Calaferte : l’attendrissement, les animaux, les colères, les injustices. Un visage humain qui traverse. Dans Ténèbres en Terre froide, rien de tout cela.

Je me souviens de G., et de M.H lorsqu’elles parlaient de Juliet. Cette emprise qu’elles convoquaient sous couvert de sentiments maternels. C’était leur écrivain, comme on aurait pu dire c’était leur enfant. Détestable.

Comme ces mères qui veulent garder leurs fils pour elles seules. Leur victoire : qu’aucune autre femme ne puisse jamais les remplacer. À moins que les fils ne se retournent, les massacrent pour en finir.

Inventaire des violences. Toujours le même chemin. Pas de nostalgie. Juste une énergie perdue, une résistance qui tourne à vide.

Ne pas avoir écrit pendant vingt ans explique sans doute le décalage que je ressens avec ceux qui se targuent d’écrire. Comme si ce silence avait été un passage obligé. Ce qui est sûrement idiot.

J’ai laissé Juliet pour Bernhard. Perturbations. Un médecin et son fils traversent une région autrichienne, croisent des figures de folie et de ruine. Le livre culmine dans la logorrhée du prince Saurau, enfermé dans son château.

Je l’avais lu dans les années 80. Cette fois, en le reprenant, une sensation étrange : comme une mise au point télémétrique. On croit atteindre la netteté, puis tout se brouille.

Relire est essentiel. Relire autrement, encore plus.

23 septembre 2025

23 septembre 2025

Koltès. Dès lors et pour un temps. La phrase s’enclenche comme une machine administrative. Vide. On administre. Une correction aussi, dans la chair.

L’automne tombe d’un coup. Froid, pluie. Mais le climat n’est plus une excuse. Ni gai ni triste. Entre deux. Plus simple de se dire : je ne sais rien.

Réécrire, c’est me démembrer. Puis voir surgir un texte qui n’est pas moi, pas l’autre. J’aime ce déplacement. Écrire ici, c’est ça : rien chercher, juste laisser venir.

À l’étage, au-dessus de l’atelier, tout est resté comme il y a dix ans. Meubles paternels, cartons, vieilles toiles. Et le bois. Tas de bois énorme. Peur de jeter, fantasme du « ça peut servir ». Défaut de confiance en l’avenir.

Dès lors et pour un temps. Il faudrait apprendre à jeter. Ou au moins lever la main, la laisser tomber.

The Challenge From Beyond -L’épreuve des confins

21 septembre 2025

En 1935, le rédacteur en chef de Fantasy Magazine convia cinq figures majeures de la science-fiction et cinq plumes tout aussi illustres de la fantasy à composer deux récits collectifs, écrits en relais, tous deux baptisés The Challenge From Beyond. Pour la version « fantastique », on trouve C.L. Moore, A. Merritt, H.P. Lovecraft, Robert E. Howard et Frank Belknap Long. La déclinaison « science-fiction » réunit Stanley G. Weinbaum, Donald Wandrei, Edward E. (alias « Doc ») Smith, Harl Vincent et Murray Leinster. Dans le texte qui suit, le nom de l’auteur figure entre parenthèses à l’entame de chaque section.

texte original

(traduction personnelle)

L’épreuve des confins

[C. L. MOORE]

George Campbell entrouvrit, dans le noir, des yeux noyés de sommeil. Il resta là, immobile, à guetter par l’ouverture de toile la pâleur d’août, jusqu’à ce que monte, lentement, la seule question : qu’est-ce qui l’avait tiré de sa nuit ? Dans l’air vif, tranchant, des bois canadiens flottait un narcotique plus sûr que toutes les drogues. Campbell s’abandonna, sans bouger, se laissant couler vers la lisière du sommeil, goûtant cette fatigue exquise, cette lourdeur neuve de muscles tendus puis relâchés, fondus dans un bien-être parfait. Après tout, n’était-ce pas là le vrai luxe des vacances ? Le repos, enfin, après l’effort — dans la nuit limpide, saturée de résine et de silence.

Luxueusement, alors que son esprit glissait vers l’oubli, il se le répétait : trois mois de liberté. Trois mois sans villes, sans routine, sans l’université ni ses étudiants au front muré, trois mois sans la géologie assénée comme du plomb dans leurs oreilles fermées. Trois mois de—

La torpeur se rompit d’un coup. Dehors, un crissement brutal — fer-blanc contre fer-blanc — éventra le silence. George bondit, saisit sa lampe, éclata de rire et la reposa. Dans le clair-obscur, il distingua, parmi ses boîtes culbutées, la silhouette furtive d’une petite bête nocturne. Il allongea le bras, tâtonna vers l’entrée, ses doigts se refermèrent sur une pierre — il arma le geste.

Mais le geste se figea. Ce n’était pas une pierre. C’était autre chose. Carré, lisse comme du cristal, manifestement façonné, les arêtes émoussées jusqu’à la rondeur. L’étrangeté sous ses doigts le glaça ; il reprit la lampe, projeta le faisceau.

La somnolence s’évapora. Dans sa main, un cube clair comme du cristal de roche. Du quartz, oui — mais pas la forme hexagonale. On l’avait tiré, par un procédé inconnu, en cube parfait, quatre pouces de côté, chaque face usée jusqu’à l’arrondi. Le cristal, si dur, poli à force de siècles, approchait la sphère. Des ères d’usure avaient coulé sur cet objet transparent.

Et, plus troublant encore : au cœur, enfoui dans la masse, un disque minuscule, de matière pâle, innommée, gravée de signes profonds. Des coins, des entailles, ombre de cunéiforme.

Campbell fronça les sourcils, se pencha. Comment une telle chose avait-elle pu s’incruster dans du cristal pur ? Un souvenir le traversa : les légendes qui disaient le quartz glace figée à jamais. Glace — et cunéiforme — oui, écriture née chez les Sumériens, venus du nord s’installer aux origines dans la vallée mésopotamienne… Puis le bon sens revint et il rit. Le quartz datait des premiers âges, quand la Terre n’était que feu et roche. La glace n’apparaîtrait que des millions d’années plus tard.

Et pourtant — ces signes. D’homme, sans doute, quoique étrangers, sinon par ce vague air cunéiforme. À moins… qu’au Paléozoïque des êtres n’aient déjà possédé l’écriture ? Qu’ils aient gravé ces coins cryptés sur ce disque scellé ? Ou bien… cette chose était-elle tombée du ciel, météore incrusté dans une Terre en fusion ?

Il s’arrêta net, les oreilles en feu devant la démesure de son imagination. Silence, solitude, et ce cube étrange conjuraient contre son bon sens. Il haussa les épaules, posa l’objet au bord de la paillasse, éteignit la lampe. Le matin, à tête claire, trancherait peut-être.

Mais le sommeil refusa de revenir. Quand il coupa la lumière, il lui sembla que le cube brillait encore, d’une clarté qui résistait, une lueur obstinée avant de céder. Ses yeux abusés ? Peut-être. Comme si la lumière s’attardait, à regret, au fond énigmatique de la chose, un éclat persistant, à contre-cœur.

Il resta longtemps ainsi, mal à l’aise. Les questions tournaient, repassaient, se cognaient dans son crâne. Ce cube, ce cristal jailli d’un passé sans âge — peut-être de l’aube même de l’histoire — pesait sur lui comme un défi. Un défi lancé à son sommeil, à sa raison, à la nuit canadienne.

[A. MERRITT]

Il resta étendu — des heures, lui sembla-t-il. C’était cette lumière tenace, cette lueur qui refusait de mourir, qui retenait son esprit. Comme si, au cœur du cube, quelque chose s’était éveillé, agité dans sa torpeur, soudain dressé — et braqué sur lui.

Fantaisie pure. Il bougea, impatient, braqua sa lampe sur la montre : près d’une heure. Trois encore avant l’aube. Le faisceau tomba sur le cube tiède, s’y accrocha. Longues minutes. Puis il l’éteignit net, observa.

Plus de doute. À mesure que ses yeux s’accoutumaient à la nuit, le cristal étrange luisait de minuscules éclairs fugitifs, comme des fils d’éclairs saphir, au plus profond. Ils vibraient au centre, jaillis du disque pâle aux marques inquiétantes. Et le disque lui-même paraissait enfler… les marques bouger, se tordre… le cube grandir… illusion des éclairs minuscules ?

Un son vibra. Le fantôme même d’un son — comme les cordes d’une harpe pincées par des doigts fantomatiques. Il se pencha. Ça venait du cube…

Un grincement, soudain, dans les broussailles. Une touffe de corps qui s’éparpillent. Un cri étranglé, aigu, comme d’un enfant en proie à la mort, vite étouffé. Tragédie furtive du sous-bois : chasseur, proie. Il s’approcha, ne vit rien. Éteignit de nouveau. Vers sa tente — à terre, un scintillement bleu pâle. Le cube. Il se baissa pour le ramasser, puis, obéissant à un avertissement obscur, retira la main.

Et la lueur se mit à mourir. Les éclairs saphir, irréguliers, regagnaient le disque. Plus un son.

Il resta assis, guettant la lumière : s’allumer, s’éteindre, faiblir, toujours. Il comprit alors : deux éléments déclenchaient le phénomène. Le rayon électrique. Et son attention fixée. Son esprit devait voyager avec le faisceau, se clouer au cœur du cube, si le battement devait croître, jusqu’à… quoi ?

Un froid le traversa, comme au contact d’une étrangeté absolue. C’en était une, il le savait. Rien de terrestre. Rien de la vie terrestre. Il surmonta sa réticence, reprit le cube, l’emporta sous la toile. Ni chaud, ni froid ; sans son poids, il n’aurait pas su qu’il le tenait. Il le posa sur la table, détourna la lampe, referma le rabat.

Puis il revint, tira la chaise, braqua le faisceau droit sur le cube, au cœur. Il y envoya sa volonté, sa concentration, toute, comme on pousse un courant. Regard et pensée rivés au disque.

Comme à l’ordre, les éclairs saphir jaillirent. Ils fusèrent du disque dans le cristal, refluèrent, baignèrent disque et marques. Celles-ci se mirent à changer, à se déplacer, avancer, reculer dans l’azur battant. Ce n’était plus du cunéiforme. C’étaient des choses. Des objets.

Il entendit la musique — harpe pincée. Le son montait, plus fort, plus fort, jusqu’à faire vibrer le cube entier. Les parois fondaient, devenaient brume — brouillard de diamants. Et le disque croissait, ses formes glissaient, se divisaient, se multipliaient, comme si une porte s’ouvrait et qu’une foule de fantômes s’y engouffrait. La pulsation bleue enflait.

Un sursaut de panique. Il voulut rompre, retirer son regard, sa volonté — laissa choir le faisceau. Le cube n’avait plus besoin du rayon. Et lui ne pouvait plus se retirer… ne pouvait plus ? C’était lui, à présent, qu’on aspirait — happé dans ce disque devenu globe, au dedans duquel des formes innommables dansaient sur une musique qui baignait tout d’un éclat constant.

Il n’y avait plus de tente. Seulement un rideau immense de brume étincelante derrière lequel brillait le globe. Il se sentit happé à travers cette brume, aspiré comme par un vent colossal, droit vers le globe.

[H. P. LOVECRAFT]

À mesure que la clarté brouillée des soleils saphir s’intensifiait, les contours du globe ondulaient, se dissolvaient dans un chaos mouvant. Sa pâleur, sa musique, son mouvement se mêlaient à la brume qui l’avalait, la blanchissant d’un acier spectral, la faisant battre comme une marée. Les soleils saphir, eux aussi, se perdaient, se fondaient dans l’infini gris d’une pulsation sans forme.

Et la vitesse — en avant, vers l’ailleurs — atteignait des sommets insoutenables, cosmiques. Toute échelle humaine pulvérisée. Campbell savait : un tel vol, dans la chair, eût été mort instantané. Mais ici, dans ce cauchemar hypnotique, l’impression visuelle d’une accélération météorique paralysait sa pensée. Sans repères dans le vide gris, il avait pourtant la certitude de dépasser la lumière. Sa conscience céda — un noir miséricordieux engloutit tout.

Et soudain, au milieu d’une opacité sans couture, les pensées revinrent. Impossible de dire : instants, années, éternités. Tout ce qu’il savait, c’est qu’il reposait, sans douleur. L’absence de sensation physique dominait tout, rendait même le noir plus fluide. Il n’était plus un corps privé de sens : il était intelligence nue, désincarnée. Il pensait avec une rapidité, une acuité presque inhumaines — sans rien comprendre à l’endroit où il se trouvait.

Un instinct le traversa : il n’était pas dans sa tente. Pas de lit, pas de mains pour palper couvertures, toile, lampe. Pas de froid. Pas de fente de toile laissant filtrer la pâle nuit. Quelque chose clochait — atrocement.

Il recula mentalement, revit le cube fluorescent, l’engrenage qui avait suivi. Il avait su qu’il basculait trop loin, incapable de se reprendre. À la fin, une peur panique avait surgi — plus profonde que l’effroi du vol démoniaque. Elle venait d’un éclair, d’une mémoire lointaine. Comme si des cellules enfouies avaient reconnu dans le cube une familiarité — mais une familiarité trempée de terreur.

Peu à peu, cela remonta. Autrefois, dans ses lectures de géologie, il avait croisé les Eltdown Shards, fragments d’argile douteux, exhumés du sud de l’Angleterre, trente ans plus tôt, dans des strates précarbonifères. Formes et marques si étranges que certains avaient osé l’hypothèse artificielle, brodant extravagances sur leur origine. Ce qui était sûr : ils venaient d’un temps où l’homme n’existait pas. Et leurs figures déconcertaient jusqu’à l’horreur.

Et ce n’était pas dans un traité scientifique qu’il avait vu mention d’un globe de cristal enfermant un disque. Mais dans un opuscule occulte, délirant, publié en 1912 par un ecclésiastique du Sussex, Arthur Brooke Winters-Hall. Celui-ci prétendait reconnaître dans les Shards certains « hiéroglyphes préhumains » transmis ésotériquement par des cercles mystiques. À ses frais, il avait publié une « traduction » des inscriptions. Et dans cette traduction figurait un récit supposé préhumain, contenant l’épouvantable référence : le cube.

Ce récit disait qu’un ordre puissant d’êtres vermiformes avait peuplé un monde, puis d’innombrables mondes, dans une galaxie étrangère. Leur science, leur maîtrise des forces dépassait toute imagination terrestre. Très tôt, ils avaient conquis l’art du voyage interstellaire, colonisé toutes les planètes viables, exterminé les races croisées. Mais au-delà de leur galaxie — qui n’était pas la nôtre — ils ne pouvaient pas voyager en personne. Dans leur quête de savoir total, ils avaient trouvé comment franchir les gouffres transgalactiques par l’esprit. Ils avaient forgé des objets : cubes d’un cristal inconnu, chargés d’énergie, renfermant des talismans hypnotiques, clos dans des enveloppes sphériques résistantes au vide. Ces enveloppes pouvaient être projetées hors de leur univers, attirées seulement par la matière froide.

Les frictions atmosphériques brûlaient la gaine, laissant le cube nu, prêt à être découvert. Par nature, il attirait. Joint à la lumière, il s’activait. L’esprit qui le fixait était happé par le disque, filé le long d’un courant obscur jusqu’à la planète d’origine des vers. Là, une machine recevait l’esprit, le suspendait, sans corps, sans sens, jusqu’à examen par un membre de la race. Alors se produisait l’échange : l’esprit vidé, remplacé par celui de l’interrogateur. Et ce dernier, via le cube, traversait l’espace pour animer le corps étranger du captif, l’explorer de l’intérieur.

Quand l’exploration se terminait, l’aventurier reprenait le cube pour rentrer. Parfois, l’esprit prisonnier retrouvait son monde. Parfois, non. Car les vers n’étaient pas toujours cléments. Une espèce prometteuse détectée — et l’on capturait par milliers, détruisant, éradiquant les civilisations. D’autres fois encore, des cohortes s’installaient à demeure sur la planète étrangère, détruisant tout, habitant des corps nouveaux. Mais sans jamais recréer leur civilisation-mère : il manquait toujours quelque élément. Les cubes, par exemple, ne pouvaient être forgés que chez eux.

Sur l’infinité des cubes lancés, seuls quelques-uns touchaient un monde habité. Trois seulement, disait le récit, étaient tombés dans notre univers. L’un, il y a deux mille milliards d’années, sur une planète proche du bord galactique. Un autre, il y a trois milliards d’années, près du centre. Le troisième — le seul à atteindre notre système — avait frappé la Terre il y a cent cinquante millions d’années.

Et c’est sur ce dernier que la traduction de Winters-Hall insistait. À cette époque, régnait sur Terre une immense espèce conique, plus avancée que tout ce qui avait précédé ou suivi. Ces êtres, si développés, envoyaient déjà leurs esprits explorer espace et temps. Quand le cube tomba, certains individus en furent altérés, mentalement déplacés. Les dirigeants comprirent qu’ils hébergeaient des intrus et les détruisirent. Ils avaient déjà connu pires translations. Par exploration mentale, ils reconnurent la nature du cube, le dissimulèrent, le gardèrent comme menace et relique. Ils ne voulaient pas détruire un objet si riche en promesses. De temps à autre, un téméraire y goûtait — mais chaque cas était traqué, réglé.

Effet collatéral : la race des vers, par ses exilés, apprit le sort de ses explorateurs, conçut pour la Terre une haine brûlante. Elle eût voulu la dépeupler. Elle lança d’autres cubes à l’aveugle, espérant en frapper des zones non gardées. En vain.

Les êtres coniques gardèrent le cube unique dans un sanctuaire, relique et base d’expériences. Jusqu’à ce que la guerre, la chute de leur grande cité polaire, le perde dans le chaos. Et quand, cinquante millions d’années plus tard, ils envoyèrent leurs esprits dans un futur infini pour fuir un péril sans nom, nul ne savait ce qu’était devenu le cube.

Voilà ce que racontaient les Shards d’Eltdown. Et voilà ce qui glaçait Campbell : la précision de la description. Dimensions, consistance, disque hélioglyphe, effets hypnotiques — tout y était. À ruminer dans le noir, il en vint à se demander si son aventure, et lui-même, n’étaient pas le produit d’un vieux cauchemar, remonté de sa mémoire après lecture de cet opuscule charlatanesque. Et si c’était un cauchemar, il persistait — car son état, sans corps, n’avait rien de normal.

Il ne savait pas combien de temps dura ce ressassement. Ici, durée et mesure n’avaient plus sens. Cela lui sembla l’éternité, quand survint l’interruption. Une sensation, mentale plutôt que physique. Ses pensées balayées, aspirées hors de lui, tumulte et chaos.

Tout déborda. Ses souvenirs, son passé, ses traditions, ses rêves, ses idées, ses intuitions, jaillirent d’un coup, à une vitesse, une profusion vertigineuses. La parade devint cataracte, vortex. Aussi horrible que le vol sous le cube. Et il sombra, de nouveau, dans l’oubli.

Un autre vide. Puis, lentement, des sensations : lumière saphir, grondement lointain. Pression d’un sol sous lui — posture déconcertante. Impossible de concilier la sensation avec un corps humain. Il tenta de bouger les bras — échec : seulement de petites saccades nerveuses.

Il voulut ouvrir les yeux — aucun mécanisme ne répondit. La lumière saphir, diffuse, sans foyer. Puis, peu à peu, des images — curieuses, hésitantes. Pas les limites habituelles de la vue, mais une perception nouvelle. Campbell pensa : cauchemar, encore.

Il se trouvait dans une salle vaste. Hauteur moyenne, surface énorme. Quatre côtés visibles à la fois. Hautes fentes, portes et fenêtres à la fois. Des piédestaux bas, aucun meuble « normal ». Par les fentes, des coulées de lumière saphir ; au-dehors, des bâtiments cubiques, groupés. Sur les parois, entre les fentes, des marques étranges. Il comprit soudain pourquoi elles l’angoissaient : elles répétaient les hiéroglyphes du disque.

Mais le vrai cauchemar, c’était la créature. Rien d’humain, rien de terrestre. Un ver gigantesque, mille-pattes gris pâle, haut comme un homme, deux fois plus long. Tête en disque, frangée de cils autour d’un orifice violet. Corps dressé sur les pattes arrière, les deux paires de devant servant de bras. Un peigne violet courait le long de l’échine. Une queue membraneuse en éventail clôturait l’ensemble. Autour du cou, un collier de pointes rouges cliquetait à chaque torsion.

Vision délirante, cauchemar suprême. Et pourtant ce n’était pas elle qui l’écrasa dans l’inconscience. Mais un dernier contact, insoutenable : dans la boîte lustrée que portait le ver, Campbell aperçut, miroitant, ce qui aurait dû être son corps. Ce ne l’était pas. C’était la masse gris pâle d’un des mille-pattes.

[ROBERT E. HOWARD & FRANK BELKNAP LONG]

De ce dernier tourbillon, il émergea lucide. Il comprit. Sa conscience était enfermée dans le corps d’un natif monstrueux d’une planète étrangère — et, là-bas, quelque part à l’autre bout de l’univers, son propre corps abritait l’esprit du ver.

Il repoussa l’horreur. Qu’était-ce, au fond ? D’un point de vue cosmique, quelle importance ? La vie, la conscience seules comptent. La forme — rien. Son corps n’était hideux que selon les critères terrestres. La peur, le dégoût — noyés sous l’excitation d’une aventure titanesque.

Son ancien corps ? Une enveloppe. Un manteau qu’on jette à la mort. Sa vie d’avant ? Labeur, pauvreté, frustration, couvercle de règles et d’entraves. Qu’avait-il à regretter ? Ici, rien de moins. Peut-être plus. Son intuition le lui criait : bien plus.

Il reconnut — avec cette lucidité qu’on n’atteint que quand tout a brûlé — qu’il n’avait aimé, dans son ancienne vie, que les plaisirs du corps. Et ceux-là, il les avait épuisés. Plus rien de neuf sur Terre. Mais ce corps étranger, lui, promettait des jouissances inédites, exotiques, effrayantes.

Une exaltation sauvage enfla en lui. Il était un homme sans monde, libéré des conventions, des inhibitions de la Terre ou de cette planète. Hors de tout carcan. Un dieu. Il songea, ricanant, à son corps, là-bas, vaquant aux affaires de la société humaine — mais un monstre regardant par ses yeux, un ver pilotant la machine. Et nul ne s’en doutant.

Qu’il ravage, qu’il tue, qu’il détruise. La Terre, ses races, ne signifiaient plus rien pour George Campbell. Il avait été l’un de ces milliards de zéros, ficelé par les lois, les usages, condamné à vivre et à mourir dans sa niche. D’un saut aveugle, il avait franchi la barrière. Ce n’était pas la mort. C’était une naissance. Une mentalité neuve, adulte, affranchie. La captivité sur Yekub ? Un détail.

Yekub. Le nom surgit. Comme il sut le nom du corps qu’il habitait : Tothe. La mémoire de Tothe remuait dans son cerveau — ombre de savoir, instincts enfouis. Campbell, par sa conscience humaine, les happa, les traduisit : chemin vers la sécurité, la liberté, le pouvoir. Il ne vivrait pas Yekub en esclave. En roi. Comme les barbares, autrefois, s’asseyaient sur les trônes des empires.

Alors seulement il regarda autour. Toujours étendu sur une sorte de divan, dans cette salle fantastique. Devant lui, un mille-pattes dressé, tenant un objet de métal poli, faisant cliqueter les pointes rouges de son cou. Campbell sut qu’il parlait — et, grâce aux processus imprimés par Tothe, il comprit, par bribes. C’était Yukth, maître suprême de la science.

Mais Campbell n’écoutait pas. Il avait son plan. Désespéré, étranger à toute méthode de Yekub. Hors de portée de Yukth, qui ne se doutait de rien. Sur une table, un éclat de métal. Pour Yukth, un outil. Pour Campbell, une arme. L’esprit terrestre fournit l’idée — et lança le corps de Tothe dans un geste inconnu ici.

Il saisit l’éclat, frappa, d’un coup de bas en haut. Yukth se cabra, se renversa, ses entrailles répandues au sol. Campbell bondit vers la porte. Sa vitesse — grisante. Première preuve des promesses physiques de ce corps.

Il courut. Couloir torsadé, escalier vrillé, porte sculptée. Ses réflexes, guidés par les souvenirs de Tothe, le menaient. Jusqu’à une salle circulaire, sous un dôme inondé d’une lumière bleue livide.

Au centre, une structure à étages, chacun d’une couleur vive. Au sommet, un cône violet. De son faîte s’élevait une brume bleue, qui rejoignait une sphère suspendue — luisante comme de l’ivoire translucide.

Le dieu de Yekub. C’est ce que lui soufflaient les profondeurs de Tothe. Mais les raisons de cette vénération s’étaient perdues depuis un million d’années. Un prêtre-ver vermiforme se dressa, figé d’horreur. Campbell n’hésita pas : l’éclat trancha la vie.

Sur ses pattes segmentées, il gravit l’autel en gradins. La sphère changeait déjà, la brume bleue s’épaississait. Mais Campbell n’avait plus peur. Il était ivre de puissance. Plus de superstition, ni d’ici ni de la Terre. Avec ce globe, il serait roi. Roi de Yekub. Il tendit la main. La sphère, d’ivoire, virait rouge. Rouge sang.

[FRANK BELKNAP LONG]

Le corps de George Campbell quitta la tente dans la pâleur d’août. Il avançait d’une démarche lente, hésitante, entre les troncs géants, sur le tapis d’aiguilles odorantes. L’air était vif, coupant. Le ciel, cuvette d’argent givré piquée d’étoiles, et, loin au nord, des gerbes d’aurore éventraient la nuit.

La tête ballottait hideusement, d’un côté, de l’autre. De la bouche molle s’échappaient des filets d’écume ambrée que la brise dispersait. D’abord il marcha droit, presque homme. Puis, à mesure que la tente disparaissait derrière lui, la posture se déforma. Le torse se pencha, les membres se racourcirent.

Là-bas, sur Yekub, la créature mille-pattes qu’il était devenu serrait un dieu rougeoyant et courait, frémissements d’insecte, à travers une salle irisée, franchissant les portails massifs vers l’éclat de soleils étrangers.

Ici, sur Terre, dans l’ombre des arbres, le corps de Campbell suivait un destin de bête. De longs doigts griffus arrachaient des feuilles, tandis qu’il s’avançait vers une nappe d’eau scintillante.

Là-bas, sur Yekub, il rampait entre des blocs cyclopéens, le long d’avenues de fougères, brandissant le dieu rond et rouge.

Ici, dans les sous-bois, un cri rauque éclata. Des dents humaines s’enfoncèrent dans la fourrure souple d’une proie, déchirèrent la chair sombre. Un renard argent s’arc-bouta, planta ses crocs dans un poignet velu, le sang jaillit. Lentement, Campbell se redressa, la bouche maculée de rouge. Les bras pendants, balancés, il gagna l’eau.

Là-bas, sur Yekub, la créature variforme ondulait dans la poussière scintillante, devant des milliers de vers prosternés. Une force sacrée rayonnait de son corps tressé. Il avançait vers un trône — empire d’esprit au-delà de toute souveraineté humaine.

Ici, sur Terre, un trappeur fourbu, égaré toute la nuit, atteignit la rive au petit matin. Sur l’eau, quelque chose flottait. Il s’agenouilla, tira lentement la masse vers la boue.

Là-bas, très loin, la créature brandissait le dieu rouge sous une voûte d’hypersoleils, trône flamboyant comme Cassiopée. Le dieu ardent consumait les scories animales, brûlait le corps de ver d’un feu blanc spirituel.

Ici, sur Terre, le trappeur contempla — et l’horreur l’anéantit. Le visage noirci, velu, du noyé : bestial, simiesque. De sa bouche tordue s’écoulait un ichor noir.

Alors la voix du dieu rouge parla :

« Celui qui a cherché ton corps dans les abîmes du Temps habitera un logis sans réponse. Aucun rejeton de Yekub ne gouvernera jamais un corps humain. Sur toute la Terre, les vivants se déchirent, festoient de cruautés indicibles. Aucun esprit de ver ne dompte un corps d’homme quand ce corps aspire à l’oiseau, au corbeau. Seuls des esprits humains, forgés par dix mille générations, tiennent leurs instincts en laisse. Ton corps se détruira sur Terre, cherchant le sang de ses frères, l’eau où s’affaisser. Il finira par se nier lui-même. Car l’instinct de mort l’emporte, et il retournera à la boue d’où il vient. »

Ainsi parla le dieu rond et rouge de Yekub, dans ce segment lointain du continuum, à George Campbell — tandis que lui, dépouillé de tout désir humain, s’asseyait sur un trône, gouvernait un empire de vers avec une sagesse, une bonté, une bienveillance qu’aucun homme, jamais, n’avait données à un empire d’hommes.

FIN

13 septembre 2025

13 septembre 2025

Je n’habiterai pas mon nom. Ceci en réaction à la lecture de notes récoltées. À la lecture du Pléiade de S-J.P. J’ai toujours refusé de prendre un pseudonyme. J’ai préféré gommer ce nom. N’utiliser que des initiales. Le Dibbouk n’est pas mon nom. C’est un emprunt. La comparaison s’arrête là. Saugrenue. Reste cette phrase ininterrompue qui continue de tracer son chemin. Je m’appuie sur la ponctuation pour ne pas céder. Des phrases brèves.

Je m’interroge encore sur la pertinence d’une infolettre. Rien n’est arrêté. Chaque jour d’écriture en tient lieu. Le vent les emporte. Le van les égrène. (En Van de paille sur leur erre.)

Séparer le bon grain de l’ivraie. Le dispositif à deux colonnes m’attire. De l’autre côté je remplis un nouveau vault Obsidian : réécritures, versions, reprises. Creuser, c’est descendre dans une galerie. Poser des étais. Ne pas savoir ce que je cherche au fond. Chaque idée, chaque désir attire un instant l’attention, puis elle s’en dégage, reprise par une force de renoncement familière.

C’est elle qui m’interroge désormais. Pas son vrai nom. Peut-être plutôt une attraction du choix. Le magnétisme qu’exerce la nécessité de choisir sur mon refus obstiné.

Un mouvement répété : m’élancer, renoncer, recommencer.

Trop long, pas assez. Envie brute que ce soit interminable. Et puis cette pudeur, cette conscience du ridicule. Il me manque la place. Sur la toile comme dans l’éditeur. Toujours la peur de manquer de place. Ou de temps. Mais je crois que c’est la même chose.

A HORA DO DIABO / L’HEURE DU DIABLE

11 septembre 2025

Quelques repères

A Hora do Diabo est une nouvelle dialoguée écrite vers 1917–1918, retrouvée dans la fameuse « arca » (la malle de Pessoa qui contenait des milliers de feuillets inédits).Elle a été publiée bien plus tard, en 1988, puis reprise dans différents volumes au Portugal. Le texte met en scène un narrateur qui croise le Diable sous les traits d’un voyageur élégant, cultivé, qui discourt sur Dieu, la liberté et la condition humaine. C’est un texte où Pessoa mélange fantaisie narrative, spéculation métaphysique et ironie subtile, très proche de ses fragments philosophiques. Dans les éditions « e outros contos », le récit est accompagné d’autres textes courts, souvent apocryphes ou attribués à des hétéronymes.


L’HEURE DU DIABLE

Ils sortirent de la gare et, en arrivant dans la rue, elle eut la stupeur de reconnaître qu’elle se trouvait déjà dans sa propre rue, à quelques pas de sa maison. Elle s’arrêta net. Puis se retourna, pour partager sa surprise avec son compagnon ; mais derrière elle ne venait plus personne. La rue était là, lunaire et déserte, et il n’y avait nul bâtiment qui pût être ou paraître une gare.

Étourdie, somnolente, mais intérieurement éveillée et inquiète, elle alla jusqu’à chez elle. Elle entra, monta l’escalier ; au premier étage, elle trouva son mari encore debout. Il lisait dans le bureau, et lorsqu’elle entra, il posa son livre.

-- Alors ? demanda-t-il. -- Tout s’est très bien passé. Le bal était très intéressant. — Et elle ajouta, avant qu’il n’interroge — Des gens qui étaient là m’ont ramenée en automobile jusqu’au début de la rue. Je n’ai pas voulu qu’ils me déposent à la porte. Je suis descendue là, j’ai insisté. Ah, comme je suis fatiguée !

Et, dans un geste de grand épuisement, oubliant même le baiser, elle alla se coucher. Ses rêves prirent une tournure étrange, ponctués de choses inexplicables par aucune expérience connue. En elle flotta le désir de grandeurs immenses, comme si, dans une vie antérieure, elle avait été séparée un jour, par-delà toutes les âges de la terre. Et elle se vit avancer sur un pont vertigineux, d’où l’on embrassait le monde entier. En bas, à une distance plus qu’impossible, brillaient, comme des astres dispersés, de grandes taches de lumière : des villes, sans doute, de la terre. Une silhouette vêtue de rouge lui apparut et les lui désigna : -- Ce sont les grandes villes du monde. Voici Londres — et il montra, plus bas, une lueur dans la distance. Voici Berlin — et il en désigna une autre. Et celle-là, là-bas, c’est Paris. Des taches de lumière dans la nuit, et nous, sur ce pont, nous passons au-dessus, incrédules devant le mystère et le savoir. -- Quelle chose à la fois terrible et magnifique ! Mais qu’est-ce donc, tout cela, là en bas ? -- Ceci, madame, c’est le monde. C’est d’ici que, sur l’ordre de Dieu, j’ai tenté son Fils, Jésus. Mais cela n’a pas marché, comme je m’y attendais : le Fils était plus initié que le Père, et il était en contact direct avec les Supérieurs Inconnus de l’Ordre. Ce fut une épreuve, comme on dit en langage initiatique, et le Candidat s’en sortit admirablement. -- Je ne comprends pas. C’est bien d’ici, vraiment, que vous avez tenté le Christ ? -- Oui. Bien sûr : là où s’étend aujourd’hui une vallée immense, se dressait alors une montagne. Les abîmes ont aussi leur géologie. Ici même, où nous sommes, c’était le sommet. Comme je m’en souviens ! Le Fils de l’Homme me repoussa d’au-delà de Dieu. J’ai suivi, car c’était mon devoir, le conseil et l’ordre de Dieu : je l’ai tenté avec tout ce qui existait. Si j’avais suivi mon propre conseil, je l’aurais tenté avec ce qui n’existe pas. Peut-être l’histoire du monde en général, et celle de la religion chrétienne en particulier, auraient-elles été différentes. Mais que peuvent-elles contre la force du Destin, suprême architecte de tous les mondes — le Dieu qui a créé celui-ci, et moi qui, parce que je le nie, le soutiens ? -- Mais comment peut-on soutenir une chose en la niant ? -- C’est la loi de la vie, madame. Le corps vit parce qu’il se désintègre, mais sans se désintégrer tout à fait. S’il ne se désagrégeait pas, seconde après seconde, il serait un minéral. L’âme vit parce qu’elle est perpétuellement tentée, même si elle résiste. Tout vit parce que tout s’oppose à quelque chose. Moi, je suis ce à quoi tout s’oppose. Mais si je n’existais pas, rien n’existerait, car il n’y aurait rien à quoi s’opposer — comme la colombe de mon disciple Kant qui, volant dans l’air léger, croit qu’elle volerait mieux dans le vide. « La musique, la clarté lunaire et les rêves sont mes armes magiques. Mais par musique, il ne faut pas entendre seulement celle qu’on joue : aussi celle qui demeure à jamais inentendue. Quant au clair de lune, il ne faut pas croire qu’il s’agit seulement de celui qui vient de l’astre et projette aux arbres leurs grands profils ; il est un autre clair de lune, que même le soleil n’exclut pas, et qui, en plein jour, obscurcit ce que les choses prétendent être. Seuls les rêves sont toujours ce qu’ils sont. C’est le côté de nous où nous naissons, et où nous demeurons toujours naturels et nous-mêmes. -- Mais, si le monde est action, comment le rêve peut-il faire partie du monde ? -- Parce que le rêve, madame, est une action devenue idée ; et c’est pourquoi il conserve la force du monde tout en rejetant sa matière, qui est d’être dans l’espace. N’est-il pas vrai que nous sommes libres en rêve ? -- Oui, mais le réveil est si triste... -- Le bon rêveur ne s’éveille pas. Moi, je ne me suis jamais éveillé. Dieu lui-même doute que je dorme — il me l’a dit un jour... Elle le regarda avec un sursaut et, soudain, ressentit de la peur : une expression surgie du fond de son âme qu’elle n’avait jamais éprouvée. -- Mais enfin, qui êtes-vous ? Pourquoi ce masque ? -- Je réponds, en une seule réponse, à vos deux questions : je ne suis pas masqué. -- Comment ? -- Madame, je suis le Diable. Oui, je suis le Diable. Mais ne me craignez pas, ne vous effrayez pas. Et dans un éclair de terreur extrême, où flottait un plaisir nouveau, elle reconnut soudain que c’était vrai. -- Je suis en effet le Diable. Ne vous alarmez pas, car je suis réellement le Diable, et c’est pourquoi je ne fais pas de mal. Certains de mes imitateurs, sur la terre ou au-dessus, sont dangereux, comme tous les plagiaires, car ils ignorent le secret de ma manière d’être. Shakespeare, que j’ai souvent inspiré, m’a rendu justice : il a dit que j’étais un gentleman. Aussi pouvez-vous être tranquille. En ma compagnie, vous êtes bien. Je suis incapable d’un mot, d’un geste, qui puisse offenser une dame. Quand cela ne serait pas ma nature, Shakespeare m’y contraindrait. Mais, en vérité, il n’y avait nul besoin. « Je remonte au commencement du monde, et depuis lors j’ai toujours été un ironiste. Or, comme vous le savez, les ironistes sont inoffensifs, sauf quand ils prétendent utiliser l’ironie pour insinuer quelque vérité. Moi, je n’ai jamais voulu dire la vérité à personne : d’une part parce que cela ne sert à rien, d’autre part parce que je ne la connais pas. Mon frère aîné, Dieu tout-puissant, je crois bien qu’il ne la connaît pas non plus. Mais ce sont là affaires de famille. « Peut-être ne savez-vous pas pourquoi je vous ai menée ici, dans ce voyage sans terme réel ni but utile. Ce n’était pas, comme vous pouviez le croire, pour vous séduire ou vous violenter. Ces choses-là arrivent sur terre, parmi les animaux — et l’homme en fait partie — et il paraît qu’elles donnent du plaisir, à ce qu’on me dit de là-bas, même aux victimes. « D’ailleurs, je n’aurais pu. Ces choses appartiennent à la terre, parce que les hommes sont des animaux. À ma place, dans l’ordre social de l’univers, elles sont impossibles : non parce que la morale y serait meilleure, mais parce que nous, les anges, n’avons pas de sexe — et c’est là, du moins en ce cas, la garantie suprême. Vous pouvez donc être rassurée : je ne vous manquerai pas de respect. Je sais bien qu’il existe des irrespects accessoires et vains, comme ceux des romanciers modernes ou ceux de la vieillesse ; mais même ceux-là me sont interdits, car mon absence de sexe date du commencement des choses et je n’ai jamais eu à y penser. On dit que bien des sorcières ont passé des pactes avec moi : c’est faux ; ou alors, c’est que le pacte fut conclu avec l’imagination elle-même — qui, en un sens, c’est moi. « Soyez donc tranquille. Je corromps, c’est vrai, parce que je fais imaginer. Mais Dieu est pire que moi, au moins sur un point : il a créé le corps corruptible, bien moins esthétique. Les rêves, eux, ne pourrissent pas. Ils passent. Et c’est mieux ainsi, n’est-ce pas ? » « C’est ce que signifie l’Arcane XVIII. J’avoue ne pas bien connaître le Tarot, car je n’ai jamais réussi à en apprendre les secrets, malgré tant de gens qui prétendent le comprendre parfaitement. » -- Dix-huit ? Mon mari détient le dix-huitième degré de la franc-maçonnerie. -- Pas de la franc-maçonnerie, non : d’un rite de la franc-maçonnerie. Mais, malgré ce qu’on en dit, je n’ai rien à voir avec la franc-maçonnerie, et encore moins avec ce degré. Je parlais de l’Arcane XVIII du Tarot, c’est-à-dire de la clé de tout l’univers — dont, d’ailleurs, ma compréhension est imparfaite, comme elle l’est de la Kabbale, que les docteurs de la Doctrine Secrète connaissent mieux que moi. « Mais laissons cela, qui n’est que journalisme. Souvenons-nous que je suis le Diable. Soyons donc diaboliques. Combien de fois avez-vous rêvé de moi ? » -- Que je sache, jamais, répondit Maria en souriant, les yeux grands ouverts fixés sur lui. -- Jamais vous n’avez pensé au Prince Charmant, à l’Homme Parfait, à l’amant infini ? Jamais vous n’avez senti, en rêve, près de vous, celui qui caresse comme nul autre ne caresse, qui vous est vôtre comme s’il vous incluait en lui, qui est à la fois le père, l’époux et le fils, dans une triple sensation qui n’en fait qu’une ? -- Bien que je ne comprenne pas tout à fait, oui, je crois avoir pensé ainsi et ressenti cela. Il est un peu difficile de l’avouer, vous savez ? -- C’était moi, toujours moi, la Serpent, le rôle qui m’a été donné depuis le commencement du monde. Je dois sans cesse tenter, mais — qu’on s’entende — dans un sens figuré, frustrant, car il n’y a aucun intérêt à tenter utilement. « Ce furent les Grecs qui, en interposant la Balance, firent onze les dix signes primitifs du Zodiaque. Ce fut la Serpent qui, par l’interposition de la critique, fit véritablement douze la décennie primitive. -- En vérité, je n’y comprends rien. -- Vous ne comprenez pas : écoutez. D’autres comprendront. Mes meilleures créations sont le clair de lune et l’ironie. -- Ce ne sont pas des choses très semblables... -- Non, car je ne me ressemble pas à moi-même. Ce vice est ma vertu. Voilà pourquoi je suis le Diable. -- Et comment vous sentez-vous ? -- Fatigué, surtout fatigué. Fatigué des astres et des lois, et avec un peu l’envie de rester hors de l’univers et de me recréer sérieusement avec rien. À présent il n’y a ni vide ni absence de raison ; et moi je me souviens de choses anciennes — oui, très anciennes — des royaumes d’Adam, avant Israël. De ceux-là j’étais destiné à être roi, et aujourd’hui je suis en exil de ce que je n’ai pas eu. « Je n’ai jamais eu d’enfance, ni d’adolescence, ni par conséquent d’âge viril auquel parvenir. Je suis le négatif absolu, l’incarnation du néant. Ce qu’on désire et qu’on ne peut obtenir, ce qu’on rêve parce que cela ne peut exister — c’est là mon royaume vide et c’est là qu’est assis le trône qui ne m’a pas été donné. Ce qui aurait pu être, ce qui aurait dû exister, ce que la Loi ou la Fortune n’ont pas accordé, je l’ai jeté à pleines mains dans l’âme de l’homme, et elle s’est troublée de sentir la vie vive de ce qui n’existe pas. Je suis l’oubli de tous les devoirs, l’hésitation de toutes les intentions. Les tristes et les fatigués de la vie, quand l’illusion est tombée, lèvent les yeux vers moi, car moi aussi, à ma manière, je suis l’Étoile Brillante du Matin. Et il y a si longtemps que je le suis ! « L’humanité est païenne. Jamais aucune religion ne l’a pénétrée. Dans l’âme de l’homme ordinaire n’existe pas le pouvoir de croire à la survie de cette âme elle-même. L’homme est un animal qui s’éveille sans savoir où ni pourquoi. Quand il adore les Dieux, il les adore comme des sortilèges. » Votre religion est une sorcellerie. Ainsi fut-elle, ainsi est-elle, et ainsi sera-t-elle. Les religions ne sont rien d’autre que ce qui déborde des mystères dans la profanité — et que celle-ci ne peut comprendre, car, par nature, elle n’en a pas le pouvoir. « Les religions sont des symboles, et les hommes prennent les symboles, non comme des vies (ce qu’ils sont), mais comme des choses (ce qu’ils ne peuvent être). Ils sacrifient à Jupiter comme s’il existait, jamais comme s’il vivait. Quand on renverse du sel, on en jette une pincée, de la main droite, par-dessus l’épaule gauche. Quand on offense Dieu, on récite quelques Pater Noster. L’âme demeure païenne, et Dieu reste à exhumer. Seuls les rares ont posé sur son tombeau l’acacia — la plante immortelle — pour qu’il s’en relève le moment venu. Mais ceux-là, parce qu’ils ont bien cherché, furent élus pour le trouver. « L’homme ne diffère de l’animal qu’en sachant qu’il ne l’est pas. C’est la première lumière, qui n’est rien d’autre qu’une ténèbre visible. C’est le commencement, car voir la ténèbre, c’est en posséder la lumière. C’est la fin, car c’est savoir, par la vue, qu’on est né aveugle. Ainsi l’animal devient homme par l’ignorance qui naît en lui. « Ce sont des ères sur des ères, des temps derrière des temps, et il n’y a jamais que ce cercle dont la vérité réside au point du centre. « Le principe de la science, c’est de savoir que nous ignorons. Le Monde — c’est là où nous sommes ; la Chair — c’est ce que nous sommes ; le Diable — c’est ce que nous désirons. Ces trois, à l’Heure Haute, ont tué le Maître que nous aurions pu devenir. Et le secret qu’il détenait, pour que nous nous convertissions en lui, ce secret fut perdu. » « Moi aussi, madame, je suis l’Étoile Brillante du Matin. Je l’étais avant que Jean ne parle, car il existe des atomes avant les atomes, et des mystères antérieurs à tous les mystères. Je souris lorsqu’on croit (et que je crois moi-même) que je suis Vénus dans un autre système de symboles. Mais qu’importe ? Tout cet univers, avec son Dieu et son Diable, avec les hommes et les choses qu’ils voient, est un hiéroglyphe éternellement à déchiffrer. Je suis, par office, Maître de Magie : et pourtant je ne sais pas ce qu’elle est. « La plus haute initiation s’achève par la question incarnée de savoir s’il existe quoi que ce soit. Le plus haut amour est un grand sommeil, comme celui dans lequel nous nous aimons en dormant. Moi-même, qui devrais être un haut initié, je demande parfois à ce qu’il y a en moi d’au-delà de Dieu si tous ces dieux et tous ces astres ne sont pas autre chose que des sommeils d’eux-mêmes, d’immenses oublis de l’abîme. « Ne soyez pas surprise que je parle ainsi. Je suis naturellement poète, car je suis la vérité parlant par erreur ; et toute ma vie, en fin de compte, est un système particulier de morale, voilé en allégorie et illustré par des symboles. -- Non, dit-elle en riant, il doit bien exister une religion véritable… Oui — ajouta-t-elle en riant davantage — ou bien elles sont toutes fausses. -- Madame, toutes les religions sont vraies, si opposées qu’elles paraissent. Elles sont des symboles différents de la même réalité, comme une même phrase dite dans plusieurs langues ; si bien que ceux qui prononcent la même chose de façon différente ne se comprennent pas entre eux. Quand un païen dit Jupiter et qu’un chrétien dit Dieu, ils mettent la même émotion en des termes différents de l’intelligence : ils pensent différemment une même intuition. « Le repos d’un chat au soleil est la même chose que la lecture d’un livre. Un sauvage contemple l’orage comme un Juif regarde Jéhovah ; un sauvage regarde le soleil comme un chrétien contemple le Christ. Et pourquoi, madame ? Parce que “tonnerre” et “Jéhovah”, “soleil” et “chrétien”, sont des symboles divers d’une même chose. « Nous vivons dans ce monde de symboles, dans le même temple clair et obscure ténèbre visible, pour ainsi dire ; et chaque symbole est une vérité qui se substitue à la vérité, jusqu’à ce que le temps et les circonstances restituent la véritable » « Je corromps, mais j’éclaire. Je suis l’Étoile Brillante du matin — expression, soit dit en passant, qui fut déjà appliquée deux fois, non sans raison ni discernement, à un autre que moi. »

-- Mon mari m’a dit un jour que le Christ était le symbole du soleil...

-- Oui, madame. Et pourquoi ne serait-il pas tout aussi vrai de dire que le soleil est le symbole du Christ ?

-- Mais vous renversez tout...

-- C’est mon devoir, madame. Ne suis-je pas, comme l’a dit Goethe, non pas l’esprit qui nie, mais l’esprit qui contredit ?

-- Contredire est vilain...

-- Contredire les actes, oui... Contredire les idées, non.

-- Pourquoi donc ?

-- Parce que contredire les actes, si mauvais qu’ils soient, c’est gêner la rotation du monde, qui est action. Mais contredire les idées, c’est les laisser nous quitter, et nous faire tomber dans le désenchantement, puis dans le rêve, et par là appartenir au monde.

« Il existe, madame, à propos de ce qui se passe dans ce monde, trois théories distinctes : que tout est l’œuvre du Hasard ; que tout est l’œuvre de Dieu ; et que tout est l’œuvre de plusieurs causes, combinées ou entremêlées. Nous pensons, en général, selon notre sensibilité, et pour cela tout se transforme pour nous en un problème de bien et de mal. Depuis longtemps, je subis de grandes calomnies à cause de cette interprétation. Il ne semble être venu à l’esprit de personne que les relations entre les choses — supposant qu’il y ait choses et relations — sont trop complexes pour qu’aucun dieu ni aucun diable ne les explique, ni même les deux ensemble.

« Je suis le maître lunaire de tous les rêves, le musicien solennel de tous les silences. Vous souvenez-vous de ce que vous avez pensé, seule, devant un grand paysage de forêts baignées de clair de lune ? Vous ne vous en souvenez pas, car vous pensiez à moi — et je dois vous le dire : je n’existe pas vraiment. Si quelque chose existe, je ne le sais pas.

« Les aspirations vagues, les désirs futiles, les lassitudes du commun, même quand on aime, les ennuis de ce qui n’ennuie pas — tout cela est mon œuvre, née lorsque, allongé sur les rives des grands fleuves de l’abîme, je me dis que je ne sais rien, moi non plus. Alors ma pensée descend, effluve vague, dans l’âme des hommes, et ils se sentent différents d’eux-mêmes.

« Je suis l’Éternel Différent, l’Éternel Ajourné, le Superflu de l’Abîme. Je suis resté hors de la Création. Je suis le Dieu des mondes qui existaient avant le Monde, les rois d’Adam qui régnèrent mal avant Israël. Ma présence dans cet univers est celle d’un convive non invité. J’apporte avec moi la mémoire des choses qui n’ont pas été, mais qui auraient pu être. (Alors face ne voyait pas face, et il n’y avait pas d’équilibre.)

« La vérité, cependant, c’est que je n’existe pas — ni moi, ni rien d’autre. Tout cet univers, et tous les autres univers, avec leurs divers créateurs et leurs divers Satans plus ou moins parfaits et aguerris, sont des vides dans le vide, des riens qui tournent, satellites, dans l’orbite inutile du néant.

« Tout cela, je ne le dis pas pour vous, mais pour votre fils...

-- Je n’ai pas d’enfant... Enfin, je dois en avoir un dans six mois, si Dieu le veut...

-- C’est à lui que je parle... Dans six mois ? Six mois de quoi ?

-- De quoi ?! Six mois...

-- Six mois solaires ? Ah, oui. Mais la grossesse se compte en mois lunaires, et moi je ne peux compter qu’en mois de Lune, car elle est ma fille — c’est-à-dire mon visage reflété dans les eaux du chaos. Avec la grossesse et toutes les saletés de la terre je n’ai rien à voir, et je ne sais par quelle fantaisie on a choisi de mesurer ces choses selon les lois de la lune que j’ai fournies. Pourquoi n’ont-ils pas trouvé une autre mesure ? À quoi bon l’Omnipotent avait-il besoin de mon travail ? » « Depuis le commencement du monde on m’insulte et l’on me calomnie. Même les poètes — mes amis naturels — qui m’ont défendu ne l’ont pas bien fait. Un Anglais nommé Milton m’a fait perdre, avec quelques compagnons, une bataille indéfinie qui n’eut jamais lieu. L’autre, l’Allemand Goethe, m’a donné le rôle d’un entremetteur dans une tragédie de village. Mais je ne suis pas ce qu’on pense. Les Églises m’abominent. Les croyants tremblent à mon nom. Pourtant, que cela leur plaise ou non, j’ai un rôle dans le monde. Je ne suis ni le révolté contre Dieu, ni l’esprit qui nie. Je suis le Dieu de l’Imagination, perdu parce que je ne crée pas. C’est par moi que, dans ton enfance, tu rêvais ces rêves qui sont des jouets ; c’est par moi que, devenue femme, tu as senti la nuit t’enlacer des princes et des dominateurs cachés au fond des songes. Je suis l’Esprit qui crée sans créer, dont la voix est une fumée et l’âme une erreur. Dieu m’a fait pour que je l’imite la nuit. Il est le Soleil, je suis la Lune. Ma lumière plane sur tout ce qui est futile ou défait : feux-follets, berges de rivières, marécages et ombres.

« Quelle main d’homme s’est posée sur tes seins, qui fût la mienne ? Quel baiser t’a été donné qui fût égal au mien ? Quand, dans les grandes après-midis brûlantes, tu rêvais à tel point que tu rêvais de rêver, n’as-tu pas vu passer, au fond de tes songes, une figure voilée, rapide, qui t’aurait donnée toute la félicité, qui t’aurait embrassée indéfiniment ? C’était moi. C’est moi. Je suis celui que tu as toujours cherché et que tu ne pourras jamais trouver. Peut-être, au fond de l’abîme, Dieu lui-même me cherche-t-il pour que je le complète. Mais la malédiction du Dieu plus ancien — le Saturne de Jéhovah — plane sur lui et sur moi, nous sépare alors qu’elle aurait dû nous unir, afin que la vie et ce que nous en désirons ne fussent qu’une seule et même chose.

« L’anneau que tu portes et chéris, la joie d’une pensée vague, ce sentiment d’être belle dans le miroir où tu te regardes — ne t’y trompe pas : ce n’est pas toi, c’est moi. C’est moi qui noue à merveille tous les liens dont les choses se parent, qui dispose avec justesse les couleurs dont elles s’ornent. De tout ce qui ne vaut pas la peine d’être, je fais mon domaine et mon empire — seigneur absolu de l’interstice et de l’entre-deux, de ce qui, dans la vie, n’est pas la vie. Comme la nuit est mon royaume, le rêve est mon domaine. Ce qui n’a ni poids ni mesure m’appartient. »

« Les problèmes qui tourmentent les hommes sont les mêmes que ceux qui tourmentent les dieux. Ce qui est en bas est comme ce qui est en haut, dit Hermès trois fois à Maxime, qui, comme tous les fondateurs de religions, se souvint de tout, sauf d’exister. Combien de fois Dieu m’a-t-il dit, citant Antero de Quental : “Hélas ! Et qui suis-je ?”

« Tout est symbole et retardement, et nous, qui sommes dieux, nous n’avons qu’un degré de plus dans un Ordre dont nous ne connaissons pas les Supérieurs Inconnus. Dieu est le second dans l’Ordre manifeste, et il ne me dit pas qui est le Chef de l’Ordre, le seul à connaître — s’il les connaît — les Chefs Secrets. Combien de fois Dieu m’a-t-il dit : “Mon frère, je ne sais pas qui je suis.”

« Vous avez l’avantage d’être humains, et parfois, du fond de ma lassitude de tous les abîmes, je crois qu’il vaut mieux la paix d’une soirée de famille au coin du feu que toute cette métaphysique des mystères à laquelle nous, dieux et anges, sommes condamnés par substance. Quand je me penche sur le monde, j’aperçois au loin, partant du port ou y revenant, les voiles des barques de pêcheurs, et mon cœur a des nostalgies imaginaires de la terre où je ne suis jamais allé. Heureux ceux qui dorment, dans leur vie animale, un système d’âme voilé en poésie et illustré par des mots. »

-- Cette conversation a été des plus intéressantes...

-- Cette conversation, madame ? Mais cette conversation, bien qu’elle soit peut-être le fait le plus important de votre vie, n’a jamais eu lieu en vérité. D’abord, vous le savez : je n’existe pas. Ensuite, comme s’accordent à le dire les théologiens qui m’appellent Diable et les libres penseurs qui m’appellent Réaction, aucune de mes paroles ne peut avoir d’intérêt. Je suis un pauvre mythe, madame, et, ce qui est pire, un mythe inoffensif. Il me console seulement que l’univers — oui, cet amas de formes et de vies — soit lui aussi un mythe.

« On me dit que toutes ces choses peuvent être éclaircies à la lumière de la Kabbale et de la philosophie, mais ce sont là matières dont je ne sais rien. Et Dieu, à qui j’en parlai un jour, m’avoua qu’il ne les comprenait pas bien non plus, car elles appartiennent exclusivement, dans leurs arcanes, aux grands initiés de la Terre — lesquels, à en croire les livres et les journaux, abondent et ont toujours abondé.

« Ici, dans ces sphères supérieures d’où fut créé et transformé le monde, nous, pour vous dire la vérité, nous ne comprenons rien. Je me penche parfois sur la vaste terre, couché sur le rebord de mon plateau — ce plateau de la Montagne d’Héredom, comme je l’ai entendu nommer — et chaque fois je vois naître de nouvelles religions, de nouvelles grandes initiations, de nouvelles formes, toutes contradictoires, de la vérité éternelle, que Dieu lui-même ignore.

« Je vous avoue que je suis las de l’Univers. Dieu autant que moi aimerions dormir d’un sommeil qui nous libérât des charges transcendantes où, sans savoir comment, nous avons été investis. Tout est infiniment plus mystérieux qu’on ne le croit, et tout cela — Dieu, l’univers et moi — n’est qu’un recoin mensonger de la vérité inaccessible. »

-- Vous n’imaginez pas combien j’ai apprécié votre conversation. Je n’ai jamais entendu personne parler ainsi.

Ils étaient sortis dans la rue, pleine de clair de lune, qu’elle n’avait pas remarquée. Elle se tut un instant.

-- Mais savez-vous ce que je ressens, au fond, réellement, à la fin de tout ?

-- Quoi donc ? demanda le Diable.

Elle leva vers lui les yeux soudain pleins de larmes.

-- Une grande pitié pour vous !...

Une expression d’angoisse, qu’on n’aurait jamais cru possible, passa sur le visage et dans les yeux de l’homme rouge. Il laissa retomber brusquement le bras qui entourait le sien. Il s’arrêta. Elle fit quelques pas, gênée. Puis elle se retourna, pour dire quelque chose — elle ne savait quoi — afin de s’excuser de la peine qu’elle voyait lui avoir causée.

Elle demeura stupéfaite. Elle était seule.

Oui, c’était sa rue, le haut de sa rue, mais au-delà d’elle il n’y avait plus personne. Le clair de lune frappait, éclatant, non pas sur la sortie du funiculaire, mais sur les deux portes fermées de la serrurerie habituelle.

Non, au-delà d’elle, il n’y avait personne. C’était la rue du jour, vue de nuit. Au lieu du soleil, le clair de lune — rien d’autre ; un clair de lune normal, très lumineux, qui laissait les maisons et les rues dans leur naturel. Le clair de lune de toujours. Elle avança vers sa maison.

-- Je suis venue avec des gens que je connaissais. Comme ils allaient dans la même direction...

-- Et comment es-tu rentrée ? À pied ?!

-- Non. Je suis venue en automobile.

-- Ah bon ! Je n’ai rien entendu.

-- Pas jusqu’à la porte — dit-elle sans hésiter. — Ils se sont arrêtés au coin de la rue, et j’ai demandé qu’ils ne me conduisent pas jusque-là, parce que je voulais marcher ce bout de rue sous ce clair de lune si beau. Et il est beau... Je vais me coucher. Bonne nuit...

Et ce fut en souriant, mais sans lui donner le baiser habituel — que nul, en le donnant, ne sait si c’est coutume ou si c’est baiser. Aucun des deux ne remarqua qu’ils ne s’étaient pas embrassés.

L’enfant, un garçon, qui naquit six mois plus tard, se révéla, avec le temps, fort intelligent : un talent, peut-être un génie, ce qui était peut-être vrai, bien que quelques critiques seulement l’affirmassent.

Un astrologue, qui fit son horoscope, déclara qu’il avait le Cancer à l’Ascendant, et Saturne comme signe.

-- Dis-moi, mère... On dit que certaines mémoires maternelles peuvent se transmettre aux enfants. Il y a une chose qui m’apparaît constamment en rêve, et que je ne peux relier à rien de ce qui m’est arrivé. C’est le souvenir d’un étrange voyage, où surgit un homme vêtu de rouge qui parle beaucoup. D’abord une automobile, puis un train, et dans ce voyage en train on passe sur un pont très haut, qui semble dominer toute la terre. Ensuite, il y a un abîme, et une voix qui dit beaucoup de choses — que si je les comprenais, peut-être me diraient-elles la vérité. Puis on sort à la lumière, c’est-à-dire au clair de lune, comme si l’on sortait d’un souterrain — et c’est exactement ici, au bout de la rue... Ah, et au commencement de tout, il y a une sorte de bal, ou de fête, où cet homme en rouge apparaît...

Maria posa sa couture sur ses genoux. Et, se tournant vers son amie Antónia, dit :

-- Quelle histoire curieuse. Bien sûr, tout cela des automobiles, des trains et le reste, c’est du rêve ; mais il y a pourtant une part de vérité... C’était ce bal au Clube Azul, au Carnaval, il y a bien des années — oui, cinq ou six mois avant qu’il ne naisse. Tu te souviens ? J’ai dansé avec un garçon déguisé en Méphistophélès, et ensuite vous m’avez ramenée en voiture, et je me suis arrêtée au bout de la rue... là même où il dit être sorti de l’abîme.

-- Oh, ma chère, je m’en souviens parfaitement... Nous voulions t’accompagner jusqu’à ta porte, mais tu n’as pas voulu. Tu disais que tu aimais marcher un peu sous la lune.

-- C’est cela même... Mais c’est étrange, mon fils, que tu sois tombé juste sur des détails que je suis certaine de ne jamais t’avoir racontés. Bien sûr, cela n’a aucune importance... Comme les rêves sont étranges ! Comment peuvent-ils arranger une histoire où se mêlent des choses vraies — que la personne elle-même ne pouvait deviner — et tant d’absurdités, comme ce train et ce pont ?

Ingrate humanité ! Voilà comment elle remercia le Diable.

illustration :Quais de la ville au clair de lune-> City Docks by Moonlight, John Atkinson Grimshaw (1836-1893)

The Star-Treader

10 septembre 2025

LE MARCHEUR D’ÉTOILE Poème de Clark Ashton Smith 1912 faisant partie de son premier recueil publié à 19ans.

I

Une voix m’a crié dans une aube de songes : « Hâte-toi : les toiles de la mort et de la naissance sont balayées, et tous les fils de la terre s’usent jusqu’à la rupture ; vers l’espace resplendit ton antique chemin des soleils, dont la flamme fait partie de toi ; et des abîmes s’étendent, immuables, dont l’immensité se déploie à travers tout le mystère de ton esprit. Va, et foule sans crainte l’embrasement des étoiles où tu passas jadis ; perce sans effroi chaque immensité dont la vastitude ne t’écrasa point autrefois. Une main brise les chaînes du Temps, une main repousse la porte des années ; maintenant tombent les liens terrestres de la joie et des larmes, et le rêve resserré s’ouvre sur l’espace sublime. »

II

Qui chevauche un rêve — quelle main l’arrêtera ? Quel œil pourra noter, ou mesurer, sa course vouée à son but, le fil et le tissage de sa voie ? Il m’arracha au monde qui me serrait, et m’entraîna par-delà le seuil du Sens. Mon âme fut projetée, suspendue, emportée en tournoiement, telle une planète enchaînée et lancée par la foudre solaire, tendue et farouche. Rapide comme les rayons propagés qui jaillissent de soleils disjoints dans une nuit où nul astre n’éclaire, le rêve ailé accomplit sa trajectoire. A travers des années renversées puis rallumées, je suivis cette chaîne infinie où les soleils sont des maillons de lumière ; je retraçai, à travers des sphères linéaires et ordonnées, l’entrelacs des fils du temps en une trame de midi et de nuit. A travers étoiles et abîmes je vis le rêve se dérouler, ces plis qui composent le vêtement de l’âme.

III

Aurores enflammées de mémoire, chaque soleil avait l’éclat pour rallumer une chambre close, délaissée et obscurcie dans l’immensité de l’âme. Leurs signes étrangers brillèrent et s’illuminèrent ; je compris ce que chacun avait inscrit sur le parchemin de mon esprit. De nouveau je revêtis mes vies anciennes, et reconnus la liberté et les entraves qui avaient formé et marqué mon âme.

IV

Je plongeai dans chaque esprit oublié, les unités qui m’avaient bâti, dont les profondeurs étaient jadis aveugles et informes comme l’infini — retrouvant chacun de mes mondes anciens, de planète en planète emporté à travers les gouffres qui séparent puissamment, semblables à un sommeil entre deux vies. J’en trouvai un, où les âmes demeurent comme des souffles reposant sur une rose ; elles y rampent pour délier tout fardeau de vieux chagrins. Et j’en connus un, où la trame de douleur se tisse dans l’habit de l’âme ; et un autre encore, où d’une beauté nouvelle se renforce la chaîne ancienne de la Beauté — douce comme un son, aiguë comme le feu — dans une lumière qu’aucune obscurité ne peut abattre.

V

Là où nul rêve terrestre n’avait jamais foulé, ma vision entra sans crainte, et la Vie déploya devant moi ses royaumes cachés, comme à un dieu curieux. Là où des soleils colorés de systèmes triples offraient aux planètes une étrange, ineffable lumière verte, les enserrant comme une mer extérieure, et où de vastes midis d’aurore alternaient avec des ciels semblables à des couchants éternels, le toucher de la Vie renouvelait incompréhensiblement les accords de la joie et l’enchantement harmonieux du chagrin. Des passions mortes, telles des étoiles rallumées, brillaient dans l’ombre des voies oubliées. Là où des dieux sans couronne siègent dans les ténèbres, le jour flambait sur des autels ardents. J’entendis — redevenu une part de cela — la musique centrale des Pléiades, et vers Alcyone mon âme s’inclina avec les étoiles soumises à son chant. Sans obstacle, joyeux, je foulai, revenant, des mondes édéniques depuis longtemps perdus ; ou bien j’arpentai des sphères qui leur chantent réponse, par-delà un espace que nulle lumière n’a traversé, diverses comme la folle antiphone de l’Enfer s’opposant au chant angélique du Ciel.

VI

Quels immensités le rêve partit-il chercher ! Je me crus au-delà du rappel du monde, dans des gouffres où l’obscurité est un mur assez épais pour aveugler l’éclat d’Antarès. Dans des sphères insoupçonnées, je trouvai la suite du cycle de mon être : quelque vie où la première offrande du Chant, étrange feuille impérissable, fut posée sur des fronts que le Deuil étoilé avait couronnés, et que la Douleur avait longuement oints ; quelque avatar où l’Amour chantait tel le dernier grand astre du matin avant que la Mort ne remplisse tout son ciel ; quelque vie dans des années plus fraîches, encore neuves, sur un monde dont la Paix était comme un manteau semblable aux calmes qui reposent sur des bassins embrasés des lueurs du printemps tardif. Là, la surface limpide de la Vie reflétait l’image de toutes choses, et ne trembla que sous la caresse de l’aile assombrissante de la Mort. Quelque éveil plus ancien, aux années primitives, quand la lutte géante des forces tourbillonnantes forgea pour la première fois ce qu’on nomme la Vie — chauffée aux fournaises des soleils, sur l’enclume d’un monde.

VII

Ainsi je connus ces existences antérieures dont les vies s’étaient fondues dans la mienne ; jusqu’à ce que, soudain, mon rêve — qui contenait une nuit d’où Rigel n’envoyait aucun signe de puissance — se vidât des étoiles foulées, et se réduisît à la mesure du soleil : les barreaux familiers de la prison du cerveau, et le vêtement de la peine et de la joie tissé par les navettes complexes de la terre.

Chant to Sirius

10 septembre 2025

CHANT À SIRIUS

Quelles nuits te retardent, ô Sirius ! Ta lumière est une lance, et tu les transperces comme le guerrier qui frappe son ennemi jusqu’au centre même de sa vie. Tes rayons s’étendent au-delà des gouffres ; ils ouvrent un pont au-dessus, qui durera jusqu’à ce que les maillons de l’univers soient défaits, se séparent, et que tous les gouffres ne fassent plus qu’un, sans soleils pour les diviser. Que tu es fort dans ta place ! Tu marches ton orbite, et l’obscurité tremble sous toi comme une route battue par une armée. Tu es un dieu, dans ton temple évidé de lumière au cœur de la nuit infinie, dont le sol est le vide d’en bas ; tes mondes y sont prêtres et ministres. Tu laboures l’espace, tel un paysan, et tu l’ensemences de semences étrangères. Elles portent des fruits étrangers — et ceux-ci sont ton témoignage, comme les moissons des champs sont le témoignage du paysan.

Nero

10 septembre 2025

Clark Ashton Smith compose Nero au début des années 1920, dans la période qui suit la parution de ses grands recueils poétiques (The Star-Treader and Other Poems (1912) → Le Marcheur d’Étoile et autres poèmes en 1912, Ebony and Crystal (1922) → Ébène et Cristal). C’est encore l’époque où il se voit d’abord comme un poète, héritier du romantisme décadent et symboliste, nourri de Swinburne, Baudelaire, et des visions cosmiques de Poe. Sa carrière de nouvelliste fantastique, qui l’associera plus tard à Lovecraft et à Weird Tales, n’a pas encore vraiment pris son essor. Dans Nero, il donne voix à l’empereur romain comme incarnation de l’ivresse destructrice. C’est moins un portrait historique qu’une projection poétique : Smith met en scène l’imaginaire du pouvoir absolu, fasciné par la ruine et la beauté qui naît de la destruction. On y retrouve sa vision cosmique, où la grandeur humaine n’est qu’un prélude à l’embrasement des mondes, et où l’esthétique passe par l’apocalypse. Déjà, on y perçoit le glissement de son lyrisme vers un univers plus noir, plus fantastique, qui sera celui de ses contes ultérieurs. Ainsi, Nero peut se lire comme un texte-charnière : il appartient à la veine poétique et oratoire de Smith, mais annonce déjà son goût pour les figures de souverains déchus, de civilisations détruites, et pour l’imaginaire cataclysmique qui deviendra central dans ses récits de Zothique ou d’Hyperborée


NÉRON

Cette Rome, l’œuvre de tant d’hommes, l’aboutissement de tant d’années de labeur — couronnement rêvé par les morts, projection du désir sans bornes des rois — n’est plus que l’éclat fiévreux de mon rêve obscur, combustible de vision, brève incarnation d’une volonté errante, gaspillée dans l’extase farouche d’une heure immense, quand des siècles entassés devinrent flamme pour tous les siècles éteints et ceux encore à naître. Un simple couchant eût suffi à dire autant — sauf pour la musique qu’arrachent des mains de feu aux silences durs et étroits qui bâillonnent la matière muette : une musique traversée de la voix tendue de la Vie, prompte à crier son agonie — et sauf pour ma certitude que l’éclat en était plus rouge du sang des hommes.

La destruction précipite et exalte le processus qui engendre la Beauté, révèle des formes encore jamais vues, donne mouvement, couleur et voix là où l’informe n’était qu’inexpressif silence. Créer, c’est peiner : des années et des jours s’acharnent vers une fin souvent moindre que le désir — après la lente consommation de toutes les forces, et l’épuisement des facultés qu’ailleurs l’on eût offertes à la jouissance. Et lorsqu’enfin l’œuvre est là, il ne reste plus ni capacité, ni pouvoir d’en tirer le moindre plaisir. Mais la destruction, elle, réclame peu de temps ou de talent : tout y est voué à une seule fin, pure, sans entrave — l’ivresse des sens, la jubilation du regard. Et dans la mort, dans la ruine, on puise une vie plus haute, plus totale, qui étend et justifie l’être.

Si j’étais dieu, avec l’éventail infini des attributs qui forment l’essence même de la divinité et sa puissance visible… Mais je ne suis qu’empereur, n’ayant que pour un temps le pouvoir d’accélérer la marche de la Mort chez autrui, d’arrêter la Vie épuisée qui se traîne… Et pour moi-même je ne puis retarder l’une, ni hâter l’autre. Des rois, il en fut bien d’autres, et tous sont morts, sans autre puissance dans la mort que celle que le vent accorde à leur poussière dispersée, pour irriter les yeux de la postérité. Mais dieu, je serais suzerain de ces rois innombrables, je guiderais le souffle de leur destin. Dieu, délivré de la mortalité qui aveugle et alourdit la volonté, quelle extase ce serait — rien qu’à contempler la Destruction accroupie derrière le Temps, les destins muets qui guettent les soleils voyageurs, le Silence vampire au sein des mondes, le feu sans lumière qui ronge la base des choses, et la marée du Léthé qui monte et pourrit la pierre des sphères fondamentales…

Cela suffirait — jusqu’au moment où les ailes éblouies de ma volonté s’élèveraient avec l’avènement d’une puissance trop soudaine pour se laisser saisir. Alors je lancerais dans leur lutte les forces ennemies, Chaos et Création, ces puissances immémoriales, avec leurs étoiles et leurs gouffres asservis — dynastes du Temps et anarches des ténèbres — en une guerre irrévocable. J’instillerais au cœur de l’univers une discorde nouvelle, un principe de Samson pour l’abattre dans une magnificence de ruine. Oui : le monstre Chaos serait mon molosse déchaîné, et ma puissance, le bras même de la Destruction.

Je m’exalterais à voir les étoiles fumantes rallumer, sous mon souffle, leur antique feu, se consumer elles-mêmes jusqu’au néant. La lente pesanteur des soleils, entraînant myriades de mondes, je la changerais à mon gré en une fulgurante cataracte de lumière rugissante — et dans ce tumulte, on entendrait la voix de la Vie, et le chant des morts immémoriaux dont la poussière s’élève en ailes vaporeuses parmi le fracas ascendant des systèmes ruinés. Et las de cet éclat, j’arracherais les yeux mêmes de la lumière, me dressant au-dessus d’un chaos de soleils éteints qui s’amoncellent, grincent et se fracassent en tonnerres, prêtant mouvement et clameur aux gouffres aveugles, mais nulle lueur.

Ainsi je donnerais à ma divinité espace et voix pour s’affirmer, ainsi je la comblerais — hâtant les pas du Temps en jetant des mondes comme des cailloux négligents, ou des soleils brisés pour éclairer l’éternité d’une flamboyance nouvelle.

06 septembre 2025

6 septembre 2025

En relisant Ténèbres en terres froides de Charles Juliet. La cohorte. Je croyais à une troupe en marche, c’est l’école de santé qu’il quitte. Médecine abandonnée, avenir assuré rompu. Une pension puis plus rien. Petits boulots, la faim, chambres sombres, solitude partout. Il choisit d’écrire. Non l’idéal mais la peur. Mettre sa vie en gage. Je m’agace de m’y reconnaître. La plainte tenue comme fil. Non décorative mais vitale : « cesser de dire ma douleur, c’est cesser de vivre ». Moi je l’ai tue. Bars, filles, voyages, errances, interdits. Le matin costume gris, sourire plaqué jusqu’au soir. La trahison revient à date fixe. Pas de supériorité. Me découvrir plus dur, plus mauvais, sans cœur. La culpabilité suit la trahison comme la souffrance suit son écriture. Pas de faute morale. Des outils. Le moteur. Cette dureté, la sienne, la mienne, n’est-elle pas un héritage. Refus du schéma attendu de la virilité, mais infiltrée autrement. On croit faire différemment, au bout du compte c’est la même empreinte. Étrange : au début nous voyons faiblesse, non force. Nous nous leurrons entre ces deux mots. Souffrance, trahison, culpabilité : non des failles, mais les outils qui dessinent le moteur. Et l’écriture comme seule issue, ridicule et donquichottesque, tendre vers l’inatteignable jour après jour. Moi j’ouvrais un carnet, j’inscrivais une date, je refermais. Ma douleur ne sortait pas. Ce que je cherchais n’était pas d’écrire, mais la patience. La patience de me tenir face à l’inatteignable. Puis l’ennui, force vive. L’écriture est venue par ennui. Les pages se sont noircies. De quoi, sans importance. Je voulais seulement me vider de ma propre importance. Ce sont les femmes qui m’ont parlé de Charles Juliet. G. le connaissait bien. Il avait été question qu’elle nous présente. C’est à cette occasion que j’ai acheté Ténèbres en terres froides, probablement à la librairie du Passage, à Lyon. En lisant ce premier texte, j’avais été à la fois agacé et admiratif. Impossible de choisir. Alors j’ai éludé la rencontre. Que ce soient elles qui me vantaient ses écrits me l’a rendu suspect. Elles avaient reconnu dans cette inversion entre faiblesse et force une mécanique qui leur correspondait, en plein contexte de libération. Elles comprenaient.

-- Chaque fois que je me dis c’est mauvais, c’est idiot, c’est ridicule, je fais l’effort de sortir de mon corps pour me le dire. Ce qui m’agace, c’est cette manie de vouloir encore faire des efforts.

-- Assumer le silence. Assumer : prendre sur soi. Encore faut-il être sûr de disposer de ce soi.

La maison hantée : forme inquiétante de l’intime

5 septembre 2025

On n’entre pas d’abord dans une maison hantée. On la décrit. Hauteur des murs, fenêtres closes, peinture écaillée. Un porche, parfois des colonnes. L’herbe trop haute au jardin. Les signes ne varient pas beaucoup. Ce qui devait être lieu de refuge s’offre, par une torsion légère, comme menace. Freud appelait cela l’Unheimlich : l’intime devenu étranger, l’abri transformé en piège. Tout est là, condensé dans l’image de la demeure. Walpole, en 1764, installe la formule avec The Castle of Otranto. Les murs fissurés, les couloirs sans fin, les salles d’armes, un escalier secret : tout ce qui isole, retient. On dit souvent qu’il invente, comme si rien n’avait précédé, mais il ne fait que codifier. L’Europe médiévale et moderne avait déjà ses châteaux maudits, ses revenants de corridor, ses récits de portes qui claquent dans la nuit. Ce que Walpole fixe, c’est la forme imprimée, transmissible, reproductible : une scénographie réglée, une dramaturgie d’espaces clos et de secrets héréditaires. Ann Radcliffe amplifie : Les Mystères d’Udolphe fait du château italien une cage à ciel ouvert. Poe condense l’héritage. La Chute de la maison Usher : une famille malade, une bâtisse lézardée, les deux s’écroulent ensemble. L’architecture comme corps, les pierres comme chair. Ce qui craque dans la façade, c’est aussi la psyché. L’inquiétante étrangeté prend forme dans les murs. On ne quitte pas la demeure. Elle retient. Elle absorbe. Sa ruine est la vôtre. Le XIXe siècle modifie l’échelle. Les châteaux cèdent aux villas, aux demeures victoriennes saturées de bibelots, d’armoires, de tapisseries. Dickens multiplie les pièces sombres dans La Maison d’Âpre-Vent, Henry James enferme ses gouvernantes et ses enfants dans The Turn of the Screw. Le spiritisme en vogue ajoute ses tables tournantes : le salon bourgeois devient théâtre de spectres. L’Unheimlich est ici plus proche encore : ce n’est plus un donjon lointain, mais la salle à manger, la chambre de l’enfant, la pièce familière soudain traversée par l’étrange. Là où Bachelard parlait de la maison comme “coquille de l’être”, refuge de l’imaginaire, le récit de fantômes montre la coquille fendue, retournée, résonnant de voix mortes. Le cinéma reprend le relais. En 1932, James Whale filme The Old Dark House : une nuit d’orage, des voyageurs perdus, une famille recluse, l’escalier comme axe vertical du danger. Robert Wise, en 1963, adapte The Haunting of Hill House : chaque plan du manoir accentue le labyrinthe, chaque recoin devient piège mental. Ce n’est plus seulement décor mais dispositif : l’espace agit, absorbe, se déplace. Les années 1970 déplacent la hantise dans le quotidien pavillonnaire. Amityville Horror (1979) fixe l’image de la façade aux fenêtres ovales comme yeux accusateurs. Quelques années plus tard, Spielberg et Hooper signent Poltergeist (1982). La banlieue californienne, avec ses gazons impeccables, révèle ses fondations bâties sur un cimetière indien. La critique sociale est explicite : la prospérité des suburbs repose sur l’effacement des morts, la conquête coloniale. On ne fuit plus vers un château lointain : on est prisonnier d’un salon beige, d’une chambre d’enfant tapissée de jouets. Le pavillon américain, standardisé, devient tombeau collectif. Les années 2000 accentuent la translation. The Others (Amenábar, 2001) retourne à la grande maison victorienne mais la piège dans le brouillard, comme si elle flottait hors du monde. Paranormal Activity (2007) réduit encore : un pavillon anonyme, filmé par des caméras de surveillance domestiques. L’espace banal devient suffisant. La technologie n’éclaire rien, elle double l’angoisse : la caméra domestique devient témoin impuissant de l’Unheimlich. En Asie, la même logique se resserre. Ju-On (2002) filme un escalier raide, une cuisine nue, une chambre minuscule. Dark Water (2002) ajoute la fuite d’eau, le plafond gondolé, l’odeur d’humidité. Pas besoin d’un château : quelques mètres carrés suffisent. Derrière le spectre, une société saturée, urbanisme de masse, solitude urbaine. La maison hantée n’y est plus mémoire familiale, mais stigmate social. Netflix reprend la leçon dans The Haunting of Hill House (2018). Chaque pièce correspond à un trauma d’enfant, chaque mur garde trace d’une dispute ou d’un deuil. La maison est mémoire, archive de douleurs, machine à enfermer. Là encore, l’Unheimlich : le familier, la chambre de l’enfance, devient le lieu où la perte insiste. Partout, la forme persiste. Ce qui devait abriter devient piège. Ce qui devait protéger isole. Le refuge se retourne en malédiction. Le spectateur sait d’avance mais regarde encore. Le motif a survécu aux siècles parce qu’il incarne une vérité simple : l’intime peut tuer. Même les maisons connectées, leurs caméras, leurs assistants vocaux, rejouent le scénario. Les murs enregistrent, les micros captent, les lumières s’allument seules. Le familier devient étranger jusque dans la domotique. On n’a pas fini d’habiter les maisons hantées. Et peut-être n’habitons-nous plus que cela : une planète maison, fissurée, épuisée, qui se retourne contre ses occupants comme un manoir gothique en ruine. Ou bien ce texte même, sa page blanche saturée de voix, demeure close où les mots reviennent frapper. L’horreur n’a pas quitté les murs. Elle est passée dans le langage.

Après Tolkien — fragmentation, mondialisation et futur de l’imaginaire

1er septembre 2025

Avec Tolkien, la fantasy moderne s’était dotée d’un socle mythologique. Le Seigneur des Anneaux offrait un monde cohérent, une profondeur historique et linguistique, une consolation fondée sur la victoire fragile du bien. Mais dès les années 1960–70, ce modèle devient objet d’imitations et de contestations. L’essor du marché de poche aux États-Unis assure à Tolkien une diffusion massive. L’édition Ace Books (1965), bien que non autorisée, puis la réédition Ballantine Books, propulsent The Lord of the Rings au rang de phénomène générationnel. Les étudiants, la contre-culture hippie, se reconnaissent dans la communauté des Hobbits, symbole de résistance à l’industrialisation et à la guerre du Vietnam. Cette réception transforme Tolkien en mythe collectif. Mais elle ouvre aussi la voie aux imitateurs. Terry Brooks publie The Sword of Shannara (1977), copie assumée de Tolkien, succès de librairie qui inaugure la « high fantasy » codifiée : quête, magie, créatures, mal absolu. Margaret Weis et Tracy Hickman lanceront les Dragonlance Chronicles (1984–85), mélange de roman et de jeu de rôle, consolidant les archétypes. La fantasy devient un genre industriel, répétitif, où l’héritage tolkienien est recyclé. C’est contre cette récupération que Michael Moorcock prend position. Dans son essai pamphlétaire « Epic Pooh » (1978), il accuse Tolkien d’évasion infantile, de nostalgie conservatrice. Pour Moorcock, la Terre du Milieu est une pastorale idéalisée qui détourne le lecteur des réalités du monde moderne. Ses propres récits, notamment le cycle d’Elric de Melniboné (1961–72), incarnent une réponse radicale : anti-héros albinos, dépendant d’une épée vampirique, Elric subvertit l’archétype du héros vertueux. L’ordre cosmique n’est plus manichéen, mais oscillant entre Loi et Chaos. Là où Tolkien cherchait la consolation et l’harmonie, Moorcock installe le tragique et l’ambivalence. Cette tension marque une première fracture : d’un côté, la fantasy tolkienienne se multiplie sous forme de clones, répondant à une demande de marché ; de l’autre, une veine critique s’affirme, refusant la consolation et explorant la noirceur. Déjà, l’imaginaire se fragmente. Le mythe restauré par Tolkien devient objet de déconstruction.

À partir des années 1970, l’imaginaire sort du face-à-face Tolkien/Moorcock pour s’élargir et se diversifier. La fantasy cesse d’être un bloc homogène : elle devient un champ polyphonique, où se mêlent anthropologie, postmodernisme, horreur et introspection. Ursula K. Le Guin inaugure une autre voie avec le cycle de Terremer (Earthsea, 1968–2001). Ici, pas d’empires ni de royaumes féodaux : un archipel de petites îles, une magie fondée sur le vrai nom des choses, un héros qui doit apprendre à reconnaître son ombre intérieure. Le Guin, marquée par l’anthropologie de son père Alfred Kroeber et par le taoïsme, propose une fantasy du juste équilibre, où l’adversaire principal est souvent soi-même. Ses récits, comme A Wizard of Earthsea (1968) ou The Tombs of Atuan (1971), déplacent le centre de gravité : la quête n’est plus conquête mais initiation, retour à soi. Elle ouvre la voie à une fantasy philosophique et anthropologique, qui rompt avec les archétypes héroïques. Gene Wolfe, avec The Book of the New Sun (1980–83), brouille encore davantage les frontières. Sous une apparence de science-fantasy (un futur très lointain où la technologie se confond avec la magie), il construit un récit narré par un bourreau, Severian, doté d’une mémoire parfaite mais d’une fiabilité douteuse. L’imaginaire devient labyrinthe narratif : la voix du narrateur est elle-même un piège. Wolfe mêle héritage chrétien, symbolisme médiéval et spéculation futuriste, dans une langue dense et allusive. Ici, la fantasy n’est plus consolation mais énigme, texte à décrypter. Dans un autre registre, Stephen King intègre l’imaginaire au quotidien. The Stand (1978), It (1986) et surtout le cycle de The Dark Tower (1982–2004) hybridisent horreur, fantastique et fantasy. Chez lui, la frontière entre monde réel et monde imaginaire se dissout. L’Amérique contemporaine devient territoire hanté, traversé de forces surnaturelles. King inscrit l’imaginaire non pas comme échappée, mais comme infiltration : le quotidien est toujours prêt à basculer. Neil Gaiman, enfin, avec Sandman (1989–1996), puis American Gods (2001), pousse la logique postmoderne. Sandman tisse une mythologie contemporaine où cohabitent dieux antiques, figures oniriques et références pop culture. American Gods imagine des divinités nées des croyances modernes (médias, argent, technologie) qui s’affrontent aux anciens dieux immigrés. Ici, la fantasy devient réflexive : elle parle des mythes, de leur survivance et de leur transformation dans le monde contemporain. Ces auteurs illustrent la diversification des voix après Tolkien. L’imaginaire n’est plus unifié par une grande fresque mythologique. Il devient mosaïque : anthropologique (Le Guin), énigmatique (Wolfe), hybride (King), postmoderne (Gaiman). Chacun s’empare des formes héritées pour les déplacer, les interroger, les fragmenter. Le résultat est une fantasy plurielle, qui ne se contente plus de restaurer un mythe mais en explore les brisures.

À partir des années 1990, l’imaginaire bascule vers une tonalité plus sombre, plus politique. Le modèle tolkienien de la consolation est mis en crise. L’époque impose d’autres questions : effondrement des idéologies, brutalité de l’histoire récente, scepticisme vis-à-vis des récits de salut. La fantasy se teinte alors de réalisme cru, de violence, de désenchantement. George R. R. Martin en est la figure emblématique. Avec A Song of Ice and Fire (à partir de 1996), il construit une fresque monumentale qui subvertit les codes de la high fantasy. Les lignées royales y sont corrompues, les héros meurent brutalement, la magie est rare et ambiguë. A Game of Thrones (1996) ouvre la série par une mise en scène classique — maisons nobles, menaces surnaturelles — mais l’évolution du récit détruit toute illusion héroïque. La politique, la trahison, la contingence dominent. La célèbre phrase « Valar morghulis » (tous les hommes doivent mourir) résume cette logique : pas de Providence, pas d’eucatastrophe, seulement la brutalité du réel. L’adaptation télévisée (HBO, 2011–2019) amplifie ce tournant, exposant la fantasy au grand public mondial comme une littérature de cruauté et de pouvoir. Dans un autre registre, China Miéville incarne le New Weird. Avec Perdido Street Station (2000), The Scar (2002) et Iron Council (2004), il invente la cité tentaculaire de New Crobuzon, saturée de créatures hybrides, de technologies organiques, de mutations grotesques. La fantasy y rencontre le steampunk et l’horreur biologique. Miéville, marqué par le marxisme et la critique sociale, fait de son imaginaire une parabole politique : exploitation, révolution, luttes de classes transposées dans un univers monstrueux. Ici, l’étrangeté ne console pas, elle critique. Le « grimdark », terme forgé à partir du slogan de Warhammer 40,000 (« In the grim darkness of the far future… »), désigne cette tonalité. Joe Abercrombie (The First Law trilogy, 2006–2008) en est le porte-drapeau. Ses personnages sont des anti-héros violents, cyniques, souvent plus intéressés par leur survie que par une quelconque quête. L’humour noir remplace l’idéal chevaleresque. Glen Cook, avec The Black Company (1984–2000), avait déjà ouvert la voie : une fantasy militaire où la fraternité des mercenaires prime sur tout destin providentiel. Ce tournant sombre reflète l’air du temps. Après la guerre froide, les illusions de grands récits s’effondrent ; après le 11 septembre 2001, la violence et l’instabilité deviennent la norme mondiale. La fantasy absorbe ce climat. Elle n’est plus le lieu de la consolation mythologique, mais celui où s’expriment les fractures du politique et du social. Le mythe n’est pas aboli : il est retourné en cauchemar réaliste, miroir du désordre contemporain.

Au tournant du XXIᵉ siècle, l’imaginaire s’ouvre à une pluralité de voix et de géographies. Ce qui avait longtemps été une affaire anglo-américaine, enracinée dans Poe, Dunsany, Lovecraft et Tolkien, se décentre. La mondialisation littéraire fait émerger de nouvelles traditions, de nouvelles cosmogonies, de nouvelles manières de penser le mythe. N. K. Jemisin s’impose comme une voix majeure avec The Broken Earth (2015–2017), trilogie récompensée par trois prix Hugo consécutifs. Elle y mêle apocalypses écologiques, séismes permanents, oppression systémique. Son univers n’est pas seulement inventé : il réfléchit la condition raciale et politique contemporaine. Jemisin revendique une écriture où la fantasy devient espace de critique, lieu où se rejouent l’esclavage, le racisme, l’exploitation, mais transposés dans un imaginaire inédit. Elle ouvre la voie à une fantasy « afrofuturiste », enracinée dans les mythes africains mais projetée dans l’avenir. En Chine, Liu Cixin renouvelle la science-fiction avec The Three-Body Problem (Le Problème à trois corps, 2008–2010). Ce cycle introduit dans l’imaginaire mondial une vision cosmologique d’inspiration chinoise, où les civilisations extraterrestres et l’astrophysique se mêlent à la mémoire traumatique de la Révolution culturelle. La SF devient ici une manière de relire l’histoire politique nationale autant que de spéculer sur l’avenir du cosmos. Sa traduction en anglais (2014) et le prix Hugo remporté en 2015 ont marqué l’entrée officielle de la Chine dans la scène mondiale de l’imaginaire. Du côté du Japon, Haruki Murakami pratique une forme de fantastique minimaliste. Dans Kafka sur le rivage (2002) ou 1Q84 (2009–2010), le merveilleux s’infiltre dans le quotidien, discret, irréfutable. Ses récits se construisent comme des rêves éveillés, où le réel se fissure par petites touches. Loin de la fresque mythologique, Murakami explore la porosité entre monde intérieur et monde extérieur, une forme d’onirisme urbain propre au Japon contemporain. Dans le sous-continent indien, Salman Rushdie avait déjà ouvert la voie avec Midnight’s Children (1981) et The Satanic Verses (1988) : une écriture où le réalisme magique, hérité de García Márquez, rencontre les mythologies indiennes et l’histoire coloniale. L’imaginaire devient ici postcolonial : il ne se contente pas d’inventer des dieux, il revisite ceux d’une culture multiple, fracturée par l’histoire. L’effet est clair : la fantasy et la science-fiction cessent d’être un monopole occidental. Elles deviennent un champ mondial. Des auteurs nigérians (Nnedi Okorafor, Who Fears Death, 2010) aux écrivains arabes ou latino-américains, chaque aire culturelle propose ses propres mythologies, ses propres visions du monde. L’imaginaire devient polycentrique. Cette mondialisation n’efface pas l’héritage de Tolkien ou de Lovecraft : elle l’intègre, le détourne, le hybridise. Jemisin reprend la structure de la fresque tolkienienne mais en fait une fable politique et écologique. Liu Cixin reprend le vertige cosmique de Lovecraft mais le transpose dans une perspective matérialiste chinoise. Murakami reprend l’onirisme de Dunsany et le réduit à une faille dans le quotidien. Rushdie, enfin, retourne l’héritage des mythes pour interroger l’identité contemporaine. Ainsi, l’imaginaire du XXIᵉ siècle se distingue par sa diversité. Il ne cherche plus un mythe unique : il multiplie les voix, les cosmogonies, les récits. La Terre du Milieu était un monde unifié ; notre époque préfère la mosaïque.

Depuis la fin du XXᵉ siècle, l’imaginaire ne se joue plus seulement dans les livres. Il circule, se transforme, se multiplie à travers le cinéma, les séries, les jeux de rôle, les jeux vidéo. Le mythe n’est plus l’œuvre d’un auteur isolé : il devient collectif, interactif, transmédiatique. Le jeu de rôle marque un tournant décisif. Dungeons & Dragons (1974) s’appuie directement sur l’héritage tolkienien : races (elfes, nains, orques), classes (magicien, guerrier), univers pseudo-médiévaux. Mais il transforme la fantasy en pratique collective : les joueurs créent ensemble des récits improvisés, portés par des règles. La narration devient partagée. Le mythe se vit en groupe. Quelques années plus tard, Call of Cthulhu (1981) transpose Lovecraft dans le jeu : non plus la quête héroïque, mais l’enquête vouée à l’échec et à la folie. Ces jeux installent l’imaginaire dans une pratique active, participative, où les frontières entre auteur et lecteur s’effacent. Le cinéma amplifie cette mutation. Star Wars (1977) de George Lucas devient une mythologie contemporaine, empruntant à Joseph Campbell (The Hero with a Thousand Faces, 1949) la structure du voyage du héros. Tolkien, Lucas, Campbell : un triangle fondateur de l’imaginaire populaire moderne. Puis viennent Le Seigneur des Anneaux de Peter Jackson (2001–2003), qui mondialise la Terre du Milieu en blockbuster, et Harry Potter de J. K. Rowling (1997–2007 ; films 2001–2011), qui crée une mythologie accessible aux adolescents et devient phénomène global. Ces sagas installent l’imaginaire au centre de la culture de masse. Les séries prolongent ce mouvement. Game of Thrones (HBO, 2011–2019), adaptation de Martin, diffuse la fantasy à un public inédit, introduisant violence, politique et sexe à grande échelle. L’imaginaire n’est plus périphérique, il devient mainstream. Les jeux vidéo, enfin, constituent l’un des grands laboratoires du mythe contemporain. The Elder Scrolls (depuis 1994) offre un monde ouvert aux mythologies multiples. Dark Souls (2011) et Bloodborne (2015) développent une esthétique lovecraftienne, où l’histoire est fragmentaire, transmise par l’exploration et l’indice. Ici, le joueur n’est pas spectateur mais acteur : il reconstruit le mythe en jouant. Cette transmédialité modifie profondément la fonction du récit. Chez Poe, Dunsany, Lovecraft, Tolkien, l’imaginaire se transmettait dans un texte clos. Aujourd’hui, il circule entre médias, se prolonge par les fans, se recompose en permanence. Les communautés en ligne inventent, commentent, détournent. L’imaginaire devient collectif et mouvant. Le mythe ne se reçoit plus seulement : il se pratique.

L’imaginaire n’a jamais cessé de se transformer. Après Tolkien, il s’est fragmenté, mondialisé, diffusé à travers tous les médias. Mais qu’en sera-t-il demain ? Plusieurs lignes de force émergent déjà. La première est écologique. La climate fiction (cli-fi) s’impose comme un horizon narratif. Kim Stanley Robinson (The Ministry for the Future, 2020), Margaret Atwood (MaddAddam Trilogy, 2003–2013), ou encore N. K. Jemisin prolongent cette veine. Le récit d’imaginaire devient laboratoire de l’avenir climatique, lieu où s’expérimentent les possibles du désastre et de la survie. L’apocalypse n’est plus surnaturelle : elle est environnementale. La seconde est technologique. Les intelligences artificielles, les réalités virtuelles, les métavers offrent un nouvel espace mythologique. L’imaginaire ne se contente plus de représenter : il s’incarne dans des environnements interactifs. Les IA génératives, capables de produire textes, images, voix, participent déjà à la création de fictions. Le risque, mais aussi la promesse, est celui de mythologies numériques collectives, produites non plus par un auteur mais par des communautés augmentées par la machine. La troisième est géopolitique et culturelle. L’imaginaire se décentre. L’Afrique, l’Asie, l’Amérique latine proposent leurs propres cosmogonies. La pluralité s’impose : pas de mythe universel, mais une mosaïque mondiale. Ce que Tolkien voulait pour l’Angleterre — une mythologie nationale — se déploie aujourd’hui à l’échelle planétaire, chaque culture inventant ses propres récits fondateurs. Enfin, une quatrième tendance est plus incertaine : la quête d’un mythe commun. Dans un monde fragmenté, saturé de récits concurrents, il reste la possibilité qu’un nouvel imaginaire collectif émerge, comme Star Wars l’a fait en 1977 ou Harry Potter en 1997. Peut-être à travers un médium encore à inventer, peut-être à travers une hybridation du jeu, du texte, du cinéma, de l’interaction. Le mythe de demain sera sans doute transmédiatique, participatif, et global. Ce qui est certain, c’est que l’imaginaire garde sa fonction ancienne : dire le monde, le rendre habitable, négocier avec la peur et le désir. Poe, Dunsany, Lovecraft, Tolkien répondaient chacun à leur époque. Depuis, d’autres voix ont fragmenté, contesté, prolongé. Et demain, d’autres encore inventeront. Car l’imaginaire, toujours, est ce qui nous permet d’habiter l’inconnu.

Tolkien et la restauration mythologique

1er septembre 2025

John Ronald Reuel Tolkien naît en 1892 à Bloemfontein, en Afrique du Sud, alors colonie britannique. Son père, Arthur, meurt en 1896 ; sa mère, Mabel, retourne en Angleterre avec ses deux enfants. Orphelin de père, Tolkien perd aussi sa mère en 1904, morte de diabète à trente-quatre ans. Il a douze ans. Cet enchaînement de pertes fonde sa vie sous le signe du deuil et de l’orphelinat. Élevé par le père Francis Morgan, prêtre catholique oratorien, Tolkien reste toute sa vie profondément marqué par le catholicisme, vécu comme fidélité et consolation. Très tôt, il se passionne pour les langues. À l’école de Birmingham, il apprend le latin et le grec, découvre le vieil anglais et le vieux norrois. Le Kalevala, épopée finlandaise traduite en anglais par Kirby (1907), le bouleverse : il y trouve une langue étrangère, dense, musicale, qui lui donne le désir de créer ses propres idiomes. Le Beowulf devient un texte fondateur : Tolkien le lit, le traduit, et plus tard (1936) en fera une conférence célèbre où il défend l’œuvre comme un poème mythologique et non une simple source historique. Ses études de philologie à Oxford, couronnées d’un poste de professeur à Leeds puis à Oxford (Rawlinson and Bosworth Professor of Anglo-Saxon), ancrent sa vocation : il n’est pas seulement romancier mais linguiste, artisan de langues inventées. La Première Guerre mondiale interrompt ce parcours. Tolkien s’engage, combat à la bataille de la Somme (1916), voit mourir la plupart de ses amis du T.C.B.S. (Tea Club and Barrovian Society), cercle littéraire d’étudiants. Lui-même contracte la fièvre des tranchées et passe des mois à l’hôpital. Cette expérience de destruction, de boue, de cadavres amoncelés, marque à jamais son imaginaire. Plus tard, il refusera toute lecture allégorique du Seigneur des Anneaux comme transposition de 1914–18 ou de 1939–45, mais il reconnaîtra que son œuvre est née de ce climat : « By 1918, all but one of my close friends were dead » écrit-il dans une lettre (lettre n° 81, éd. Humphrey Carpenter). Après la guerre, il entame une carrière académique. Leeds d’abord, puis Oxford dès 1925. Il publie des articles savants (sur Sir Gawain and the Green Knight, sur le Beowulf), des traductions, des éditions de textes médiévaux. Mais parallèlement, il travaille en secret à ses propres mythologies, qu’il appelle ses Contes perdus. Dès 1916–17, il rédige l’Ainulindalë, cosmogonie fondée sur la musique des Ainur. Ce sont les premiers germes du Silmarillion, qu’il développera toute sa vie sans jamais l’achever complètement. Tolkien appartient donc à une génération brisée par la guerre, mais il choisit une voie singulière : plutôt que le désespoir ou le cynisme, il se tourne vers la restauration d’un imaginaire. Là où Joyce (né en 1882) déconstruit le langage dans Ulysses (1922), Tolkien invente des langues. Là où Eliot écrit The Waste Land (1922), poème du désenchantement, Tolkien compose les bases d’une mythologie lumineuse et tragique à la fois. Sa position est paradoxale : moderne par la conscience du désastre, antimoderne par le choix du mythe.

Dès sa jeunesse, Tolkien formule un désir singulier : donner à l’Angleterre une mythologie qui lui manque. Dans une lettre de 1951 à Milton Waldman (publiée dans The Letters of J.R.R. Tolkien, éd. Humphrey Carpenter), il écrit : « I had a mind to make a body of more or less connected legend […] which I could dedicate simply to : to England ; to my country. » Il se sent l’héritier d’une tradition lacunaire. L’Angleterre a des contes arthuriens, mais christianisés, tardifs, sans la profondeur païenne des Eddas scandinaves ni l’unité d’une épopée nationale. Il veut inventer ce qui manque : un corpus de mythes fondateurs. Ce projet prend forme dès 1916–17, dans les Book of Lost Tales. Là apparaissent pour la première fois les Valar, puissances cosmiques, et la musique des Ainur qui structure la création. L’Ainulindalë décrit l’univers comme une partition où chaque dieu chante une voix, et où la dissonance de Melkor introduit le mal. D’emblée, Tolkien donne à son univers une profondeur théologique, à la fois catholique et païenne. Ce n’est pas une simple féerie : c’est une cosmogonie. De là découle tout le Silmarillion. Les grands cycles — la chute de Morgoth, l’histoire de Fëanor et des Silmarils, la geste de Beren et Lúthien, la chute de Númenor — constituent un ensemble de mythes, d’histoires tragiques, de récits fondateurs. Comme dans les Eddas ou le Kalevala, l’histoire est une succession d’âges, du plus lumineux au plus sombre, du premier chant à l’exil, du sacré à la perte. L’ombre recouvre peu à peu la lumière, mais l’espérance n’est jamais abolie. La dimension nationale est assumée. Tolkien, philologue, ancre ses récits dans une géographie et une toponymie imaginaires mais cohérentes, qui évoquent indirectement l’Angleterre et l’Europe du Nord. Ses langues elfiques — quenya, sindarin — ont des résonances finnoises et galloises. Ses Rohirrim parlent un vieil anglais transposé. Son univers est fictionnel, mais son socle est celui des racines linguistiques et mythologiques de son propre pays. Ce projet s’inscrit aussi dans un contexte culturel : le romantisme tardif avait déjà cherché à exhumer des traditions nationales (les frères Grimm en Allemagne, Elias Lönnrot avec le Kalevala en Finlande). Mais Tolkien est le premier à le faire en inventant de toutes pièces. Il ne compile pas des contes existants : il fabrique une mythologie complète, avec cosmogonie, généalogies, chronologies, langues. Cette cohérence est inédite. Là où Dunsany inventait des dieux par fragments, Tolkien construit un système qui pourrait passer pour une tradition transmise. Il appelle cela son legendarium. Il n’a jamais cessé de le retravailler, du front de la Somme jusqu’à sa mort en 1973. Le Seigneur des Anneaux n’est, dans son esprit, qu’une porte d’entrée vers ce monde plus vaste. L’œuvre publiée n’est qu’un fragment de l’édifice mythologique. Le reste — The Silmarillion, The History of Middle-earth éditée plus tard par son fils Christopher — témoigne de cette obsession : créer pour l’Angleterre une mythologie complète, comme un continent parallèle au réel.

Chez Tolkien, tout commence par les langues. Bien avant le Hobbit ou Le Seigneur des Anneaux, il invente des systèmes linguistiques complets. Adolescent, il crée le naffarin, esquisse d’idiome, puis le quenya et le sindarin, langues elfiques inspirées respectivement par le finnois et le gallois. Dans ses carnets, il note des racines, des déclinaisons, des dérivations, comme un philologue face à une langue vivante. Mais ces langues ne pouvaient exister seules : il fallait leur donner un peuple, une histoire, un monde. Ainsi, ce ne sont pas les récits qui appellent les langues, mais les langues qui appellent les récits. Son métier nourrit ce geste. À Oxford, Tolkien est spécialiste du vieil anglais et du vieux norrois. Sa conférence de 1936, « Beowulf : The Monsters and the Critics », réhabilite le poème comme œuvre poétique et non simple document historique. Pour lui, les mots sont porteurs de mythes. Chaque étymologie ouvre un imaginaire. Dans The Lost Road (récit inachevé, publié plus tard par Christopher Tolkien), il explore la migration des langues à travers le temps comme si elles portaient les mythes d’un âge à l’autre. Sa pratique philologique irrigue toute sa fiction. Il applique une méthode singulière : inventer un mot, puis chercher quelle histoire pourrait en être l’origine. Ainsi naît souvent le mythe. Christopher Tolkien, dans The History of Middle-earth, montre comment de simples listes de noms ont généré des récits entiers. Un nom elfique suscite une lignée, une ville, une tragédie. Le langage devient matrice narrative. Comparé à Dunsany, Tolkien systématise. Dunsany inventait des dieux en quelques lignes, portés par une prose biblique. Tolkien, lui, construit une grammaire, une phonétique, un lexique. Là où Dunsany suggérait des fragments de mythes, Tolkien bâtit une architecture linguistique complète, où chaque récit est la justification d’un mot. Il le dit explicitement : « My work has always been primarily linguistic. » (Letters, n° 165). Cette centralité des langues donne à son univers une profondeur inégalée. Les textes du Silmarillion ou du Seigneur des Anneaux sont saturés de poèmes, de chants, d’étymologies. Chaque peuple parle sa langue propre, et cette diversité linguistique confère une vraisemblance immédiate. Le lecteur ne doute pas de la réalité de la Terre du Milieu parce que ses noms semblent venir d’une tradition ancienne. La philologie devient moteur de vraisemblance. Ce geste, unique dans l’histoire de l’imaginaire moderne, fait de Tolkien un cas à part. Non seulement il raconte des histoires, mais il restaure un lien organique entre langue et mythe. Ses fictions ne sont pas seulement narrées : elles sont chantées, étymologisées, inscrites dans une profondeur linguistique. Le monde existe parce que les langues le portent.

L’expérience de la guerre marque Tolkien au fer. Engagé comme officier du Lancashire Fusiliers, il participe à la bataille de la Somme en 1916. Les paysages de boue, les cadavres abandonnés, les bombardements incessants composent pour lui un enfer moderne. Il perd la plupart de ses amis les plus proches du T.C.B.S. (Tea Club and Barrovian Society), cercle d’étudiants qui nourrissait ses ambitions littéraires. « By 1918, all but one of my close friends were dead », écrit-il plus tard (lettre n° 81). Cette hécatombe imprime son imaginaire : derrière les forêts de la Terre du Milieu, on devine les tranchées, les marais de Mordor, les paysages dévastés du Beleriand. Pourtant, Tolkien refuse de réduire son œuvre à une simple transposition. Dans ses lettres, il nie vigoureusement toute allégorie directe de la Première ou de la Seconde Guerre mondiale. Mais il admet que la guerre a modelé ses images, ses visions, sa sensibilité au mal et à la destruction. La Terre du Milieu est traversée par le souvenir de la guerre moderne, mais transmuée dans une langue mythologique. Là où Lovecraft tire de la modernité une vision d’indifférence cosmique, Tolkien cherche un sens restauré, un ordre malgré le chaos. C’est ici qu’intervient sa notion d’eucatastrophe, formulée dans son essai On Fairy-Stories (1939). Par ce terme, il désigne le retournement heureux, inattendu, qui donne au conte sa dimension de grâce. Là où la catastrophe plonge dans le désespoir, l’eucatastrophe ouvre à la consolation. La fin du Seigneur des Anneaux en offre un exemple : au moment où tout semble perdu, la destruction de l’Anneau survient par la chute de Gollum, accident providentiel. Pour Tolkien, l’eucatastrophe est le reflet littéraire de la Résurrection : le surgissement de l’espérance dans l’ombre. Son catholicisme joue ici un rôle central. Orphelin tôt marqué par la foi, il transpose dans son univers une théologie implicite : le mal existe, il corrompt, il détruit, mais il n’est pas absolu. Le bien, fragile, peut triompher par l’humilité, par la fidélité, par l’accident de grâce. Les Hobbits, figures modestes, incarnent cette logique : non pas des héros épiques, mais de petits êtres qui portent un fardeau disproportionné. L’expérience des tranchées — soldats anonymes dans la boue — se transpose dans l’héroïsme humble de Sam ou de Frodo. Ainsi, la guerre n’a pas seulement apporté l’horreur à Tolkien. Elle lui a donné la matière d’un imaginaire où le mal est tangible, mais où la consolation reste possible. Sa mythologie est tragique, mais non désespérée. Elle oppose au chaos du XXᵉ siècle une vision ordonnée, nourrie de foi et de philologie, où l’histoire humaine retrouve un sens.

Lorsque Tolkien publie Le Hobbit en 1937, il ne pense pas encore au grand cycle. Mais le succès du livre pousse son éditeur à lui demander une suite. Ce qui devait être un nouveau récit pour enfants devient, au fil de douze années d’écriture (1937–1949), une épopée de plus de mille pages. Le Seigneur des Anneaux dépasse le cadre du conte : il devient le cœur du legendarium. Le roman articule plusieurs registres. D’un côté, il reprend le ton léger du Hobbit : l’univers domestique des Hobbits, leur humour, leur modestie. De l’autre, il bascule vers l’épopée sombre : les royaumes déchus, les batailles titanesques, la marche des armées. La polyphonie du récit tient à cette juxtaposition : conte pastoral et tragédie antique. Les chants, les poèmes, les généalogies scandent le texte, lui donnant l’allure d’une chronique transmise plutôt que d’un roman moderne. Le centre du récit est l’Anneau unique. Symbole du pouvoir absolu, il corrompt quiconque le possède. Tolkien, dans ses lettres, rejette toute lecture strictement allégorique — ni bombe atomique, ni totalitarisme à peine voilé. Mais il admet que l’Anneau reflète une tentation universelle : l’usage du pouvoir pour dominer. Dans le contexte des deux guerres mondiales, l’ombre de Sauron résonne avec les idéologies destructrices du XXᵉ siècle. L’Anneau concentre la logique du mal : séduction, possession, destruction intérieure. Le récit adopte une structure complexe, presque polyphonique. Après la dissolution de la Communauté, les fils narratifs se séparent : Frodo et Sam vers le Mordor, Aragorn, Legolas et Gimli vers le Rohan et le Gondor. Tolkien alterne ces lignes, créant une tension dramatique qui culmine dans les deux derniers volumes. Le lecteur n’est pas seulement spectateur d’une quête, il suit une mosaïque d’itinéraires convergents. Cette construction rappelle la tradition épique — l’Iliade avec ses héros dispersés — mais transposée dans une prose moderne. Ce qui distingue Le Seigneur des Anneaux des récits antérieurs de fantasy, c’est la profondeur du monde. Derrière chaque lieu, chaque nom, se profile une histoire ancienne. Minas Tirith n’est pas seulement une cité, mais l’héritière de Númenor, elle-même issue des dons des Valar. Aragorn n’est pas un héros providentiel, mais le dernier rejeton d’une lignée millénaire. Cette densité, que Christopher Tolkien a révélée dans The History of Middle-earth, donne à l’œuvre une cohérence unique : la fiction est soutenue par une mythologie souterraine. Enfin, la dimension spirituelle est centrale. Tolkien ne fait jamais de prosélytisme : son catholicisme est implicite. Mais la logique du récit est profondément théologique : le mal existe, mais il est accidentel, secondaire. La Providence agit discrètement, par des retournements inattendus — l’« eucatastrophe ». Le rôle de Gollum en est l’exemple parfait : figure de la chute, il devient l’instrument paradoxal du salut. La destruction de l’Anneau n’est pas l’œuvre du héros, mais le fruit d’un renversement imprévu. Le Seigneur des Anneaux est donc plus qu’un roman de fantasy. C’est une tentative de restaurer une mythologie dans un monde désenchanté. En pleine modernité, Tolkien redonne à la fiction la fonction archaïque du mythe : raconter les origines, donner une profondeur sacrée à l’expérience humaine, offrir une consolation dans l’épreuve.

La réception de Tolkien fut contrastée. Le Seigneur des Anneaux, publié entre 1954 et 1955 en trois volumes, reçut d’abord des critiques mitigées en Angleterre. Les milieux académiques, dominés par le modernisme, y voyaient une œuvre passéiste, un « roman pour enfants démesuré ». W. H. Auden, ami de Tolkien, fut l’un des rares à défendre le livre dès sa sortie, saluant sa puissance mythologique. En revanche, Edmund Wilson le traita de « juvenility », un divertissement naïf. C’est aux États-Unis que le succès prit corps, avec l’édition en poche des années 1960. La contre-culture s’en empare : les communautés hippies voient dans la Terre du Milieu un manifeste écologique et anti-industriel, les Hobbits des figures de résistance à la société de consommation. L’œuvre sort du cercle des philologues pour devenir un phénomène culturel. Des fanzines, des clubs de lecture, des communautés de fans se constituent. La fantasy, jusque-là sous-genre marginal, s’impose comme courant majeur. La critique savante mit plus de temps à reconnaître Tolkien. Longtemps réduit à une littérature d’évasion, il fut réévalué dans les années 1980–90 grâce à des chercheurs comme Tom Shippey (The Road to Middle-earth, 1982) et Verlyn Flieger (Splintered Light, 1983). Tous deux, philologues eux-mêmes, montrèrent la profondeur de son projet : un travail érudit sur les mythes et les langues, mais transposé dans une fiction accessible. Aujourd’hui, Tolkien est étudié à l’université autant que Joyce ou Eliot, mais sur un autre versant de la modernité : non pas la déconstruction, mais la reconstruction. L’influence est immense. Ursula K. Le Guin reconnaît en lui un modèle pour Earthsea (1968). Michael Moorcock, malgré ses critiques virulentes (« Epic Pooh », 1978), écrit dans son sillage. George R. R. Martin, avec A Song of Ice and Fire, dialogue implicitement avec Tolkien, entre fidélité et subversion. Neil Gaiman, Alan Moore, toute une génération d’écrivains et de créateurs visuels ont grandi avec la Terre du Milieu. La fantasy contemporaine, du jeu de rôle (Dungeons & Dragons) au cinéma (Peter Jackson’s Lord of the Rings, 2001–2003), porte son empreinte. Mais au-delà de l’influence générique, il faut souligner ce qu’il a restauré : la fonction du mythe. Dans un monde désenchanté par la guerre, par le matérialisme, par l’effondrement des grands récits religieux, Tolkien a redonné à la fiction un pouvoir de consolation. Sa mythologie n’efface pas le tragique — les guerres, les pertes, les exils y sont omniprésents — mais elle propose une lumière, une espérance. C’est ce qu’il nommait l’« eucatastrophe » : le renversement heureux qui rend le monde habitable malgré tout. Aujourd’hui, Tolkien est plus qu’un auteur de fantasy. Il est celui qui a montré que la littérature pouvait, encore au XXᵉ siècle, recréer une mythologie crédible, profonde, consolatrice. À côté du désespoir de Lovecraft et des éclats oniriques de Dunsany, Tolkien représente la restauration : le retour de la fiction à sa fonction la plus ancienne, offrir aux hommes des histoires pour habiter le monde.

Lovecraft et le cauchemar cosmique

1er septembre 2025

Howard Phillips Lovecraft naît en 1890 à Providence, Rhode Island, et meurt dans la même ville en 1937. Toute sa vie tient dans ce cercle étroit de la Nouvelle-Angleterre, à l’exception de quelques années à New York. Enfant unique, il perd son père très tôt : Winfield Scott Lovecraft, représentant de commerce, est interné à l’asile en 1893, atteint de syphilis tertiaire. Sa mère, Sarah Susan Phillips, descendante d’une vieille famille de Providence, reste auprès de lui jusqu’à sa propre internement à Butler Hospital en 1919. L’enfance de Lovecraft est donc marquée par la maladie, l’instabilité mentale, l’isolement. Il grandit surtout auprès de son grand-père maternel, Whipple Van Buren Phillips, dont la bibliothèque nourrira ses premières lectures : contes arabes, récits gothiques, The Arabian Nights, Pope, Gray. Très tôt, il découvre Poe, dont il lit et imite les récits avant même l’adolescence. Plus tard, à l’université (qu’il n’achèvera jamais), il s’initie aux sciences — astronomie, chimie — qui laisseront une empreinte durable. Son univers se construit sur cette double matrice : le fantastique sombre de Poe et la rationalité scientifique. La mort de son grand-père en 1904 le laisse sans soutien matériel : la famille sombre dans la pauvreté, il quitte l’école, n’entre jamais vraiment à Brown University. Sa vie adulte sera une suite de difficultés financières, d’emplois précaires, de publications alimentaires dans les pulps. Lovecraft n’aura pas de succès de son vivant. Il publie surtout dans Weird Tales, fondé en 1923, et dans d’autres magazines bon marché. Ses textes sont lus par un public restreint, parfois jugés obscurs ou maladroits. Mais il construit autour de lui un cercle de correspondants — Robert E. Howard, Clark Ashton Smith, August Derleth, Donald Wandrei — avec qui il échange des dizaines de milliers de lettres (plus de 100 000 selon Joshi). Cette correspondance forme une œuvre parallèle, gigantesque, où il expose ses lectures, ses théories esthétiques, ses idées politiques (souvent réactionnaires, voire racistes). Un autre moment biographique pèse : son mariage avec Sonia Greene en 1924 et son séjour new-yorkais. Installé à Brooklyn, Lovecraft vit l’expérience comme un exil. Pauvre, isolé, choqué par la diversité ethnique de la ville, il s’enfonce dans un sentiment d’hostilité cosmique. C’est là qu’il écrit certains de ses récits les plus sombres (The Horror at Red Hook). Le mariage échoue, il revient seul à Providence en 1926. Ces années de solitude marquent son imaginaire : cités cyclopéennes, entités monstrueuses, narrateurs solitaires confrontés à l’indifférence du cosmos. Malade (cancer de l’intestin diagnostiqué trop tard), affaibli par la pauvreté, il meurt en 1937 à 46 ans. Enterré à Providence, il laisse une œuvre encore dispersée, sauvée de l’oubli par Derleth et Wandrei qui fondent Arkham House en 1939. C’est grâce à eux que Lovecraft sort de l’ombre, puis grâce aux critiques comme S. T. Joshi qu’il est reconnu comme figure centrale du fantastique moderne.

Lovecraft n’émerge pas dans le vide : il se pense lui-même comme héritier. Dans son essai Supernatural Horror in Literature (1927), il établit une généalogie du genre, de l’antiquité au gothique, puis de Poe jusqu’aux contemporains. Poe est au sommet. Lovecraft écrit que Poe « éleva l’horreur surnaturelle à un plan artistique où nul autre Américain n’avait su la porter ». L’influence est double : le choix du récit bref, tendu vers un effet unique, et l’exploration des obsessions intérieures. The Tell-Tale Heart ou The Black Cat sont pour lui des modèles de condensation et d’intensité. Dans ses propres textes, il reprend la figure du narrateur délirant, mais lui adjoint une perspective cosmique : la peur n’est plus seulement psychologique, elle est métaphysique. Dunsany est l’autre grand modèle. Lovecraft découvre A Dreamer’s Tales et The Book of Wonder vers 1919. Dans une lettre, il avoue les avoir « lus et relus jusqu’à les connaître presque par cœur ». De Dunsany, il retient le ton biblique, les cités imaginaires, les panthéons inventés. Le « Dream Cycle » de Lovecraft — Polaris (1918), The White Ship (1919), Celephaïs (1920), The Dream-Quest of Unknown Kadath (1926–27) — est directement tributaire de ce modèle. La cadence lente, les noms étranges, l’impression d’un ailleurs fabuleux : tout vient de Dunsany. Mais là où Dunsany restait dans la grâce onirique, Lovecraft introduit une inquiétude : ces cités ne sont pas seulement des rêves, elles masquent une indifférence cosmique. Ces deux filiations — Poe et Dunsany — structurent son imaginaire. Mais Lovecraft les déplace. Chez Poe, l’horreur est intérieure ; chez Dunsany, elle est mythologique et rêveuse. Chez Lovecraft, elle devient cosmique. Ses dieux ne sont pas des symboles ni des figures morales : ce sont des entités extra-humaines, aveugles, indifférentes. Il refuse le surnaturel au sens traditionnel. Rien de miraculeux, rien d’angélique : seulement une nature élargie, immense, où l’homme n’est rien. Ses monstres — Cthulhu, Yog-Sothoth, Nyarlathotep — ne sont pas au-delà de la nature, ils sont la nature elle-même, vue dans son immensité. Cette inflexion matérialiste vient de ses lectures scientifiques. Adolescent, il publie des articles d’astronomie dans la presse locale, observe les étoiles, construit des cartes. Plus tard, il s’intéresse à la géologie, à l’anthropologie, aux théories contemporaines de la relativité et de la quatrième dimension. Dans ses récits, ces disciplines deviennent des sources d’effroi. At the Mountains of Madness (1931) décrit une expédition antarctique où la géologie révèle des cités préhumaines. The Colour out of Space (1927) met en scène une météorite qui contamine la terre par une radiation incompréhensible. La science n’abolit pas le mystère, elle l’amplifie. Ainsi Lovecraft hérite mais transforme. Poe lui donne l’intensité psychologique, Dunsany la majesté onirique. Lui les détourne vers un cauchemar où la science révèle l’indifférence cosmique. Le surnaturel se dissout dans le naturel élargi. L’horreur n’est pas que subjective, ni seulement mythologique : elle est cosmologique.

Le cauchemar cosmique prend forme dans quelques récits majeurs. Le plus célèbre est The Call of Cthulhu (écrit en 1926, publié en 1928 dans Weird Tales). Le narrateur, Francis Wayland Thurston, reconstitue un dossier fragmentaire : notes d’un professeur, témoignage d’un artiste, rapport d’un officier norvégien. Peu à peu se dessine l’existence d’un culte mondial, voué à une entité endormie sous les mers, Cthulhu. Ce dieu n’est pas une figure morale : il dort, rêve, attend. Sa simple résurgence menace l’humanité. La structure du récit est emblématique : enquête documentaire, indices dispersés, révélation finale insoutenable. S. T. Joshi souligne combien ce texte condense l’art lovecraftien : horreur par accumulation de fragments, effroi né de l’érudition. At the Mountains of Madness (1931, publié en 1936) élargit la perspective. Une expédition antarctique découvre les ruines cyclopéennes d’une cité bâtie par les Anciens, une race extraterrestre venue sur Terre des millions d’années avant l’homme. Par fragments de fresques et d’indices géologiques, le narrateur reconstitue l’histoire d’une planète colonisée, abandonnée, dévastée. Ici, l’horreur n’est pas un spectre mais une paléontologie. La science mène à la révélation que l’homme est un accident, tardif, insignifiant. Michel Houellebecq, dans son essai H. P. Lovecraft : Contre le monde, contre la vie, y voit le cœur de sa métaphysique : l’univers comme force étrangère, indifférente, où l’homme est de trop. The Shadow out of Time (1934–35) poursuit ce travail. Le professeur Nathaniel Wingate Peaslee, frappé d’amnésie, découvre que son esprit a été échangé avec celui d’une entité de la Great Race of Yith, race extraterrestre vivant dans le passé et le futur grâce à des transferts de conscience. Son cauchemar est double : avoir vécu dans un corps étranger, et savoir que sa propre conscience fut habitée par un être inhumain. Le texte articule mémoire, temporalité et vertige cosmique. L’horreur n’est plus spatiale mais temporelle : l’homme n’est qu’une étape dans une lignée infinie d’espèces. À ces trois récits s’ajoutent The Colour out of Space (1927), où une météorite contamine une ferme par une radiation incompréhensible, et The Dunwich Horror (1928), qui transpose l’horreur dans une Nouvelle-Angleterre rurale, saturée de folklore dégénéré. Dans tous les cas, la même logique : enquête, indices accumulés, révélation d’une présence cosmique. L’horreur n’est pas l’apparition immédiate mais la compréhension progressive. Ces textes forment le noyau de ce qu’August Derleth appellera plus tard « le Mythe de Cthulhu ». Mais Lovecraft lui-même n’avait pas cherché à créer un système clos. Ses dieux et entités apparaissent de manière diffuse, comme des fragments d’un cauchemar partagé. Cthulhu, Yog-Sothoth, Azathoth, Nyarlathotep : noms dispersés dans des récits, allusions, correspondances. Le mythe est moins une mythologie qu’une constellation. C’est justement ce caractère fragmentaire qui fascine. Le lecteur sent une cohérence possible, mais elle n’est jamais donnée. L’horreur réside dans cette impossibilité de totaliser.

La langue de Lovecraft est immédiatement reconnaissable, parfois caricaturée, souvent critiquée, mais essentielle à son effet. Elle combine archaïsmes, adjectifs accumulés, répétitions. Eldritch, unutterable, blasphemous, cyclopean : des mots qui semblent désuets mais qui créent une atmosphère de distance, comme si le texte n’était pas contemporain. S. T. Joshi insiste sur ce point : ce n’est pas maladresse mais stratégie. L’archaïsme donne à l’horreur une patine antique, un sentiment d’antériorité. La répétition de termes vagues — « indicible », « innommable » — produit moins une description qu’un effet d’impuissance, un langage qui avoue ses limites. La structure de ses récits est récurrente. Un narrateur, souvent scientifique ou érudit, entreprend une enquête. Il accumule des indices : manuscrits anciens, traditions orales, objets archéologiques, notes dispersées. Peu à peu, les fragments convergent vers une révélation. Mais cette révélation excède la raison et conduit à l’effondrement de la conscience. C’est le schéma de The Call of Cthulhu, de The Dunwich Horror, de At the Mountains of Madness. Donald R. Burleson, dans Lovecraft : Disturbing the Universe (1990), note combien cette structure reflète l’obsession de Lovecraft pour le savoir : l’horreur ne vient pas de l’ignorance mais de la compréhension. Le recours au vocabulaire scientifique est une autre particularité. Géologie, astronomie, biologie, archéologie : Lovecraft parsemait ses récits de détails empruntés à ses lectures. Dans At the Mountains of Madness, il décrit les strates géologiques de l’Antarctique avec une précision qui ancre le récit dans une vraisemblance scientifique. Dans The Colour out of Space, il imagine une forme de radiation extraterrestre qui décompose la matière vivante. La science n’est pas rassurante, elle est le vecteur même de l’effroi. Enfin, le choix des narrateurs est décisif. Ce sont presque toujours des hommes cultivés : professeurs, antiquaires, médecins. Leur rationalité devient instrument de leur perte. Là où le gothique classique opposait la superstition au savoir, Lovecraft inverse : c’est le savoir qui mène à la terreur. Plus on comprend, moins on peut supporter. Le narrateur est ainsi une figure tragique : il cherche la vérité, mais la vérité le détruit. L’effet lovecraftien tient donc à cette alliance : une langue archaïque qui produit le sentiment de l’ancien et de l’indicible ; une structure d’enquête qui mime la rationalité scientifique ; une chute où cette rationalité se retourne en folie. L’horreur ne surgit pas d’un spectre ou d’une apparition, mais du processus même de connaissance.

Au cœur de l’œuvre de Lovecraft, il y a ce que ses commentateurs appellent le cosmicisme. S. T. Joshi, dans The Weird Tale (1990) puis I Am Providence (2010), en fait le principe structurant de sa pensée : l’univers est indifférent, l’homme n’y occupe aucune place centrale, aucune providence ne le protège. Là où Poe enfermait la peur dans la conscience et où Dunsany créait des mythes de rêve, Lovecraft radicalise : tout mythe n’est qu’une fiction humaine face à un cosmos qui ne se soucie pas de nous. Ses dieux ne sont pas moraux. Cthulhu, Yog-Sothoth, Nyarlathotep, Azathoth ne jugent pas, ne punissent pas, ne sauvent pas. Ils existent en dehors de toute catégorie humaine. Azathoth, « le démon-sultan », incarne le chaos aveugle au centre de l’univers, un bouillonnement sans raison. Cthulhu dort sous les mers, indifférent. Yog-Sothoth est défini comme la totalité de l’espace-temps. Ces entités ne sont pas surnaturelles au sens religieux : elles sont naturelles, mais dans une nature élargie à l’échelle cosmique. Leur étrangeté vient de ce que nous ne pouvons pas les penser. Cette vision a des racines. Lovecraft lit les matérialistes antiques (Lucrèce, De rerum natura), mais aussi les sciences modernes : Darwin, l’astronomie, la physique contemporaine. Dans ses lettres, il insiste : « Toute ma philosophie est fondée sur l’idée que l’homme est un accident insignifiant dans un cosmos sans dessein. » Dirk W. Mosig, critique des années 1970, a souligné ce lien avec le matérialisme scientifique : le « Mythe de Cthulhu » n’est pas un système religieux, c’est une métaphore de l’indifférence universelle. Le savoir, chez Lovecraft, n’apporte pas le salut. Il mène à la folie. Plus on connaît, plus on mesure notre insignifiance. At the Mountains of Madness ne raconte pas une expédition ratée mais une révélation : les Anciens ont créé la vie, l’homme n’est qu’un déchet évolutif. The Shadow out of Time étend cette idée : notre conscience elle-même est contingente, susceptible d’être remplacée. Le cauchemar n’est pas l’absence de sens, mais le trop-plein de sens, un sens insoutenable. Houellebecq, dans H. P. Lovecraft : Contre le monde, contre la vie (1991), l’exprime à sa manière : « Dans l’univers de Lovecraft, il n’y a pas d’amour, pas d’espoir, pas de beauté durable. Seule reste l’horreur d’exister dans un monde qui ne nous veut pas. » Houellebecq, malgré ses excès, touche juste : Lovecraft est l’écrivain de la négation, du refus de toute transcendance consolante. Le cosmicisme n’est pas une doctrine systématique. C’est une attitude, un climat. Mais il marque un tournant : le fantastique cesse d’être une lutte entre le rationnel et le surnaturel, il devient confrontation avec l’indifférence cosmique. Poe avait réduit l’horreur à l’intérieur de la conscience, Dunsany avait élargi l’imaginaire au rêve mythologique, Lovecraft l’ouvre à l’univers tout entier. Son cauchemar est métaphysique : l’homme n’a pas de place.

De son vivant, Lovecraft reste confiné aux marges. Ses récits paraissent dans Weird Tales à partir de 1923, aux côtés de Robert E. Howard ou Seabury Quinn, pour un lectorat limité de passionnés. Les critiques littéraires l’ignorent, les maisons d’édition sérieuses ne le publient pas. Il vit pauvre, vend ses textes à vil prix, réécrit pour d’autres (revisions) afin de subsister. À sa mort en 1937, à Providence, il est inconnu du grand public, enterré sans éclat. C’est son cercle d’amis et de disciples qui assure sa survie. August Derleth et Donald Wandrei fondent en 1939 Arkham House, maison d’édition destinée à publier ses œuvres en volume. Ils imposent l’idée d’un « Mythe de Cthulhu », système plus cohérent que ce que Lovecraft avait laissé, en donnant à ses fragments la forme d’une mythologie. Grâce à eux, Lovecraft sort du ghetto des pulps et accède à une reconnaissance progressive. Dans les années 1960–70, la contre-culture redécouvre son pessimisme cosmique. Colin Wilson, puis Dirk W. Mosig, Donald R. Burleson, et surtout S. T. Joshi réévaluent son œuvre. Joshi, avec H. P. Lovecraft : A Life (1996) puis I Am Providence (2010), établit la biographie critique de référence, montrant que Lovecraft est un penseur cohérent, matérialiste, plus qu’un simple conteur de monstres. C’est par cette voie qu’il entre dans les études universitaires. L’influence littéraire est immense. Robert Bloch, Fritz Leiber, Ramsey Campbell prolongent son imaginaire. Stephen King, dans Danse macabre (1981), le cite comme l’une de ses sources majeures. Borges lui consacre une nouvelle, There Are More Things (1975). Michel Houellebecq, en 1991, en fait une figure emblématique du refus de l’humanisme moderne. Son empreinte s’étend au cinéma : The Thing de John Carpenter, Alien de Ridley Scott, ou encore The Mist de Frank Darabont reprennent ses thèmes — l’indicible, la créature informe, l’univers indifférent. Dans le jeu de rôle, Call of Cthulhu (Chaosium, 1981) transforme son univers en expérience collective, où les joueurs incarnent des enquêteurs condamnés à la folie. Dans la bande dessinée, Alan Moore (Providence, 2015–17) ou Mike Mignola (Hellboy) réinterprètent son mythe. Même la musique et les jeux vidéo (de Metallica à Bloodborne) portent sa trace. Le « Mythe de Cthulhu » est devenu une mythologie collective, prolongée bien au-delà de ce qu’il avait imaginé. Paradoxalement, lui qui n’avait pas voulu créer un système clos est devenu le centre d’un univers partagé, continuellement enrichi par d’autres. Ce qui témoigne de la force de son invention : une cosmologie fictive assez puissante pour dépasser son auteur. Aujourd’hui, Lovecraft occupe une place paradoxale : encore contesté pour son racisme et ses positions politiques, mais reconnu comme l’un des grands inventeurs de l’imaginaire moderne. Son cauchemar cosmique continue d’irriguer littérature, arts visuels et culture populaire. Comme l’écrit Joshi, « Lovecraft a donné à l’horreur une métaphysique », et c’est cette métaphysique de l’indifférence qui fait de lui un auteur central, au-delà même du fantastique.

Dunsany et la mythologie onirique

1er septembre 2025

Edward John Moreton Drax Plunkett naît en 1878, dix-huitième baron de Dunsany. Une lignée anglo-irlandaise ancienne, un château dans le comté de Meath, une éducation aristocratique. Rien qui le prédestinait à devenir l’un des inventeurs de la fantasy moderne, sinon peut-être cet isolement, cette distance sociale qui le place à l’écart. Il sera soldat — guerre des Boers, Première Guerre mondiale —, chasseur, dramaturge, amateur d’échecs, mais c’est par ses récits brefs qu’il laisse une trace. Il écrit dans les premières années du XXᵉ siècle, au moment où Joyce publie Dubliners (1914), où Yeats s’impose comme poète national, où Eliot prépare The Waste Land (1922). L’Irlande est traversée par la révolte, les insurrections, la quête d’une voix moderne. Dunsany, lui, se tient ailleurs. Il ne choisit ni le réalisme psychologique ni le flux de conscience moderniste. Il construit des mondes inventés, des panthéons imaginaires, des cités de rêve. Un geste radicalement décalé, presque anachronique, mais qui ouvre une autre voie. Ses premières publications surprennent. The Gods of Pegāna paraît en 1905, petit volume chez un éditeur londonien. Un texte étrange, ni roman ni recueil de nouvelles, mais une succession de fragments, comme des versets. Il y invente des dieux qu’aucune tradition n’avait nommés. Mana-Yood-Sushai, Skarl le batteur, Kib, Slid : des divinités hiérarchisées, indifférentes aux hommes. L’ouvrage est accueilli avec curiosité mais sans grand éclat. Pourtant, il inaugure une lignée : écrire non pas sur les dieux, mais inventer des dieux. Dunsany est aristocrate mais aussi homme de théâtre. Il écrit des pièces brèves, symbolistes, jouées à Londres et parfois à Broadway. Mais son théâtre, malgré l’intérêt de Yeats et de Shaw, ne marquera pas durablement. Ce sont ses contes oniriques qui influencent. L’aristocrate en uniforme devient, presque malgré lui, un rêveur moderne. Ses livres circulent discrètement, inspirent des cercles restreints, touchent des lecteurs qui deviendront à leur tour créateurs. Ainsi s’installe le paradoxe : un auteur enraciné dans une Irlande en crise, mais qui écrit comme s’il venait d’un autre temps, d’un autre monde. Alors que le modernisme explore la conscience et la ville, Dunsany invente un ailleurs intemporel. Cette étrangeté biographique et littéraire — un baron irlandais écrivant des mythes imaginaires au cœur du XXᵉ siècle — fait partie de sa singularité.

En 1905 paraît The Gods of Pegāna. Livre mince, publié à Londres par Elkin Mathews, l’éditeur qui avait aussi lancé Yeats. Dunsany y tente un geste inédit : inventer une cosmogonie entière, comme si l’on découvrait un livre sacré venu d’un peuple inconnu. Pas de roman, pas de continuité narrative, mais une suite de fragments. Chaque fragment tient de l’hymne, du verset, du mythe fondateur. Tout commence avec Mana-Yood-Sushai, dieu premier, créateur du silence et du repos. Skarl, son batteur, frappe sans cesse sur son tambour pour que Mana-Yood-Sushai ne se réveille jamais. Autour d’eux gravitent des dieux secondaires : Kib, seigneur des hommes, Slid, dieu des rivières, Hish, dieu des hasards. Chacun a ses attributs, ses humeurs, ses limites. Les hommes leur adressent des prières, mais les dieux restent indifférents. L’univers de Pegāna n’est pas un cosmos ordonné comme chez Dante, mais une mythologie arbitraire, souvent ironique. Dunsany montre des dieux puissants mais capricieux, parfois absurdes. Le style donne l’illusion d’un texte ancien. Dunsany écrit en phrases courtes, solennelles, avec une cadence biblique : « In the beginning… », « And Kib said unto men… ». Le ton imite les Écritures, mais il s’agit de dieux inventés. C’est là sa nouveauté : créer une mythologie fictive en la dotant d’une langue sacrée. On croit lire une révélation, mais c’est une invention littéraire. Le charme naît de cette ambiguïté. Les critiques contemporains furent déroutés. Certains y virent un pastiche, d’autres un livre pour amateurs de bizarreries. Pourtant, ce texte fonde une tradition nouvelle : la mythopoeia, la création délibérée de mythes. Avant lui, George MacDonald (Phantastes, 1858) ou William Morris (The Well at the World’s End, 1896) avaient inventé des mondes féeriques, mais sans inventer des panthéons complets. Dunsany, lui, érige un panthéon imaginaire comme acte littéraire. L’écho est discret mais réel. Yeats admire le livre. Plus tard, Lovecraft dira qu’il découvrit avec The Gods of Pegāna une révélation : la possibilité d’écrire des récits comme des rêves de divinités oubliées. Tolkien, dans ses notes, reconnaîtra Dunsany comme l’un de ceux qui l’avaient influencé dans son désir d’inventer non seulement des histoires mais aussi des mythes et des langues. Avec The Gods of Pegāna, Dunsany inaugure une littérature qui ne se contente pas de raconter : elle crée un univers symbolique. Ce n’est pas une parodie, ce n’est pas une religion, c’est une fiction qui adopte la langue du sacré pour bâtir un monde inexistant. Une invention moderne, à l’écart des canons modernistes, mais qui allait ouvrir toute une lignée.

Après The Gods of Pegāna, Dunsany enchaîne les recueils. Time and the Gods (1906), A Dreamer’s Tales (1910), The Book of Wonder (1912), Tales of Wonder (1916). Tous composés de textes courts, souvent trois ou quatre pages, parfois moins. Pas de roman, pas de fresque continue : l’imaginaire se déploie par éclats, comme si chaque récit était une vignette surgie du rêve. Dans A Dreamer’s Tales, il décrit des cités impossibles. Bethmoora, par exemple, une ville désertée la veille d’une invasion. Les habitants s’enfuient dans la nuit, laissant portes et fenêtres ouvertes. La cité reste vide, figée dans un silence éternel. Le conte se termine sans explication. On ne saura jamais pourquoi, ni qui venait. L’effet tient dans cette suspension : un fragment de rêve noté à la hâte, où l’absence pèse plus que la présence. The Book of Wonder multiplie les histoires brèves : un homme part à la recherche d’un trésor gardé par des dieux oubliés, un voyageur découvre une cité d’ivoire au milieu du désert, un autre s’égare dans une auberge où le temps s’arrête. Les titres eux-mêmes — The Distressing Tale of Thangobrind the Jeweller, How Nuth Would Have Practised His Art upon the Gnoles — ouvrent déjà un univers. Les gnoles, créatures inventées, feront dire plus tard à Fritz Leiber qu’elles anticipent les gobelins de Tolkien et de la fantasy moderne. Le principe est toujours le même : un décor suggéré, une voix qui raconte, une chute elliptique. Pas de psychologie, pas de réalisme. Les récits ressemblent à des mythes dont il ne reste que des fragments. Ils fonctionnent comme des rêves : atmosphère dense, logique incertaine, fin abrupte. Lovecraft, qui lisait Dunsany la nuit, dira que ses contes « ressemblent à des visions notées au réveil, où le souvenir est encore vif mais déjà en train de s’effacer ». On retrouve dans cette brièveté l’écho de Poe — l’idée de l’effet unique — mais transposée dans une veine onirique et non psychologique. Là où Poe enfermait le lecteur dans la conscience d’un narrateur délirant, Dunsany l’emporte dans un ailleurs sans explication. Le récit est moins une intrigue qu’un climat. Chaque texte agit comme une porte entrouverte sur un monde qui disparaît dès qu’on y entre. Ce choix du conte bref le distingue aussi de ses contemporains. Alors que le roman victorien avait habitué à la prolixité, Dunsany pratique la concision. Ses récits tiennent dans la poche, se lisent d’un trait, mais laissent une impression durable, comme une image persistante du rêve. C’est cette densité brève qui les rend si influents : ils se lisent vite, mais hantent longtemps.

Ce qui frappe, chez Dunsany, ce n’est pas seulement ce qu’il raconte mais la manière dont il le raconte. Sa prose a la cadence des Écritures. Des phrases brèves, scandées, solennelles. Des anaphores, des répétitions, un lexique archaïsant. Lire Dunsany, c’est entendre une voix prophétique, comme si le texte avait traversé les siècles. Dans The Gods of Pegāna, Skarl le batteur frappe son tambour « for ever and for ever and for ever », et l’insistance donne à l’image une éternité fictive. Cette langue biblique appliquée à des mythes inventés produit un effet singulier. On croit lire un fragment ancien, transmis d’une tradition perdue, alors qu’il s’agit d’une création du XXᵉ siècle. La fiction se déguise en texte sacré. La force de conviction tient dans le rythme. Ce n’est pas une imitation servile de la Bible, mais une appropriation de ses cadences pour donner gravité et profondeur à un monde inexistant. Par contraste, George MacDonald ou William Morris, ses prédécesseurs dans la littérature féerique, écrivaient dans une prose victorienne ample, descriptive, parfois lourde. Dunsany, lui, taille net. Ses récits sont courts, ses phrases resserrées, son ton invariablement élevé. Ce dépouillement donne à ses mondes imaginaires une densité inédite. Un seul paragraphe suffit pour que le lecteur accepte l’existence d’un dieu ou d’une cité oubliée. Lovecraft reprendra cette technique dans ses contes du Cycle du Rêve. The White Ship ou Celephaïs adoptent une prose plus lente, plus solennelle que ses récits d’horreur cosmique. Il y a chez lui une imitation directe de Dunsany : l’énumération des cités, la voix quasi biblique, la solennité factice. Tolkien, de son côté, adoptera une autre voie mais avec une dette voisine : ses Silmarillion et ses chants elfiques reprennent ce ton de chronique ancienne, de récit fondateur. On pourrait dire que Dunsany invente la possibilité même de donner à une fiction moderne l’autorité d’un texte ancien. Son style n’est pourtant pas figé. Dans The Book of Wonder, il se fait parfois ironique, malicieux, presque cabotin. Mais même là, la langue garde une simplicité biblique, une retenue. L’effet est d’autant plus puissant qu’il joue avec la distance : des dieux absurdes dans une langue sacrée, des voyageurs perdus décrits avec une gravité disproportionnée. Ce contraste renforce la saveur onirique. C’est cette originalité stylistique qui explique son influence. Les mondes imaginaires existaient déjà, mais leur voix restait celle du conte ou du roman. Dunsany a trouvé une voix mythologique. Une prose qui sonne comme un souvenir de l’Ancien Testament ou d’Hésiode, mais qui ne renvoie à aucune religion réelle. Un style qui fabrique, par lui-même, l’illusion d’un passé légendaire.

Dunsany n’a jamais connu le succès massif de ses contemporains réalistes ou modernistes. Ses premiers lecteurs furent surtout des cercles littéraires et quelques admirateurs fervents. W. B. Yeats, déjà consacré comme poète, salua l’étrangeté de The Gods of Pegāna. George Bernard Shaw, critique influent, encouragea ses pièces de théâtre. Mais Dunsany resta une figure marginale, aristocrate solitaire publiant des livres de rêve dans une époque où le roman naturaliste et, bientôt, le modernisme dominaient la scène. Son influence, pourtant, fut décisive. Howard Phillips Lovecraft découvre Dunsany vers 1919. La lecture est une révélation. Dans sa correspondance, il avoue avoir lu et relu A Dreamer’s Tales et The Book of Wonder au point d’en avoir mémorisé des passages entiers. Ses récits du Cycle du Rêve — Polaris, The White Ship, Celephaïs, The Doom that Came to Sarnath, puis The Dream-Quest of Unknown Kadath — portent la marque directe de Dunsany. Les cités aux noms inventés, les visions de temples et de déserts, la cadence solennelle de la prose : tout cela vient de l’Irlandais. Mais Lovecraft, là où Dunsany s’arrêtait au rêve, introduit le cauchemar et la cosmologie matérialiste. Tolkien, de son côté, ne cache pas sa dette. Il a lu Dunsany à Oxford. Dans ses lettres, il évoque l’influence qu’ont eue sur lui non seulement William Morris et George MacDonald, mais aussi Lord Dunsany, qu’il cite parmi ceux qui lui donnèrent l’idée qu’un écrivain moderne pouvait créer des mythes de toutes pièces. On retrouve chez Tolkien cette volonté de donner à une fiction l’autorité d’une chronique ancienne. The Silmarillion fonctionne comme un Pegāna agrandi, systématisé, nourri par des langues inventées et une histoire complète. L’influence s’est prolongée. Ursula K. Le Guin, dans ses essais (The Language of the Night), reconnaît en Dunsany un ancêtre de la fantasy onirique. Neil Gaiman, dans Sandman, lui rend hommage explicitement : certains épisodes, certaines tonalités, viennent directement de The Book of Wonder. Dans les années 1960-70, l’essor de la fantasy a consacré Tolkien, mais derrière Tolkien, l’ombre de Dunsany demeure. En France, son nom reste discret. Quelques traductions anciennes, dispersées, n’ont pas suffi à l’imposer. Mais dans l’histoire de l’imaginaire, il occupe une place essentielle : il est celui qui, après Poe, a montré que l’on pouvait écrire non seulement des histoires étranges mais des mythologies nouvelles. Là où Poe enfermait le fantastique dans la conscience, Dunsany l’ouvrait vers le rêve collectif, vers des dieux inventés mais crédibles

Avec Dunsany, une étape nouvelle s’impose dans l’histoire de l’imaginaire. Avant lui, le conte merveilleux, la féerie victorienne, les récits gothiques : autant de formes encore liées à des traditions anciennes ou à des décors hérités. Lui invente un ailleurs qui n’a jamais existé, mais qu’il fait résonner comme un souvenir collectif. Il ne se contente pas de raconter des histoires : il crée un univers mythologique parallèle, autonome, qui ne doit rien à une religion réelle. C’est la naissance de la mythopoeia moderne. Ce geste, pourtant, reste marginal dans son temps. Le modernisme littéraire explore le flux de conscience, la fragmentation, l’expérience urbaine. Joyce, Woolf, Eliot transforment le roman et la poésie. Dunsany, aristocrate solitaire, trace une autre voie : au lieu d’explorer la conscience individuelle, il invente des mythes collectifs. Au lieu de décrire le monde réel, il bâtit des mondes impossibles. Il n’est pas moderniste, il n’est pas réaliste, il est autre. Cette altérité est précisément ce qui le rend fondateur. Lovecraft en fera un matériau pour ses cauchemars cosmiques. Tolkien en fera l’ossature d’une épopée complète. Tous deux, chacun à leur manière, prolongent le geste de Dunsany : donner à la fiction la densité d’un mythe. Sans lui, le rêve lovecraftien et la Terre du Milieu tolkienienne n’auraient pas eu la même autorité. Dunsany n’est donc pas seulement une curiosité littéraire. Il est un point d’origine. En quelques livres publiés entre 1905 et 1916, il a ouvert une brèche : écrire comme si l’on transmettait une tradition sacrée, mais dans un monde inventé de toutes pièces. À travers lui, la littérature découvre qu’elle peut non seulement imiter le mythe, mais en créer de nouveaux. C’est cette invention, discrète mais décisive, qui inscrit Dunsany dans l’histoire de l’imaginaire moderne.

Poe et le fantastique intérieur

1er septembre 2025

Edgar Allan Poe naît en 1809, au moment même où le roman gothique s’épuise. Melmoth the Wanderer de Maturin paraît en 1820 : Poe a alors onze ans. Le décor des châteaux en ruine, des cloîtres et des armures tombées du ciel appartient déjà à une autre époque. Lui ne vivra pas parmi les pierres médiévales mais dans des chambres de pension, des mansardes, des maisons ordinaires. Sa vie entière se déroule dans l’espace étroit des villes de la côte Est américaine : Boston, Richmond, Baltimore, Philadelphie, New York. Pas de cathédrales gothiques, pas de ruines antiques. Le gothique, il le reçoit par les livres. Son univers concret, ce sont des intérieurs modestes, des logis fragiles, des chambres où la pauvreté et l’alcool font trembler les murs. Ce déplacement biographique est décisif : l’imaginaire gothique, Poe le condense dans l’espace domestique. La maison devient scène de l’effroi. The Fall of the House of Usher (1839) concentre cette mutation : plus de château médiéval, mais une demeure usée, presque bourgeoise, dont les fissures correspondent à celles de l’esprit. Roderick Usher vit enfermé, malade de sa propre sensibilité. La maison n’est pas décor extérieur, elle est métaphore du sujet. Elle tombe parce qu’il tombe. Tout au long de sa vie, Poe connaît l’instabilité résidentielle. Orphelin très tôt, adopté par la famille Allan sans y trouver d’ancrage véritable, il passera d’un foyer à l’autre. Cette précarité se retrouve dans ses récits : aucune maison n’est stable, chaque mur menace de s’écrouler. La ruine gothique, chez lui, se déplace à l’intérieur : murs fissurés, planchers qui battent, caves où l’on mure les corps. La fiction gothique parlait de vastes édifices ; Poe réduit l’échelle à la chambre, au grenier, à la cave. Charles Baudelaire, qui traduira Poe dans les années 1850, voit justement là la marque de sa modernité. Dans la préface des Histoires extraordinaires, il parle d’un « esprit tout entier tourné vers l’analyse et la dissection ». Le décor gothique n’est plus qu’un miroir du trouble intérieur. Le fantastique change de régime : on ne tremble plus devant un spectre extérieur, mais devant une conscience fissurée. De Walpole à Maturin, l’espace gothique était monumental ; chez Poe, il devient claustrophobe. De l’abbaye à la chambre, du cloître au cabinet, de la crypte collective à la cave domestique, le trajet est net. C’est l’Amérique du XIXᵉ siècle : pas de ruines médiévales, pas de cathédrales chargées de signes. Poe invente donc un autre lieu pour l’horreur : la maison ordinaire, repliée sur elle-même, où l’architecture devient métaphore du moi.

Chez Poe, l’horreur ne vient pas des spectres mais de la fissure intérieure. Le fantastique se retourne vers la conscience. Dans The Tell-Tale Heart (1843), le narrateur n’est pas poursuivi par un fantôme, il est dévoré par son propre crime. Il croit entendre, sous les planches, le battement du cœur de sa victime. Mais ce rythme n’est que le sien, une pulsation projetée, une obsession qui enfle jusqu’à la folie. Dans The Black Cat (1843), c’est l’alcool, la rage, la cruauté qui mènent au meurtre, puis à la hantise. Le chat mutilé et revenu d’entre les morts n’est pas un spectre extérieur, il est la matérialisation de la culpabilité. Poe place le lecteur à l’intérieur d’une psyché fissurée, là où le délire devient récit. Cette logique est biographique. Poe vit toute sa vie sous le signe du deuil et de la perte. Sa mère meurt de tuberculose alors qu’il n’a pas trois ans. Sa femme Virginia, sa cousine, qu’il épouse adolescente, meurt elle aussi de la même maladie en 1847. Entre ces deux dates, Poe connaît la pauvreté, les dettes, les humiliations, l’alcoolisme qui le ronge. Chaque femme aimée meurt, chaque foyer se défait. L’horreur chez lui n’a pas besoin de châteaux : elle est dans le lit conjugal, dans la toux de la tuberculeuse, dans le silence après la mort. C’est cette matière qui nourrit ses récits. Ligeia (1838), Morella (1835), Berenice (1835) sont autant de figures féminines mortes et revenues, obsessions répétées de la disparition et du retour impossible. Le fantastique intérieur est aussi celui de la conscience malade. Poe fréquente les frontières du délire. Son narrateur est presque toujours un « je » fiévreux, qui raconte sa propre chute. Pas de distance, pas de médiation : le lecteur est enfermé dans une subjectivité délirante. Ce n’est pas l’apparition qui effraie, c’est la voix même qui raconte. La folie est devenue point de vue. Baudelaire y voit une des grandes modernités de Poe : avoir su transformer la psychose en récit, la culpabilité en intrigue. On retrouve ici l’obsession du double. Dans William Wilson (1839), le narrateur est poursuivi par son double moral, celui qui dit non, qui empêche. Dans The Imp of the Perverse (1845), l’horreur n’est pas un fantôme mais l’élan irrésistible vers le crime, la pulsion de transgression pour elle-même. Poe pressent déjà ce que la psychanalyse appellera pulsion de mort. L’ennemi n’est pas dehors, il est dedans. Chaque récit condense une expérience vécue : perte, alcool, délire, solitude. Mais Poe lui donne forme par une langue précise, découpée, analytique. Là où sa vie n’était que chaos, ses textes transforment le désordre en architecture implacable. La peur qu’il met en scène n’est pas celle du château qui s’écroule, mais celle du moi qui se désagrège.

Poe n’écrit pas seulement des histoires, il pense la forme qui les porte. En 1846, dans The Philosophy of Composition, il expose son credo : un poème ou une nouvelle doivent viser un « effet unique », perceptible d’un seul trait. La lecture doit se faire d’une seule assise, sans interruption. Au-delà, dit-il, l’intensité se dissout. La brièveté n’est pas une limite mais une condition esthétique. De là, chaque texte est construit comme une mécanique : pas de digression, pas de remplissage, tout tend vers une révélation finale. Cette conception découle aussi de ses conditions de vie. Poe publie dans les magazines et les journaux, là où la place est comptée, où la lecture se fait vite, entre deux nouvelles d’actualité. L’économie du format devient esthétique. Il faut captiver en quelques pages, surprendre, choquer, clore par une chute mémorable. Les contraintes éditoriales, la pauvreté, l’obligation de produire pour survivre : tout cela infléchit son art vers la condensation. Là où le roman gothique déployait des centaines de pages dans des couloirs infinis, Poe ramasse l’angoisse dans une dizaine de pages suffocantes. Il applique à la prose la rigueur qu’il attribuait à la poésie. Dans The Poetic Principle, il affirme que le poème long n’existe pas : au-delà de quelques dizaines de vers, l’unité de l’effet s’effondre. The Raven (1845) est construit sur ce modèle, chaque refrain, chaque rime participant d’une montée vers l’obsession. De même, The Pit and the Pendulum (1842) est une démonstration : un dispositif unique (le balancement de la lame) suffit à soutenir tout le récit jusqu’à la délivrance finale. Ses critiques l’ont souvent décrit comme un architecte de la peur. Chaque nouvelle est une chambre close. On entre, on se laisse enfermer, et la porte se referme derrière nous jusqu’à la chute. Pas d’errance, pas de digression romantique : une progression calculée. Jules Verne, qui l’admira, parlera d’« horlogerie » à propos de ses récits. Baudelaire, encore, saluera cette rigueur : une littérature de l’effet pur, de l’intensité maîtrisée. La condensation formelle renforce le déplacement du gothique. Plus de châteaux interminables, plus de corridors infinis : seulement une scène, une pulsation, une obsession. Chaque texte est un bloc de peur, sans dehors. Ce que le gothique étalait sur des volumes, Poe l’invente comme une expérience immédiate, une secousse à recevoir d’un seul coup.

Chez Poe, l’horreur cohabite avec une rigueur glaciale. On oublie parfois qu’il est aussi l’inventeur du récit d’énigme, précurseur du roman policier. Dans The Murders in the Rue Morgue (1841), Auguste Dupin résout un crime apparemment inexplicable par la seule puissance de l’analyse. Pas de spectre, pas de malédiction : un orang-outang échappé, identifié par raisonnement. The Mystery of Marie Rogêt transpose un fait divers réel, le meurtre de Mary Rogers à New York, et propose une enquête méthodique, comme si la littérature pouvait rivaliser avec la police. The Purloined Letter (1844) inverse la logique : la lettre cachée est visible, et seule une intelligence hors du commun peut la reconnaître. Ces récits marquent un tournant : le lecteur n’est plus seulement invité à trembler, mais à suivre une démonstration intellectuelle. Cette dimension n’est pas accidentelle. Poe avait une passion pour la cryptographie, les puzzles, les logogriphes. Il proposait à ses lecteurs des défis dans les journaux, se vantant de pouvoir déchiffrer n’importe quel code. Dans The Gold-Bug (1843), le décryptage d’un message secret mène à un trésor. On y retrouve la même mécanique que dans ses récits de peur : enfermer le lecteur dans une énigme, puis lui livrer une sortie calculée. L’horreur et la raison suivent la même logique : un enfermement, une progression, une résolution. Cette double veine — délire intérieur et lucidité analytique — traverse toute son œuvre. Le même homme qui imagine un narrateur obsédé par un battement de cœur écrit aussi des traités sur la composition poétique ou des anticipations scientifiques (The Facts in the Case of M. Valdemar, 1845, où il expérimente l’hypnose sur un mourant ; Eureka, 1848, essai cosmologique qui annonce l’expansion de l’univers). La rationalité n’abolit pas l’horreur : elle la rend plus inexorable. Dans The Pit and the Pendulum, ce n’est pas un fantôme qui menace, mais une mécanique d’une précision terrifiante, lame qui descend, mur qui se resserre. Le cauchemar naît de la logique elle-même. Les critiques ont souvent noté ce paradoxe : Poe est à la fois le poète du délire et l’ingénieur du récit. Sa vie oscillait entre désordre absolu — dettes, alcool, deuils — et une exigence de construction rigoureuse. Ses textes reflètent cette tension. L’imaginaire de Poe n’est pas un abandon, mais une maîtrise qui encadre la folie. Il met en forme l’irrationnel avec des instruments rationnels. Ce mélange prépare deux héritages. D’un côté, la lignée du policier moderne (Conan Doyle, puis tout le roman d’enquête). De l’autre, la lignée du fantastique psychologique, où la peur naît d’une mécanique intérieure inexorable. Poe tient les deux. Le gothique avait besoin de ruines et de cryptes ; Poe montre que la peur se suffit d’une logique, d’une chambre, d’un esprit fissuré.

Poe ne laisse pas seulement une œuvre, il impose un paradigme. L’horreur n’est plus dehors, elle est dedans. Cette invention marque une fracture dans l’histoire de l’imaginaire. Le gothique avait bâti des châteaux de papier, Poe réduit la peur à une chambre, à une conscience. Ce déplacement irrigue tout le XIXᵉ siècle. Baudelaire le traduit à partir de 1852 et fait de lui un frère en modernité. Dans ses préfaces, il insiste sur la précision analytique de Poe, sur sa capacité à condenser l’horreur en effet pur. Mallarmé reprendra l’élégance glaciale du Corbeau dans sa traduction de 1875. En France, Poe devient presque plus central que dans son Amérique natale, où il mourut en 1849 dans un hôpital de Baltimore, délirant, trouvé ivre dans une rue. Sa légende noire nourrit son image d’écrivain maudit, mais c’est son esthétique qui compte : une horreur rationnelle, intime, calculée. Lovecraft reconnaîtra en lui un maître. Dans ses essais (Supernatural Horror in Literature, 1927), il consacre des pages entières à Poe comme inventeur du fantastique moderne. Ses propres récits de maisons hantées (The Shunned House) ou de narrateurs obsédés reprennent la claustration intérieure. Mais Lovecraft y ajoute la cosmologie matérialiste, l’univers indifférent. Là où Poe enferme la peur dans un cœur battant, Lovecraft la projette dans le cosmos. La filiation est directe : du dedans à l’infini. En parallèle, le policier moderne naît de Dupin. Conan Doyle créera Sherlock Holmes comme héritier direct. Toute une tradition du raisonnement, de l’énigme résolue par l’esprit, découle de Poe. Le même écrivain aura donc donné naissance au fantastique psychologique et au récit d’enquête, deux piliers du XIXᵉ et du XXᵉ siècle. Mais c’est surtout la modernité du geste qui frappe. Poe transforme la fiction en laboratoire de la conscience. Plus besoin de ruines médiévales ni de spectres théâtraux : il suffit d’une obsession, d’une pulsation, d’un délire intérieur. La peur devient subjective, et le récit enregistre cette subjectivité. Là réside sa postérité. Kafka, Borges, Cortázar liront Poe et y verront une architecture du récit court, fermé, tendu vers une révélation. Baudelaire et Mallarmé le feront entrer dans la tradition symboliste. Lovecraft en fera le socle du weird moderne. Poe n’aura pas eu de stabilité, pas de fortune, pas de maison solide. Mais il a trouvé, dans la chambre étroite de la nouvelle, un espace absolu : celui où le moi devient décor, où l’esprit fissuré remplace la ruine gothique, où l’horreur est une lecture intérieure.

Du sacré et de l’allégorie médiévale à l’esthétique de la ruine gothique

1er septembre 2025

Au Moyen Âge, le monde n’est pas seulement vécu, il est lu. Liber mundi : chaque chose fait signe, chaque créature tient lieu de lettre dans une écriture divine. La nature n’est pas un décor, elle est une écriture à lire. Cette lecture a des sources anciennes. Chez les Grecs, le Timée de Platon donne un monde ordonné par un dêmiourgos ; les Stoïciens parlent d’un logos semé dans les choses ; Plotin pense l’émanation d’un sens qui descend dans la matière. Côté hébraïque, Philon d’Alexandrie pratique l’allégorie des Écritures ; plus tard, la tradition rabbinique multiplie niveaux et gloses, jusqu’aux quatre voies de lecture du PaRDeS. Dans l’islam, l’Ikhwân al-Safa’ (les Frères de la Pureté) proposent une encyclopédie symbolique du créé ; Ibn Tufayl, avec Hayy ibn Yaqzân, pense un monde lisible par l’intellect ; la distinction zâhir/bâtin (apparent/secret) organise déjà une herméneutique. Le christianisme médiéval rassemble et ordonne cette impulsion : Augustin (De doctrina christiana) réfléchit aux signes, Cassien fixe la quadrige (littéral, allégorique, moral, anagogique), Hugues de Saint-Victor en donne la discipline, Thomas d’Aquin la systématise (Somme, I, q.1, a.10). Alain de Lille résume l’esprit en une formule devenue maxime : Omnis mundi creatura quasi liber et pictura — toute créature du monde est comme un livre et une image. De là, les pierres et les verres prennent parole. Abbon Suger à Saint-Denis pense la lumière comme théologie ; le pseudo-Denys l’Aréopagite lui donne l’angeologie et la symbolique du rayonnement. Une nef n’est pas seulement une nef, c’est un axe, un passage, une montée. Chartres, Amiens : portails chargés de bêtes et de vices sculptés comme des avertissements, vitraux qui racontent ce que l’oreille ne lit pas. Les Biblia pauperum illustrent la même économie : images pour ceux qui n’ont pas les lettres, mais qui savent déchiffrer des correspondances. Le Physiologus (grec) puis l’Etymologiae d’Isidore de Séville donnent le code des bêtes : la licorne pour la pureté, le lion pour la force christique, le basilic pour le péril. Bède le Vénérable, Raban Maur, toute une lignée de glossateurs tissent la Glossa ordinaria autour de la Bible : texte au centre, marges qui bruissent, monde qui commente le monde. Hildegarde de Bingen voit des cosmologies en feu dans ses visions (Scivias), Dante perçoit la totalité en architecture morale ; tous écrivent sous la même loi : rien n’est nu, tout renvoie. Ainsi, l’herméneutique médiévale recycle le vieux geste animiste — rien n’est muet, tout parle — mais l’unit sous un seul auteur : Dieu. Là où l’animisme dispersait des puissances dans les choses, la pensée chrétienne verticalise et ordonne. On lit la Bible à quatre sens et, par extension, on lit le monde de même : littéral (ce qui est), allégorique (ce que cela figure), moral (ce que cela exige), anagogique (où cela mène). Cette grille n’est pas un ornement : elle règle l’imaginaire. La fiction ne se justifie pas par elle-même ; elle transmet, elle instruit, elle conduit. Entrer dans une cathédrale, c’est entrer dans un texte. Le portail est une page, la nef une phrase, le chœur une promesse. La lumière traverse le bleu, le rouge, et pose sur la pierre un commentaire mouvant. On ne contemple pas, on interprète. Le lecteur n’est pas un consommateur d’histoires mais un pèlerin qui passe d’un signe à l’autre, d’une figure à son sens. La beauté existe, mais elle reste au service d’une vérité ; le plaisir de voir n’est pas séparé de l’obligation de comprendre. C’est là la force de ce régime : symbole et réalité ne se séparent pas. Le monde n’est pas un théâtre, c’est une exégèse. Dieu tient la plume, l’homme lit. Jusqu’au jour où la plume vacille, et où la pierre commence à n’être plus qu’une ruine.

Puis viennent les fissures. La Renaissance déplace le centre : l’homme prend la place du signe. Pétrarque relit Cicéron, redécouvre l’Antique, l’ad fontes humaniste affaiblit le cadre symbolique médiéval. Marsile Ficin traduit et commente Platon, Pic de la Mirandole célèbre la dignité de l’homme : le monde n’est plus d’abord un texte sacré mais un champ d’expériences. L’allégorie perd son évidence. On admire la forme pour elle-même, l’image avant le sens. Alberti, Vasari, Léonard : la perspective, la recherche anatomique, le goût du portrait brisent l’ancien régime du signe. La crise religieuse accentue la rupture. Luther traduit la Bible en allemand (1522), Calvin refuse l’ornement, Zwingli supprime l’image des temples. L’iconoclasme secoue l’Europe : en 1566, les Beeldenstorm dévastent les églises des Pays-Bas, statues brisées, vitraux réduits en éclats. L’image devient suspecte, un piège de l’idolâtrie. Là où le Moyen Âge la chargeait de symboles, la Réforme la réduit à un objet dangereux, à bannir. Le concile de Trente (1563) tente bien de défendre l’art sacré, mais le soupçon demeure. L’imaginaire chrétien n’est plus une évidence, il doit se justifier, se défendre. Dans le même temps, la ruine acquiert une valeur neuve. Ce qui hier signifiait un effondrement du sens devient objet d’admiration. Piranèse grave ses Vedute di Roma et ses Carceri d’invenzione : colonnes brisées, arches effondrées, prisons impossibles. La mélancolie de la ruine n’est plus un sermon mais une esthétique. On contemple le vestige pour lui-même, comme un spectacle. Déjà au XVe siècle, Alberti évoquait la beauté des ruines antiques ; au XVIIᵉ, les peintres comme Claude Lorrain ou Hubert Robert font de la ruine un motif central. L’architecture ne signifie plus seulement, elle émeut. Cette mutation est aussi philosophique. Montaigne, dans ses Essais (1580), se détourne de l’allégorie universelle : « Que sais-je ? » devient mot d’ordre. Pascal, plus tard, parlera de l’homme perdu « entre deux abîmes » : plus de certitude que tout soit lisible. Le monde cesse d’être le grand commentaire de Dieu ; il devient lieu d’incertitude, de contemplation, d’expérience sensible. Ainsi se défait l’ancien système. Le signe se détache de sa fonction théologique, l’image devient objet esthétique, la ruine un motif de plaisir mélancolique. L’homme n’avance plus dans une architecture de symboles, mais dans un paysage à éprouver. La lecture se fissure, et déjà l’ombre du gothique pointe : on ne lit plus pour être sauvé, on regarde pour frissonner.

Au XVIIIᵉ siècle, le gothique cesse d’être un style architectural ou un souvenir de ruine : il devient fiction. L’Angleterre en est le foyer. En 1764, Horace Walpole publie The Castle of Otranto, qu’il prétend d’abord traduire d’un manuscrit ancien pour lui donner une patine d’authenticité. Dès les premières pages, une armure géante tombe du ciel et écrase l’héritier d’une lignée : la ruine n’est plus sermon mais décor du frisson. Le château est saturé de souterrains, de portes dérobées, de prophéties. L’édifice religieux ou seigneurial, autrefois signe de stabilité, devient lieu d’angoisse. Le succès ouvre une veine. Ann Radcliffe (The Mysteries of Udolpho, 1794 ; The Italian, 1797) perfectionne la formule. Elle installe ses héroïnes dans des paysages de montagnes, de couvents, de châteaux abandonnés. Les descriptions sont interminables : orages, clair-obscur, corridors. Ses fantômes sont souvent expliqués par la raison — mais l’effet reste celui de l’inquiétude. Le gothique devient une machine à produire le « frisson agréable » (pleasurable terror). Matthew Lewis, avec The Monk (1796), radicalise le genre. Ici plus d’équivoque : spectres, pactes démoniaques, incestes, viols. Le religieux n’élève plus, il oppresse. Le moine Ambrosio, figure du pouvoir spirituel, est corrompu, possédé. Les couvents sont des prisons, les rituels des mascarades. Là où le Moyen Âge voyait dans le cloître un espace de salut, le gothique en fait un théâtre de vice et d’horreur. Charles Robert Maturin, Irlandais, clôt cette première période avec Melmoth the Wanderer (1820). Melmoth a vendu son âme au diable et erre, condamné. Son récit est un labyrinthe de récits enchâssés, d’exils et de damnations. L’imaginaire gothique bascule ici dans une noirceur métaphysique : la quête de salut devient impossible. Le mouvement se propage en Europe : Schiller et Goethe expérimentent avec le roman noir, Sade s’empare de ses motifs, Nodier, Hugo ou Balzac en France reprennent la ruine, le cloître, le spectre. Le gothique n’est pas seulement un sous-genre : il marque l’entrée de l’Occident dans un imaginaire où l’édifice sacré est vidé de sa fonction symbolique et rempli de terreur. Ainsi, en un demi-siècle, l’ancien langage de la pierre se transforme. Le château n’explique plus, il enferme. L’abbaye n’instruit plus, elle piège. Le religieux devient superstitieux, le sublime se change en horreur. Le roman gothique institue une nouvelle économie du signe : décor, atmosphère, sensation. Le lecteur ne lit plus pour comprendre le monde, mais pour éprouver un vertige. Avec le gothique, un régime entier de l’imaginaire bascule. Là où le Moyen Âge voyait dans l’édifice une architecture de signes, le roman gothique n’y voit plus qu’un décor. La cathédrale, le couvent, le château cessent d’être des médiations vers le salut. Ils deviennent des lieux d’angoisse, des pièges. Ce qui garantissait un ordre symbolique ne produit plus que vertige. La mutation est double. D’abord, l’espace sacré se vide de sa charge théologique. Le portail, la nef, le cloître n’instruisent plus : ils enferment. Dans Udolpho, la jeune Emily ne lit pas de symboles, elle traverse des corridors qui se referment sur elle. Dans The Monk, Ambrosio ne guide pas les fidèles, il les perd. La pierre n’oriente plus, elle égare.

Ensuite, le lecteur change de place. Il n’est plus pèlerin, il devient spectateur. Le Moyen Âge lui demandait d’interpréter, d’aller d’un signe à l’autre pour comprendre le plan de Dieu. Le gothique lui demande d’éprouver. Terreur, mélancolie, sublime. Edmund Burke, dans sa Philosophical Enquiry into the Origin of Our Ideas of the Sublime and Beautiful (1757), avait déjà théorisé ce basculement : le sublime naît de la crainte, de l’obscurité, de l’immensité. Le roman gothique traduit cela en fiction. Le sacré se retourne ainsi en machine à sensations. L’allégorie, qui assurait la continuité du signe et de la vérité, se dissout dans l’effet. La ruine, autrefois avertissement moral, devient spectacle esthétique. Le cloître n’élève plus, il oppresse. La fiction gothique hérite des formes religieuses pour les détourner, les vider. Elle expose ce que l’époque a perdu : la certitude d’un monde lisible. Ce vide fait trembler. Mais il ouvre aussi un espace neuf. Car c’est précisément dans cette fissure — quand le signe ne garantit plus, quand l’édifice ne signifie plus — que la littérature moderne va s’engouffrer. De la pierre sacrée au couloir obscur, de l’allégorie au frisson, l’imaginaire occidental a changé de régime. La suite, au XIXᵉ siècle, ne se jouera plus dans les ruines et les châteaux, mais dans l’espace intérieur : une chambre close, un cœur qui bat sous le plancher, une conscience qui se fissure. Poe est déjà là, en embuscade.

La vie des maîtres, Spalding

31 août 2025

Années 1920, à Los Angeles  : fin d’après-midi sur Broadway, un panneau lumineux diffuse une réclame pour une conférence sur les “mystères de l’Orient”. Dans une salle bondée du Trinity Auditorium, les badauds se pressent. On peut y croiser Manly P. Hall, auteur et ésotériste en vue . Là aussi aurait pris la parole, selon la légende, Baird T. Spalding, un homme dont le nom est aujourd’hui oublié, mais qui affirmait avoir côtoyé des maîtres immortels au Tibet. Spalding, Américain né en 1872 à Cohocton (New York), issu d’un milieu ordinaire, ingénieur, prospecteur, orateur. Il ne s’est jamais proclamé maître spirituel, mais raconte, avec pudeur, un voyage initiatique — réel ou fantasmé — dans l’Himalaya. Aucun élément solide ne confirme son périple . Mais en 1924, il publie La Vie des Maîtres, un récit de contact avec des êtres invisibles, placés dans le pendant exotique de cet âge de l’entre-deux-guerres. Dans ce Los Angeles d’émerveillement consumériste — cafés enfumés, néons, jazz, Hollywood naissant — Spalding n’est pas charlatan, juste un homme qui capte l’air du temps. Là où la ville recherche du sensationnel, une harmonie cosmique ou un sens invisible au tumulte moderne, lui propose un récit : la sagesse venue d’ailleurs, offerte comme une promesse douce, non revendicative, irrésistible.

L’Amérique sort de la Grande Guerre avec le sentiment d’entrer dans un âge neuf. Les usines tournent, les rues de New York, Chicago, Los Angeles s’emplissent d’automobiles rutilantes. La Bourse flambe, les fortunes s’affichent dans les gratte-ciel. Mais derrière ce vernis prospère, une inquiétude sourd : modernité trop rapide, crise religieuse, peur que le progrès matériel ne laisse l’âme à la traîne. Dans ce climat, la demande d’« autre chose » explose. Sur la côte Est, on lit les écrits de la Société Théosophique. À Chicago, des loges rosicruciennes tiennent réunion dans des hôtels anonymes. À Los Angeles, les salles de conférence accueillent Manly P. Hall et ses causeries sur la sagesse antique. Partout, les librairies voient fleurir des volumes aux titres prometteurs : Les Lois de la pensée constructive, Les Puissances de l’esprit, La Science de la prospérité. Spalding se glisse dans ce marché culturel. Ingénieur de formation, familier du langage scientifique, il sent que le public veut des preuves, des récits concrets, pas seulement des théories. Là où Blavatsky avait bâti une doctrine, il choisit l’histoire. Il transforme l’imaginaire des « Maîtres himalayens » — déjà popularisé par la Théosophie — en une narration vivante, présentée comme témoignage. Ce n’est pas seulement l’inspiration orientale qui séduit : c’est la forme. Un voyage, des rencontres, des dialogues. Un roman spirituel camouflé en journal de bord. Dans une Amérique qui croit aux récits de self-made men et de conquêtes, La Vie des Maîtres épouse la même logique : la sagesse orientale servie comme une aventure moderne, à la première personne, pour un public qui n’a pas besoin d’y croire entièrement pour se laisser emporter.

En 1924 paraît à DeVorss & Company, Los Angeles, un volume au titre modeste : Life and Teaching of the Masters of the Far East. Couverture austère, texte en anglais simple, sans apparat. Mais le contenu frappe d’emblée : un récit de voyage initiatique, où un petit groupe d’Occidentaux, mené par Spalding, traverse l’Inde et le Tibet à la rencontre de maîtres immortels. Les pages regorgent de scènes miraculeuses : matérialisation instantanée d’objets, guérisons par l’esprit, traversée de rivières à pied sec. Les dialogues avec les Maîtres alternent sentences édifiantes et démonstrations de pouvoir. Tout est raconté comme un carnet de route : nous étions là, nous avons vu, voilà ce qu’ils nous ont dit. Le livre ne tarde pas à trouver son public. Dans l’Amérique des Années folles, avide de récits exotiques, il devient un succès d’édition inattendu. Les lecteurs n’y cherchent pas seulement des preuves, mais un rêve : confirmation qu’au-delà du monde affairé des usines et des marchés, il existe un autre plan, accessible à ceux qui osent le croire. Le succès est tel que Spalding publiera cinq autres volumes, entre 1924 et 1955, tous variations autour du même motif. Aucun ne renouvelle vraiment la matière : toujours le voyage, les maîtres, les enseignements. Mais peu importe. Le filon est trouvé, et le public suit. La Vie des Maîtres n’est pas présenté comme une fiction, ni même comme un roman édifiant, mais comme un témoignage direct. C’est ce qui fit sa force : ce n’était pas un livre de doctrine, mais un récit. Et dans une Amérique qui croyait aux récits plus qu’aux systèmes, cela suffisait pour séduire.

Très vite, des voix s’élèvent. Des journalistes et des chercheurs tentent de vérifier le récit de Spalding : aucun registre de voyage, aucune trace douanière, aucun témoin indépendant. Les lieux décrits ne correspondent pas toujours à la réalité, les « dialogues » avec les Maîtres reprennent parfois, mot pour mot, des éléments issus de la Théosophie ou du New Thought. Les critiques dénoncent un montage littéraire, une fiction habillée en témoignage. Dans les cercles ésotériques plus exigeants — guénoniens, rosicruciens ou théosophes fidèles à la doctrine originale — La Vie des Maîtres passe pour une contrefaçon. Pas de lignée, pas de légitimité initiatique : une simple mise en scène pour séduire le public. Mais le scandale ne prend pas vraiment. La majorité des lecteurs n’attendent pas de preuves. Ils ne cherchent pas une démonstration, mais une histoire à laquelle se laisser porter. Le succès commercial du livre montre que la critique n’atteint pas son cœur : l’imaginaire. Spalding, lui, reste insaisissable. Pas de défense agressive, pas de justification détaillée. Il continue de publier, donne des conférences, entretient sa légende sans s’exposer. Comme s’il savait que l’essentiel n’était pas de convaincre, mais de maintenir vivant le rêve.

Avec le recul, la trajectoire de Spalding ressemble moins à une carrière d’écrivain qu’à l’exploitation obstinée d’un filon. Les cinq volumes qui suivirent La Vie des Maîtres ne s’écartent jamais du premier canevas : voyages en Orient, rencontres avec des sages, dialogues édifiants, miracles. Aucune variation formelle, aucune autre tentative littéraire. Pas de roman, pas de poésie, pas de nouvelle. En cela, il diffère radicalement de figures comme Clark Ashton Smith ou Lovecraft. Eux savaient qu’ils écrivaient de la fiction, et la poussaient jusqu’à l’excès, l’expérimentation, l’invention de mondes. Spalding, au contraire, présente son récit comme un témoignage. Là où Lovecraft tire de la Théosophie un décor cauchemardesque, Spalding en fait une chronique spirituelle naïve. Ce qui frappe, c’est sa posture. Il ne revendique pas le statut d’écrivain, mais celui de voyageur qui rapporte. Il ne cherche pas à rivaliser sur le terrain littéraire, mais à séduire par la simplicité de son ton, par l’illusion du vécu. Son succès tient justement à cette ambiguïté : il n’offre pas un roman à lire, mais une histoire à croire. Spalding n’est donc pas un auteur au sens classique, mais un conteur spirituel. Son livre unique, répété en série, appartient moins à la littérature qu’à la tradition du récit édifiant. Et c’est peut-être ce qui lui a donné sa force : parler à des lecteurs qui n’avaient pas besoin de littérature, mais d’une légende rassurante.

Malgré les doutes, malgré l’absence de preuves, Spalding ne passe pas pour un imposteur cynique. Son récit n’a rien d’une doctrine oppressante ni d’une idéologie politique. Pas d’aryanisme, pas de hiérarchie raciale, pas de manipulation collective. Seulement l’histoire d’hommes simples qui rencontrent des sages immortels et apprennent auprès d’eux des vérités de compassion, de maîtrise de soi, de reliance au cosmos. C’est peut-être cette modestie relative qui le rend encore attachant. Là où d’autres mouvements ésotériques cherchaient à imposer des dogmes, Spalding se contente de proposer un rêve. Son livre n’endoctrine pas, il transporte. Le lecteur n’y trouve pas un système, mais une suite d’images : un maître qui marche sur l’eau, une guérison instantanée, une parole qui apaise. On peut sourire de la naïveté, dénoncer l’invention, mais on peine à le charger de malveillance. Il n’a pas bâti une église, il n’a pas levé de disciples armés, il n’a pas transformé sa fiction en pouvoir. Il a écrit un livre qui a plu, et il a su en prolonger l’écho. Spalding reste ainsi une figure paradoxale : suspect pour les puristes, inspirant pour les lecteurs, inoffensif dans ses ambitions. Un écrivain malgré lui, qui aura donné à l’Amérique des années 1920 une légende douce, plutôt qu’un catéchisme.

Ce qui rend La Vie des Maîtres intéressant aujourd’hui, ce n’est pas tant la question de savoir si Spalding a menti que ce qu’il révèle d’un basculement. Son livre n’est ni un roman assumé comme chez Lovecraft, ni un traité doctrinal comme chez Blavatsky. Il est entre les deux : une fiction présentée comme un témoignage. Cette ambiguïté a fait son succès et explique sa longévité. Le lecteur n’était pas obligé d’y croire totalement. Il suffisait de suspendre son scepticisme, le temps de la lecture, et d’accepter l’hypothèse : « et si c’était vrai ? » Dans ce glissement, on retrouve un trait majeur de la modernité spirituelle : la porosité entre récit et réalité. Depuis, ce brouillage n’a cessé de s’accentuer. Le New Age des années 1960-70 a repris les Maîtres, les Archives akashiques, les énergies invisibles. Les forums du tournant des années 2000 ont recyclé l’Himalaya, l’Atlantide, les civilisations perdues comme autant de pseudo-preuves. Aujourd’hui encore, des discours complotistes ou transhumanistes reprennent ces mythes en les habillant de vocabulaire scientifique. Spalding, à sa manière, a anticipé cette confusion. En écrivant un récit qu’on pouvait lire à la fois comme fiction et comme témoignage, il a incarné cette zone grise où l’imaginaire devient croyance. Et cette zone grise, loin de se réduire, semble être devenue le régime normal de nos récits contemporains.

Noire Terreur

15 août 2025

Une histoire de vodu — sur l’île antillaise de Sainte-Croix, des croyances peuvent tuer par la seule terreur.

Une traduction inspirée de Black Terror De Henry S. Whytehard paru dans Weird Tales en octobre 1931

Noire Terreur

Je me réveille dans le grand lit de mahogany de ma maison à Christiansted avec la sensation aiguë que quelque chose cloche, atrocement, comme une déchirure dans la tête. Je me rassemble, secoue la nuque pour chasser le sommeil, écarte la mousseline du moustiquaire. Ça va mieux. L’étrange horreur qui m’avait poursuivi hors du sommeil décroît.

Je tâtonne, retourne vers le rêve, ou quoi que c’était — pas un rêve, non, autre chose. Je peux maintenant, d’une façon obscure, le localiser. Je m’aperçois que j’écoute, douloureusement, une note tenue, lancinante, comme un orgue à vapeur cloué sur un seul son haut, strident, rauque. Je sais que ce n’est pas un orgue à vapeur. On n’a pas ça à Sainte-Croix depuis que Colomb a vu l’île à son deuxième voyage, 1493. Je me lève, enfile mes mules, ma robe de bain en mousseline, toujours rien compris.

Net, la note s’interrompt, coupée comme quand les tambours cessent d’un coup quand les Noirs font une rata derrière la ville, dans les collines.

C’est là seulement que je comprends. C’était une femme. Elle hurlait.

Je sors sur la galerie semi-fermée qui court le long de la façade sur Compagnie Gade, la rue de terre battue en dessous, et je me penche.

Un groupe de Noirs levés tôt, habits de n’importe où, s’assemble là, et ça grossit chaque seconde. Hommes, femmes, gamins noirs, serrés en nœud qui se resserre juste sous mes fenêtres, leurs grognements gutturaux faisant un fond à la voix seule de ce cri tenu — car la femme, au centre, a repris, souffle neuf, sa plainte à vous glacer, à vous vriller les nerfs, une stridence à faire grimacer qui écoute.

Aucun de ce monde ne la touche. J’écoute leur créole, guttural, pour attraper un mot qui me dirait. Des bribes du large patois, rien à quoi raccrocher l’esprit. Et puis ça vient, du plus mince filet de voix, un timbre d’enfant : le mot net, Jumbee.

D’accord. Je tiens le fil. La femme qui crie croit — et le cercle autour d’elle croit — que quelque sorcellerie est en marche. Un ennemi a payé les services du papaloi, le sorcier, et quelque chose d’affreux, malédiction ou charme, a été « posé » sur elle, ou sur les siens. Tout ça, c’est ce que raconte le mot Jumbee.

Je reste à guetter la suite. Je me demande aussi pourquoi un policier ne vient pas disperser. Bien sûr le policier, Noir lui aussi, sera pris comme les autres, mais il fera son devoir. « Mets un Noir à conduire un Noir ! » Le vieux dicton reste vrai, comme aux temps d’esclavage.

La femme, prise de convulsions, se berce d’avant en arrière, on dirait possédée. Ses hurlements ont maintenant une basse, une cadence pure d’horreur. C’est atroce.

Un policier, enfin. Deux, même. L’un, le vieux Kraft, autrefois top-sergent danois de troupes de garnison. Kraft est quasi blanc, mais malgré sa nuance africaine, il ne tolère pas les simagrées. Il avance, fait tournoyer sa matraque en menace, grogne des reproches rauques, ordres de circuler. Le groupe commence à couler vers le marché du dimanche, poussé par l’agent brun foncé du sergent Kraft.

Ne restent plus, face à face, que le vieux Kraft et la Noire qui a crié, là, dans la rue. Je vois la figure du vieux changer : du masque dur, professionnel, à quelque chose d’humain. Il lui parle bas. Elle répond en marmonnant, pas hostile, seulement pour que nul n’entende.

Je parle depuis la galerie.

— Qu’y a-t-il, Herr Kraft ? Je peux aider ?

Le vieux Kraft lève les yeux, me reconnaît, touche sa casquette.

— Stoopide-ness ! dit-il, explose pour expliquer. La fame… elle a eu —

Il s’interrompt, fait un geste sec, dramatique, me lance un regard signifiant. Ses yeux disent : « Je pourrais tout vous dire, mais pas de là. »

— Une chaise, sur la galerie, pour la pauvre femme ? proposé-je en hochant.

— Come ! dit-il à la femme. Elle suit, docile, par l’escalier extérieur, tandis que je vais décrocher la porte au bout de la galerie.

On installe la femme — elle semble hébétée, tient la tête d’une main — dans un de mes fauteuils, où elle se balance lentement en chuchotant. Kraft et moi, dedans, jusqu’à la salle à manger.

Au dressoir, je sers comme il se doit mon ami, le sergent Kraft de la police de Christiansted.

— Ses hurlements m’ont réveillé, une bonne demi-heure trop tôt, dis-je, pour lancer.

— Yah, yah, fait Kraft, la vieille tête avisée qui hoche. Elle me dit de Obiman l’a fixée pour de bon, cette fois !

Ça promet. J’attends la suite.

— Mais ce que c’est au juste, je ne saurais dire du tout, poursuit Kraft, décevant, comme s’il jouait au secret professionnel.

— Un autre, Herr Kraft ? dis-je.

Il ne se fait pas prier, « skoal » final à l’œil dans l’œil, comme on fait à la danoise. Cette libation — ce que j’espérais — dénoue sa langue. Épargnez-vous son accent qu’on coupe au couteau. Il m’apprend que cette femme, Elizabeth Aagaard, vit dans une case de l’habitation, près de la Central Factory, à quelques miles de Christiansted. Elle a un fils, Cornelis McBean. Garçon du pays comme on dit « oiseau de potence » : joueur, voleur, mauvais sujet. Déjà passé au tribunal pour broutilles, déjà enfermé plus d’une fois au Christiansfort.

Mais, dit Kraft, « c’est pas le vole qui fait la difficulté présente ». Non. Le jeune McBean a eu l’outrecuidance d’aimer Estrella Collins, la fille d’un riche boutiquier noir, rue latérale de Christiansted. Vieux Collins n’en veut pas, ses mots n’ont rien fait à la tête dure du garçon. Alors il a — bref — embauché un papaloi pour l’écarter.

— Mais, protesté-je, je connais le vieux Collins. Je comprends qu’il refuse un vaurien pareil, mais — un commerçant, un homme riche à l’échelle du pays, faire appel à un papaloi — ça…

— Him Black ! dit le sergent, petit geste qui explique tout.

— Et quel genre d’ouanga Collins lui a-t-il fait « poser » ? dis-je après un temps.

Le vieux me jette un regard vif au mot. Un mot lourd. En Haïti, courant. C’est talisman comme amulette : attire ou repousse, protège. Mais ici, à Sainte-Croix, la magie des Noirs n’est ni aussi nette ni (comme on l’imagine) aussi mortelle que les tours des papalois, des hougans dans les mornes haïtiens infestés, leurs milliers d’autels à Ougoun Badagaris, à Damballa, au Serpent venu des lointains, terribles Guinées. Je ne peux pas m’attarder au détail des ouangas. On ne peut tout dire. Les détails —

— Je crois que c’est un « sweat-ouanga », souffle Kraft, qui pâlit d’un ton sous son ivoire brûlé de soleil. — La femme allègue, continue-t-il, que le garçon va tomber malade et mourir à midi — aujourd’hui. Pour ça qu’elle marche en ville dès l’aube, parce qu’il n’y a pas d’aide. Elle veut se lamenter, comme, ce malheur sur sa tête.

Kraft m’a donné tout ce qu’il a. Il mérite sa récompense. Je revisite le dressoir.

— Excusez encore, sergent. C’est un peu tôt pour moi. Mais « on ne marche pas sur une seule jambe ».

Le sergent grince un sourire au proverbe santa-crucien — un dernier pour la route est toujours justifié — et répond : — Il doit bien marcher — sur trois ! Il ajuste le troisième verre, « skoal », puis redevient le policier.

— Je l’emmène, la femme ? demande-t-il sur la galerie où Elizabeth Aagaard se berce toujours, gémit, chuchote sa peine.

— Laissez-la ici, dis-je. Esmerelda lui trouvera à manger. Le sergent salue, s’en va.

— Gahd bénisse vous, sar, murmure la pauvre. Je la laisse, vais dire deux mots à ma vieille cuisinière, puis vers ma douche en retard. Bientôt sept heures.

Après le petit-déjeuner, je demande des nouvelles d’Elizabeth. Elle a mangé, a tout déversé à Esmerelda et aux autres domestiques. Le récit d’Esmerelda fixe l’idée : McBean a été marqué pour la mort par un des plus vieux, des plus meurtriers procédés de barbarie primitive — dont tous les Blancs qui savent vous diront qu’il n’agit que par la psychologie de la peur, cette peur de l’occulte qui engourdit l’esprit africain depuis des millénaires de guerre contre la brousse, et l’emprise de ses féticheurs, prêtres du vodu.

On sait — tous ceux qui étudient la « magie » africaine — que des fragments du corps humain — cheveux, ongles, ou même un vêtement longtemps porté — entretiennent un lien magique avec le corps, et une influence correspondante. Un morceau de chemise, porté contre la peau, gorgé de sueur, vaut beaucoup pour fabriquer un charme qui protège — et son contraire, enfoui contre quelqu’un pour lui nuire. Le sang, etc., entre dans ce catalogue.

Pour McBean, voilà ce qui a été fait. Le papaloi a mis la main sur une de ses chemises. Il a habillé avec le corps récemment enterré d’un vieil homme noir mort de vieillesse. Trois jours, trois nuits, la chemise au cercueil. Puis on a su la remettre, subrepticement, à portée de McBean. Elle « avait été égarée ». Le garçon la retrouve dans la case de sa mère, la remet.

Et, comme si ça ne suffisait pas — la terreur seule, quand il l’apprend, peut tuer — voilà qu’ils apprennent, mère et fils, par la vigne à ragots, la Grapevine, qu’un petit ouanga, composé de ses rognures d’ongles, des poils ras de sa barbe d’une semaine récupérés dans l’écume du rasage, divers bouts de sa personne extérieure, a été « fixé » par le papaloi de Christiansted, puis « enterré contre lui ».

Ça veut dire : à moins de retrouver l’ouanga, le déterrer, le brûler, il meurt à midi. Comme il n’a su l’« enterrement » que la veille au soir, et que l’île de Sainte-Croix fait plus de quatre-vingts miles carrés, il a — mettons — une chance sur cent mille milliards de le trouver, le sortir, l’annuler au feu. Songez qu’aux antiques, aux lointaines ascendances, ses ancêtres ont cru, fixé, donné force à ce meurtre par la tête — ça ressemble bien à la condamnation de Cornelis McBean, mauvais Noir de la place, amoureux ambitieux d’une jeune négresse un peu au-dessus de sa caste selon l’ordre africain des Antilles — il passera à midi pile.

C’est, noyé de détails, la substance du récit d’Elizabeth Aagaard.

Je la regarde, apaisée maintenant, humble, plus la furie hurlante de l’aube. Et à la voir, pauvre âme, le muet poids de mère dans ses yeux ternes d’où les larmes glissent sur la face charbon, je me dis que je veux aider. Que c’est intolérable. Que cette chose est plus vicieuse que les vices ordinaires. Je ne veux pas me croiser les bras et laisser un McBean inconnu disparaître sur ordre d’un papaloi à gages, parce que le lisse Collins a choisi ce moyen — quinze dollars, peut-être — des rognures, un trou dans l’île — pour l’écarter.

Je l’imagine, le jeune Noir, livide de peur sans nom — une grappe de frayeurs antiques, héritées, déraisonnables — tremblant, recroquevillé, âme nauséeuse à ce qui vient, trois heures encore quand sonnera midi au vieux beffroi de Christiansfort. Impuissant, pris dans sa tête, devant la condamnation qu’il s’est attirée pour avoir aimé la brune Estrella Collins — père brun lisse qui porte le plateau de quête chaque dimanche dans son église.

Il y a du grotesque, à m’asseoir là, devant la mère McBean. Elle a lâché prise, on dirait, résignée au sort de son fils unique. « Him Black », a dit le vieux Kraft.

Ce souvenir du plateau entre les mains grasses du boutiquier me ramène une idée.

— Votre église, Elizabeth ?

— Moi Église anglaise, sar — le garçon aussi. Lui faire grand shandramadan, sar, lui jouer et peut-être un tief, mais lui ancien communicant, sar.

L’inspiration vient. Peut-être qu’un des prêtres de l’« English Church » peut aider. Au fond, c’est affaire de croyance. Qu’un ouanga « enterré contre » moi n’aurait pas le moindre effet — pure absurdité de Polynésiens qui tuent au charme en vous faisant regarder votre image dans une calebasse d’eau et secouent l’eau pour détruire l’image ! — peut-être que si Elizabeth et son fils font leur part… Je parle longuement, sérieusement à Elizabeth.

Je martèle : la puissance de Dieu l’emporte sur celle des fétiches, même le serpent. À la fin, une espérance chez elle, me semble, elle s’en va. Je saute en voiture, grimpe au presbytère de l’English Church.

Le père Richardson, pasteur, lui aussi natif des Antilles, est là. Je lui expose l’affaire. Il me répond :

— Je vous suis obligé, Mr Canevin. S’ils prenaient conscience — disons — de ce que vous venez d’énoncer : la puissance de Dieu, infinie, au-dessus de leurs croyances ! Je vous accompagne, tout de suite. C’est peut-être la délivrance d’une âme humaine. Et ils viennent vers nous, curés, pour le vol de deux noix de coco !

Il disparaît deux minutes, revient avec un sac noir, et nous filons vers le village d’Elizabeth, le long de la belle route qui borde la Caraïbe lisse et bleue.

Le village d’habitation est étonnamment calme. Le prêtre descend devant la case d’Elizabeth, je range la voiture dans l’herbe de Guinée. Je vois la haute silhouette du père Richardson, austère, longue soutane noire, entrer d’un pas vif. Je le suis, juste à temps pour une scène étrange.

Le garçon noir, livide, réduit par la peur, ramassé sous une mince couverture sur un petit lit de fer. Au-dessus de lui, le prêtre. Il se penche, coupe d’un petit couteau quelque chose au cou du garçon, et le jette avec dédain sur le sol battu. L’objet atterrit à mes pieds. Je le regarde. Un petit sac noir, tissu de coton, avec une houppe de plumes de coq noir en haut, serrée de multiples tours de fil rouge vif. L’ensemble gros comme un œuf. Je reconnais l’amulette de protection.

Dents qui claquent, froid de mort sur lui, le garçon proteste en créole. Le prêtre répond gravement.

— Pas de demi-mesures, Cornelis. Quand on demande l’aide de Dieu, on se défait de tout le reste. — Murmure d’assentiment de la femme, qui arrange une petite table avec une chandelle, dans l’angle.

Le père Richardson tire de son sac une petite bouteille à gicleur et fait pleuvoir des gouttes sur l’ouanga au sol. Puis il asperge la case entière d’eau bénite, finit par la femme, moi, et le garçon. Quand l’eau touche sa joue, il tressaille, frissonne. Et soudain cette évidence me frappe : affaire de croyance encore. Passer de la supposée protection du grigri que le prêtre vient de lui trancher et lancer, à la méthode de l’Église, doit — d’une façon obscure — agir très fort sur ce jeune.

La bouteille retourne au sac. Le prêtre parle :

— Dieu intervient pour toi, mon enfant — et la puissance de Dieu surpasse toutes choses, visibles et invisibles. Il tient tout dans le creux de sa main. Il va ôter ta peur, enlever ce poids de ton âme, et tu vivras. À toi de faire ta part, si tu veux être fortifié par le Sacrement. D’abord la pénitence. Puis —

Le garçon, déjà plus calme, acquiesce, le prêtre nous fait signe de sortir, la mère et moi. Je ouvre, sors. Je laisse Elizabeth à vingt pas de la case, mains tordues, lèvres en prière. Je m’assois dans la voiture.

Dix minutes. La porte s’ouvre. Signe d’entrer. Le garçon est calme, le père Richardson referme son sac. Il se tourne vers moi : — Adieu, et merci. C’est très bien à vous de m’avoir mené.

— Vous ne venez pas ?

— Non, fait-il, réfléchit. Non, je reste jusqu’au bout. — Regarde sa montre. — Vous avez dit midi…

— Alors je reste, dis-je, et vais me mettre dans un coin de la petite case.

Le prêtre reste près du lit, regard sur le garçon, dos tourné vers moi. La femme, en prière silencieuse dans l’autre coin, se tient hors du chemin. Le prêtre se penche, prend la main inerte, le poignet dans ses grandes mains blanches fermes, compte le pouls, jette un œil à sa montre. Puis vient s’asseoir près de moi.

— Une demi-heure, murmure-t-il.

La femme, rigide, à genoux sur la terre, prie sans un son. Nous restons, sans parler, vingt longues minutes. La tension de l’air devient visible.

Brusque chute de la mâchoire du garçon. Le prêtre bondit, saisit, frictionne les mains noir-mate. La tête roule sur l’oreiller, les dents se referment, les paupières battent. Un spasme léger, sous la couverture. Il prend deux, trois grandes inspirations, retombe dans un quasi coma. Le prêtre reste auprès. Je compte à ma montre les minutes jusqu’à midi. Neuf — huit — sept — puis, trois minutes avant midi. À ce point, j’entends la voix basse du prêtre qui récite, monotone. J’écoute, attrape ses mots. Il tient la main du garçon, et les phrases sortent, graves :

— … pour résister et surmonter toute attaque de ton adversaire… te donner force contre l’esprit… et qu’il ne prévale en rien contre toi. — Puis, baissant d’un ton, surprise, sa voix d’anglican se met à déclamer dans l’ancienne langue liturgique : — … et effugiat atque discedat omnis phantasia et nequitia… vel versutia diabolicae fraudis omnisque spiritus immundus adjuratis…

Les mots grossissent, prennent puissance à mesure qu’il insiste. Nous sommes au bord exact de midi. Je relève la tête de la montre vers le lit : convulsion sur convulsion traverse ce corps mince. Alors la case se met à trembler — un coup de vent tombé de nulle part. Les palmes sèches claquent dehors, la bise siffle sous la porte mal posée. Le rideau de mousseline gonfle d’un coup, voile. Et la voix rauque du garçon :

— Damballa ! dit-il net, puis gémit.

Damballa : l’un des Grands Mystères du vodu. Je frissonne malgré moi.

Plus haut, plus ferme, la voix du père Richardson, posée, maintenant en intonation — grandes phrases de pouvoir, formules interposées, et lui, dressé, comme un mur entre le chétif garçon noir et les Puissances mauvaises qui viennent le prendre pour leurs fins. Il étend une sorte de manteau de protection au-dessus de ce corps rampant.

La mère est prostrée, bras en croix sur la terre — dernier geste de supplication possible à l’humain. Mon regard tombe au coin extrême de la pièce — un objet, forme bizarre, dépasse d’un tas d’habits.

Midi exact. Je vérifie la montre, le coup lointain de l’Angelus roule depuis la lourde cloche de St John. Le père Richardson cesse son récitatif, repose la main du garçon sur la couverture, entonne l’Angelus. Je me lève, à la fin je lui tire la manche. Le vent — curieusement — a totalement cessé. Seul le soleil de midi tape sur la tôle du toit, étouffant. Il m’interroge. Je pointe le coin, sous les vêtements. Il va, se penche, tire un grossier serpent de bois. Il lance un regard de reproche à Elizabeth, qui se prosterne de plus belle.

— Prends-le, Elizabeth, dit le père. Casse-le en deux. Jette-le dehors.

Elle rampe, le prend, le brise net, se relève, visage cendré de peur, ouvre la porte et jette les morceaux. Nous revenons au lit. Le garçon respire calmement. Le prêtre le secoue. Il ouvre des yeux noyés — des yeux d’ivrogne. Il louche stupidement.

— Tu es vivant — par la miséricorde de Dieu, dit le prêtre, sévère. Debout. Il est bien passé midi. Tenez — Mr Canevin te montrera sa montre. Tu n’es pas mort. Que cela te serve : laisse à Dieu ce qu’il a mis hors de ta portée.

Le garçon s’assied, hébété, la mince couverture autour des épaules, au bord du lit.

— On peut repartir, dit le père, très simple, en prenant son sac.

Je tourne la voiture à droite, juste devant la barrière du village. Je jette un coup d’œil : le village grouille de Noirs qui se pressent à la case d’Elizabeth Aagaard. À côté de moi, la voix un peu monotone du père. Il parle pour lui, peut-être à haute pensée.

— Créateur — de toutes choses — visibles et invisibles.

Je roule lentement, pour les canards, poules, porcelets, marmots, carrioles à bourricots, entre la ville et le presbytère.

— C’était, dis-je en serrant sa main à l’adieu, une expérience.

— Oh — ça ! Oui, oui, tout à fait ! dit-il. Je pensais — pardonnez — à mes malades de l’après-midi. Mon vicaire n’est pas remis de sa dernière dengue. Je suis chargé. Venez prendre le thé — un de ces jours, vers cinq.

Je rentre au pas. Un prêtre des Indes occidentales. Ce vent soudain — le petit serpent de bois — la peur nue dans les yeux du garçon noir. Tout ça — travail du jour pour le père Richardson. Dans ces grandes mains carrées un peu maladroites, celles qui tiennent le Sacrement chaque matin. Parfois je me lève tôt et je vais à l’église moi-même, en semaine, par les routes douces dans le gris avant l’aube, parmi des dizaines de Noirs aux pas doux, pieds nus, allant à l’église, à l’aube, chercher force et puissance pour la vieille bataille entre Dieu et Satan — le Serpent — ici où les fils de Cham tremblent encore sous la peur persistante de l’antique malédiction tombée sur leur ancêtre pour avoir ri de son père Noé.

FIN.

Trancrède Le Noir

14 août 2025

D’après un récit de Henry S. WhytheHead « The Black Tancrède » parut dans Weird Tales (vol. 13, n° 6), numéro daté juin 1929

Tancrède Le Noir

C’est vrai : Tancrède-le-Noir n’a pas lâché de malédiction sur Hans De Groot quand son corps en bouillie s’est affaissé sur le chevalet. Il a maudit Gardelin. Mais faut se souvenir : le gouverneur Gardelin est reparti chez lui, au Danemark, donc hors d’atteinte—quoi que ce soit qui ait frappé Achilles Mendoza et Julius Mohrs. Et Tancrède-le-Noir, disait-on, tenait toujours parole : il en avait voué trois.

Le Grand Hotel de St. Thomas, îles Vierges, renvoie une lumière qui fait presque mal, tout badigeonné de chaux, chaque hiver, jusqu’aux coins. Élevé un peu plus d’un siècle plus tôt, c’est du tropical pur, architecture qui fait sa loi à partir d’une seule urgence : tenir quand passent les cyclones d’été. Des murs épais, pierre, brique, ciment lourd. Des pièces carrées, énormes, plafond à six mètres. Solide, oui, et pourtant le cyclone de 1916 a décapité l’étage supérieur ; jamais reconstruit. Le profil uniforme sur deux niveaux casse la symétrie d’origine, mais l’ensemble garde sa prestance—du temps où la Haute Cour coloniale danoise siégeait dans une aile, et où ses « cages d’esclaves » étaient réputées pour leur sûreté.

Le long de la grande cour intérieure que la masse du bâtiment enserre, côté rade—jadis un cratère, quand l’Atlantide et sa sœur Antillea levaient leurs civilisations au milieu de l’océan—on a rajouté deux maisons, croit-on, un peu après le gros œuvre. Les vieux de St. Thomas se chamaillent encore là-dessus. Sous celle qui touche l’hôtel, escalier commun vers sa vaste galerie, se trouvent ces mêmes cages : aujourd’hui un atelier unique, gigantesque, où le linge de l’hôtel passe toute l’année aux lessives et aux fers, sans pitié. Au début, l’endroit s’appelait « Hôtel du Commerce ».

C’est dans la plus proche des deux maisons, la plus petite, que je me suis installé pour l’hiver. J’avais accepté cette maison parce que je voyageais avec mon cousin, Stephen de Lesseps, quatorze ans. Sa mère, ma cousine Marie, m’avait prié de l’emmener respirer un autre climat. Stephen est un garçon facile à vivre. Je lui faisais la classe, il lisait beaucoup, donc les livres avançaient et le reste, ce que l’on apprend autrement, prenait de l’ampleur. À la longue, Stephen s’est révélé d’une tenue, d’un bon sens, d’une compagnie telle que je me suis félicité d’avoir dit oui à Marie.

Au milieu de l’hiver, Marie et sa sœur Suzanne nous ont rejoints pour un mois. Joseph Reynolds, l’Américain qui possède le Grand Hotel, leur a donné la chambre 4, énorme double pièce ouvrant sur la salle de bal, là où se tient d’ordinaire le grand monde de la capitale des îles Vierges. Je dois poser ce décor si je veux que mon histoire tienne. Sans Stephen, je ne serais pas resté à St. Thomas : j’ai préféré la capitale à mon île chérie, Santa Cruz, pour lui. Un maître de castillan renommé, Don Pablo Salazar, vit ici ; le directeur de l’instruction dans la maison voisine—bref, de bonnes raisons.

Et sans Stephen, Marie et Suzanne n’auraient pas fait ce voyage, n’auraient pas dormi un mois dans la 4, et cette histoire peut-être n’aurait jamais trouvé son chemin.

Elles sont arrivées début janvier, après une virée à travers « les îles du bas »—ces bijoux où l’Angleterre et la France se disputaient la mer il y a un siècle. Ravis de la 4. Des lits à baldaquin en acajou, gigantesques. Tout le monde les recevait. Les boutiques les appâtaient. Elles se gorgeaient de la chaleur d’un été en plein hiver, dans ce climat de baume et d’épices. Elles n’en revenaient pas de comme Stephen avait poussé, ni du polissage que l’une des sociétés les plus polies du monde avait ajouté à ses bonnes manières naturelles. Bref, mes cousines se sont régalées et sont reparties enthousiasmées par la grâce étrange et l’hospitalité sans mesure de la capitale—dernière conquête coloniale de l’Oncle Sam, ex-Indes occidentales danoises.

Seule ombre au tableau, ont-elles fini par dire : la 4 ne leur laissait pas vraiment dormir. Air, commodités, lits splendides, rien n’y faisait. Toujours le même passage à vide : le réveil autour de quatre heures, le plus mauvais moment de la nuit.

Elles m’en ont peu parlé. Plus tard j’ai compris : elles n’osaient pas admettre qu’un détail, quoi que ce soit, contrariait leur plaisir chez moi. À tout prendre, Suzanne l’avait dit en riant : on a frappé aux doubles portes à cet horaire-là. Ça n’avait pas imprimé, sur le moment.

Bien plus tard, à force de les cuisiner, j’ai su que c’était presque chaque matin. Elles avaient glissé le mot à la femme de chambre, une fille noire, qui les avait regardées avec des yeux ronds, « bête », disait Marie. Elles ont tenté des explications : balais mal tenus à l’aube ; un appel tôt pour un client—un officier de marine, mettons—qu’il fallait sortir du lit. Abandonné. Elles ont opté pour l’idée d’un dévot allant à l’office le plus matinal—anglican comme catholique, ici, c’est cinq heures, elles savaient, elles s’étaient levées pour voir. Elles savaient aussi—parce que plusieurs fois elles ont ouvert—qu’il n’y avait personne derrière la porte. Elles ont donc parlé d’un phénomène d’oreille, une illusion.

Je l’ai dit, elles étaient fascinées par St. Thomas, et rien, surtout pas une broutille nocturne, ne les a détournées des bizarreries locales, la langue étrange des Noirs, l’accueil prodigue, les meubles d’un autre âge, les réverbères, les petites échappées de rue, l’indigo impossible de la mer, et, je crois, surtout les histoires, les histoires qu’on entend ici à demi-mot.

Parce qu’ici, cœur battant d’un vieux roman, les histoires pullulent. En septembre 1824, on a pendu le pirate Fawcett et ses deux lieutenants. Aujourd’hui encore de grandes portes d’acier protègent les commerces et la Dansk Vestindiske Nationalbank—autrefois c’était contre les flibustiers qu’on verrouillait ainsi. Plusieurs fois, le sang a coulé dans les rues ; ville de proue comme Panama, elle a subi le sac, même si on ne l’a jamais brûlée, elle, comme Frederiksted, à Santa Cruz, la voisine.

Parmi ces récits, celui de Tancrède-le-Noir. Dahoméen, dit la tradition. Il aurait vécu là même, dans une de ces cages, sous ma maison. Étrangeté : réfugié d’Haïti, tout noir, africain pur sang. À St. Thomas, à l’époque de Dessalines, Toussaint, Christophe—Christophe, roi noir du Nord, son citadelle invraisemblable perchée derrière le Cap—des Blancs ont fui Haiti par grappes. Christophe, tyran mémorable, mais le seul peut-être à avoir fait des millions avec le « travail libre » de ses frères noirs.

Tancrède avait, dit-on, courroucé Christophe : malheur absolu. Pourtant, contrairement à d’autres, il avait échappé au bourreau du roi, celui qui se vantait de trancher net sans tacher le col.

Par un enchaînement d’astuces, planqué dans une cale qui empestait le rat, sur une goélette du XIXe, sous des peaux de chèvre ou des ballots de morue sèche, Tancrède s’est faufilé jusqu’au refuge danois de St. Thomas. Ici, il est tombé vite dans l’endettement sans issue—guerrier, fils d’un peuple guerrier, pas marchand. Il a fini propriété de Julius Mohrs, et c’est là que l’hôtel entre en scène : on a logé Tancrède, pour sûreté, dans une de ces cages sous ma maison.

Il s’est échappé—âme trop raide pour courber l’échine—et a gagné St. Jan, l’île d’à côté. Là, on le retrouve « travailleur libre » dans les cannes d’Erasmus Espersen. Lors de l’Insurrection de 1833, il mène les siens contre les lois du gouverneur Gardelin. Puis, empoigné vivant—par des troupes françaises venues de la Martinique pour aider les Danois à casser la révolte, ou des Espagnols de Porto Rico—grave erreur de sa part—on le ramène enchaîné à St. Thomas, et on le tue, par la torture.

La sentence tombe à la Haute Cour coloniale danoise, siégeant dans ses murs—l’hôtel—sous l’œil du juge de Gardelin.

On lui a coupé les mains, l’une par jour. On lui a broyé les pieds—après « trois pincées avec un fer rouge »—, punition achevée à la barre de fer par Achilles Mendoza, bourreau, esclave noir. Le fer a cassé ses tibias comme des branches. « Pincé », mutilé, pour l’exemple : on l’avait pris les armes à la main, insurgé, et Gardelin, dont le nom reste maudit chez les Noirs, voulait marquer.

À l’ultime souffle, Tancrède a maudit. Mendoza. Julius Mohrs. Le gouverneur Gardelin. On a jeté son corps fracassé dans la chaux vive, cour du fort, avec sa main gauche, restée cramponnée au barreau du chevalet—on n’a pas pu l’en détacher. Mendoza a cassé le bois, main accrochée, et tout a filé dans la fosse. L’autre main, coupée la veille, disparue ; personne n’a cherché. À l’époque, ce genre de « curiosité » trouvait vite un amateur dans la foule.

Quatre mois plus tard, on retrouve Julius Mohrs étranglé dans son lit. La cravache n’a sorti aucun mot des domestiques. Personne n’a jamais su qui avait fait le coup. Mohrs, comme Gardelin, passait pour un maître dur.

Achilles Mendoza est mort « d’une crise » en 1835, dehors, dans la cour de l’hôtel, à deux pas des portes des cages. Beaucoup ont vu sa chute, même de nuit—la lune caribéenne, à sa pleine, sur laquelle j’ai lu, moi, tant il y a de lumière. À Santa Cruz comme ici, les nuits de pleine lune ont longtemps permis d’économiser les réverbères ; on fait encore pareil.

Certains Noirs, d’abord, ont déclaré que Mendoza s’était étranglé lui-même. Idée absurde née du geste : ses deux mains étaient déjà à sa gorge avant la chute, bave aux lèvres, haletant, et on les a retrouvées serrées, muscles noués, rien à faire, quand on a ramassé le corps et l’a roulé pour l’enterrement à la première heure.

Évidemment, tous ceux qui se souvenaient de Tancrède-le-Noir—de sa parole, de sa magie autant que de lui—ont conclu qu’il avait achevé sa vengeance depuis l’au-delà. Peut-être Mohrs aussi…

Les Danois ont balayé tout ça d’un rire poli. Ça n’a pas fait bouger d’un millimètre la croyance noire. Quashee n’était qu’à une génération de l’Afrique, où ce sont des choses ordinaires. Les pratiques, des gris-gris à la nécromancie, le Vaudou mortel au « dent d’un mort » pour la veine au jeu, tout ça est venu par Carthagène et d’autres routes, sinueuses, directes, depuis la Côte de l’Or, le Dahomey, l’Achanty, le golfe du Bénin—de Dakar au Congo—puis s’est assis ici, aux Antilles. Et Quashee, aujourd’hui chrétien de toute couleur, passé par lycée ou fac, plus nombreux que jamais, a dépassé en nombre ses anciens maîtres blancs. Les Blancs ne commandent plus. Ils vivent avec, sous la même lune, le même soleil, à l’ombre des tamariniers, dans l’éclat qui brûle l’œil des hibiscus, le magenta violent des bougainvillées.

Gardelin a regagné le Danemark tout de suite après la Guerre des Esclaves de 1833, où, à lire les archives, il est mort au lit, plein d’années et d’honneurs.

Mes cousines sont retournées sur le continent. Elles ont quitté l’île autour du 10 février. Stephen et moi, navrés, avons repris notre rythme, retour prévu mi-mai.

Un matin, quelques semaines après, Reynolds, le patron, m’interpelle.

— Vous avez entendu le boucan cette nuit, enfin ce matin tôt ?

— Non, dis-je. Quoi ? Si ça s’est passé dehors, peut-être. Mais dedans, depuis ma maison, on n’entend rien.

— C’était dedans, dit Reynolds, donc non. Les domestiques en parlent encore—pour eux, c’est la Jumbee de la 4 qui recommence. Au fait, vos cousines étaient dans cette chambre. Elles vous ont dit quelque chose ?

— Oui, maintenant que vous le dites. Suzanne m’a parlé de coups frappés à leur porte, vers quatre heures. Plus d’une fois, je crois. Elles se sont dit que c’était un « appel » très matinal, qu’on se trompait de porte. Elles n’ont pas insisté. Qu’est-ce que c’est que cette « Jumbee de la 4 » ? Je ne la connaissais pas, celle-là.

Une Jumbee, c’est un fantôme ouest-indien. Dans les îles françaises, on dit zombi. Mille variantes—je ne détaille pas—mais un trait : c’est toujours noir. Les Blancs ne « marchent » pas après la mort, paraît-il, quoique j’aie connu trois planteurs que l’on disait loups-garous. Chez les Noirs des Antilles, il y a tout, du porte-bonheur au nécromant, le Vaudou violent, la dent de mort pour la chance. Jumbee, c’est l’ombre en général. Qu’une chambre de l’hôtel ait la sienne ne m’étonne pas. Ma surprise, c’est de ne pas l’avoir appris plus tôt. Et désormais je repensais à Marie, à Suzanne.

— Racontez, dis-je.

Reynolds sourit. Homme instruit, il connaît ses îles.

— Là, c’est du flou, dit-il. On dit qu’il y a « toujours eu une Jumbee » liée à cette chambre. Ce matin, on a eu un touriste, Ledwith, juste de passage—il venait de Porto Rico sur la Catherine, reparti ce matin sur la Dominica, « down the islands ». Il est rentré tard de soirée. Plus moyen de dormir : on frappait à sa porte. Il a crié, rien. Les coups ont continué, il s’est fâché. Il a saisi la cruche en terre sur la table de nuit, lancé, plein centre du loquet ; la cruche a éclaté. Puis, furieux, il a ouvert, personne. Il a décidé qu’on se moquait de lui. Absurd, l’homme ne connaissait personne. Il a tempêté dans la salle de bal, réveillé les Gilbertson et Mrs Peck—leurs chambres donnent là—, fini par me réveiller. Je l’ai calmé. Plus de coups ensuite. J’ai craint que ça vous ait dérangés, vous et Stephen. Content que non. On n’a pas ces bruits d’ordinaire.

— Hm, fis-je. Eh bien !

Je pensais à Ledwith. Parti déjà.

Intrigué désormais—cet incident, plus le souvenir flou de mes cousines. Je n’avais presque rien, mais assez pour me mettre la Jumbee de la 4 en tête.

Plus rien pendant un temps. Puis, quand « ça » a repris, j’étais dans la 4 moi-même. Voilà comment.

Une famille américaine, les Barnes, installés ici—lui, je crois, petit fonctionnaire aux travaux publics ou à l’agriculture—laissa tomber leur bail et décida d’entrer à l’hôtel au mois, pour la paix. Deux enfants, madame lasse des corvées. Mauvais personnel, ici c’est toujours lourd quand il est mauvais. Une des maisons de l’hôtel leur allait. L’autre, louée à l’année au directeur de l’instruction et sa famille, des Américains charmants.

C’était le premier mai, et comme Stephen et moi devions embarquer le douze, je propose à Reynolds de céder notre maison aux Barnes et de nous loger quinze jours dans une double. Il nous donne la 4, sans doute la mieux, libre par chance.

La première nuit, je rentre tard. J’étais allé avec le colonel des marines et sa femme accueillir un navire : Major Upton revenait d’un mois de congé. Deux jours plus tôt, un câble avait appris au colonel la mort soudaine de Mrs Upton, en Virginie. Nous ignorions si Upton l’avait appris à bord par fil sans fil—on pensait que non. Le navire annoncé à 1 h a accosté après 2 h. Upton avait reçu le message. Nous avons fait au mieux pour l’accueil. Je rentre vers 3 h 30.

J’entre par la porte latérale, toujours ouverte, traverse la salle de bal sur la pointe, ouvre doucement la 4. La lune, en nappe, inonde la pièce par les jalousies entrouvertes. À travers la moustiquaire de son baldaquin, on devine Stephen, silhouette immobile. Je me déshabille sans bruit, pour ne pas le réveiller. Mes vêtements blancs dans le sac de lavage, les chaussures boisées, tout rangé—je suis maniaque—quand, à une minute des quatre heures, dans mon dos, sur la porte donnant sur la salle, un net, sec : toc-toc-toc. Impossible à confondre. J’étais à moins d’un mètre. Je ne mens pas : la peur, celle qui grimpe la colonne comme une eau froide, je l’ai sentie ; ces fourmillements aux racines des cheveux, comme si ça se dressait.

Mais si je suis vieille fille sur mes affaires et trop scrupuleux dans mes récits, personne n’aura le droit de me traiter de lâche.

Un pas, j’ouvre. Et—que Dieu m’en soit témoin—au moment même où ma main tourne le petit bouton de laiton, les derniers coups—car l’appel se répétait, comme l’avait dit Ledwith—tombent, à trois doigts de ma paume, de l’autre côté.

La salle de bal est vide, blanche, immobile. Rien ne bouge. Tout est visible, la lune—pleine il y a deux nuits—déverse le jour sur la galerie aux neuf arches maures qui encadre la rade.

Rien. Absolument rien à voir ni à entendre. Je jette un œil vers le mur où s’ouvre la 4. Quoi, là ? Le cœur saute, puis cogne. Une chose, une ombre plus dense que les autres, grand Noir épaissi dans la nuit, glisse contre le mur vers le passage—rideau—qui mène à l’entrée.

À peine le temps de voir que déjà ça se dissout. Puis un bruit sourd, mat, du côté où j’avais cru l’apercevoir filer.

Je scrute, le cœur tambour. Là, sur le sol, filant vite dans la même direction, démarche oblique, comme un crabe, mais sans un bruit, une chose de la taille d’une balle.

Pieds nus, pyjama de soie fine, mais je pars—sans arme—derrière. J’ai pensé : la plus grosse tarentule que j’aie vue, ici ou ailleurs. Ce n’était pas un crabe : sa façon de courir y faisait penser, compacte, latérale, mais un crabe, sur ce plancher dur, on l’entendrait cliquer. Ici, rien. Velours.

Qu’est-ce que j’en ferais si je l’attrapais ? Instinct, seulement. Je gagne sur elle. Elle se glisse sous le rideau, disparaît dans le couloir de palier. En passant le rideau, je vois bien : impossible à coincer. Trop de cachettes. Les grandes portes d’entrée sont closes en bas. La cage d’escalier, poix noire.

Je rebrousse, referme doucement la 4, et me coule dans mon baldaquin. Bord la moustiquaire. Je dors aussitôt, ne me réveille qu’à 9 h 30. Stephen, parfait, a compris ; il s’est levé sans bruit, a fait monter mon petit-déjeuner.

C’était samedi—pas de leçons. Journée prise à la machine ; j’étais lancé dans un texte qu’il me fallait boucler pour le courrier de New York via Porto Rico. Petite sieste en compensation. Décidé : lever pour l’office de 5 h dimanche—je hais cela en secret, mais ça me donnerait un vrai départ. On s’est couchés tôt, vers 9 h 30, Stephen de retour du cinéma à la base.

Je devais être plus fatigué que je ne croyais. Un sommeil de pierre. Combat avec le réveil à 4 h 15. À l’heure à l’église, retour juste avant six. Aube à peine ouverte quand j’entre par le côté, monte l’escalier.

Le long de la salle encore grise, la tarentule—ou quoi—revient, même démarche, longeant la plinthe, vers moi cette fois. Elle rentrait, pensais-je, de la cache où je l’avais chassée.

J’avais à la main un bâton de marche, bois de wattle noir, souple, taillé à Estate Ham’s Bay, à Santa Cruz. Je presse le pas. L’aube blanchit, je vois ce qui n’allait pas : c’est une bête mutilée. Pas un crabe. Une araignée sur cinq ou six pattes, pas huit. D’où ce côté crabe.

Elle arrive près de la 4. J’accélère—la porte est entrebâillée—je ne veux pas de cette horreur dans la chambre de Stephen. Je frappe, net, elle esquive et se glisse sous le grand conque qui cale la porte.

Des conques, ici, servent à tout. Aux Bahamas, on mange la chair. Parfois, elles donnent des « perles ». On voit les coquilles partout—bordures d’allées, cimetières, rangées dans le ciment comme briques roses. Au Grand Hotel, chaque porte a son conque. Le nôtre, très vieux, peint brun foncé pour résister à l’air salin.

J’approche avec prudence. La piqûre des tarentules d’ici n’est presque jamais mortelle, mais elle vous colle l’hôpital pour quelques jours, et celle-ci était la plus grosse que j’aie vue. Je glisse l’extrémité du bâton sous le bord, renverse. Plus d’araignée. Elle s’était glissée dedans. Un conque a de la place. Je me décide : je ne veux pas d’un tel pensionnaire. Je bourre vite l’ouverture triangulaire avec une bonne boule de papier—un supplément dominical de New York d’il y a une semaine, ramassé au milieu de la salle—, c’est risqué, la tarentule est batailleuse, mais ça tient. Puis je sors le coquillage sur la galerie dallée.

Là, ça y voit. Je lève le conque et le brise d’un coup au sol.

Ce que j’attendais : des éclats partout, du gros au poudreux. Je me tiens prêt, wattle levé, pour écraser la bête au saut. Surprise : rien ne sort.

Je me penche. Parmi les gros morceaux, l’un a une forme qui me heurte, un dessin qui fait signe, tout rose sale comme la nacre. Je le retourne au bout du bâton.

C’était une main de Noir. Paume vers le haut, rose d’abord—la paume, chez les plus noirs, est rose, comme la plante des pieds. Mais le dos, cet ongle, le poignet, c’était sans erreur. Une main tranchée, qui avait appartenu à un Noir sans mélange. Le nom s’est planté en moi : Tancrède. N’appelait-on pas « Tancrède-le-Noir »—plus noir que noir ? La vieille histoire, la noirceur de cette relique, et la conclusion s’est imposée, folle, inouïe : la main de Tancrède-le-Noir—ou du moins la main d’un Noir très noir—était là, sous mes yeux, au milieu des débris d’un conque.

Je respire, me baisse, la prends. Sèche et dure comme du conque, étonnamment lourde. Je la tourne, l’examine. Personne encore debout, même la cuisine silencieuse.

Je glisse la main dans la poche de ma veste de drill et rentre dans la 4. Je la pose sur la table au marbre du centre, la regarde. Stephen, je l’ai vu d’un coup, n’était plus là. Il avait filé à la douche.

À peine le temps de la fixer qu’une idée, invraisemblable mais obstinée, s’incruste. Quelque chose à cinq ou six « pattes » avait couru sous le conque. Rien d’autre n’est sorti quand j’ai brisé. Ces faits-là, je les ai vus. Pas des on-dit. Pas une fable de Quashee.

J’entends des pas feutrés, sandales. La main retourne à la poche quand Stephen entre, ruisselant.

— Bonjour, cousin Gerald. Levé tôt, on dirait. J’ai entendu l’alarme, moi j’ai replongé.

— Oui, dis-je. Beaucoup de travail.

— Je t’aurais accompagné, reprend Stephen en s’habillant ; je file au service de six si je peux.

Il s’habille vite, me lance un mot, et court—l’église anglaise est à deux pas.

Je me lève, traverse la salle en biais, et entre dans le bureau de Reynolds, à l’ouest. J’ai une idée. Vérifier, ou enterrer. Je tire du bas d’une bibliothèque les trois gros registres, cuir fauve, de l’Hôtel du Commerce. Je veux—si la numérotation n’a pas changé—savoir qui occupait la 4 à l’époque du procès et de la malédiction. D’instinct, le point clé.

Et je tombe des nues en voyant, brunie, frisottée, l’écriture faire surface.

De 1832 à 1834 inclus, la chambre 4, Hôtel du Commerce, Raoul Patit, propriétaire, était occupée par un certain Hans de Groot. Le juge de la Haute Cour. Celui qui a condamné Tancrède à l’amputation, au « pincement », au chevalet.

J’avais mon explication.

Si c’était un roman, je raconterais que j’ai demandé la permission d’aller rendre la main à la fosse de chaux de Tancrède. Je déroulerais la recherche d’archives, la localisation de la fosse, la main qui s’échappe, me traque, la chance, le feu purificateur, etc.

Mais ce n’est pas un roman—et je n’embellis pas.

Ce que j’ai fait : filer à la cuisine. Lucinda, large, découpait le bacon. Deux aides noires pressaient les oranges.

— Bonjour, Lucinda, le feu est parti ?

— Mornin’, Massa Canevin, sah, feu bien chaud, sah. Vou’ voulez cuisiner quelque chose, sah ?

Un rire des deux filles. Je souris.

— Je veux seulement brûler quelque chose.

Je m’avance, soulève un rond de fonte, et laisse tomber la chose—cette horreur momifiée—au cœur du lit de braises rouge cerise.

Elle s’est tordue—comme si c’était vivant, protestant. Une odeur mince, cuir très ancien. En quelques minutes, la peau sèche, l’os calciné ne sont plus que braises informes.

Je remets le rond, et, pour compenser la curiosité de Lucinda, je lui laisse un billet brun de cinq francs—c’est encore la monnaie de la banque danoise, et elle a cours ici.

— Merci, sah, God bless you, Massa Canevin, sah, souffle Lucinda.

Je sors, assez sûr que la Jumbee de la 4 ne réveillera plus personne à quatre heures—ni à aucune autre—, et que l’éternité a enfin repris Tancrède-le-Noir, homme tenace, qui, disait-on, tenait parole.

C’est vrai, je l’ai dit d’entrée : Tancrède n’a pas maudit Hans de Groot, et Gardelin est rentré mourir au Danemark—hors de portée de ce qui est arrivé à Achilles Mendoza et Julius Mohrs. Peut-être que l’ombre tenace de Tancrède, limitée dans son pouvoir—canalisée par cette main coupée—ne pouvait agir que sur l’île où il était mort. Je n’en sais rien. Il y a des règles, presque, à ces affaires-là—des règles auxquelles Quashee croit comme à l’évangile.

Mais depuis ce matin-là, moi, Gerald Canevin, qui prétends dire vrai, je n’ai plus jamais vu une grosse araignée sans un frisson dedans. Je crois savoir ce que c’est, la peur des araignées.

Parce que j’ai vu cette chose courir dans la salle de bal comme une araignée mutilée—je l’ai vue filer sous le conque. Et elle n’est pas sortie comme elle y est entrée.

13 août 2025

13 août 2025

Ça ne va toujours pas ; plus j’observe les imbrications d’un minuscule changement, plus j’entrevois de nouvelles pistes. En attendant, la base de données est réparée, en distant comme en local. À bien y penser, c’est plus un amusement qu’autre chose. Ces derniers jours, je me suis remis à écrire plus qu’à coder. Je me renferme, me recroqueville. Lectures intenses. J’ai trouvé [un site](https://freeread.de/) avec des textes originaux de Henry S. Whitehead que j’ai commencé à traduire (création d’une nouvelle rubrique : [traductions](https://ledibbouk.net/-traductions-122-.html)). La vision du monde tout autour est devenue si noire que je ne lis plus que des nouvelles fantastiques ou d’horreur de vieux auteurs du XIXe siècle, principalement américains. La langue, souvent archaïque, oblige à y pénétrer lentement, avec d’infinies précautions pour en démonter les structures, les rouages, le vocabulaire. Je n’entrevois pas d’usage pragmatique à cet exercice, sinon l’effet thérapeutique de soigner « le mal par le mal ». S’enfoncer dans l’horreur jusqu’au cou finit par déclencher un spasme, un sursaut, une petite pulsion de vie. Et celle-ci trouve sa fonction réparatrice quasi immédiate lorsqu’au petit matin j’arrose l’ampélopsis ou l’olivier de la cour. Comme si, enfermé dans l’horreur, s’en extraire soudain par une habitude — un simple geste d’emploi du temps — offrait un bref instant, suffisant pour recharger les batteries. Ce serait intéressant d’examiner les conditions les plus propices au plaisir d’être. Les générations précédentes en avaient une définition stricte : travailler beaucoup, se reposer peu, jouir de joies simples. Aujourd’hui, j’ai le sentiment que nous avons élevé le « jouir » à un tel point d’importance que nous en sommes devenus drogués ; et, comme les drogués, il faut chaque jour une dose plus forte. La grande gagnante, c’est notre indifférence presque totale aux autres, au monde, à l’univers. Ce ne sont pas quelques menues interactions numériques — cette illusion d’appartenir à une collectivité — qui y changeront quoi que ce soit. Quand je sors la tête à la fenêtre, pour voir la rue, la ville, les pays, les continents, je ne vois que bêtise, méchanceté, une humanité frelatée. Pathétique. Du coup, je rentre aussitôt la tête. Je ne vivrai sans doute pas aussi longtemps que les honorables tortues marines, mais je commence à éprouver une métamorphose, petit à petit. En me regardant par hasard dans la glace, de dos, j’ai vu que je me voûtais. À moins que ce ne soit la contrepartie inconsciente d’une coupe de cheveux. S. ne m’a pas laissé beaucoup de cheveux sur le crâne. Elle y est allée à la tondeuse. « Tu as dix ans de moins », a-t-elle conclu en coupant le moteur de l’engin, l’air satisfait. Des contreparties, toujours : que je le veuille ou non, il y en a et il y en aura. Si je jouis, il faut qu’à un moment je paie : c’est comme ça depuis le début, pas de risque que ça change.

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Il n’y a pas de fumée sans feu (et sans vouloir faire de mauvais jeu de mots, au vu des circonstances déplorables actuelles). Disons qu’une théorie étrange, aux limites de l’absurde — appelons-la l’hypothèse de « parasites » qu’on attraperait dans l’astral comme un mauvais rhume — aurait au moins le mérite de donner un sens à la folie actuelle. En nommant le site Dibbouk, j’anticipais peut-être déjà la suite de ce qui a commencé en 2019. Cette « chose » vient vous déranger, vous habiter, vous hanter, et ne vous lâche plus tant qu’elle n’a pas absorbé toute votre sève, votre énergie vitale. Je continue de publier des textes sur le site, mais, une fois publié, je referme aussitôt les onglets. Je ne flâne guère. Revient cette forme de béatitude offerte par l’étude, par la lecture, par l’enfouissement. Cela me rappelle un texte de Michaux : « enterrez-moi ». Jamais ces mots n’ont paru si clairs qu’aujourd’hui.

La Bête Noire

13 août 2025

*Henry St. Clair Whitehead (5 mars 1882 – 23 novembre 1932) fut un écrivain américain de récits fantastiques et horrifiques, mais aussi un clerc épiscopal au parcours riche et atypique. Diplômé de Harvard en 1904 aux côtés de Franklin D. Roosevelt, il y fut un athlète reconnu avant de publier un journal politique à Port Chester, puis de diriger des initiatives sportives pour la AAU. Ordonné diacre en 1912, Whitehead embrassa une carrière religieuse qui le mena à devenir archidiacre des Îles Vierges de 1921 à 1929, notamment à Saint‑Croix. Ce séjour aux Antilles marqua son œuvre : il puisa dans les légendes, les croyances et les rituels vaudous de ces îles un matériau unique, imprégnant ses récits d’un exotisme envoûtant. Correspondant et ami d’H. P. Lovecraft, il contribua dès 1924 à Weird Tales, Strange Tales et autres pulps. Lovecraft lui-même évoqua ses nouvelles comme une «  fiction étrange d’une puissance discrète et réaliste  », saluant notamment The Passing of a God comme l’apogée de son génie. Après son retour aux États-Unis, Whitehead exerça à Dunedin (Floride), jusqu’à sa mort en 1932. Ses récits, collectés dans des volumes comme Jumbee and Other Uncanny Tales (1944) et West India Lights (1946), continuent d’être célébrés pour la finesse de leur atmosphère et la singularité de leur cadre caribéen.*

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## La Bête Noire
(traduction littérale)

En diagonale, de l’autre côté du marché du dimanche de Christiansted, sur l’île de Santa Cruz, en face de la maison connue sous le nom d’Old Moore’s, où j’ai séjourné une saison — c’est-à-dire, le long du côté sud de l’antique place du marché de la vieille ville, bâtie sur l’emplacement abandonné de l’ancienne ville française de Bassin — se dresse, dans une austère grandeur fanée, une autre et bien plus vaste demeure ancienne connue sous le nom de « Gannett’s ».

Pendant près d’un demi-siècle, la Gannett House est restée vide et inoccupée, sa solide façade de maçonnerie donnant sur la place du marché affichant un aspect morne et distant, avec ses rangées de fenêtres hermétiquement closes, ses pierres assombries et décolorées, et l’ensemble de son allure, sévère et rebutante.

Durant ces cinquante années environ où elle était restée close, lançant un regard sombre et vide à la foule humaine qui passait devant sa masse imposante et ses portes closes et rébarbatives, divers individus avaient tenté, à maintes reprises, de la faire rouvrir.
Une telle demeure — l’une des plus vastes résidences privées des Antilles, et aussi l’une des plus belles — ainsi fermée et inutilisée, simplement parce que telle était la volonté de son propriétaire absent, homme arbitraire et plutôt mystérieux, que l’île n’avait pas revu depuis la durée de vie d’un homme mûr, ne pouvait manquer de susciter l’intérêt de locataires potentiels.

Je sais, parce qu’il me l’a raconté, que le Révérend Père Richardson, de l’Église anglicane, tenta de l’obtenir en 1926 pour y installer un couvent pour ses religieuses. Pour ma part, j’essayai d’en louer une partie pour la saison ; l’année où, faute d’y parvenir, je pris à la place Old Moore’s — maison aux ombres étranges, aux vastes pièces, aux portes immenses et hautes par lesquelles, d’innombrables fois, Old Moore lui-même, portant — si les rumeurs étaient vraies — un étrange fardeau d’appréhension mentale, avait glissé autrefois, dans un frisson d’anticipation terrible…

Une enquête auprès des bureaux du Gouvernement révéla que le vieux Maître Malling, survivant du régime danois, vivant à Christiansted et d’une aide précieuse pour nos fonctionnaires lorsqu’il s’agissait de démêler de vieux documents danois, avait la charge de Gannett’s.
Herr Malling, que j’allai voir à son tour, se montra courtois mais ferme : la maison ne pouvait être louée en aucune circonstance ; telles étaient ses instructions — des instructions permanentes, consignées dans ses dossiers. Non, c’était impossible, hors de question.
Je me rappelai alors quelques vagues allusions que j’avais reçues à propos d’un vieux scandale.

Et puis, soudain, l’occasion se présenta, totalement inattendue.
Au début de l’année suivante, on m’informa que la maison avait été rouverte et qu’une dame, Mrs Garde, l’avait occupée, seule avec quelques domestiques. On me dit aussi qu’elle recevait volontiers, et que je pourrais, si je le souhaitais, la rencontrer.

Je me rendis donc chez elle. Ce fut par un après-midi brûlant de la saison sèche. Les volets de la façade donnant sur la place étaient grands ouverts, laissant entrer des vagues de lumière dans les pièces immenses.
Mrs Garde m’accueillit sur la large véranda, vêtue d’une robe légère aux tons pâles, le visage à la fois cordial et réservé.

Elle me parla de son installation, des réparations qu’elle avait dû faire pour rendre la maison habitable, et, presque tout de suite, aborda ce que je n’osais espérer : la raison pour laquelle Gannett House était restée close si longtemps.
Elle ne prétendait pas tout savoir, mais disait qu’il y avait « quelque chose » dans la maison.

À ce stade, elle me proposa de revenir un soir, en compagnie de mon ami Haydon, pour en parler plus à loisir.

Nous revînmes donc, Haydon et moi, deux jours plus tard, vers le milieu de l’après-midi. La chaleur semblait moins lourde que lors de ma première visite, et la véranda, baignée d’ombre, offrait un semblant de fraîcheur. Après quelques minutes de conversation sur des sujets banals, Mrs Garde prit un ton plus grave et commença son récit.

— La première fois, dit-elle, c’était il y a plus de quinze ans. Mon mari vivait encore. C’était une nuit chaude, au cœur de la saison des pluies. La maison dormait, et j’étais assise là, justement, à cette place.
La lune éclairait la cour, et je pensais à mille choses, quand j’ai senti… oui, senti d’abord, puis entendu… un souffle lourd, irrégulier.

Elle hésita, comme si elle revivait l’instant.

— J’ai cru qu’un animal s’était introduit. Mais quand j’ai levé les yeux, je n’ai rien vu… rien que l’ombre de l’arbre. Pourtant, le souffle continuait. Puis des pas se sont fait entendre. Lents. Lourds. Comme si quelque chose tournait autour de moi.

Elle marqua un silence.

— Depuis cette nuit-là, cela revient… sans prévenir. Parfois des mois passent. Parfois plusieurs fois dans la même semaine. Toujours le même ordre : le souffle, les pas… puis l’impression qu’une présence se penche sur vous.

Elle nous invita alors à la suivre jusqu’à une aile latérale de la maison.
Là, dans une pièce presque nue, elle s’arrêta et désigna le sol :

— C’est ici que cela commence souvent.

À cet instant, je crus percevoir une légère vibration dans l’air, comme si une onde invisible venait de traverser la pièce.
Je ne fis aucune remarque, mais Haydon, qui se tenait à ma gauche, eut un petit mouvement de tête, comme s’il confirmait avoir perçu la même chose.

Ce que Mrs Garde nous avait raconté était déjà assez étrange en soi.
Mais plus tard, lorsque nous eûmes l’occasion d’examiner certains vieux papiers laissés dans la maison par la famille Gannett, nous trouvâmes quelque chose de plus étrange encore.

Il s’agissait d’un cahier relié en cuir, terni et craquelé par le temps, dont le fermoir de cuivre portait une oxydation verte.
C’était le journal d’Angus Gannett, daté des années 1840.

Une entrée, en particulier, attira notre attention :

« La nuit dernière, alors que je traversais la cour, je fus pris d’un malaise soudain. L’air semblait vibrer autour de moi, et je perçus un souffle rauque, proche mais invisible. Puis vinrent des pas, lents, pesants, dont je ne pus discerner la provenance. La lune éclairait la cour, mais je n’y vis aucune créature. Les chiens, habituellement prompts à aboyer, restèrent muets, les oreilles basses. Je crois qu’ils savaient. »

D’autres passages du journal décrivaient des incidents similaires, espacés parfois de plusieurs mois.
Gannett mentionnait aussi les rumeurs persistantes parmi les esclaves : celles d’un « esprit animal » lié à une cérémonie vaudoue ayant mal tourné, bien avant que la propriété ne passe aux mains de sa famille.

Mrs Garde referma le journal avec précaution.

— Comme vous le voyez, dit-elle, ce n’est pas un phénomène récent. Et depuis tout ce temps, personne n’a jamais pu le voir clairement… mais tous ceux qui l’ont senti savent qu’il est là.

Le soir même, nous restâmes à dîner chez Mrs Garde.
La chaleur devint lourde, et un ciel noir comme de l’encre s’abattit sur la plantation.

Vers minuit, un bruit soudain rompit le silence : un mugissement puissant, suivi d’un fracas métallique.

— Le taureau ! s’exclama Mrs Garde.

Nous courûmes jusqu’à l’enclos.
Sous la lumière de la lune, le grand taureau noir de la plantation se cabrait, frappant de ses cornes les barrières de bois.
Ses yeux roulaient de frayeur, et sa respiration haletante ressemblait à celle d’un animal traqué.

Haydon tenta de l’approcher pour le calmer, mais l’animal reculait, évitant quelque chose que nous ne voyions pas.
Puis, soudain, il chargea un coin sombre de l’enclos… vide.
Le bois éclata, et le taureau s’échappa dans la cour avant de disparaître entre les manguiers.

À cet instant, je sentis distinctement ce que Mrs Garde avait décrit : un souffle chaud, animal, mais dont la source restait invisible.
Puis un bruit de pas lourds, comme en procession, contournant la maison.

Nous suivîmes ces pas jusqu’au vieux jardin, à l’endroit où, selon les anciens, se trouvait jadis un cercle de pierres.
C’est là que nous entendîmes, étouffés mais distincts, le battement d’un tambour, le cliquetis métallique d’instruments rituels, et une sorte de chant monotone.
Mais il n’y avait personne.

La lune éclairait des pierres moussues qui semblaient former un dessin oublié.
L’air vibrait comme chauffé par une source invisible.
Puis, sans transition, tout s’arrêta : plus de pas, plus de souffle, plus de sons.

Les jours suivants furent calmes.
Pas de souffle, pas de pas, pas d’agitation chez les animaux.
Pourtant, l’impression d’une présence latente persistait.

Une semaine plus tard, au matin, un domestique nous prévint qu’il avait trouvé quelque chose au pied des vieux manguiers, près du cercle de pierres.
Nous découvrîmes le corps du taureau noir, étendu dans l’herbe humide.
Aucune trace de lutte, aucune blessure.
Ses yeux ouverts semblaient figés dans une vision d’horreur.

Mrs Garde se signa lentement.

— C’est terminé, dit-elle d’une voix basse. Pour cette fois.

Le taureau fut enterré à l’ombre des manguiers.
Ce soir-là, la maison sembla plus légère, comme débarrassée d’un poids invisible.

Mais en me couchant, je pensai aux mots d’Angus Gannett dans son journal :

« Ce n’est pas une bête ordinaire. C’est un souvenir. Et les souvenirs ne meurent pas vraiment. »

Depuis ce jour, je ne suis jamais retourné à la plantation Gannett.
Mais parfois, dans mes rêves, il me semble entendre, quelque part dans l’obscurité, ce souffle rauque et ces pas lents qui contournent ma chambre.
Et je me réveille, le cœur battant, à l’affût du silence.

Qu’était-ce ? Un mystère

12 août 2025

*Fitz-James O’Brien (1828-1862) reste l’un des écrivains les plus singuliers de la littérature fantastique américaine du XIXᵉ siècle. Né en Irlande, il émigre à New York dans les années 1850 et se fait remarquer par ses nouvelles mêlant imagination scientifique et atmosphère surnaturelle, publiées dans les revues littéraires de l’époque (Harper’s Monthly, Atlantic Monthly). Précurseur de la science-fiction et du fantastique modernes, il explore des thèmes comme l’invisibilité, les automates ou les expériences étranges, souvent avec une précision quasi scientifique. Mort jeune, à trente-quatre ans, des suites d’une blessure reçue pendant la guerre de Sécession, il laisse une œuvre brève mais influente. Sa nouvelle What Was It ? A Mystery (Qu’était-ce ? Un mystère), publiée en 1859, est considérée comme l’un des tout premiers récits mettant en scène une créature invisible — bien avant H.G. Wells.*

Pour une version plus *contemporaine" c’est [ici](https://ledibbouk.net/qu-etait-ce-un-mystere-2.html)

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## Qu’était-ce ? Un mystère

J’avoue qu’avec une certaine appréhension, je me décide à relater l’histoire étrange qui suit. Les faits que je vais exposer sont si extraordinaires, si inédits, que je m’attends d’avance à susciter incrédulité et moqueries. J’accepte tout cela sans broncher. J’ose espérer avoir le courage littéraire d’affronter l’incrédulité. Après mûre réflexion, j’ai résolu de raconter, aussi simplement et directement que possible, quelques événements survenus sous mes yeux au mois de juillet dernier, et qui, dans les annales des mystères de la science physique, n’ont absolument aucun équivalent.

J’habite au numéro ---- de la Vingt-Sixième Rue, dans cette ville. La maison, à bien des égards, est singulière. Depuis deux ans, elle traîne la réputation d’être hantée. C’est une grande et belle demeure, autrefois entourée d’un jardin, aujourd’hui réduit à un simple enclos herbeux servant à faire sécher du linge. La vasque asséchée d’une ancienne fontaine, et quelques arbres fruitiers effilochés, non taillés, témoignent qu’il fut jadis un agréable refuge ombragé, parfumé de fleurs et animé du doux murmure de l’eau.

L’intérieur est spacieux : un vaste hall ouvre sur un grand escalier en spirale s’élevant en son centre, et les différentes pièces sont d’une ampleur imposante. Elle fut construite il y a une quinzaine ou une vingtaine d’années par M. A----, un marchand new-yorkais bien connu, qui, il y a cinq ans, jeta le monde des affaires dans la stupeur par une fraude bancaire retentissante. M. A----, comme chacun le sait, s’enfuit en Europe, où il mourut peu après, le cœur brisé. Presque aussitôt la nouvelle de sa mort confirmée, le bruit courut dans la Vingt-Sixième Rue que le numéro ---- était hanté.

Des procédures légales avaient dépossédé la veuve du propriétaire, et la maison n’était plus occupée que par un gardien et sa femme, placés là par l’agent immobilier qui en avait la charge pour la louer ou la vendre. Ces derniers affirmèrent être tourmentés par des bruits surnaturels. Des portes s’ouvraient sans qu’on puisse en voir l’auteur. Le maigre mobilier resté épars dans les pièces se retrouvait, au matin, empilé les uns sur les autres par des mains invisibles. On entendait, même en plein jour, des pas descendre et monter l’escalier, accompagnés du froissement de robes de soie inexistantes et du glissement de doigts impalpables le long de la rampe. Le couple assura qu’il ne resterait pas une semaine de plus. L’agent immobilier se moqua d’eux, les congédia et plaça d’autres locataires à leur place. Les phénomènes se répétèrent. Le quartier reprit l’histoire à son compte, et la maison resta inoccupée trois ans durant. Plusieurs personnes se montrèrent intéressées pour l’acquérir ; mais toujours, avant que la transaction ne soit conclue, elles entendaient ces rumeurs inquiétantes et se retiraient.

C’est dans cet état de choses que ma logeuse — qui tenait alors une pension dans Bleecker Street et souhaitait s’installer plus au nord — eut l’idée audacieuse de louer le numéro ---- de la Vingt-Sixième Rue. Elle avait sous son toit une clientèle plutôt hardie et philosophique, et nous exposa franchement tout ce qu’elle avait entendu sur le caractère “hanté” de la maison où elle voulait nous emmener. À l’exception de deux pensionnaires timorés — un capitaine de marine et un Californien fraîchement revenu — qui annoncèrent aussitôt leur départ, tous les hôtes de Mme Moffat déclarèrent qu’ils l’accompagneraient dans cette incursion chevaleresque au royaume des esprits.

Notre déménagement eut lieu au mois de mai, et nous fûmes tous enchantés de notre nouvelle demeure. La portion de la Vingt-Sixième Rue où elle se trouve — entre la Septième et la Huitième Avenue — est l’un des quartiers les plus agréables de New York. Les jardins à l’arrière des maisons, qui descendent presque jusqu’à l’Hudson, forment, l’été, une véritable allée de verdure. L’air y est pur et vivifiant, venant droit des hauteurs de Weehawken. Même le jardin mal entretenu qui bordait notre maison sur deux côtés, bien qu’un peu encombré de cordes à linge les jours de lessive, nous offrait un carré d’herbe à contempler et un coin frais, le soir, où nous fumions nos cigares dans le crépuscule, en regardant les lucioles allumer et éteindre leurs lanternes dans l’herbe haute.

À peine installés au numéro ---- que nous guettions déjà les fantômes. Nous attendions leur apparition avec une impatience presque enfantine. À table, les conversations tournaient invariablement au surnaturel. L’un des pensionnaires, qui avait eu l’imprudence d’acheter La face cachée de la nature de Mrs. Crowe pour sa lecture personnelle, devint l’ennemi public : on lui reprochait de ne pas en avoir acheté vingt exemplaires. Sa vie fut un enfer : s’il posait le livre un instant et quittait la pièce, il se retrouvait aussitôt subtilisé et lu à voix basse, en comité restreint, dans un coin.

Pour ma part, je devins rapidement un personnage important, car il avait filtré que j’étais assez versé dans l’histoire du surnaturel et que j’avais autrefois publié, dans Harper’s Monthly, une nouvelle intitulée Le Pot de tulipes, dont le point de départ était un fantôme. Si une table craquait ou si un panneau de lambris se déformait alors que nous étions réunis dans le grand salon, le silence se faisait aussitôt, et chacun se préparait à entendre le cliquetis des chaînes ou à voir surgir une silhouette spectrale.

Après un mois de cette excitation psychologique, il fallut bien reconnaître, non sans dépit, que rien, absolument rien, d’approchant le surnaturel ne s’était manifesté. Seul le majordome noir assura qu’une bougie s’était éteinte toute seule pendant qu’il se déshabillait pour la nuit. Mais comme il m’était déjà arrivé de le surprendre dans un état où une bougie lui apparaissait en double, je supposai que, s’il avait poussé ses libations un peu plus loin, il avait pu inverser le phénomène et ne plus en voir du tout là où il y en avait une.

Les choses en étaient là lorsqu’un événement survint, si terrible et inexplicable que ma raison vacille encore au souvenir de cette nuit. C’était le 10 juillet. Après le dîner, je me rendis avec mon ami, le docteur Hammond, dans le jardin pour fumer notre pipe du soir. Nous étions d’humeur étrangement philosophique. Allumant nos larges fourneaux d’écume de mer , bourrées d’un fin tabac turc, nous nous mîmes à marcher de long en large en discutant.

Une étrange force semblait détourner notre conversation de toute légèreté. Impossible de rester sur les sujets lumineux où nous voulions l’amener. Inévitablement, nos pensées glissaient vers des rives sombres et désertes, où flottait une pénombre oppressante. Nous avions beau évoquer, comme à notre habitude, les bazars éclatants de l’Orient, la splendeur du règne de Haroun, les harems et les palais dorés, des ifrits noirs, tels celui que le pêcheur libéra de sa jarre de cuivre, se dressaient sans cesse dans nos propos, grandissaient jusqu’à occulter toute clarté.

Peu à peu, nous cédâmes à cette influence obscure et nous nous laissâmes aller à des spéculations lugubres. Nous parlâmes de la tendance humaine au mysticisme et de l’attrait presque universel pour le Terrible, quand Hammond me demanda soudain :
— Selon toi, quel est l’élément le plus effrayant qui soit ?

La question me prit au dépourvu. Certes, beaucoup de choses sont effrayantes : trébucher sur un cadavre dans le noir ; voir, comme il m’est arrivé, une femme emportée par un fleuve rapide, les bras tendus, le visage déformé d’horreur, criant jusqu’à se briser la voix, pendant que, figés derrière la vitre d’une fenêtre surplombant de vingt mètres la rivière, nous la regardions sombrer sans pouvoir lever le moindre geste… Ou encore croiser, en mer, l’épave d’un navire sans âme qui vive, flottant comme au hasard : l’ampleur du drame qu’elle suggère, voilée par l’absence de témoins, glace le sang. Mais je compris pour la première fois qu’il devait exister une incarnation suprême de la peur, un “roi des terreurs” auquel toutes les autres se soumettent. Quel pouvait-il être ? De quelles circonstances naîtrait-il ?

— Je n’y ai jamais réfléchi, répondis-je. Qu’il existe une chose plus terrifiante que toutes les autres, je le crois. Mais impossible d’en donner ne serait-ce qu’une esquisse.

— Je suis un peu comme toi, Harry, dit Hammond. Je sens que je pourrais éprouver une frayeur encore jamais conçue par l’esprit humain… quelque chose qui mêlerait, dans une union monstrueuse, des éléments qu’on croyait incompatibles. Les voix dans Wieland de Charles Brockden Brown sont terribles ; l’apparition du “Gardien du Seuil” dans Zanoni de Bulwer-Lytton l’est tout autant… mais il y a pire encore.

— Écoute, Hammond, épargnons-nous ce genre de propos, veux-tu ?

— Je ne sais pas ce que j’ai ce soir, répondit-il, mais mon esprit ne cesse d’aller vers des visions étranges et effrayantes. Je crois que je pourrais écrire une histoire à la manière de Hoffmann, si seulement je maîtrisais assez bien le style.

— Dans ce cas, repris-je, je te souhaite bonne nuit. Il fait une chaleur étouffante.

— Bonne nuit, Harry. Que tes rêves soient agréables.

— À toi aussi, sinistre compagnon… afrits, goules et enchanteurs compris.

Nous nous séparâmes et chacun gagna sa chambre.

Je me déshabillai rapidement et me glissai dans mon lit, emportant, comme à mon habitude, un livre que je lisais jusqu’à sombrer dans le sommeil. À peine avais-je posé la tête sur l’oreiller que j’ouvris l’ouvrage… pour le lancer aussitôt à l’autre bout de la chambre. C’était l’Histoire des monstres de Goudon, un curieux volume français que j’avais récemment rapporté de Paris. Dans l’état d’esprit où je me trouvais, c’était tout sauf une lecture apaisante.

Je résolus donc de dormir immédiatement. J’abaissai le bec de gaz jusqu’à ce qu’il ne reste plus qu’un minuscule point bleu à son sommet, et je me mis en quête du repos. La chambre était dans une obscurité totale ; cette lueur résiduelle n’éclairait pas à plus de trois centimètres autour du brûleur. Je passai mon bras sur mes yeux, comme pour me protéger même de cette ténèbre, et tentai de ne penser à rien.

En vain. Les thèmes qu’Hammond et moi avions effleurés au jardin revenaient sans cesse. J’essayai de dresser des murailles mentales pour les écarter, mais ils se faufilaient malgré tout. Je restai immobile comme un cadavre, pensant que l’inaction physique hâterait le repos de l’esprit… C’est alors qu’un incident effroyable survint.

Quelque chose tomba, apparemment du plafond, droit sur ma poitrine. L’instant d’après, deux mains osseuses m’encerclèrent la gorge et serrèrent pour m’étrangler.

Je ne suis pas un lâche et je possède une certaine force physique. L’attaque, loin de me paralyser, me mit les nerfs en tension maximale. Mon corps réagit avant que mon esprit n’ait le temps de mesurer l’horreur de la situation : j’enroulai mes bras autour de la créature et la pressai contre ma poitrine de toutes mes forces. En quelques secondes, les mains lâchèrent ma gorge et je pus à nouveau respirer.

Alors commença une lutte d’une intensité inouïe. Plongé dans une obscurité absolue, ignorant tout de la nature de mon assaillant, je sentais ma prise glisser sans cesse, comme si sa peau était nue et lisse. Je reçus des morsures aiguës à l’épaule, au cou et à la poitrine. Il me fallut protéger ma gorge contre ces mains agiles et puissantes que je n’arrivais pas à immobiliser. La combinaison de ces facteurs exigeait toute ma force, toute ma ruse, toute mon endurance.

À force d’efforts presque surhumains, je parvins enfin à le renverser. Genou sur ce qui semblait être sa poitrine, je sus que j’avais l’avantage. Je repris mon souffle. Je l’entendais haleter dans le noir, sentais les battements précipités de son cœur. Épuisé, il l’était autant que moi — un maigre réconfort.

Je me rappelai alors que je gardais toujours sous mon oreiller un grand mouchoir de soie jaune pour la nuit. Je le trouvai à tâtons et parvins, tant bien que mal, à lui entraver les bras. Je me sentais enfin relativement en sécurité. Restait à allumer le gaz pour voir la créature et alerter la maison.

Sans lâcher prise, je le tirai hors du lit et, pas à pas, atteignis le bec de gaz. D’une main, j’ouvris brusquement le robinet. Une lumière vive emplit la pièce. Je me retournai vers mon prisonnier…

Et je ne vis rien.

Impossible de décrire mes sensations à cet instant. Je crois que j’ai dû pousser un cri, car moins d’une minute plus tard, ma chambre était pleine de monde. Je frémis encore en pensant à ce moment : j’avais un bras enserrant fermement une forme tangible, respirante, haletante ; ma main droite serrait une gorge chaude, apparemment de chair et de sang… et pourtant, sous cette lumière éclatante, je ne voyais rien. Pas même un contour. Pas l’ombre d’une vapeur.

Je ne peux toujours pas, même aujourd’hui, reconstituer mentalement la situation. L’imagination s’y brise. La chose respirait ; je sentais son souffle chaud sur ma joue. Elle se débattait avec force. Ses mains me saisissaient. Sa peau était lisse comme la mienne. Elle pesait de tout son poids contre moi… et pourtant elle était invisible.

Je m’étonne de ne pas avoir perdu connaissance ou la raison sur-le-champ. Au lieu de relâcher ma prise, une force étrange sembla m’envahir, et je serrai encore plus fort, jusqu’à sentir la créature frissonner de douleur.

À ce moment, Hammond entra, suivi de quelques pensionnaires. En me voyant, il se précipita :
— Par le ciel, Harry ! Qu’est-ce qui se passe ?

— Hammond ! Accours ! C’est… c’est affreux ! J’ai été attaqué dans mon lit par… quelque chose… je le tiens… mais je ne peux pas le voir !

Les autres, massés derrière lui, laissèrent échapper des rires nerveux. Cette moquerie me rendit fou de rage. Qu’on se moque d’un homme dans ma situation ! Un instant, j’aurais voulu les voir frappés de la même terreur.

— Hammond, pour l’amour de Dieu, aide-moi ! Je ne pourrai pas le retenir longtemps… Il m’épuise !

Il s’approcha, d’abord sceptique. Mais lorsqu’il posa la main à l’endroit que je lui indiquais, il poussa un cri d’horreur. Il l’avait senti.

En un instant, il trouva une corde dans la chambre et, sans lâcher prise, commença à ligoter le corps invisible.
— C’est bon, Harry. Laisse-le, maintenant. Il ne peut plus bouger.

Brisé de fatigue, je relâchai enfin mon étreinte. Hammond tenait les extrémités de la corde, enroulées autour de ses mains. Devant lui, les nœuds et les boucles dessinaient un vide, comme si elles emprisonnaient un fantôme.

Les spectateurs, malgré la peur qui se lisait sur leur visage, n’osèrent pas s’approcher. Certains s’enfuirent. Les autres restèrent agglutinés près de la porte, incapables de se décider à avancer. Ils doutaient, mais n’osaient vérifier par eux-mêmes.

Alors Hammond et moi, surmontant notre répugnance, soulevâmes ensemble la créature et la déposâmes sur mon lit. Elle pesait à peu près comme un adolescent de quatorze ans.

— Regardez bien, dis-je. Vous allez voir que c’est un corps solide, quoique invisible. Observez le matelas.

À un signal, nous lâchâmes prise. On entendit le bruit mat d’un corps tombant sur le lit, les ressorts gémirent, et un creux net se forma sur l’oreiller et la couverture. Un cri collectif retentit… et ils s’enfuirent tous, nous laissant seuls avec le mystère.

Nous restâmes un moment silencieux, écoutant la respiration irrégulière de la créature sur le lit et observant les draps qui frémissaient sous ses efforts pour se libérer. Puis Hammond parla :

— Harry… c’est effroyable.
— Oui… effroyable.
— Mais pas inexplicable.
— Pas inexplicable ? Comment peux-tu dire ça ? Jamais rien de tel n’est arrivé depuis que le monde existe. Je ne sais pas quoi penser. Par Dieu, pourvu que je ne sois pas fou, que tout ceci ne soit pas un délire !

— Raisonnons, Harry. Voilà un corps solide, que nous touchons, mais que nous ne voyons pas. C’est si inhabituel que cela nous terrifie. Mais n’existe-t-il pas des parallèles ? Prenons un morceau de verre pur : il est tangible et transparent. Théoriquement, on pourrait fabriquer un verre si homogène qu’il ne réfléchirait pas un seul rayon, comme l’air que nous sentons mais ne voyons pas.

— D’accord, mais le verre ne respire pas, l’air non plus. Cette chose a un cœur qui bat, des poumons qui fonctionnent, une volonté.

— Tu oublies les phénomènes dont on parle aux séances de spiritisme : ces mains invisibles qu’on sent parfois, chaudes, palpables… et pourtant qu’on ne voit pas.

— Tu penses donc que…
— Je ne sais pas ce que c’est, répondit-il gravement. Mais, par les dieux, avec ton aide, je compte bien l’étudier à fond.

Nous veillâmes toute la nuit, fumant pipe sur pipe, près de ce corps invisible qui finit par s’apaiser et, à en juger par sa respiration lente et régulière, s’endormit.

Le lendemain, toute la maison était en émoi. Personne, à part nous, n’osait entrer dans la chambre. Les draps bougeaient tout seuls, preuve que l’être était réveillé et se débattait. Ce spectacle, ces signes indirects d’une lutte invisible, étaient d’une horreur difficile à décrire.

Hammond et moi avions cherché, pendant la nuit, un moyen de découvrir son apparence. En le palpant, nous avions constaté que sa forme était humaine : une tête ronde, lisse, sans cheveux ; un nez à peine saillant ; des mains et des pieds semblables à ceux d’un adolescent.

D’abord, nous songeâmes à tracer son contour sur une surface plane, comme un cordonnier dessine un pied. Mais cela ne donnerait qu’une silhouette inutile. Alors, une idée me vint : prendre un moulage en plâtre de Paris. On obtiendrait ainsi une reproduction exacte.

Restait à résoudre un problème : il fallait qu’il tienne immobile. Nous décidâmes de l’endormir au chloroforme. Hammond fit venir le docteur X----, qui, après un moment de stupeur, procéda à l’anesthésie. En trois minutes, la créature était inconsciente.

Nous retirâmes ses liens et, aidés d’un mouleur renommé, recouvrîmes son corps invisible d’argile humide pour former le moule. Quelques heures plus tard, nous tenions enfin sa reproduction : un être de petite taille, trapu, à la musculature impressionnante, mais au visage d’une laideur inimaginable. Une sorte de caricature humaine, qui rappelait vaguement l’idée qu’on se ferait d’un goule, apte à se nourrir de chair humaine.

Une fois notre curiosité satisfaite, et après avoir lié tous les habitants de la maison au secret, restait à décider du sort de l’énigme. Il était impensable de la garder parmi nous, et tout aussi impensable de la relâcher dans le monde. Pour ma part, j’aurais voté sans hésiter pour sa destruction, mais qui accepterait d’en assumer la responsabilité ?

Jour après jour, nous délibérâmes. Les pensionnaires finirent par partir un à un. Madame Moffat, désespérée, menaça Hammond et moi de poursuites si nous ne débarrassions pas sa maison de « l’Horreur ». Nous répondîmes : « Nous pouvons partir, si vous voulez, mais nous n’emmènerons pas cette chose. C’est chez vous qu’elle est apparue. C’est donc à vous d’agir. » Évidemment, elle n’avait pas de réponse. Et elle ne trouva personne — pas même contre rémunération — prêt à approcher la créature.

Le plus étrange, c’est que nous ignorions totalement de quoi elle se nourrissait. Nous lui présentâmes toutes sortes d’aliments, en vain. Jour après jour, nous assistions au spectacle des draps qui se soulevaient, des respirations haletantes, et nous savions qu’elle dépérissait.

Dix jours passèrent. Puis douze. Puis deux semaines. Elle vivait toujours, mais le battement de son cœur faiblissait, sa respiration se faisait rare. Elle mourait de faim. Cette agonie invisible me hantait. Aussi horrible qu’elle fût, il était insupportable de la voir — ou plutôt de ne pas la voir — souffrir ainsi.

Un matin, elle était morte. Froide et raide, sans souffle, sans battement. Hammond et moi l’enterrâmes aussitôt dans le jardin. Ce fut un enterrement étrange : un corps invisible glissé dans un trou humide.

Quant au moulage, je l’offris au docteur X----, qui le conserva dans son cabinet de curiosités, dixième rue.

Aujourd’hui, à la veille d’un long voyage dont je pourrais ne pas revenir, j’ai consigné par écrit ce récit, le plus singulier de toute mon existence.

H. P. Lovecraft : lire pour écrire — de la quête au système

9 août 2025

Carte interactive Lovecraft

Introduction

La littérature de Lovecraft ne naît pas dans un vide : elle s’appuie sur une culture accumulée avec méthode.
Lui qui se disait « amateur d’antiquités, de science et de rêves » a développé, au fil des années, une véritable stratégie de recherche de lectures.
De Providence à New York, ses lieux de prédilection, ses outils et ses habitudes évoluent, passant de l’errance curieuse à une maîtrise méthodique de ses sources.


I. Providence : le creuset initial

Lieux de lecture :

  • Providence Public Library (225 Washington St.) : terrain de chasse principal pour la littérature, l’histoire et les sciences.
  • Bibliothèque de Brown University (John Hay Library) : accès indirect grâce à des amis, pour consulter des ouvrages plus rares.
  • Librairies d’occasion : Snow & Farnham, petites échoppes du centre-ville.
  • Prêts d’amis et de correspondants : certains envoient des livres par la poste.

Matériel à Providence :

  • Carnets de notes : blocs lignés bon marché (Dennison, Eaton’s) pour griffonner résumés et citations.
  • Stylos : Waterman’s Ideal et Sheaffer Lifetime.
  • Papier : Eaton’s Highland Linen pour correspondance soignée, papier générique ivoire pour notes brutes.
  • Organisation : rangement des notes et extraits dans des chemises manille thématiques.

II. New York : la boulimie ciblée (1924-1926)

Lieux de lecture :

  • New York Public Library (5th Ave & 42nd St.) : accès gratuit, collections massives en histoire, science, folklore.
  • Librairies de 4th Avenue (Book Row) : une dizaine de bouquinistes où il chine éditions anciennes et ouvrages de niche.
  • Wanamaker’s et McBlain’s Stationery : papeterie, parfois rayon livres.
  • Bibliothèques de quartier à Brooklyn Heights et Red Hook.

Matériel à New York :

  • Carnets portables : petits blocs spiralés ou cousus (Dennison, Globe-Wernicke).
  • Encre : Carter’s Ink ou Sanford’s (moins chère).
  • Organisation : méthode nomade, notes regroupées dans enveloppes kraft ou chemises, souvent renvoyées à Providence.

III. Retour à Providence : la maîtrise (1926-1937)

Lieux de lecture :

Matériel à Providence (maturité) :

  • Carnets par sujet (science, histoire, etc.).
  • Classement intégré : notes vers chemises manille thématiques, intégrées à la correspondance et réutilisées en fiction.
  • Papier carbone Carter’s Midnight Blue pour conserver un double des notes.
  • Stylos : préférence finale pour le Sheaffer Lifetime.

IV. Lire sans moyens : la stratégie d’un pauvre érudit

Lovecraft vécut presque toute sa vie dans une grande pauvreté.
Pourtant, il lut et posséda un nombre impressionnant de livres, grâce à plusieurs stratégies :

  • Priorité absolue à la lecture, en réduisant toutes les autres dépenses.
  • Achat d’occasion.
  • Échanges et dons d’amis et correspondants.
  • Prêts à long terme.
  • Éditions bon marché comme Everyman’s Library ou Modern Library.
  • Accès massif aux bibliothèques publiques et universitaires.

V. De l’amateur au méthodicien

  • Avant 1924 : lectures guidées par le hasard, notes éparses.
  • 1924-1926 : phase boulimique, accès illimité aux grandes bibliothèques, accumulation massive.
  • 1926-1937 : sélection plus ciblée, intégration dans un système épistolaire et thématique.

Conclusion

Lovecraft n’a jamais cessé de lire, mais il a appris à canaliser ses lectures et à les fixer matériellement pour mieux les exploiter.
Sa pauvreté ne l’a pas empêché de se constituer une culture immense — elle l’a forcé à l’ingéniosité.

Dans la langue de l’autre

28 juin 2025


Józef avait huit ans quand son père se mit à traduire Shakespeare. C’était à Vologda, dans cette ville du nord de la Russie où l’on vous envoie quand vous avez eu des idées, des idées sur la Pologne par exemple, ou sur la liberté, enfin des idées qui dérangent. Apollo Korzeniowski en avait eu, des idées. Résultat : l’exil. Avec femme et enfant, s’il vous plaît, parce que dans ce genre de situation on ne vous fait pas de cadeau.
La tuberculose, ça ne pardonne pas non plus. Ewa Korzeniowski mourut en 1865, laissant Apollo seul avec le petit Józef dans cette ville aux consonnes impossibles. Alors Apollo se mit à traduire. Pour gagner trois kopecks, d’abord, parce qu’il faut bien vivre. Mais aussi, on peut le supposer, pour ne pas devenir fou. Traduire Shakespeare en polonais quand on est coincé au fin fond de la Sibérie occidentale, c’est une forme de résistance. Ou de folie douce. Les deux peut-être.
Józef regardait son père penché sur ses dictionnaires. Apollo avait cette manie de lire à voix haute en traduisant, testant les sonorités, cherchant le rythme juste. « To be or not to be », puis quelque chose en polonais que l’enfant ne retenait pas, puis de nouveau « To be or not to be ». L’anglais s’incrustait dans la tête du gamin comme une mélodie étrange. Plus tard, beaucoup plus tard, Józef devenu Joseph Conrad écrira que sa première rencontre avec l’anglais eut lieu dans cette baraque de Vologda, par l’intermédiaire d’Hamlet et d’un père qui traduisait pour ne pas sombrer.
Apollo traduisait aussi Victor Hugo. Les Travailleurs de la mer, tiens, comme c’est curieux. Hugo écrivant son roman sur une île - Guernesey - pendant son propre exil, Apollo le traduisant dans le sien. Deux îles d’exil qui se parlent à travers les langues. Le petit Józef entendait défiler les tempêtes, les pieuvres géantes, les marins perdus. Il ne savait pas encore qu’il passerait sa vie sur des bateaux, que la mer deviendrait son métier, son obsession, sa métaphore de prédilection pour dire l’inquiétude humaine.
Inquiétude, inquietudo en latin. Négation du repos. Apollo ne trouvait pas le repos, comment l’aurait-il transmis à son fils ? Dans les dernières années à Vologda, puis après l’amnistie quand ils purent s’installer à Cracovie, Apollo ressemblait à ces personnages de Conrad qui ne tiennent plus en place, qui sont hantés par quelque chose d’innommable. Le petit Józef l’observait. Il apprenait, sans le savoir, ce que c’est qu’un fugitif.
Apollo mourut en 1869. Józef avait onze ans. L’orphelin fut confié à son oncle Tadeusz, homme raisonnable qui trouvait que les Korzeniowski avaient décidément le sang trop chaud. « Ton père était un rêveur », répétait-il au gamin. Sous-entendu : toi, ne rêve pas, sois pragmatique, trouve-toi une belle situation dans l’administration autrichienne. Józef hochait la tête. Mais il pensait à autre chose. Aux bateaux, par exemple. Aux îles lointaines. À l’anglais d’Hamlet qui résonnait encore dans sa tête.
En 1874, à seize ans, il fila à Marseille. Comme ça, du jour au lendemain. L’oncle Tadeusz n’y comprenait rien. Le gamin avait pourtant tout pour réussir : intelligence, éducation, relations. Mais non, il voulait naviguer. « C’est le sang Korzeniowski », soupirait l’oncle. Le sang des rêveurs, des exilés volontaires, de ceux qui ne tiennent pas en place.
À Marseille, Józef découvrit le français. Nouvelle langue, nouvelle personnalité. Il s’adapta, comme il avait appris à s’adapter en Russie, puis en Autriche-Hongrie. Les langues, c’était son affaire. Il en collectionnait les accents, les tournures, les façons de dire le monde. Le polonais pour l’enfance et la douleur, le français pour l’aventure et l’élégance, l’anglais pour... eh bien, on verrait.
En 1878, nouveau départ : l’Angleterre. Józef ne parlait que quelques mots d’anglais, ceux d’Hamlet resurgi du passé. Mais il apprit vite. Il apprit en naviguant, en écoutant les ordres, en lisant Dickens et Thackeray pendant les longues traversées. Il apprit comme on apprend une musique, par imprégnation. Sauf que cette musique-là, il la parlait avec un accent impossible. Toute sa vie, on se moquera de son anglais. Tant mieux : cet anglais d’étranger, c’était son style.
Vingt ans de marine marchande. Vingt ans à accumuler les histoires, les types louches, les situations impossibles. Un jour à Bangkok, un autre à Sydney, un troisième au Congo. Józef observait, notait mentalement. Il ne savait pas encore qu’il deviendrait écrivain, mais il stockait déjà la matière première. Ces marins alcooliques, ces administrateurs coloniaux, ces indigènes mystérieux - tout cela finirait dans des livres. Dans des livres en anglais, s’il vous plaît. Parce que entre-temps Józef était devenu Joseph Conrad, citoyen britannique et futur maître de la prose anglaise. L’ironie de l’histoire.
En 1889, Conrad commença Almayer’s Folly. Premier roman, première expérience de l’écriture en anglais. Il traduisait littéralement ses pensées du français vers l’anglais, créant au passage une langue impossible, un anglais teinté de gallicismes et d’étrangeté polonaise. Les éditeurs ne savaient qu’en penser. Ce type écrivait comme personne, mais vraiment comme personne. C’était exaspérant et fascinant.
Conrad lui-même ne comprenait pas très bien ce qui lui arrivait. Il se retrouvait à Londres, dans un petit appartement de célibataire, en train d’inventer des histoires. Lui qui avait passé sa vie à fuir - la Pologne, puis la France, puis la routine de la marine marchande - il se retrouvait assis à une table, immobile pour la première fois de son existence. Mais l’inquiétude était toujours là. Elle avait simplement changé de forme.
Dans Tales of Unrest, son premier recueil de nouvelles, Conrad mit en scène des fugitifs. Karain, ce chef malais hanté par ses fantômes. L’administrateur colonial d’An Outpost of Progress qui devient fou dans la brousse africaine. Tous ces personnages que quelque chose poursuit, quelque chose d’invisible et d’inexorable. Conrad savait de quoi il parlait. Il avait grandi avec un père fugitif, il était lui-même un fugitif, un apatride qui avait trouvé refuge dans l’anglais.
L’anglais de Conrad n’appartenait à personne. Ce n’était ni l’anglais d’Oxford ni celui de la rue. C’était une langue d’invention, forgée par quelqu’un qui pensait en trois langues à la fois. Quand il écrivait « the horror, the horror » dans Heart of Darkness, on entendait derrière toute l’histoire de l’Europe, les exils, les révolutions ratées, les empires qui s’effondrent. Kurtz au Congo, c’était aussi Apollo à Vologda : le même isolement, la même dérive vers l’innommable.
Les critiques anglais ne savaient que faire de Conrad. Trop compliqué pour les amateurs d’aventures maritimes, trop exotique pour les littéraires. Mais Henry James avait compris tout de suite. Lui aussi venait d’ailleurs, lui aussi écrivait dans une langue qui n’était pas tout à fait la sienne. Ils se rencontrèrent, se reconnurent. James disait que Conrad avait « le génie de l’inquiétude ». Conrad répondait que James était « trop gentil ». Ils se comprenaient.
En 1914, Conrad retourna en Pologne pour la première fois depuis quarante ans. Avec sa femme anglaise et ses fils qui ne parlaient pas polonais. Étrange retour aux sources : les sources avaient changé, lui aussi. Il se promenait dans Cracovie comme un touriste dans sa propre jeunesse. L’oncle Tadeusz était mort depuis longtemps. Apollo aussi, évidemment. Ne restait que la maison où l’enfant avait entendu traduire Shakespeare.
La guerre éclata pendant qu’ils étaient là. Les Conrad durent rentrer en catastrophe en Angleterre. Nouveau départ, nouvelle fuite. Conrad avait soixante ans, il était devenu un écrivain respecté, mais il était toujours en mouvement. L’inquiétude, ça ne se soigne pas.
Il mourut en 1924, citoyen britannique célébré par toute l’Europe littéraire. Ses funérailles furent suivies par des délégations venues de partout. On traduisait ses livres dans toutes les langues, y compris en polonais. Le gamin de Vologda était devenu un classique. Mais au fond, il était resté fidèle à son héritage : comme son père Apollo, comme Hugo à Guernesey, comme Byron en Italie, il avait fait de l’exil une force créatrice. Il avait prouvé qu’on peut écrire de grands livres dans la langue de l’autre, à condition d’y mettre toute son inquiétude.
L’exil, au final, c’était peut-être ça : apprendre à habiter la langue comme on habite un pays qui ne vous appartient pas tout à fait, mais où l’on peut quand même construire quelque chose de durable. Conrad y était arrivé. Il avait fait de l’anglais sa patrie définitive, sans pour autant oublier d’où il venait. Une belle revanche sur l’histoire, une victoire par K.O. de la littérature sur le déracinement.
Voilà. L’histoire d’un homme qui a passé sa vie à traduire, d’une langue à l’autre, d’un pays à l’autre, de l’expérience vécue aux mots écrits. Un homme qui a fait de son exil sa signature, de son accent impossible son style. Au fond, tous les écrivains sont des traducteurs. Conrad l’était juste plus littéralement que les autres.

28 juin 2025

28 juin 2025

À droite de l’écran se dresse d’abord un mur vert percé d’une fenêtre grande ouverte en raison de la chaleur que l’on cherche à expulser pour la remplacer par la fraîcheur matinale. Considérations climatiques futiles qui m’auront échappées puisque j’étais parti pour décrire les lieux. Mais j’y reviendrai peut-être. Sur le climat. Donc, nous avons une fenêtre de forme rectangulaire, il est rare par ici de voir des fenêtres carrées. Les rondes ou en losange sont encore plus rares. Ici aussi je crois qu’on pourra se passer de la géométrie. Au-delà de la fenêtre, un mur qui monte jusqu’à une ligne taillée en biseau, et qui est tout simplement le fait souligné d’une ombre encore plus noire que la pénombre. Si l’on veut laisser l’œil s’élever encore on peut avoir un triangle de ciel gris bleu dans la partie supérieure de la fenêtre. Avec peut-être une légère nuance purpurine. Description qui n’est que l’écho d’une page lue ce matin. Ce qui me fait penser à Laurent Mauvignier quand on lui demande quels sont les auteurs qui l’ont inspiré. Il parle de cet écho chez d’autres auteurs d’un quelque chose qu’il cherche à dire. Est-ce cela l’inspiration, je ne sais pas. Peut-être que ça parle de solipsisme prometteur plutôt. Comme si à la lecture on avait franchi un mur. On aurait découvert cette percée, cette fenêtre que j’évoque au début, on passerait par celle-ci et l’on se retrouverait dans un jardin, dans une ville, dans ce que l’on voudra, une bibliothèque. La seule chose dont on ne pourrait plus douter c’est que c’est à soi de s’occuper des lieux. Car pas de jardinier ici, pas d’éboueur pour ramasser les ordures, pas de bibliothécaire pour épousseter les ouvrages, balayer les sols. Tout nous appartiendrait, d’accord. Mais nous serions les seuls responsables à la fois des merveilles qu’on y trouve comme des dégâts qu’on y cause.


Une idée fugace passe, laisse-la passer, ne la retiens pas. Patience. Si elle revient une seconde fois note qu’elle se représente avec un léger étonnement. Mais laisse-la passer encore. La troisième fois cependant note-la car il y a de grandes chances qu’elle ne se représente plus.


Cet espoir de retrouver goût à la lecture lui tomba dessus comme la grâce. Qu’allait-il en faire lui qui dans chaque espoir décelait déjà les prémisses d’une deception à venir.


Donc le mot propriété revient par la bande. C’est à dire que tu lis un livre, tu le lis parfois plusieurs fois, tu t’en imprègnes et à la fin de voici étrangement devenu son propriétaire . Je ne parle pas de placer le livre sur l’étagère de la bibliothèque, évidemment. Je parle de cette sorte d’avidité incroyable au fond de soi qui s’accapare le monde de toutes les manières dont on peut imaginer que le monde se présente à soi. Que ce soit une rue que l’on arpente à période régulière et dont on fait sa familère, comme jadis on parlait de favorite. Que ce soit les fleurs du jardin que l’on arrose le matin pour qu’elles ne dépérissent pas trop vite. Que ce soit les livres que l’on lit et dans lesquels parfois on se reconnaît plus ou moins.


L’idée d’être assisté pour respirer. Par une machine. L’agacement soudain s’additionne à la chaleur, se cumule, s’amplifie. Vers 23h j’arrache le masque. C’est à dire que le confort au bout d’un moment m’est tout aussi insupportable que tout le reste. C’est à ce moment, ne parvenant plus à dormir que j’ouvre les Nouvelles Complètes de Conrad, chez Quarto. Je n’avais jamais lu la préface de Jacques Darras. Il évoque la présence de Rimbaud et de Jozef Konrad Korzeniowski au même moment à Marseille, en 1875. Et surtout cet attrait des deux jeunes hommes pour les langues étrangères notamment l’anglais et le français pour le jeune polonais. « L’oreille devient organe majeur, les recherches linguistiques saussuriennes sont proches d’une formulation théorique ».

Hier encore je m’interrogeai sur l’utilité d’un récit de voyage et aussitôt que je lis ces pages ce sont les noms de lieux qui attirent l’oeil.

l’île de Bangka au nord de Sumatra Semarang Singapour et Bornéo Aden Kinshasa Stanley Falls

Harar

L’hôpital de la Conception à Marseille.

note de lecture_Le Temps et les Dieux de Dunsany

25 juin 2025

Note de lecture : Time and the Gods de Lord Dunsany

Lord Dunsany (Edward John Moreton Drax Plunkett, 18e baron de Dunsany, 1878-1957) possède un style tout à fait distinctif dans la littérature fantastique qui a profondément influencé le genre. Son écriture se distingue par une prose lyrique et archaïsante, empreinte d’une solennité biblique. Dunsany emploie délibérément un langage soutenu, parfois archaïque, qui évoque les textes sacrés ou les chroniques anciennes. Cette tonalité confère à ses récits une dimension mythique et intemporelle. Ses textes fonctionnent souvent comme des poèmes en prose. Il crée des mythologies complètes avec leurs panthéons de dieux aux noms évocateurs (Mana-Yood-Sushai, Pegāna). Son style reflète cette ambition démiurgique : il écrit comme un chroniqueur des temps primordiaux, rapportant des légendes d’un monde parallèle. Ses récits sont imprégnés d’une nostalgie particulière, celle des civilisations perdues et des beautés évanescentes. Le style traduit cette mélancolie par des cadences musicales et des images de splendeur fanée. Ce style unique a directement inspiré H.P. Lovecraft, Clark Ashton Smith et toute une génération d’écrivains fantastiques qui ont adopté sa manière de créer des mondes mythologiques par la seule force du verbe.

Les ritournelles dunsaniennes

L’usage de la répétition comme d’un motif musical me rappelle Gertrude Stein, bien que les intentions diffèrent. Je me suis procuré l’édition Gollancz Fantasy Masterworks datant de 2000 pour consulter le texte original. Dunsany emploie des structures répétitives qui créent un effet d’incantation quasi-liturgique. On trouve des formules récurrentes comme « And it was so » ou des variations sur « In the days when... » qui ponctuent ses récits cosmogoniques. Ces répétitions fonctionnent comme des refrains bibliques, renforçant la dimension sacrée de ses mythologies.

Comme Stein, Dunsany joue sur la répétition-variation, mais là où Stein déconstruit le langage pour explorer sa matérialité pure (« Rose is a rose is a rose »), Dunsany utilise la répétition pour construire du mythe. Ses ritournelles visent l’hypnose mystique plutôt que l’expérimentation linguistique. Les deux auteurs créent une temporalité particulière par la répétition : Stein suspend le temps narratif traditionnel, Dunsany évoque le temps cyclique des cosmogonies anciennes. Chez lui, la répétition mime les cycles éternels des dieux et des mondes.

La question du souffle et de la période

Il faut le lire à haute voix pour comprendre quelque chose de la période. De même que Lovecraft, cela demande du souffle. Ce n’est pas le même air que ces poumons charrient. Je me fais cette réflexion alors que je corrige quelques textes de 2019 où j’avais encore de bons poumons — des longues phrases bourrées de virgules. Ce n’est plus le cas. Que penser de cela ? De la notion de période dans l’écriture ?

Les temps actuels semblent plus propices à la phrase courte, au staccato. Ce qui, sans doute, paraîtra tout aussi étrange à des lecteurs de l’avenir, s’ils existent. Néanmoins, il doit y avoir certaines formules qui persistent dans la durée, dans le temps — autrement dit, des structures qui résistent à l’entropie. La musique pure permet cela.

Est-ce que lorsque j’écoute Bach ou Mozart je suis dans leur époque, dans la mienne ? Non, je ne le crois pas. Je suis ailleurs. Dans un ici et maintenant qui absout la durée. Mieux : c’est la musique dans son déroulement qui est passé, présent, avenir — trois axes qui convergent dans l’instant où l’on écoute. Donc l’écriture essaie de reproduire ce phénomène, c’est désormais une évidence. C’est sans doute la raison pour laquelle certains textes résistent à l’entendement. On y cherche du sens alors qu’il faut simplement les éprouver.

25 juin 2025

25 juin 2025

Vivre sans peur et sans désir. Voilà à peu près le tableau. S’habituer au manque afin que rien ne nous manque. Une mythridatisation. Avoir satisfait les désirs les plus bas, de nombreuses fois. Ces venins bénins. Sans doute pas non plus les plus triviaux. Des désirs assez ordinaires, des désirs faciles. Puis décréter — quel ennui —, avec ce petit air suffisant. Peut-être est-ce une astuce finalement. Les rêves n’en reviennent que mieux à la charge durant la nuit. Les cauchemars également. Les uns ne pouvant être sans les autres. Une part enfouie, très enfantine la nuit.

L’enfant serait-il l’unique personnage, le démiurge fabriquant ses créatures ? Et la dernière étape serait-elle d’ouvrir en grand les yeux et de s’apercevoir qu’il ne s’agit pas de la nuit mais du néant ?

Que resterait-il encore comme solution ? Contre quoi luttes-tu vraiment ? L’ennui de l’ennui, l’habitude d’être toi, la fatigue des répétitions incessantes, les murs du labyrinthe, les pancartes « sortie » qui ne sont que des voies sans issue.

Égalisation. Ça pourrait rappeler égalité mais c’en est loin. Qui égalise, qui se retrouve égalisé sans le vouloir, sans rien demander ? La liberté des uns commence désormais où s’achève celle des autres. Quant à la fraternité, on a inventé la pudeur afin d’en finir avec ses manifestations intempestives. Les cars de CRS, les coups de matraque, les décrets, les amendements, l’information.

Pourtant, il me semblait bien avoir vu de mes yeux vu des gens joyeux un jour. Des rues pavoisées, des foules insouciantes, des bals de pompiers, des confettis et le petit vin blanc coulant à flot en bord de Marne ou de Seine. L’ai-je rêvé ça aussi ?

Quelle morosité. Le ton n’est pas à l’amusement mais à la contrition. Arborez, arborez, arborez. On peut arborer avec tout ce que l’on nous aura poussés à déraciner. Quel cynisme.

Le mot « insupportable » lui aussi se vide de son sens à force qu’on l’use.

Une nuit sans rêve, ce n’est pas une nuit sans rêve. Une nuit sans rêve, c’est une nuit dont tu ne te souviens pas de tes rêves, comme si quelque chose t’en avait privé. Et de t’interroger si ce quelque chose est à l’intérieur de toi ou bien s’il fait partie de la nouvelle mise en place du monde.

Il y a longtemps que je n’avais pas vu d’huissier. Celui-là dégoulinait de sueur devant la porte et la feuille qu’il m’a tendue était humide. 1 200 euros. Toujours la même embrouille de la part de la Maison des artistes, de l’Urssaf du Limousin. Je tente d’expliquer que c’est une erreur. C’est une erreur. Le type ne m’écoute pas, il s’en fout. Il dit : « C’est comme ça. » Passé mon après-midi d’hier à démêler une fois encore cette histoire. Des gens sympas au téléphone du reste. Tant à l’Urssaf qu’à la Sécurité sociale des artistes. C’est ça le pire. On ne peut en vouloir à personne. On ne peut engueuler quiconque. Toute la violence du choc, on la prend dans le bide et on gère comme on peut. 1 200 balles, une vraie rafale pour le coup. Temps de guerre, pas pour rien. Pour en finir, j’ai envoyé les documents comptables que j’ai retrouvés par miracle par mail à tout le monde. Plus de vie privée. Tout le monde le saura que je n’ai plus la queue d’un. La belle affaire.

Le plus surréaliste fut la voix charmante de mon interlocutrice du cabinet d’huissiers. Je veux dire que j’avais l’impression d’avoir une copine au téléphone. « Ne vous inquiétez pas, tout va s’arranger. » Avec même un petit rire complice. Et moi de marcher dans la combine, allez. « Tout ça n’est pas bien grave, on en verra d’autres. »

Ce qui fait que la journée entière fut étrange, encore une fois.

Le matin, le technicien Free résout la panne en quinze minutes, montre en main. Puis je me rends à la clinique du sommeil de B. Je m’attendais à repartir avec la machine sous le bras, pas du tout. Juste des prospectus, et un bilan comme quoi oui, il faut vraiment que je fasse quelque chose car la bécane a mesuré un taux d’apnée anormalement élevé. Il paraît que je peux y laisser ma peau. Ce serait intéressant. J’ai pensé à une mue quand le docteur R. a prononcé ces mots. Puis il m’a montré un tableau de montagne parce que sa femme l’emmène voir des expositions — ça ne l’intéresse pas trop, mais ce tableau tout de même, regardez ça. « C’est vers Chamonix, j’adore la montagne. » Et effectivement, c’est un tableau de montagne très bien fait. La neige n’est pas blanche comme il se doit, les ombres sont profondes, le ciel est bleu et les rochers paraissent bien coupants. J’ai pensé aussitôt à l’Antarctique, aux Montagnes de la folie. Ce n’était pas le moment. « Ça vous fera trente-six euros. » Tiens, le tarif a augmenté.

Le soir même, reçu un coup de fil du technicien qui doit venir m’expliquer le fonctionnement de la machine. Voix amicale, encore un copain. Dans le fond, je me fais peut-être du cinéma pour rien. Le monde est amical et moi je ne suis qu’un vaurien.

S. revient en rogne de chez E. « Je ne la supporte plus », dit-elle en posant ses clefs sur la table. Et de lui dire pile-poil qu’un huissier était passé — j’ai trouvé que c’était le bon moment. Comme ça, c’est fait. Je veux dire qu’on est tellement fatigués par tout, y compris la chaleur, assommés, qu’un coup en plus sur la tête... Le reste de la soirée s’est passé sans heurt. J’ai créé un nouveau site local pour classer toutes les photos que j’ai scannées ces derniers jours. Il faudra que je note les codes au cas où sur un post-it, sur un mur. J’ai pensé qu’il faudrait un peu d’ordre, un peu d’organisation : ranger, classer, trier. Au cas où, soudain, je ne sois plus là. Repas frugal. Tarte aux poireaux délicieuse rapportée de Caluire par S. Encore écrit un peu après le dîner. Un essai sur l’idée d’un monde truqué que j’avais commencé le matin mais qui reste encore bancal. Enfin, j’ai tout éteint et suis parti dans Dunsany Le Temps et les Dieux Et sa petite ritournelle m’a endormi rapidement.

04 avril 2023

21 mai 2025

Cimetière des Rois

Je sens que je me déshumanise. Je l’éprouve, et ça m’éprouve. Je lutte contre, en le disant. J’essaie de le dire un petit peu tous les jours. Comme l’huile de foie de morue. Il y avait aussi le Phenergan : une cuillerée pour papa, une pour maman, pour dormir, à ne pas oublier.

Mais j’ai vécu plus vieux que Baudelaire. Mince récompense, quand j’y pense.

Et c’est à se demander s’il vaut mieux être un vieil arbre — tronc écorcé par les piverts, qui sonne de plus en plus creux — ou un véloce météore qui, en combustant de tous côtés, s’éclate dans l’atmosphère, chaleureusement, en écornant quelques vélociraptors en tenue de camouflage, mâchant du chewing-gum, causant fort de tout et rien.

Un chat étique traverse une rue dans ma tête. Je le suis des yeux. À c’t’heure, tout est bien pathétique d’être suivi du regard. Et même proche de sympathique, voire de poétique.

J’ai sauté une ligne pour ne pas le déranger.

Ce n’est pas un sourire qui flotte dans l’air — ici, pas de chat du Cheshire — seulement un vieux matou qui miaule dans les toutes premières pages d’un livre qui se traîne, qui ne s’achèvera pas aujourd’hui, ni peut-être demain. Désolé pour Cormac McCarthy.

Plus les jours passent, moins je suis humain. Je le sens. Ce n’est plus tout à fait comme avant. Alors, à quoi bon s’en prendre aux arbres pour tâcher de noircir du papier ?

Quelqu’un — ou quelque chose — me dit : t’y es pour rien.

Mais je sais bien que c’est pas vrai. On y est tous un peu pour tout. Un petit peu chacun. Et ça dure depuis la Saint-Glinglin — ou, pour ne pas exagérer, depuis le calendrier liturgique. Au moins ça, pour se repérer.

Autant dire que ça ne présage pas de lendemains qui chantent.

Ce qui tombe bien. Surtout quand ils chantent faux, la plupart du temps. À moins que du côté de l’ouïe, ça se dégrade aussi. Et que, pour cette raison si simple — comme souvent — on n’apprécie plus la musique tout à fait comme avant.

« C’est pas gai tout ça », m’a dit un homme sans qualité particulière qui passait. Ça m’a fait plaisir qu’il dise au moins ça. Je l’avais pris, au départ, pour un somnambule croisé dans un autre livre. Encore qu’on puisse dire et faire tant de choses durant notre sommeil — peut-être même plus que durant nos veilles.

En 2010, à Avignon (j’y vais chaque année pour voir des pestacles de théâtre — et parfois je ne m’endors pas), Guy Cassiers avait adapté un premier morceau de L’Homme sans qualités de Musil.

Je me souviens de Dominique Frot. Était-elle seule sur scène ? Accompagnée ? Je ne sais plus. Pas important.

Vois comme ça te revient, quand t’y penses pas. Et comme ça devient flou sitôt que tu t’accroches à une pensée.

La tentative d’une synthèse entre toutes les contradictions des personnages, dont le seul point commun est leur aveuglement face au désastre à venir. (L’histoire se passe en 1913.)

Une phrase fut relevée ce jour-là, qui se régurgite soudain, va savoir pourquoi, comment : « La perte de l’unité de l’être et la fragmentation de la réalité en milliards de petits morceaux qui n’ont plus de liens. »

Est-ce qu’on y est vraiment pour rien ? Est-ce que ce n’est pas beaucoup plus fatiguant de se le dire, tout le temps ?

Mais au-delà du constat navrant, une rapidité de diction m’avait réjoui, tenu en haleine. Un débit d’enfer — mais calme — pour régurgiter tant de mots à la seconde. Le fameux grand calme au beau milieu de la tempête, sûrement.

Ce que je retrouve, soudain, ce dimanche, en lisant à voix haute Rabelais, dans la petite pièce qu’on appelle tour à tour bibliothèque, bureau, chambre, selon les circonstances.

Est-ce que j’ai l’air bête ? Bien sûr. Et c’est aussi — mais je m’illusionne sans doute — un acte de résistance formidable, par les temps qui courent (où donc ?), que de ne pas avoir peur d’avoir l’air bête.

Et bon — d’accord — je me suis dit : Ces deux monuments (Rabelais, Musil) ont un petit je-ne-sais-quoi qui les rapproche dans ma tête.

Et j’ai eu une sacrée envie de me retrouver au Père-Lachaise, à Paris. Refaire tout le chemin à pied depuis la Bastille. En passant par la Roquette. Et la rue du Chemin-Vert.

15 mai 2025

15 mai 2025

S. ronflait. C’était une impression bizarre que d’essayer de me concentrer sur la lecture de Knausgaard tout en voulant faire abstraction de ce bruit sourd, rythmé, comme une machine qui s’emballe puis ralentit. La tension s’installait dans ma nuque, une raideur sourde qui, en un éclair, me fit comprendre pourquoi cette vie me pesait tant. Mais c’était rapide, trop rapide, un de ces éclats d’intuition qui surgissent puis s’évaporent sans prévenir, comme quand on tente de rattraper le fil d’un rêve juste après le réveil. Peut-être que l’agacement n’était pas vraiment dû au ronflement mais à ce passage du livre, une phrase précise qui aurait résonné trop fort, trop vrai. À moins que ce ne soit cette chaleur dérangeante elle aussi , les jambes dehors, la couette coincée sous moi. Il faisait trop chaud dans la chambre, je le réalisai d’un coup. Nous n’avions pas encore changé la couette, c’était encore celle d’hiver. Le corps — mon corps — s’était assis sur le bord du lit, comme une entité à part entière, échappée du sommeil. J’ai regardé l’heure. Les chiffres rouges du réveil indiquaient 23:48. Je ressentis un désir vif de lire encore, au moins une petite heure, pour essayer de reconstituer puis de savourer ce moment si intime qu’est la lecture d’un bon livre, avant que le lendemain n’efface tout. Je craignais de m’endormir. Le lendemain serait jeudi, et ces jours qui passent de plus en plus vite me font peur. À vrai dire, à part lire et écrire, tout me fait peur et m’agace. Comme si mon corps réagissait quand moi je suis incapable de le faire. Et puis, sans savoir vraiment pourquoi, j’avais dû me lever, marcher à tâtons vers la chambre d’amis, emportant l’IPad et le fichier Epub de l’Etoile du matin, comme un talisman contre le sommeil. Quand je me suis réveillé à 4h, le noir était complet. J’ai tourné la tête pour chercher l’heure, mais aucune lueur rouge cette fois. Juste le silence, sans le ronflement, mais sans l’assurance non plus d’être exactement là où je pensais être.

Ce matin, la fatigue avait une texture particulière. Les muscles semblaient plus lourds, les articulations moins souples. Je m’étais levé avec cette impression de peser plus que d’habitude, comme si le corps, même après une nuit de sommeil, refusait de se délier. J’ai cherché mes lunettes qui avaient glissé de mon nez dans l’obscurité. L’Ipad était là et j’ai senti la fraîcheur de la dalle du plat de la main. Machinalement, j’ai tapoté dessus et l’invitation à entrer le mot de passe est apparue. Mais je n’avais plus envie de lire. Ou bien cette histoire de mot de passe m’agaça. Cet agacement se rattacha à celui de la veille. Le bruit des ronflements, la tension dans la nuque. Peut-être même le livre de Knausgaard qui n’apaisait rien. Cette jalousie en lisant certains auteurs, me disant que j’aurais très bien pu m’y coller avec des si jusqu’à l’infini... Je pensais que la lecture calmerait quelque chose, mais c’était l’inverse : tout semblait s’imbriquer pour créer ce nœud intérieur.

Et cette fatigue, cette lourdeur dans les bras, me rappelait les jours où je me levais à cinq heures pour attraper le bus. Ces boulots que je trouvais par l’intérim, manutentionnaire, préparateur de commandes. Des journées à soulever des caisses de conserves, à empiler des cartons jusqu’au plafond. J’avais choisi ces boulots parce que je ne voulais pas être fatigué intellectuellement. Ce n’était pas par hasard même si à cette époque je n’utilisais pas le terme choisir. J’écrivais le soir, et je ne voulais pas épuiser ma cervelle dans un travail plus exigeant. La journée, c’était les bras, les jambes, les reins qui travaillaient, la tête restait en arrière, comme en hibernation. La vraie vie commençait le soir, quand la fatigue du corps n’empêchait pas encore les mots de venir.

Mais souvent, la lassitude s’incrustait. Souvent dans le métro, dans le RER, et aussi dans tous ces trains de banlieue que j’ai empruntés. Je m’imaginais écrire une phrase, puis je m’endormais en rêvant que cette phrase se diluait dans le sommeil. Le lendemain, il ne restait que des bribes, une sensation de quelque chose d’inachevé. Cette raideur est sans doute l’héritage de cette époque ancienne. L’empreinte qu’aura laissée l’apparente absence de choix, de projet de vie. La trace de cette résistance farouche à m’engager dans n’importe quel projet de vie. Comme si le corps, même libéré des tâches physiques, conservait en lui une trace de cette lutte contre la fatigue. Une résistance qui, avec le temps, s’érode. Je me suis soudain mis à penser aux falaises d’Étretat, en Normandie, dont j’ai appris récemment que le calcaire qui les constitue est en réalité un agglomérat de milliards de minuscules organismes. J’ai pensé à toute cette vie qui s’est déposée là inexorablement, prodiguant ainsi comme une idée de patience à la falaise même. Patience qui, de nos jours, poussée sans doute à bout par l’érosion des pluies acides, s’écroule par pans entiers.

Et encore maintenant, à ce moment même, en faisant un travail tellement différent, enseigner, il arrive que l’épuisement surgisse d’un coup, sans prévenir, comme une réminiscence de ces années où je portais plus que je n’écrivais.

Premières pages

13 mai 2025

Karl Ove Knausgård, dans les premières pages de Mon combat, pose d’emblée la question de la mort, avec cette brutalité d’un homme qui arrache un pan de toile pour faire apparaître la trame sous l’image. La mort de son père, c’est la mort des certitudes, celle du monde tel qu’il était perçu dans l’enfance. Une figure de granit qui peu à peu s’effrite sous les coups de l’existence.

Cette figure du père, Knausgård la revoit dans le jardin, frappant une pierre. Geste usuel, quotidien, mais qui prend une ampleur inédite à la lumière du récit. Le père était solide, enraciné dans le réel, enseignant connu et reconnu, arpentant son territoire avec la certitude de celui qui sait le monde, qui le possède par la connaissance, par la répétition des gestes et des mots. Mais ce même homme s’effondre lentement, comme la pierre frappée jusqu’à l’érosion. La solidité n’est qu’un leurre, l’apparence d’un ancrage.

Knausgård écrit pour ne pas perdre, écrit pour lutter contre l’oubli. Mais cette entreprise est dérisoire, et il le sait. On ne garde rien, ou si peu. Parler de la mort du père, c’est déjà accepter que la mémoire échoue, que la figure se dissolve. Pourtant, l’écriture est ce dernier recours, cet ultime effort pour maintenir vivant ce qui va disparaître.

Knausgård choisit de tout dire, sans masquer, sans omettre. Cette sincérité totale a un prix, et l’écrivain semble prêt à le payer. Mais la liberté qu’il s’offre se révèle vite illusoire : une fois que tout est dit, il ne reste que la conscience amère d’avoir épuisé le matériau brut de la vie. Après Mon combat, il se tourne vers la fiction. Un retour vers l’artifice peut-être, après l’absolu du vrai.

Cette œuvre gigantesque n’est pas tant un monument qu’un amas de traces éparses. Chaque page, chaque fragment de vie consigné n’est qu’une tentative désespérée de retenir ce qui s’en va. Une fois le dernier mot posé, il ne reste que la fatigue de celui qui a vidé ses mots et se retrouve devant l’étendue blanche de la page suivante, celle qu’il devra encore noircir pour ne pas sombrer. Écrire est alors un combat permanent contre la disparition.

Mais au fond, quel est ce combat que mène Knausgård ? Est-ce réellement un combat contre soi-même, une lutte intérieure pour se purger de ce qui le hante, ou bien est-ce un effort désespéré pour atteindre les autres, les rejoindre par l’excès de sincérité, par l’authenticité brute ? Peut-être cherche-t-il à épuiser quelque chose en lui, cette image de soi trop lourde à porter, cette mémoire envahissante qu’il veut vider pour pouvoir enfin se libérer. Et lorsqu’il prend conscience de la vanité de cette entreprise, de l’inutilité même de cette quête d’absolu, il se tourne vers la fiction comme pour reconquérir une part de légèreté, un espace où l’invention supplante le témoignage. Au final, son combat n’est-il pas celui de tout écrivain ? Celui de lutter contre l’oubli en sachant que le texte, aussi dense soit-il, ne saurait contenir toute la vérité.

La sincérité en équilibre sur le fil du doute

13 mai 2025

La sincérité, Montaigne en a fait son affaire. Il s’est promis, d’entrée de jeu, de se livrer tout entier, sans fioritures ni artifices, comme un acrobate qui, suspendu dans le vide, exhiberait chaque muscle, chaque tension, sans filet pour rattraper la chute. Mais se livrer, ce n’est pas encore se comprendre. Et surtout, se comprendre ne garantit pas l’authenticité. Pourtant, le vieux Montaigne ne manque pas de conviction : il affirme, il avoue, il se dit, et le lecteur, fasciné, se laisse prendre au jeu de cette transparence calculée. Parce que la sincérité, quand on y pense, c’est un peu comme ces boutiques aux vitrines impeccables et aux arrière-boutiques sombres, où l’on entasse ce qui ne doit surtout pas se voir. On s’y croit bien reçu, mais quelque chose échappe toujours.

En fait, le doute persiste : et si Montaigne jouait avec nous ? Et si ce grand projet d’authenticité n’était qu’un masque littéraire, une manière discrète de se dérober tout en se montrant ? Après tout, la sincérité, c’est peut-être ça : un mouvement perpétuel entre la confession et l’esquive, une construction savamment décousue, qui laisse planer le soupçon que tout cela n’est qu’un tour, ou plutôt un détour.

Montaigne, on le sait, n’est pas homme à tricher. Lui-même le dit : « Je me contredis quelquefois, mais la vérité, je ne la contredis point » (Essais, Livre III, Chapitre 2). Tout de suite, il annonce la couleur : il va parler de lui, sans détour, sans fard, en toute honnêteté. Ce qui déjà soulève un doute : peut-on, en écrivant, être parfaitement honnête ? À peine commence-t-il à tracer ses phrases que l’on sent bien que quelque chose résiste. Car l’écriture, Montaigne le sait, c’est déjà une forme de mise en scène. Un dispositif où chaque mot prend la pose, où chaque réflexion trouve sa place dans un jeu d’équilibre savamment orchestré.

Et voilà Montaigne qui s’attaque à ce grand chantier de soi-même, avec la conviction naïve de pouvoir capturer ses pensées comme on attrape des papillons. Mais le filet est percé, et les idées s’échappent. Qu’à cela ne tienne, il persiste. La sincérité, chez lui, n’est pas ce jaillissement brut qui aurait pu fleurir sous d’autres plumes, plus spontanées. Non, ici c’est autre chose : un effort intellectuel, un projet réfléchi. Il veut tout dire, certes, mais il sait bien qu’écrire, c’est aussi choisir, trier, oublier. Et il n’est pas dupe.

Nuancer la sincérité chez Montaigne revient à accepter que cette quête de transparence soit aussi une construction littéraire. La mise en scène n’est pas forcément un mensonge, mais une manière de mieux cerner une vérité insaisissable. Il ne s’agit pas d’un masque pour tromper, mais d’un procédé pour explorer les contours d’un moi changeant.

Finalement, cette sincérité littéraire, si elle est une mise en scène, n’est pas une stratégie de manipulation, mais un geste d’honnêteté complexe, où le masque sert à révéler plus qu’à cacher. Montaigne joue avec ses contradictions pour mieux nous inviter à réfléchir à la nôtre, et dans cette mise en abîme, il ne cesse de se questionner avec cette humilité qui fait sa grandeur.

Plus largement, cette manière montaignienne de cultiver le doute résonne étonnamment avec notre époque, où l’authenticité est sans cesse revendiquée mais rarement atteinte. À l’heure des récits autofictionnels et des réseaux sociaux, cette sincérité fluctuante, mouvante, prend une valeur d’exemple. Peut-être est-ce là la modernité radicale de Montaigne : avoir su anticiper que la quête de soi est toujours un peu un jeu de masques.

Du Grand-Guignol à Lovecraft : la résurrection de Maurice Level

11 mai 2025

Maurice Level, l’homme de l’ombre, oublié de l’histoire littéraire, surgit comme une silhouette vacillante au cœur de la nuit des lettres françaises. Son nom, à peine prononcé aujourd’hui, résonne pourtant comme une cloche fêlée dans les marges des anthologies du conte cruel, entre les récits macabres de Villiers de l’Isle-Adam et les fables désenchantées de Maupassant. C’est que Level n’appartient pas au canon, aux grands récits des réussites institutionnelles. Non. Il hante plutôt les marges, les interstices, là où l’horreur s’épanouit à l’abri des certitudes bourgeoises.

C’est par hasard que je suis tombé sur cet écrivain singulier. Une vidéo de François Bon a suffi à éveiller ma curiosité, à susciter cette envie d’explorer l’univers de Maurice Level. Dès lors, je me suis mis en quête de cet ouvrage traduit par S.T. Joshi, ce recueil d’horreurs et de cruautés humaines. L’ayant enfin trouvé, je l’ai dévoré, pris par cette prose étrange et sombre. Et c’est avec l’idée de rendre hommage à cet auteur oublié du fantastique français que j’ai éprouvé l’envie de mettre cette réflexion en forme.

S.T. Joshi, érudit fouillant les recoins obscurs de la littérature fantastique, exhume Level avec la minutie d’un archéologue. Il souligne le paradoxe de cet auteur : d’un côté, la France l’ignore, de l’autre, l’Angleterre et les États-Unis ont salué son imaginaire troublant et ses récits à la précision chirurgicale. Level n’a jamais cru au surnaturel, c’est là sa singularité. Son horreur est terrestre, inextricablement liée à la chair, au sang, aux remords. L’angoisse qui traverse ses récits naît moins de l’apparition d’un spectre que de la montée implacable de la folie humaine, du déraillement intime qui se produit lorsque le quotidien se fissure.

Parmi les récits les plus marquants de Maurice Level, on trouve « La Malle sanglante », « L’Épouvante » et « Les Portes de l’enfer », des récits où la tension psychologique et la violence latente s’entrelacent pour produire une atmosphère oppressante et dérangeante. Ces œuvres, bien que rarement rééditées, constituent le socle de son univers narratif où le quotidien se teinte soudain d’horreur sans jamais basculer dans le surnaturel.

Quelques phrases caractéristiques de l’œuvre de Level illustrent cette horreur viscérale et humaine :

Dans « The Debt Collector » (Le Percepteur) - page 13 : « Money that doesn’t belong to you is not money. » / « L’argent qui ne vous appartient pas n’est pas de l’argent. »

Dans « Thirty Hours with a Corpse » (Trente heures avec un cadavre) - page 17 : « An interruption such as that, or death, even, at the hands of an infuriated mob would have been welcome, anything that would somehow, some way, break the continuity of horror... » / « Une interruption de ce genre, ou même la mort, aux mains d’une foule en furie, aurait été bienvenue, n’importe quoi qui pourrait, d’une manière ou d’une autre, rompre la continuité de l’horreur... »

Dans « The Look » (Le Regard) - page 45 : « It was not the gaze of a man, but that of a beast, one cornered and desperate, willing to strike at anything that moved. » / « Ce n’était pas le regard d’un homme, mais celui d’une bête, acculée et désespérée, prête à frapper tout ce qui bougeait. »

Dans « The Cripple » (L’Infirme) - page 67 : « His twisted limbs seemed not to belong to him, as if borrowed from some other creature. » / « Ses membres tordus semblaient ne pas lui appartenir, comme empruntés à quelque autre créature. »

Le Grand-Guignol, théâtre parisien fondé en 1897 par Oscar Méténier, est devenu le symbole du théâtre de l’horreur, mettant en scène des pièces courtes aux thèmes macabres, souvent marquées par la violence physique et psychologique. Il s’agissait d’un espace où les récits cruels de Level prenaient toute leur ampleur, dans un cadre exigu, intensément dramatique, où la frontière entre réalité et cauchemar s’effondrait. Le Grand-Guignol, avec son atmosphère oppressante et son goût pour les excès, incarnait à merveille la brutalité narrative de Level.

(Aparté : Il est tout à fait possible qu’Antonin Artaud ait été influencé par le Grand-Guignol lorsqu’il a élaboré son concept du Théâtre de la Cruauté. Bien que les preuves directes soient rares, plusieurs éléments le suggèrent. Artaud a été en contact avec André de Lorde, l’un des auteurs emblématiques du Grand-Guignol, ce qui a pu nourrir sa réflexion sur un théâtre provoquant des réactions viscérales. Si le Grand-Guignol visait à choquer par le réalisme de l’horreur physique, Artaud cherchait à transformer l’âme du spectateur par une violence plus métaphysique. Peut-être a-t-il trouvé dans ce théâtre de l’effroi un modèle d’intensité à réinventer pour son propre projet théâtral.)

Le décor spartiate d’une scène exiguë, la tension palpable d’une soirée pluvieuse où les mastics cèdent sous la pluie, le craquement des os sous le fouet de la douleur — c’est là que Level prend vie, à la fois maître de son art et spectre de son propre univers. Il y a chez lui cette obsession pour la décrépitude, l’usure irrémédiable des êtres et des choses, et c’est sans doute pourquoi ses récits glacent d’effroi sans jamais recourir aux apparats gothiques.

Joshi nous apprend que Level a été lu avec passion par H.P. Lovecraft, dont l’admiration précède même la découverte concrète de ses textes. Ce qui fascine l’écrivain de Providence, c’est l’idée que l’horreur n’ait pas besoin du surnaturel pour s’imposer comme une force irrésistible. C’est dans cette inéluctabilité de la déchéance humaine que Level trouve sa voix, étrange et déconcertante, à mille lieues de l’épouvante populaire.

Au fond, Level est le poète du désastre ordinaire. Il consigne la débâcle comme d’autres collectent les fossiles, conscient que la violence du monde ne surgit pas d’un ailleurs mystérieux mais du dedans, de ce petit bruit que fait la conscience quand elle se brise.

C’est là sans doute l’étrange vertu de cette époque, que d’avoir la patience de retourner la terre des lettres, d’en extraire ces fossiles oubliés que l’histoire littéraire avait recouverts de sédiments et d’oubli. À l’instar de Lovecraft, aujourd’hui réhabilité et célébré, Maurice Level réapparaît, figure pâle et énigmatique, preuve que le passé littéraire n’est jamais totalement clos et que l’ombre peut toujours retrouver sa place sous la lumière.

L’autofiction

8 mai 2025

L’autofiction, ainsi qu’on la désigne depuis que Serge Doubrovsky a forgé ce terme en 1977 pour qualifier son propre texte, « Fils », n’est ni une autobiographie, ni une fiction pure. C’est un territoire incertain, bâti sur l’instabilité même des souvenirs et des impressions, un lieu où le langage se risque à des vérités qui n’en sont pas tout à fait. « Autobiographie ? Non. Fiction d’événements et de faits strictement réels ; si l’on veut, autofiction, d’avoir confié le langage d’une aventure à l’aventure du langage », écrivait Doubrovsky. Ce geste littéraire, qui intrigue et inquiète, c’est la tentative de faire résonner le moi à travers les matériaux bruts de l’existence.

Il y a dans l’autofiction cette volonté de tenir ensemble le moi vécu et le moi rêvé, de les faire cohabiter dans un même geste d’écriture. Contrairement à l’autobiographie, qui prétend à la fidélité du récit, l’autofiction accepte l’ambiguïté, voire la contradiction. C’est une mise en crise du moi narratif, qui se cherche, tâtonne, ose exagérer pour atteindre une intensité d’être que la simple restitution factuelle ne peut offrir. Ainsi font Annie Ernaux, Christine Angot, ou encore Emmanuel Carrère, qui transforment le réel en un matériau malléable, modelé par l’intensité du vécu.

L’autobiographie et la biographie se parent des atours d’une objectivité que l’autofiction, avec une honnêteté crue, dément. Toute écriture de soi est déjà une reconstruction, une mémoire reconfigurée, un passé ressaisi par les mots. L’historien Michel Pastoureau le sait bien : il admet volontiers que l’objectivité historique est une illusion, que la subjectivité imprègne inévitablement tout récit du passé. De même, les prétendues autobiographies et biographies, loin d’être des récits neutres, sont autant d’interprétations où le vécu se tord sous la pression du langage.

Dans l’autofiction, le narrateur se dédouble, il s’examine et s’interroge, prêt à assumer des excès pour cerner au plus près ce qui le traverse. La culpabilité, l’obsession de la reconnaissance, la pureté du geste d’écrire se heurtent à la nécessité d’un retour, d’un écho. Ce moi littéraire est un espace de conflit, une recherche inquiète qui n’aboutit jamais tout à fait mais creuse le réel à coups d’images et de métaphores. Si j’écris pour ne rien attendre, pourquoi guetter alors l’empreinte de mes mots sur les autres ? Cette contradiction-là, qui rend le geste impur, n’est-elle pas au fond le signe même de notre condition humaine ?

L’autofiction, loin d’être une déviance du réel, en est l’extension, sa résonance prolongée. Elle accepte la contamination du souvenir par l’imaginaire, du factuel par l’intime. Elle prend acte de l’impossibilité de saisir un moi pur, intact, et tente plutôt d’en traduire les échos. L’autofiction accepte la torsion comme mode d’expression : ce qui compte, ce n’est pas tant l’exactitude que la vibration sincère, la tentative de rendre compte de ce qui, en soi, résiste à la clarté.

Parce que c’est sans doute la seule manière de témoigner sans trahir. Parce que prétendre à la pureté serait mentir. L’autofiction assume cette impureté foncière de l’écriture, ce mélange de réel et de projection, cette superposition d’un vécu et d’une rêverie. C’est une manière de sauver ce qui reste d’authenticité quand on sait que toute restitution est, déjà, une perte.

L’autofiction n’est pas une affirmation, mais une question. Elle est la possibilité de tenir ensemble la mémoire, la fiction et le doute, de faire entendre, à travers la matière incertaine des mots, ce qui vibre encore quand tout semble voué à l’effacement. Plus honnête que l’autobiographie, elle revendique la fêlure, l’inachèvement, l’impossible pureté de l’écriture de soi.

30 avril 2025

30 avril 2025

Je ne suis pas un collectionneur. Non, pas un de ceux qui rassemblent les timbres, les armes rouillées, les papillons morts ou les ex-voto exsangues — je n’ai ni cette patience, ni cette foi-là. Mais parfois, l’idée me visite. Elle entre comme un vent de moisson dans une grange vide. Elle parle bas, me flatte, me fait croire à une vocation obscure. Alors je commence. Je trace, je numérote, je cherche à enfermer le monde dans des tiroirs bien rangés. Puis vient l’écoeurement. L’idée reste là, raide, morte, comme un Christ sans croix dans l’église d’un hameau déserté.

Ces jours derniers, une nuée de collections a fondu sur moi. Elles ne sentaient ni la naphtaline, ni l’ordre : elles étaient étranges, hirsutes, inclassables. Il y eut celle-là, la plus persistante : recueillir chaque occurrence du mot silence dans ce grand fatras que je prétends écrire. Cent soixante-dix pages de texte serré, cinquante-cinq mille mots. Un travail de moine sans cloître, sans Dieu. J’y passai des heures à extraire les phrases, à guetter le point final comme une délivrance. Je rêvais — oui, littéralement — qu’une forme naîtrait de ce chaos, une structure, une nef, un vitrail peut-être. Mais rien. Sinon l’illusion fugace d’avoir domestiqué un peu de vide.

Le soir, j’ouvris Tagebücher 1910–1923. Kafka. L’Allemand m’échappa comme l’eau d’une source entre des doigts gourds. Je lisais pourtant à voix haute, en trébuchant, avec Marthe Robert pour me rattraper. Une idée, comme une flèche douce, me traversa : lire Kafka au micro, en français. Faire podcast, oui, avec la voix d’un autre. Celle d’Alain Veinstein, par exemple. Pas la mienne — trop friable, trop moi. Une heure de si et de donc, comme Perrette et son pot au lait. Un rêve. Et puis : les droits d’auteur. Kafka, rien à dire. Mais Marthe Robert ? Trente ans encore, dit-on. Trente ans, c’est toute une vie pour quelqu’un comme moi, quelqu’un sans suite.

Alors j’ai fui sur le site de Gutenberg. J’y ai trouvé Kafka, nu comme un martyr, libre enfin. J’ai balbutié Ich schreibe das ganz bestimmt aus Verzweiflung..., comme une oraison funèbre pour mon propre corps. Puis, nouvelle illumination : et si je le traduisais, Kafka ? À ma façon. En français dépouillé, ravalé. Des phrases pâles comme des os blanchis. Exemple : Écrire est plus facile que vivre. Rien de plus. Mais dans cette platitude, je sentais Pessoa murmurer : Navigar é preciso, viver não é preciso. Alors j’imaginai deux voix disant la même chose : la mienne et une autre, portugaise. Deux timbres, deux silences entre les mots. Une stéréo de l’obsession.

Mais alors me prit un vertige. Un vrai. Une chute lente, infinie, comme si j’avais touché une amulette trop ancienne. J’y vis, d’un coup, tout : le ridicule, l’inutile, l’amour absent — surtout lui. L’amour qui m’aurait donné la constance. L’amour qui me manque pour mener quoi que ce soit à terme. Il me vint que je pourrais, à défaut de toute autre collection, faire celle de mes défaites. Elles sont innombrables, elles sont miennes. Mon seul territoire.

Enfin, je pensai à ce tableau qu’on m’a commandé. Je revis la scène, très lente, très claire : on me le demande, et je dis oui. Mais j’aurais dû dire non, je le savais, je le savais déjà. Le oui est sorti comme on trébuche. Il ne fut pas prononcé. Il fut, tout simplement.

Paris des profondeurs

29 avril 2025

Ce n’est pas un livre, au sens commun, que Pacôme Thiellement nous livre. Ce serait plutôt un registre parcellaire de ce qui, à Paris, échappe à la détermination rationnelle, une exploration des couches inférieures où s’agglutinent les scories de l’histoire. On n’arpente pas ici l’ensemble des édifices ou des voies ; on tente de cerner, par recoupements, ce qui persiste, à bas bruit, dans les interstices.

Ce qu’établit Paris des profondeurs, c’est une coupe à travers les sédiments, une tentative d’arpenter l’épais matelas des faits recouverts, un inventaire de ce que l’usure du temps n’a pas entièrement emporté. La méthode de Thiellement procède par relevés successifs, attentifs à l’éphémère, à ce qui, de l’événement, n’a laissé qu’une rumeur, une scorie.

L’espace n’est plus un plan, mais un empilement de strates disjointes, un dépôt irrégulier de traces humaines éparses. À l’arpentage classique succède la prospection à l’aveugle, l’exploration de l’angle mort. Thiellement travaille à rebours de la lecture patrimoniale. Ce qu’il conserve, ce n’est pas la splendeur, mais l’inaperçu, l’insignifiant déposé par les existences secondaires.

Les figures convoquées — Artaud, Nerval, Debord — ne sont pas des ornementations savantes, mais des points d’arrêt où l’histoire échoue à se résorber. Ce sont des émanations, des persistances du révolu dans le tissu actuel. Elles ne valent pas par le commentaire qu’on pourrait en faire, mais par la tension qu’elles maintiennent, contre toute dissolution, avec le temps qui passe.

L’écriture, dans ce livre, refuse la linéarité. Elle éprouve la discontinuité du sol sous ses pas. Thiellement ne construit pas un système ; il prospecte, enregistre, suspend l’interprétation. Ce qui intéresse, c’est moins le contenu des traces que leur capacité à déjouer l’effacement, à subsister au bord de la perte.

Ce n’est ni un livre de souvenirs, ni une célébration nostalgique. C’est, à proprement parler, un travail de maintenance : maintenir au plus près de leur point de disparition les miettes du passé récent. Un éloge non de la conservation muséale, mais de la survie précaire.

Ainsi procède Thiellement : il arpente, note, tente de sauver par la parole écrite ce qui, sans elle, sombrerait sans bruit dans l’oubli total.


Pacôme Thiellement, né en 1975, s’emploie à cartographier ce qui, du réel contemporain, résiste à l’explication. Ses livres relèvent d’une archéologie oblique : séries, mythes, traces dispersées, voix mortes. Paris des profondeurs poursuit ce travail : tenter de saisir, dans les plis du monde visible, ce qui s’attarde, persiste, échappe.

Outils du roman : une boite à malices.

19 avril 2025

Fausse notice, vrais effets

Un jour, j’ai reçu ce petit livre noir, et j’ai souri. Une couverture presque anodine, une promesse ambiguë. Il venait de quelqu’un que je connaissais à peine. Je l’ai ouvert avec cette méfiance amusée qu’on réserve aux objets suspects — mais il m’a vite attrapé par le col. Ce livre, ce n’était pas un manuel. C’était une boîte à malices. Un faux auteur, un faux guide, un vrai vertige. Et surtout, une sacrée leçon de désapprentissage. J’ai ri. Puis j’ai noté. Beaucoup. Ce livre ne s’oublie pas. Il s’incruste.

Il s’appelle Malt Olbren. Un nom fabriqué pour être flou, comme un personnage secondaire dans un polar suédois. Il aurait écrit un ouvrage introuvable, A Creative Writing No-Guide, traduit par un certain François Bon. Bien sûr. Tout cela est trop bien ficelé pour être honnête.

Car Outils du roman n’est pas un manuel. C’est un miroir déformant, un leurre, une feinte. Une anti-méthode qui se moque des recettes tout en les triturant — pour rendre à l’écriture ce qu’elle a de plus instable : sa propre nécessité.

« Le roman ne s’apprend pas. Il se travaille. »

Et si on ne peut pas l’apprendre, alors on s’y essaie. On tourne autour. On bricole. Ce livre est fait de ces gestes-là : entre l’écharde et l’enclume.

Je ne peux pas dire que je viens de Truby — je l’ai à peine feuilleté. Mais j’en ai lu assez pour sentir la différence. Et pourtant, à la lecture d’Olbren, une sensation de sablier renversé. Parce que François Bon ne propose pas une alternative. Il propose une brèche.

Plus de ligne droite. À la place, des angles morts. Des phrases qui tombent de travers. Des constructions qu’on n’ose pas redresser. Une langue qui flanche, qui cherche, qui improvise. C’est dans cette faille que l’écriture respire.

« L’écriture commence quand on arrête de vouloir faire du bon. »

C’est peut-être cela, l’effet le plus puissant de ce petit manuel-chimère : donner envie d’échouer avec panache.

Ce n’est pas un bric-à-brac pour autant. C’est une constellation d’idées, d’exemples, de fragments à agiter comme des fioles dans un laboratoire.

Il y a là une poétique de la tension. On sent que Bon — ou Olbren, peu importe — a trop vu de manuels pour encore y croire. Ce qu’il cherche, ce sont les coutures. Les points de rupture. Ce moment où le texte devient autre chose qu’un texte. Une poussée d’ombre. Une embardée.

Je suis revenu plusieurs fois à certains passages. Celui sur les scènes d’ouverture. Celui sur les personnages flous. Celui sur les phrases trop bien foutues pour être honnêtes. Ce livre est un atelier ambulant : on peut y revenir les mains sales, on y trouve toujours un chiffon, un outil.

« Le roman, c’est d’abord une langue. »

Pas un personnage. Pas une intrigue. Une langue qui cherche son ossature. Ce que Bon propose, c’est de se laisser contaminer par elle, et non de l’asservir. Écrire avec elle, non contre.

On referme Outils du roman avec une envie tenace. Pas d’écrire un roman, non. D’écrire tout court. De se risquer. De recommencer. D’habiter ses phrases comme des pièces qu’on aurait construites soi-même.

Ce n’est pas un livre. C’est un compagnon de route, un peu râleur, un peu moqueur. Il ne vous explique rien, mais il vous regarde faire. Et il hausse un sourcil.

« Rien ne remplace le temps passé avec la langue. »

Alors on s’y remet. Avec un peu de honte, un peu de feu. Et ce foutu chat qui, pendant qu’on écrit, vient renverser la tasse de café sur les notes.


Un guide qui désapprend

Je n’avais pas prévu d’ouvrir ce livre ce jour-là. Il était là, posé, petit, noir. Je l’ai ouvert sans attendre quoi que ce soit. Il n’y avait pas de promesse. Juste une absence bien taillée. C’est cette absence qui m’a tenu.

On cherche des outils parce que le doute est trop vaste. On veut construire sur du stable. Mais il n’y a rien de stable ici. Ce livre, Outils du roman, ne propose pas de méthode. Il laisse des traces, des effondrements. Il parle comme quelqu’un qui ne croit plus aux recettes mais qui continue, quand même, à cuisiner.

Malt Olbren n’existe pas. Ce n’est pas grave. Il fait le travail. Un faux nom pour une vraie tension. Le nom d’un homme qui aurait vu trop de romans, trop de structures, et décidé que la seule manière de transmettre, c’était d’effacer la main qui transmet.

« Un guide qui désapprend. »

Ce livre ne vous explique pas. Il vous désarme, puis vous regarde faire.

Il n’y a pas de direction. Seulement des découpes. Des morceaux. Ce que vous gardez, c’est ce qui résiste. Ce qui glisse entre les doigts. La langue s’enroule sur elle-même, comme un fil qu’on tire à vide.

L’écriture se trouve là où l’on échoue avec précision.

Des notations, pas des consignes. Des angles, pas des systèmes. Une rumeur de phrases, comme un carnet de bord jeté par-dessus bord. Vous écrivez pour rester à flot. Rien n’est solide, sauf ce qui vous revient en tête une fois le livre refermé.

« Ce qui reste, c’est ce qu’on n’avait pas prévu d’apprendre. »

Il reste un goût. Une phrase. Un découragement productif. Ce n’est pas rien. C’est le minimum pour continuer. Et continuer, c’est déjà écrire.

Pas besoin de plus.


Petit traité de désorientation

Un manuel d’écriture, ça devrait dire comment faire. Outils du roman ne fait pas ça. Il ne donne pas d’outil, ou alors des outils cassés, déformés, irréversibles. Et c’est pour cela qu’on y revient, comme à un livre dont la langue cherche moins à nous guider qu’à nous désorienter. C’est un livre qu’on lit à rebours, ou à côté. Une errance productive.

À quoi on s’attendait

À des conseils. À une méthode. Peut-être à une voix rassurante. On avait imaginé des entrées nettes, des solutions. Mais ce qu’on découvre, c’est un espace sans clôture. Un livre qui se construit comme un chantier laissé ouvert, sans rubalise, avec des fondations pleines de trous.

Ce qui nous a troublé

Pas d’ordonnancement. Pas d’index. Des textes qui tournent, qui s’observent, qui recommencent. Ce n’est pas de la pédagogie, c’est une méditation. Chaque fragment semble écrit depuis un échec d’écriture. Et c’est ce qui lui donne son poids.

« Là où je ne sais pas écrire, c’est là que j’écris. »

Ce qu’on a gardé

Des éclats. Des formules qu’on n’explique pas mais qui collent. L’image du roman comme outil qui ne sert pas. Le doute comme méthode. Le faux comme matériau légitime. Ce qu’on garde, c’est la position de lecteur déplacé, décentré.

Ce que ça a déplacé

Notre idée de ce que veut dire “écrire un roman”. L’envie de structure devient envie de friction. L’idée d’histoire glisse vers celle de geste. L’écriture ne mène plus quelque part. Elle tourne, creuse, désoriente. Elle attend d’être surprise par elle-même.

Pourquoi on le relira

Parce qu’il n’a pas été écrit pour nous apprendre à faire. Mais pour nous rappeler comment on pourrait, malgré tout, recommencer. Ce n’est pas un guide. C’est une chambre d’échos. Et certains jours, elle résonne plus fort que d’autres.

Le miracle, c’est qu’on prie encore

13 avril 2025

Il n’y avait personne dans le centre œcuménique. Personne sauf la poussière, le rideau entrouvert, et l’impression d’un regard sans origine. J’avais besoin d’un lieu sans voix, sans dogme. Je pensais au Kraken. Pas au monstre, mais au bocal. À ce que l’on conserve pour ne pas oublier. Ou pour ne pas croire que l’on a tout inventé.

China Miéville écrit comme on dresse des cartes pour des continents qui n’existent plus. Ou pas encore. Il ne construit pas des mondes, il les interroge. Il les trouble. Il leur donne assez de noms pour qu’on doute de chacun. Son œuvre n’est pas une galerie de dieux : c’est un désordre de croyances. Des figures floues, des prières sans foi. Des certitudes qui fuient dès qu’on les approche.

Dans Kraken, le divin se dilue dans le quotidien. La Church of God Kraken Almighty vénère un céphalopode comme d’autres prient la pluie. L’objet sacré, immergé dans son liquide, devient un point de rupture. Sa disparition : un cataclysme. Mais rien n’est révélé. Il n’y a pas d’apocalypse. Juste un Londres qui se détraque. Des cultes qui prolifèrent. Des narrations qui s’effondrent les unes sur les autres. L’invraisemblable devient logique, dès lors que suffisamment de gens y croient. C’est cela, la foi selon Miéville : une contagion de langage.

Dans Perdido Street Station, la divinité n’est plus extérieure. Elle se loge dans les plis du réel. Dans le Tisserand qui impose un ordre cryptique. Dans les Slake-Moths, prédateurs d’imaginaire. Il n’est plus question de vénérer, mais de survivre. À quoi ? À l’irrationnel incarné. Aux puissances sans intention. À des dieux sans dogme. Ce ne sont pas des êtres à qui parler. Ce sont des structures d’effondrement. Leur présence abolit les règles, tord les rêves, consume la pensée. Et pourtant, ils attirent. Comme une vérité dont on ne veut pas, mais qu’on cherche encore.

The Scar poursuit cette descente. Ce n’est plus une religion, c’est une faille. La Narbe : une absence qui absorbe. On la regarde comme on regarde le vide entre deux mots. Elle ne promet rien. Elle avale les promesses. Elle est l’objet d’une quête sans réponse, d’un désir sans réciprocité. Armada, la ville flottante, flotte aussi dans le doute. Il n’y a pas de révélation à la clé. Seulement un glissement. Une perte. Une sensation que le sacré ne parle plus depuis longtemps — et qu’on parle malgré lui.

Miéville, alors, ne critique pas la religion. Il la rejoue. Il la met en scène dans son théâtre de l’inquiétude. Ses dieux sont grotesques parce qu’ils viennent de nous. Ils sont trop organiques, trop proches, trop humides. Ils sont faits de restes : tentacules, rêves brisés, mythes recyclés. Ils sont les rebuts du sacré classique, mais aussi les seuls dieux encore possibles. Des dieux qui ne sauvent pas. Qui dérangent. Qui font réfléchir parce qu’ils nous laissent seuls.

Je relis Miéville non pour comprendre, mais pour sentir ce vide qu’il habite. Ce vide qu’il rend habitable. Il y a, dans chaque page, une certitude instable : croire, ce n’est pas espérer. C’est tenir debout dans le noir, avec un récit qui tremble entre les mains.

Il n’y avait personne dans le centre œcuménique. Juste un souffle. Un peu de lumière sur le carrelage. Et cette pensée qui revenait : le miracle, c’est qu’on prie encore.

Écouter les souterrains

7 avril 2025

J’ai lu Le Roi des Rats comme on écoute un album qu’on n’a pas choisi. Quelqu’un vous l’a laissé sur la platine, vous ne savez pas très bien ce que c’est, et pourtant il tourne. Très vite, il est trop tard. Vous êtes pris.

Ce roman n’est pas un roman, pas vraiment. C’est un air urbain qui s’insinue dans vos oreilles, une basse sale qui court sous la ville, sous la langue. Il commence comme une enquête — une mort étrange, un père, une flûte, un garçon qui fuit. Mais très vite, ce n’est plus une affaire. C’est une fable. Ou une conjuration. Ou autre chose encore.

Ce n’est pas un livre sur les rats. C’est un livre sur ce que les rats savent. Et sur ce que nous ne voulons pas savoir.

Il y a dans ce livre quelque chose d’insupportable. Une densité de présence, une matérialité presque humide. Les égouts, les ombres, les sons. Les corps qui se décomposent. Les souvenirs d’enfance qu’on croit inventés. La ville, bien sûr. Londres, mais toute ville. La ville comme elle est quand on y marche seul après minuit, ou qu’on croit reconnaître quelqu’un qui n’est plus là.

Miéville, ici, écrit avec un excès volontaire. Il veut que tout déborde. Le fantastique déborde. Le mythe déborde. La musique déborde. C’est là que le livre devient politique : dans son refus du propre, du net, de l’ordre. Il nous rappelle ce qu’on préfère oublier : que quelque chose, sous la ville, attend. Et écoute.

1. La musique comme menace

Il y a quelque chose de trouble dans la façon dont Le Roi des Rats traite la musique. Ce n’est pas un langage, ce n’est pas une culture, ce n’est même pas un art. C’est une force. Une onde primitive. Une vibration ancienne qui traverse les corps, court sous la peau, vous attrape par l’oreille avant que vous ayez le temps de penser.

Chez Miéville, le conte du Joueur de flûte de Hamelin n’est pas un mythe d’enfance. C’est une stratégie. Une tactique de contrôle. Il y a dans le son un pouvoir si absolu qu’il ne laisse aucune place au libre arbitre. On suit, on obéit, on descend. On devient suiveur, comme ces rats, comme ces enfants. Et très vite, on comprend que ce n’est pas une métaphore.

La musique dans ce livre n’est pas belle. Elle n’apaise pas. Elle ne structure pas le chaos, elle l’attire. Elle est dissonance, distorsion, basse continue. Elle grésille. Elle fait saigner. Elle peut tuer.

Il y a des pages entières dans ce roman où l’on croit entendre quelque chose. Pas dans le texte, mais sous le texte. Un rythme, une insistance. Comme une sirène au loin, ou un souffle dans les canalisations. Et ce n’est pas seulement un effet littéraire. C’est une manière de nous dire que nous aussi, lecteurs, sommes pris dans la boucle. Que quelque chose joue. Et que nous écoutons.

Dans Le Roi des Rats, ce n’est pas la violence qui vous happe. C’est ce qui la précède : le son, la tension, le moment juste avant. Ce que Joan Didion appelait the shimmer (1)— ce miroitement indéfinissable qui précède les événements irréversibles.

2. La ville comme piège organique

Londres dans Le Roi des Rats n’est pas une ville. Ce n’est pas un décor. C’est un organisme. Un ventre. Un boyau sans fin. On n’y flâne pas, on y rampe. Ce n’est pas la ville des ponts, des places, des perspectives claires. C’est celle des tunnels, des canalisations, des caniveaux et des égouts.

China Miéville n’écrit pas une ville, il l’excave. Il en creuse les strates, les galeries, les restes. On n’est pas dans une topographie mais dans une digestion. Tout ce qui entre dans Londres est transformé, décomposé, absorbé. Y compris les souvenirs. Y compris les corps.

C’est une ville où l’on descend plutôt que l’on monte. On y glisse, on s’y enfonce, on y perd l’orientation. Le sol est meuble, les murs suintent, les caves sont habitées. C’est une ville qui connaît vos itinéraires intimes, vos replis mentaux, vos raccourcis secrets. Une ville qui vous écoute.

Le personnage principal — Saul — ne s’y promène jamais. Il y est déplacé, tiré, jeté. La ville décide. Et c’est peut-être là l’intuition la plus puissante du roman : qu’il n’y a pas de fuite possible d’un lieu qui vous a reconnu. Quand la ville vous identifie, vous fait sien, il est déjà trop tard.

Miéville ne décrit pas Londres, il la pense comme une entité. Un être vivant. Et nous, lecteurs, devenons les passagers involontaires d’un organe en fonctionnement. On lit, et on est digéré.

3. L’héritage comme empoisonnement

Il y a une mort, bien sûr. Elle est là dès le début. Mais ce n’est pas celle qui compte. Ce n’est pas le père — figure absente, bruit de fond dans la mémoire. C’est la mère qui importe. Ou plus exactement : ce qu’on apprend d’elle.

Dans Le Roi des Rats, l’héritage ne passe pas par les canaux habituels. Il ne se dit pas, ne s’écrit pas. Il se révèle. Par le corps. Par l’oreille. Par l’instinct. La mère de Saul était une rate. Ce n’est pas une métaphore. C’est une donnée biologique, un fait qu’il découvre avec dégoût, puis stupeur, puis fatalisme. À partir de là, tout bascule.

Ce qu’il reçoit n’est pas un nom, ni une maison, ni une dette visible. C’est une capacité. Une acuité. Une vibration ancienne. Ce que Miéville met en jeu ici, ce n’est pas la transmission du père, c’est l’héritage organique, innommé, animal, maternel. Une filiation souterraine, cachée, presque honteuse. Et c’est cela qui rend ce roman si singulier : le pouvoir y vient de la marge. De ce qu’on refoule. De ce qui nous terrifie.

L’enquête devient alors généalogique au sens tordu : on ne cherche pas qui l’on est à travers des papiers ou des récits. On le découvre à travers ses capacités anormales, ses intuitions, ses transformations. C’est une filiation sans narration. Une descendance sans explication.

Peut-être est-ce cela qui nous trouble le plus dans ce livre : cette idée qu’une part de nous ne nous appartient pas. Qu’elle a été transmise sans notre consentement. Et qu’elle parle parfois à notre place. Ce n’est pas toujours un traumatisme. Parfois c’est une peur. Parfois un savoir obscur. Parfois, une odeur.

Dans ce livre, l’héritage n’est pas une promesse. C’est un poison lent, qu’on apprend à nommer trop tard.

4. Les monstres ne sont pas là où l’on croit

Il serait facile de désigner le Roi des Rats comme le monstre. Il est laid. Il est brutal. Il parle comme un vieux morceau de métal raclé sur la pierre. Il manipule, il tue, il rampe.

Mais très vite, ce n’est plus aussi simple.

Le Roi des Rats n’est pas un méchant. Pas vraiment. Il est peut-être même plus honnête que ceux qui prétendent faire le bien. Il dit ce qu’il veut. Il agit selon sa logique. Il ne cache pas ce qu’il est. Et surtout, il connaît les souterrains. Il sait ce qui s’y passe. Il sait ce que les hommes refoulent. Il vit là où ils préfèrent ne pas regarder.

Dans ce roman, le Mal ne vient pas d’un autre monde. Il ne descend pas du ciel. Il ne sort pas d’un portail cosmique. Il est déjà là. Tissé dans les murs, dans les conduits, dans les souvenirs. Il circule sous les trottoirs, sous les égouts, sous les certitudes. Il est dans la ville, dans les corps, dans les filiations. Il est dans la musique qu’on ne peut pas s’empêcher d’écouter.

C’est là que le fantastique prend tout son sens : non pas comme un divertissement ou une fuite, mais comme une confrontation. Miéville ne cherche pas à faire peur. Il cherche à révéler. Ce qu’on refuse de voir, ce qu’on ne veut pas nommer, ce qui bouge dans l’angle mort de notre regard. Il utilise le monstre pour nous tendre un miroir. Et parfois, le plus inquiétant, c’est ce qui s’y reflète.

Je ne saurais dire exactement quand Le Roi des Rats a cessé d’être une fiction pour devenir un climat. Il y a des livres comme ça. Ils ne cherchent pas à vous convaincre. Ils veulent que vous écoutiez. Pas ce qu’ils disent. Ce qu’ils sous-entendent. Ce qui se joue dans les souterrains.

Depuis, parfois, en marchant dans la ville, j’ai l’impression d’entendre quelque chose.

1-Dans Blue Nights (2011)

Perdido Street Station de China Mièville

1er avril 2025

Dans les plis de New Crobuzon : anatomie d’une ville weird

I. New Crobuzon : une machine sociale

À New Crobuzon, ce n’est pas l’individu qui donne forme à la ville, c’est la ville qui modèle l’individu — et le remodèle si besoin. Elle est moins une métropole qu’un organe géant, au tissu dense, aux flux réglés, aux pulsations imprévisibles. Le pouvoir s’y déplace par capillarité. Il s’insinue dans les ruelles, grimpe les escaliers en colimaçon des immeubles ouvriers, se faufile dans les mécanismes des ascenseurs à vapeur, se love dans les discours des savants et les slogans des révoltes avortées.

Le Conseil d’État, entité quasi invisible mais omnisciente, gouverne à travers une bureaucratie paranoïaque : registres, archives, unités de milice, surveillances croisées, mesures de sécurité aléatoires. Chaque citoyen est un sujet enregistré, évaluable, modifiable. On ne vit pas à New Crobuzon, on y est fiché, classifié, disséqué, parfois même réassemblé.

Les Remade en sont l’expression la plus tangible — et la plus terrifiante. Ces individus condamnés à des modifications corporelles punitives incarnent une violence étatique où le corps devient support de la peine. Un homme peut se réveiller avec un crochet à la place de la main. Une femme avec un miroir collé à la nuque pour ne jamais cesser de se voir. Un enfant avec la mâchoire d’un fauve cousue sur son visage. Ici, la peine ne passe pas par la privation de liberté, mais par l’altération du corps : un bras de crabe, une cage thoracique ouverte, un œil de verre injecté d’injonctions. La ville est une forge sociale. Et elle soude dans la douleur.

Mais cette violence n’est pas seulement verticale. Elle est aussi spatiale. New Crobuzon est stratifiée comme une roche urbaine. Humains, khepri, garuda, cactus-men : chaque espèce, chaque classe sociale, chaque fonction trouve sa place sur une carte où les frontières ne sont jamais nettes mais toujours impénétrables. À New Crobuzon, le social n’est pas un tissu : c’est une strate géologique, avec ses fossiles vivants et ses zones de pression.

La brutalité n’est pas un événement, c’est une météo urbaine. Elle est là, constante, comme le brouillard jaune des canaux ou le cliquetis des tramways à vapeur. Elle pénètre les murs, les gestes, les mots. Elle n’a pas besoin de justification. C’est la langue naturelle de la ville.

II. La ville comme territoire du bizarre

Dans *Perdido Street Station*, le bizarre ne tombe pas du ciel. Il émane de la ville elle-même. Il coule dans ses canalisations, s’épanouit dans les coins morts des ruelles, se manifeste dans les variations subtiles d’une routine déjà instable. New Crobuzon n’est pas simplement étrange : elle est une étrange évidence. Rien n’y choque, parce que tout y est dissonant.

Les lois physiques y coexistent avec les dérèglements magiques. On traverse des zones où le temps ralentit, où l’espace se plie, où une rumeur se transmet par les murs eux-mêmes. L’architecture est un millefeuille d’époques oubliées et de bricolages récents : des arches suspendues au-dessus de fumerolles industrielles, des ponts bio-mécaniques qui gémissent sous les pas, des quartiers qui semblent avoir poussé comme des tumeurs au flanc d’une colline. On ne sait plus si les bâtiments ont été construits ou s’ils ont proliféré comme des organismes semi-conscients.

Le bizarre, ici, ne surgit pas comme un événement. Il est infrastructurel. Il est résiduel. Il est déjà là quand on entre dans une pièce. On le remarque après coup, comme un détail qui dérange sans qu’on sache pourquoi. Une rue n’est jamais exactement la même d’un jour à l’autre. Un nom change d’orthographe selon l’étage où on le lit. Les lampadaires murmurent parfois, mais seulement à ceux qui passent sans faire de bruit.

C’est peut-être cela, la réussite la plus troublante de Miéville : faire du weird non pas une rupture, mais une condition urbaine. La ville pense — oui — mais elle pense dans une langue que nul ne maîtrise entièrement. Chaque coin de rue, chaque cri de vendeur ambulant, chaque éclat de verre dans la boue contient la possibilité d’un glissement, d’un effondrement du réel.

III. Perdido Street Station, le cœur battant de la fiction

La ville a une gare. Mais *Perdido Street Station* n’est pas un simple centre de transports. C’est un nœud, une masse, une tour cyclopéenne qui domine New Crobuzon comme une colonne vertébrale hypertrophiée. Elle pulse au centre du livre, visible depuis tous les quartiers, à la fois repère, menace, et symbole. Elle n’organise pas la ville : elle la dévore.

La station est un organisme complexe, mi-technologique mi-organique, un entrelacs de structures obsolètes et de modules modernes. On y accède par des galeries, des niveaux enterrés, des ascenseurs dysfonctionnels. Le lieu semble vivre d’une vie propre. Il grogne, vibre, se contracte. On n’y arrive pas par hasard : on y converge. Elle attire les intrigues comme un aimant attire les limailleuses narratives. Tous les personnages y passent, y croisent quelque chose — ou s’y perdent.

Isaac, le savant, y installe son laboratoire de fortune. C’est là qu’il rencontre le Slake-moth pour la première fois. C’est aussi là que la ligne entre science et horreur se brouille définitivement. À partir de la station, tout glisse. La fiction bascule. La ville devient un piège mental. La station est le point d’orgue de cette torsion. Elle est le lieu de l’irréversible.

Mais elle est aussi un motif, un symbole massif : celui de la centralité absurde, de l’impossible gestion du chaos urbain. Une sorte de cathédrale inversée, dédiée non à la transcendance mais à l’enchevêtrement. C’est dans cette verticalité indéchiffrable que Miéville inscrit son récit — une verticalité où s’écrivent les descentes, les chutes, les effondrements. Le roman ne progresse pas horizontalement. Il plonge.

*Perdido Street Station* n’est donc pas qu’un titre. C’est un battement. Une pulsation noire et rythmée, au cœur d’un roman qui refuse la paix, le silence, la pureté. Elle donne sa cadence à la ville, et sa cadence à la lecture.

V. La ville comme pensée dévorante

On pourrait croire que New Crobuzon est une métaphore. Une version gothique de Londres, une parabole postcoloniale, une satire urbaine démesurée. Mais ce serait la trahir. New Crobuzon n’est pas comme une ville : elle est une volonté. Une forme de pensée qui s’infiltre, s’enroule, se déploie à travers la fiction, jusqu’à faire vaciller la lecture elle-même.

Je m’en souviens comme d’une contamination lente. Une lecture qui me regardait. Qui me rongeait doucement les coins du cerveau, comme un acide intellectuel. Je tournais les pages, et la ville se formait derrière mes yeux, pas devant. Une structure mouvante, qui pensait pour moi, qui me dictait mes propres analogies.

Car lire *Perdido Street Station*, c’est céder au vertige. Une syntaxe baroque, un lexique déviant, une logique de prolifération. Rien ne s’aligne. Tout se greffe. On s’y perd avec jubilation ou exaspération. Il n’y a pas de manuel. Pas de carte claire. Juste cette sensation étrange : quelque chose nous observe depuis la page. Quelque chose de massif, de vivant, de structurellement bizarre.

China Miéville ne construit pas une ville pour la visiter. Il la libère pour qu’elle pense à travers nous. Elle rumine l’urbanisme, la politique, les mythes, les corps. Elle digère les genres littéraires eux-mêmes, les avale, les recrache sous forme d’hybridations imprévisibles. Elle n’impose pas une histoire : elle incube une expérience.

Parfois j’ai cru entendre New Crobuzon parler. Pas en mots, non. En tensions. En images mentales. En intuitions brutes. Elle me disait : « Je suis trop. Je suis sale, désespérée, intelligente, déchirée. Je suis la ville qui sait qu’elle n’aura jamais de ciel à elle. »

New Crobuzon n’a pas besoin de justification narrative. Elle existe parce qu’elle est trop : trop peuplée, trop sale, trop vivante, trop injuste, trop consciente. Elle est le lieu où les récits ne se résolvent pas, où les héros échouent, où le bizarre n’est pas une parenthèse, mais un climat. Elle est cette pensée dévorante qui, une fois lue, refuse de quitter la tête du lecteur.

Et peut-être est-ce cela, finalement, la force du *new weird* : produire non pas un monde à comprendre, mais une ville à habiter. Une pensée étrangère qui, lentement, fait de nous ses hôtes.

Illustration  : Jiri Horacek

Le sexe dans l’oeuvre de HP Lovecraft

24 mars 2025

Je me souviens de la première fois où j’ai lu Lovecraft. J’ai eu l’impression d’entrer dans une pièce où quelque chose de terrible venait d’arriver. Pas le genre d’horreur avec du sang et des cris, non. Quelque chose de plus discret, de plus insidieux. Comme si la pièce se souvenait d’un événement que nous autres avions délibérément choisi d’oublier. Ce quelque chose, c’était peut-être le sexe. Ou son absence. Ou sa mutation impossible. Bobby Derie, dans son livre Sex and the Cthulhu Mythos, décolle le papier peint de l’univers de Lovecraft et trouve, derrière les dieux visqueux et les cités décomposées, l’ombre de quelque chose d’organique, d’indicible, et de familier.

Lovecraft n’écrit jamais vraiment sur le sexe. Ce serait trop simple. Il le laisse plutôt hanter le récit comme une radiation de fond. On le sent dans la fausseté des choses, dans les suggestions de lignées hybrides et d’unions blasphématoires. Yog-Sothoth ne se contente pas de roder à la frontière : il la féconde. « Yog-Sothoth’s wife is the hellish cloud-like Shub-Niggurath, in whose honour nameless cults hold the rite of the Goat with a Thousand Young... He has begotten hellish hybrids upon the females of various organic species throughout the universes of space-time. » Ce que cela signifie n’est pas entièrement clair, mais cela devrait vous donner des frissons. « L’épouse de Yog-Sothoth est l’infernale Shub-Niggurath... Il a engendré d’atroces hybrides avec les femelles de diverses espèces à travers l’espace-temps. » Imaginez les matrices humaines comme des ports d’accueil pour des entités extradimensionnelles. La chair devient une interface. Une interface défaillante.

Chez Lovecraft, la peur ne réside pas seulement dans l’Étranger, mais dans la contamination par l’Étranger. Dans The Shadow over Innsmouth, l’horreur ne vient pas des créatures marines elles-mêmes, mais de la réalisation que nous sommes déjà mélangés avec elles. Que nous sommes peut-être elles. « ... if they mixed bloods there’d be children as ud look human at fust, but later turn more’n more like the things, till finally they’d take to the water an’ jine the main lot o’ things daown thar. » Il ne s’agit pas d’évolution. Il s’agit d’inversion. Votre humanité est une phase. Votre véritable nature attend, sous la peau, qu’on active la bonne fréquence. « S’ils mélangaient leur sang, il naîtrait des enfants d’apparence humaine, qui peu à peu deviendraient comme eux, jusqu’à rejoindre les profondeurs. » Ce n’est pas la peur de l’Autre. C’est la peur d’avoir toujours été l’Autre.

Dans At the Mountains of Madness, la reproduction ne passe pas par le sexe mais par des spores. C’est froid, efficace, totalement inhumain. C’est le rêve de Lovecraft : un monde sans libido. Sans pulsion. Une société sans Freud. Bruce Lord, cité par Derie, l’exprime ainsi : « Societies that propagate themselves using means other than sexual reproduction... circumvent the pitfalls of degeneration. » La dégénérescence, ici, c’est le désir. La folie du vouloir. Lovecraft voulait de l’ordre. Il voulait des ontologies nettes, des filiations pures. Mais l’univers qu’il a créé ne lui a offert rien de tout cela.

Les auteurs venus après ont saisi le message et l’ont poussé plus loin. Ils ont réécrit le Mythe avec des tentacules et des gémissements, du rouge à lèvres sur des goules et du latex sur les Profonds. C’est devenu bizarre. C’est devenu sexuel. C’est devenu dangereusement proche de ce que Lovecraft ne pouvait écrire, mais ne cessait de concevoir. Le résultat, c’est Cthulhurotica, des parodies rule 34(1). Le Necronomicon n’est plus un grimoire. C’est un objet fétiche. Il vibre quand on le touche.

Le sexe chez Lovecraft est comme un bug dans la simulation. Il n’a rien à faire là, mais il revient toujours. Il laisse des traces : dans les ventres humains, dans les rituels de sectes, dans l’ADN des abominations cosmiques. Lovecraft n’écrivait pas le sexe. Il écrivait le souvenir du sexe. L’angoisse qu’il provoque. L’erreur systémique qui surgit quand la biologie touche l’inconnu.

Et peut-être que c’est cela, au fond, le plus terrifiant. Pas que nous soyons observés par des dieux aliens. Mais que nous les ayons déjà laissés entrer. Par nos corps. Par notre sang. Par nos rêves.

(1) La règle 34 (en anglais : « Rule 34 ») est un mème et une catégorie pornographique ou érotique, suggérant que sur n’importe quel sujet, il existe un équivalent pornographique

**Illustrations** Galen Dara .

L’inquiétante étrangeté

20 mars 2025

L’inquiétante étrangeté (Das Unheimliche) est un concept théorisé par Sigmund Freud en 1919 dans un essai éponyme. Il décrit une sensation d’angoisse éprouvée face à quelque chose de familier qui devient troublant, comme si une anomalie invisible venait dérégler la perception du réel.


1. Origine et définition

Le mot allemand « Unheimlich » signifie littéralement « non-familier », mais il est construit à partir du mot « Heimlich » qui veut dire « familier », « intime », voire « secrètement dissimulé ». Ce paradoxe est central dans la notion d’inquiétante étrangeté : ce qui était caché, mais familier, refait surface d’une manière inquiétante.

Freud l’explique ainsi :

« L’Unheimlich est une sorte de Heimlich qui a subi un refoulement et qui est revenu à la lumière. »

L’inquiétante étrangeté naît donc lorsque quelque chose de profondément connu réapparaît sous une forme légèrement différente, nous mettant mal à l’aise.


2. Les ressorts de l’inquiétante étrangeté

Plusieurs éléments peuvent provoquer ce sentiment d’étrangeté troublante :

A. La présence du double

  • Le doppelgänger (double maléfique) est une figure récurrente dans la littérature fantastique.
  • Freud cite L’Homme au sable d’E.T.A. Hoffmann, où un personnage rencontre son double, créant une impression de terreur.
  • Lovecraft, Poe et même des auteurs modernes comme China Miéville jouent sur la fragmentation de l’identité et la duplication inquiétante des êtres.

B. L’animation de l’inanimé

  • Quand un objet, une poupée (uncanny valley en robotique), un miroir ou un reflet semblent prendre vie.
  • Exemple : les automates d’Hoffmann, le mythe du Golem, ou les œuvres de Lisa Tuttle, qui joue sur la présence d’objets imprégnés d’une vie cachée.

C. La distorsion du temps et de l’espace

  • Un lieu familier peut se transformer en un endroit où les lois de la logique sont altérées.
  • Jeff VanderMeer, avec Annihilation, installe un espace mutant où l’environnement devient autre, bien qu’apparemment normal au premier regard.

D. Le retour du refoulé

  • Un souvenir oublié qui ressurgit brutalement.
  • Une scène de l’enfance qui refait surface sous une forme inquiétante.
  • C’est l’un des ressorts majeurs des récits de Silvia Moreno-Garcia, où des traumatismes anciens hantent les personnages.

E. La perte des repères corporels

  • Métamorphoses, mutations, transformations du corps.
  • Thème central chez Lovecraft (L’Appel de Cthulhu, La Couleur tombée du ciel).
  • Exploité dans des récits comme Mexican Gothic où le fantastique se mêle à la dégénérescence physique.

3. L’inquiétante étrangeté dans la littérature et l’art

Ce concept a été exploré dans le fantastique gothique et l’horreur psychologique, influençant de nombreux écrivains et artistes :

  • Edgar Allan PoeWilliam Wilson (le double), La Chute de la maison Usher (l’animation de l’inanimé).
  • H.P. Lovecraft → Les créatures indescriptibles et la transformation de la perception du réel.
  • China Miéville → Des villes doubles, des réalités parallèles où l’étrangeté affleure sous la normalité.
  • David Lynch (cinéma)Eraserhead, Mulholland Drive, Twin Peaks, où des scènes banales deviennent perturbantes.
  • Hans Bellmer (peinture et sculpture) → Corps fragmentés, poupées inquiétantes.

4. Pourquoi l’inquiétante étrangeté nous touche-t-elle autant ?

Le concept freudien repose sur un conflit psychologique profond : nous reconnaissons quelque chose, mais il nous semble déformé, ce qui crée une angoisse diffuse. C’est la confrontation avec un reflet déformé du réel, un monde où les repères s’effondrent subtilement.

C’est aussi un moyen pour les artistes et écrivains d’explorer nos peurs les plus profondes, celles qui ne sont pas simplement liées à des monstres ou des fantômes, mais à nous-mêmes, notre mémoire, notre perception et notre identité.

En somme, l’inquiétante étrangeté est l’un des ressorts narratifs les plus puissants du fantastique, car elle joue sur le malaise, le doute et l’impossibilité d’être sûr de ce que l’on perçoit. Illustration PB 1978

Tentative d’élucidation du style de Lovecraft

16 mars 2025

La phrase lovecraftienne. Rampante. Tortueuse. Tentaculaire dans sa structure. Une chose informe, indistincte, qui s’étire et se distend, accumulant les clauses avec la patience d’un mal antique. Elle avance insidieusement, pesante, saturée d’épithètes comme autant de reliques insensées d’une langue morte, suspendue au seuil de l’indicible. Elle ne décrit pas, elle murmure, elle évoque, elle insuffle au lecteur un doute grandissant, un vertige lent et inexorable.

Lovecraft bâtit ses phrases comme un architecte fou d’un royaume non euclidien, agençant leur ossature en un escalier qu’on descend toujours plus profondément vers l’abîme. Son langage ne livre pas l’horreur : il la suggère, il la distille goutte à goutte dans l’esprit du lecteur, transformant le silence même en un écho informe, porteur d’une chose qu’il vaudrait mieux ne pas comprendre.

Dans « The Picture in the House », chaque conjonction, chaque souffle syntaxique lie le récit au néant rampant, chaque virgule devient une béance par laquelle s’infiltre un savoir insoutenable. Le langage lui-même devient le miroir du cosmos indifférent, une charpente pour une révélation qui ne viendra jamais entièrement, laissant le lecteur vacillant devant l’ombre de ce qui aurait pu être dit.

Lovecraft n’a pas élaboré ce style par hasard. Admirateur de Poe, il reprend cette manière d’instiller la terreur en ne montrant jamais tout, en laissant des interstices dans la narration où le lecteur projette ses propres abominations. Il hérite aussi de Lord Dunsany, dont les mondes fantastiques empreints d’un lyrisme solennel et mythologique ont marqué son imaginaire. Cependant, son éducation irrégulière, son repli dans un monde de lecture quasi monomaniaque ont fait de lui un autodidacte obsessionnel, façonnant son style avec la minutie d’un architecte maudit. Chaque phrase lovecraftienne est construite avec une intention, chaque adjectif, chaque structure syntaxique participe à une atmosphère précise, où le poids du passé, de l’oubli et de l’innommable se fait sentir.

Les mots de Lovecraft. Profonds. Anciens. Imprégnés d’une signification oubliée. « Eldritch » (étrange, indicible), « Cyclopean » (titanesque, au-delà des âges), « Squamous » (couvert d’écailles, d’une répugnance indicible), « Unnamable » (innommable, car aucun nom humain ne saurait en capter l’atrocité). Autant d’incantations, de vestiges langagiers remontant aux âges les plus noirs de la littérature.

L’accumulation n’est pas un hasard, ni une ornementation gratuite : elle est un piège, un réseau dans lequel l’esprit du lecteur se prend, incapable de s’extraire de ce labyrinthe lexical. Lire Lovecraft, c’est être lentement avalé par une langue qui semble exister en dehors du temps humain, un langage qui ne décrit pas, mais qui invoque.

La terreur lovecraftienne n’éclate pas. Elle s’infiltre. D’abord un détail troublant. Puis un autre. Une incongruité. Une sensation. L’esprit du narrateur, d’abord sceptique, s’embourbe dans des observations de plus en plus impossibles, une géométrie qui n’a pas lieu d’être, une note discordante dans l’ordre des choses. Lovecraft joue avec le décalage, laissant entrevoir l’horreur dans le reflet d’un miroir brisé.

Son art est celui du dévoilement progressif. Un chuchotement dans le vent nocturne. Une phrase interrompue, suspendue dans le vide. Un cri arraché à la gorge d’un homme qui a vu. Et, toujours, une dernière ligne, un dernier mot qui précipite le lecteur dans l’abîme, laissant son esprit secoué par une terreur sourde qui ne s’éteindra jamais complètement.

Rarement un récit à la troisième personne chez Lovecraft. Toujours une voix. Un journal. Un témoignage. Un cri d’agonie capturé sur un parchemin oublié. Un narrateur qui se croit sain d’esprit et qui, ligne après ligne, sombre dans l’abîme de la compréhension interdite.

La première personne rend l’horreur immédiate, inévitable. Il ne s’agit pas d’un conte lointain, mais d’une confession, d’un cri de désespoir lancé d’entre les pages. Et lorsque le dernier mot est lu, il semble que le narrateur ait été consumé, qu’il ne reste plus que le silence et une ombre furtive qui glisse à la lisière de la conscience du lecteur.

L’horreur chez Lovecraft ne se niche pas dans l’humain, mais dans son insignifiance. Nulle morale, nulle justice divine. Juste un gouffre infini et noir, peuplé d’êtres indifférents à nos existences éphémères.

Dans « The Call of Cthulhu », l’humanité découvre qu’elle n’est qu’un fétu de paille, brinquebalé par des forces qu’elle ne peut ni comprendre ni influencer. Nos dieux sont morts ou dorment sous l’océan, et si jamais ils s’éveillent, ce sera pour nous écraser sans même nous voir. C’est là le cauchemar ultime de Lovecraft : la révélation de notre inutilité, de notre absolue futilité dans l’horreur cosmique.

Cette approche du mystère et de l’inférence, Lovecraft ne l’a pas inventée. Edgar Allan Poe en fut le premier maître. Mais là où Poe bâtit la folie humaine à l’intérieur de ses narrateurs, Lovecraft la dissémine dans le cosmos lui-même. Il ne s’agit plus d’une conscience malade, mais d’un univers malade.

Le lecteur ne voit pas le monstre. Il en devine l’ombre, en entend le râle caverneux, en ressent l’empreinte laissée sur le sol d’un lieu maudit. Il imagine. Et ce qu’il imagine est toujours pire que ce qu’il aurait pu voir.

Le style lovecraftien a ses détracteurs. Trop lourd. Trop orné. Trop désuet. Et pourtant, il demeure, impérissable, à l’instar des cités englouties qu’il décrit. Car dans chaque phrase, dans chaque construction syntaxique tortueuse, il y a un piège, un rituel insidieux qui transforme le lecteur en témoin de l’indicible.

Pour un écrivain contemporain, étudier Lovecraft n’est pas seulement un exercice d’admiration, c’est un apprentissage du rythme, de la suggestion et de l’art de créer une atmosphère. Il démontre comment le langage peut devenir une force presque hypnotique, comment une phrase peut encapsuler l’indicible. Il rappelle que le style n’est jamais un simple artifice, mais une mécanique précise au service d’une vision. En cela, Lovecraft demeure une leçon magistrale : celle d’un auteur qui, malgré son isolement et ses doutes, a su forger une écriture unique, aussi puissante que les horreurs qu’elle décrit. La phrase lovecraftienne. Un gouffre sans fond. Un escalier sans fin. Une porte entrouverte sur un monde qu’il ne faudrait pas voir. Et pourtant, on lit. On continue. Jusqu’à ce que l’ombre se referme. Et au moment même où l’on pense refermer le livre, quelque chose, derrière nous, semble s’être éveillé.

illustration : Arnold Böcklin L’Iles des Morts 3ème version 1883 Musique Pink Floyd Echoes, extrait

05 mars 2025

5 mars 2025

Écrire, se vider. Se vider, écrire. L’un déclenche l’autre, sans qu’on sache qui commence. Pas une cause, pas un effet. Une boucle. Un tic nerveux dans le crâne. Ça tourne. Et on y revient. Parce qu’au fond, il faut bien un exutoire. Un coin pour canaliser le chaos. Même si on sait que c’est vain. Même si on n’y croit plus. Alors on écrit. On écrit comme on racle une assiette vide. Pour s’occuper. Pour croire que ça sert. Tiens, la viande de cheval. Jamais goûté. Pas par principe. Juste parce que je n’en ai jamais trouvé au supermarché. Et je n’ai pas cherché. Pas de morale là-dedans. Juste de l’oubli, ou de l’ennui. Philip K. Dick, lui, en mangeait. Pas pour le goût. Pour survivre. Il l’achetait dans des magasins pour chiens. Il écrivait sous amphétamines. Il vivait à Santa Ana. J’ai cherché des photos de sa maison. Une baraque banale, murs blancs, allée en béton. Rien d’extraordinaire. Et pourtant c’est là que ça se jouait. Le délire, la pauvreté, les livres. Une maison parmi tant d’autres. Comme l’écriture. Un abri branlant. Un truc qui tient debout, mais de peu.

H.P. Lovecraft en 2025 : l’horreur que nous n’osons pas voir

4 mars 2025

Il y aurait eu un instant de flottement, un rictus discret dans les cercles littéraires, un frisson chez les théoriciens du complot et peut-être, dans un petit bureau de la Silicon Valley, une idée d’adaptation en réalité virtuelle. Une équipe d’universitaires aurait exhumé le manuscrit dans un grenier de Providence ou, mieux encore, Lovecraft aurait laissé traîner son tapuscrit sur Google Drive, quelque part entre un fichier Excel et un roman de science-fiction écrit en secret par un employé de SpaceX. On en parlerait dans The Atlantic avant que The New Yorker ne s’empare du sujet, avec un ton modérément sceptique.

Le premier scandale émergerait sur Twitter, ou plutôt X (car, bien sûr, nous sommes en 2025 et les magnats de la tech rêvent de dominer le langage lui-même). On exhumerait les correspondances de Lovecraft, ces lettres trempées dans une paranoïa raciale typique d’un Américain angoissé du début du XXe siècle. Des appels au boycott, des discussions sans fin sur la « cancel culture ». Mais au fond, ce ne serait qu’un tremblement superficiel, le genre d’agitation qui occupe nos fils d’actualité et qui disparaît le temps d’un cycle de vingt-quatre heures, remplacée par la dernière aberration d’un politicien en campagne ou par une énième tempête qui noie un littoral trop densément peuplé.

Pourtant, il y aurait aussi autre chose. Une lecture plus fébrile du texte. Car dans Les Montagnes hallucinées, il ne s’agit pas seulement d’un conte horrifique sur une expédition qui tourne mal. C’est un avertissement. C’est l’histoire d’hommes qui découvrent des ruines gigantesques sous la glace de l’Antarctique, des structures si anciennes qu’elles font passer la présence humaine pour un éphémère incident cosmique. Les scientifiques s’enfoncent dans ces catacombes gelées, déchiffrent l’histoire d’une race extraterrestre jadis puissante, et finissent par comprendre une vérité si écrasante qu’elle menace leur propre santé mentale.

Ce récit, redécouvert en 2025, aurait un écho sinistre. Il tomberait dans un monde déjà secoué par les effondrements systémiques, les prévisions de l’ONU sur l’effondrement climatique, les ruines prématurées de villes inondées et les monstres qui gouvernent, non pas du fond des abysses, mais depuis des bâtiments de verre et d’acier où personne ne comprend plus leur logique. Nous vivons déjà cette révélation lovecraftienne : la civilisation n’est pas éternelle, elle repose sur des fondations aussi fragiles qu’un lac gelé au printemps.

L’Antarctique, cette terre du début et de la fin, est lui-même en train de fondre. Si une équipe d’explorateurs trouvait aujourd’hui les ruines d’une civilisation sous la calotte glaciaire, ce ne serait plus une surprise. Il y aurait déjà un partenariat avec Netflix, des scientifiques sous contrat avec des think tanks, et un démenti officiel du gouvernement américain affirmant que « tout est sous contrôle ». Ce ne serait qu’une ligne de plus dans la longue liste des anomalies climatiques, à ranger entre une tempête qui dévaste Miami et une pénurie alimentaire qui fait flamber les prix du blé.

Et pourtant, ce livre, ce texte vieux de près d’un siècle, nous parlerait toujours avec une acuité troublante. Car Lovecraft, dans son pessimisme absolu, nous aurait encore une fois devancé. Il aurait vu que l’angoisse n’est pas dans les monstres qui rampent dans l’obscurité, mais dans ceux qui portent des costumes impeccables et prétendent savoir ce qu’ils font. Il aurait compris, avant nous, que la véritable horreur est celle d’un monde qui se désagrège tandis que ceux qui ont le pouvoir parlent une langue que plus personne ne comprend.

Alors oui, on lirait Les Montagnes hallucinées en 2025 avec fascination et effroi. On verrait l’histoire d’un monde oublié et d’une révélation trop terrible pour être acceptée. Et peut-être, dans un éclair de lucidité, on comprendrait que nous sommes, nous aussi, une expédition qui s’aventure trop loin, trop vite, sans jamais mesurer ce qu’elle est sur le point de découvrir.

Image : Serge Taeymans

Mémoire vive

26 février 2025

Je me souviens d’une lampe verte sur le bureau de mon grand-père. Ou était-elle bleue ? Peut-être n’y avait-il pas de lampe du tout. Ce qui me revient, ce n’est pas un fait, c’est une impression, un reflet de lumière posé sur un coin d’enfance. Si je l’écris, je la fixe. Et pourtant, déjà, elle m’échappe. La phrase vient de l’attraper, mais ce n’est plus la même lampe.

Quand on écrit un souvenir, que retient-on vraiment ? Est-ce une archive du passé ou une réinvention ? On croit que l’on restitue, mais on recrée. C’est une illusion tenace, cette idée que la mémoire serait un enregistrement fidèle. Proust l’a démontré mieux que personne. Dans À la recherche du temps perdu, ce ne sont pas les souvenirs conscients qui portent la vérité du passé, mais ces surgissements imprévisibles, ces éclats sensoriels qui dépassent la volonté. L’odeur d’une madeleine, le bruit d’une cuillère sur une assiette, et c’est tout un monde qui refait surface. Mais ce monde n’existe plus. Il se reconstruit dans l’écriture, il se plie au rythme des phrases, à la logique du récit. Ce n’est pas une restitution, c’est une transfiguration.

Écrire, c’est composer avec l’oubli.

Barthes en joue aussi. Dès la première page de Roland Barthes par Roland Barthes, il avertit : « Tout ceci doit être considéré comme dit par un personnage de roman. » Même en parlant de lui-même, il s’invente. Qui raconte, lorsqu’on se souvient ? Qui décide du cadre, du ton, des ellipses ? On croit se souvenir, mais en réalité, on choisit. On accentue une couleur, on coupe un détail, on arrange. Peut-on dire qu’un souvenir écrit est vrai ? Peut-être l’est-il plus que le souvenir lui-même.

La mémoire est un atelier où l’on sculpte ce qui nous reste.

Perec, lui, a fait de cette incertitude un projet littéraire. Je me souviens aligne des bribes de passé, toutes introduites par la même formule incantatoire : « Je me souviens… » Il ne cherche pas à recomposer une histoire, juste à fixer des fragments, ces éclats épars qui font une vie. Mais l’exercice révèle autre chose : certains souvenirs paraissent inventés. Ou sont-ils simplement contaminés par d’autres récits, d’autres lectures ? Perec lui-même l’admet dans W ou le souvenir d’enfance : son passé est troué, il le recompose par nécessité, et parfois, par pure fiction. C’est là toute la question : écrit-on ce dont on se souvient, ou se souvient-on de ce que l’on écrit ?

Nathalie Sarraute, elle, hésite. Enfance n’est pas un récit ordinaire. C’est une conversation à voix basse entre elle et elle-même, un dialogue interrompu, une succession de doutes. À chaque souvenir évoqué, une seconde voix s’élève pour interroger : « Était-ce vraiment ainsi ? » Rien n’est certain, tout est fragile. L’écriture n’affirme pas, elle explore.

Ricœur parle de « mémoire reconstructive ». Nous ne sommes pas des archivistes fidèles de notre propre vie. Nos souvenirs se modèlent selon nos attentes, nos désirs, nos regrets. On se raconte une histoire. On la modifie sans s’en rendre compte. Peut-être que la mémoire ne se contente pas d’oublier ; peut-être qu’elle invente aussi.

Alors écrire, c’est quoi ? C’est reconnaître que la vérité du souvenir ne tient pas dans sa précision, mais dans sa résonance. Gabriel García Márquez disait : « La vie n’est pas ce que l’on a vécu, mais ce dont on se souvient et comment on s’en souvient. » Ce qui importe, ce n’est pas la fidélité à un passé factuel, mais la justesse d’une sensation retrouvée, d’une émotion qui refait surface.

Peut-être qu’au fond, écrire, c’est inventer un passé qui tienne debout. Un passé qui, une fois couché sur la page, semble plus réel que celui qu’on croyait posséder. Peut-être que cette lampe verte — ou bleue — n’existait pas. Mais maintenant qu’elle est là, dans ces lignes, elle existe un peu plus qu’avant.

C’est peut-être ça, la mémoire. Une fiction qu’on apprend à croire.

Musique Claude Debussy Rêverie

26 février 2025

26 février 2025

Hier soir, panne d’ordinateur. Ubuntu en emergency mode. Sans doute après avoir tenté d’introduire Balzac dans le port USB. En fait, non. Ce n’est pas tant l’insertion qui posait problème, mais le montage ensuite. (Je prévois un certain effarement à la relecture de ce texte simultanément à sa rédaction).

Problème de format, en tout cas. Et de permissions. Il fallait être le super-utilisateur, le Root de chez root. Or, je ne suis que ce que je suis. Déraciné.

J’ai bien galéré, et pour finir, j’y suis arrivé. Comme toujours, en vérité. Du moins, avec ce qui m’intéresse essentiellement. Pour le reste, aucune pugnacité, un désintérêt absolu, voire un j’m’en foutisme total.

Vers 20h, enfin, j’ai réussi à me souvenir des manipulations oiseuses effectuées dans le fstab pour faire fonctionner la clé USB. Après avoir commenté la ligne en question, et tout revint dans l’ordre instantanément.


Le mardi reste un jour mystérieux. C’est une journée où je ne donne pas cours. Où je ne donne pas suite aux solliciations incessantes du monde. S. part généralement vers 11h pour voir sa vieille mère. Je suis seul jusqu’à 16h, parfois 17h. J’oscille entre écriture et lecture, me laissant porter par l’une ou l’autre selon l’humeur. Hier, j’ai suivi David Camus dans son périple sur une bonne centaine de pages, dans Autour de Lovecraft que j’ai retrouvé en faisant du ménage dans mes disques durs.

Et soudain, une angoisse.

Si ce récit était une nouvelle de fiction ? Et si ce personnage, tellement attachant, baptisé David Camus par David Camus lui-même, n’existait pas ? Si toute cette histoire s’était déroulée totalement différemment ?
A cet instant vertige car je me suis retrouvé face à la pensée affreuse qu’il s’agissait d’ une sorte de trahison. Et j’ai compris que si j’étais capable d’imaginer ce genre de chose, d’en avoir une trouille bleue, c’est que cela touchait un point névralgique en moi. Que j’étais absolument capable de balader le lecteur et moi-même sur des pages et des pages sans aucun scrupule quant au contrat tacite qu’impose la relation écrivain lecteur, et vice versa. La pensée m’a tenu en éveil jusqu’à une heure avancée de la nuit. À la fin, en sentant enfin le sommeil venir, je me suis moqué de moi-même, de ma candeur enfantine. Je l’ai même saluée amicalement, car elle m’a semblé, à cet instant, précieuse.

Ce matin, il ne me reste que de très vagues impressions des paysages et des êtres rencontrés durant ma courte nuit. À l’image de ma vie réelle, sans doute.

Ce qui relance, une fois de plus, la question : qu’est-ce que je fais de ma vie ? Qui suis-je ? Suis-je le personnage d’un rêve que je ne parviens pas à rêver moi-même ? Un simple figurant dans une production cosmique ?
Je ne peux pas vraiment évoquer la jalousie. Je crois que ce mot est une rustine que je convoque par paresse et ce depuis que l’on m’a apprit à réparer un pneu de vélo. Au delà de ce mot il y a un gouffre que j’ose rarement explorer. Il y a le temps qui file à très vive allure, il y a cette silhouette, cet épouvantail balloté par les intempéries qui part de plus en plus en lambeaux, il y a des serpents rêves qui ondulent tout autour de son chapeau depenaillé et qui explosent les uns après les autres en projetant leurs entrailles gorgées de sang rouge ( ça doit rester rouge au moins trois mois ) vient me sussurer une voix.


Quelque chose rode autour de ce texte que je n’arrive pas à enregistrer pour le publier. Non pas qu’il soit bien ou mal écrit, ce n’est pas ça, il manque quelque chose tout simplement et ce manque fini par devenir une ombre de plus en plus imposante à chaque relecture. Quelques pistes soudain avec la figure géométrique d’un triangle flottant tel un portail et de vagues souvenirs d’une chambre d’hôtel parisienne. En plissant les yeux j’arrive à lire le titre d’un livre posé à même le sol en linoléum près d’un lit sur lequel un homme dort. « Critique dans un souterrain » de René Girard. Le désir est sa nécessité triangulaire soudain me reviennent, et tout l’effroi ancien lié à cette découverte. Puis je regarde l’homme qui dort comme pour s’évader de cette terrible vérité. Empathie soudaine irrépréssible, et la petite phrase de D.C à la toute fin d’un paragraphe à propos de HPL. « Il y a de l’amour ».

Musique : Max Richter On The Nature Of Daylight ( entropy) 2018

Écrire l’étrange : entre réflexion et passage à l’acte

25 février 2025

« Le véritable conte étrange à quelque chose de plus qu’un meurtre secret, des os ensanglantés ou une forme drapée faisant claquer des chaînes selon la règle. Il s’agit bien plus d’un récit qui évoque une terreur profonde face à l’inconnu, souvent en suggérant des réalités cachées qui dépassent l’entendement humain. »
Ainsi s’exprimait H. P. Lovecraft en 1933 dans Guide pour écrire des histoires bizarres. Cette définition, loin des artifices du surnaturel de pacotille, pose la question de l’étrange comme un mouvement subtil dans le récit, une tension plus qu’un simple dispositif.

Face à cette réflexion, l’envie d’écrire des fictions étranges révèle un besoin profond. Pourquoi sommes-nous fascinés par ce qui dépasse la norme ? Pourquoi cherchons-nous à explorer d’autres réalités par le biais de la fiction ?

En appliquant la méthode japonaise des 5 pourquoi, qui consiste à remonter aux causes profondes d’un questionnement, on peut identifier les racines du désir d’écrire des fictions étranges :

  • Parce que j’aime créer des histoires qui perturbent la perception du réel.
  • Parce que je suis fasciné par l’inexplicable et le mystérieux.
  • Parce que cela me donne une sensation unique d’émerveillement.
  • Parce que le monde me semble souvent trop rationnel et limité.
  • Parce que cela me permet de remettre en question la normalité et de jouer avec l’inconnu.

La conclusion ? J’écris des fictions bizarres pour repousser les limites du réel et explorer l’inconnu, là où la normalité n’a plus de prise.

Mais alors, qu’est-ce qui empêche d’écrire ? Ce n’est pas le manque d’idées — le bizarre est partout — mais bien la difficulté à trouver un véhicule narratif pour le porter vers l’autre.

L’écriture de l’étrange ne repose pas sur l’accumulation d’éléments surnaturels ou d’images spectaculaires, mais sur la manière dont le texte amène le lecteur à sentir un glissement insidieux du réel vers l’anomalie. Ce basculement peut se faire par des variations stylistiques, des structures narratives décalées, une perception faussée du narrateur.

C’est un curieux problème que celui de l’étrange en littérature. On voudrait le capturer, l’analyser, comme une bête indocile. On le soupèse, on le soupçonne, on tente d’en cerner les contours, mais il résiste, se faufile, toujours à la lisière du réel. On écrit sur lui, et pourtant, il nous échappe.

Prenons cette baguette de pain. Tiède en sortant de la boulangerie, elle refroidit, naturellement. Mais pourquoi donc cet homme presse-t-il le pas, l’air inquiet, tandis que la vapeur s’échappe encore de la croûte dorée ? Est-ce la baguette qui change ou bien l’air autour ? Lui-même ne saurait le dire. La scène est ordinaire, bien sûr. C’est un trottoir de Paris, un dimanche matin, il fait un peu gris, et le sol brille encore de l’averse nocturne. Rien d’extraordinaire, rien à signaler. Mais cette baguette. Ah, cette baguette.

Et ce chat. Où est-il ? Sur le fauteuil, naturellement, sa place habituelle. Mais lorsque les autres entrent dans la pièce, ils froncent les sourcils. « Quel chat ? » Il caresse le vide, pourtant il sent sous ses doigts la tiédeur de son pelage. Un instant, il pense qu’ils plaisantent. Puis il voit leurs visages, crispés, interrogateurs. Il n’y a pas de chat. Alors il secoue la tête, passe à autre chose. Après tout, on a vu plus étrange. On a toujours vu plus étrange.

Un puits. On ne tombe pas dans un puits, en ville, pas dans un arrondissement comme celui-ci. Mais le sol s’est dérobé sous lui, et maintenant, il chute. Plutôt lentement, à vrai dire. Il se redresse un peu, s’ajuste comme on s’installerait plus confortablement dans un fauteuil trop profond. Il observe les parois, la texture de la pierre, s’amuse du détail de quelques racines qui osent un geste vers lui. Il suppose qu’il finira par s’arrêter. Ou peut-être pas. Mais pour le moment, il chute.

Alors, quand commence-t-on à écrire ? Peut-être quand on accepte d’abandonner la peur de l’imperfection, quand on cesse d’attendre une idée « parfaite » et que l’on se met à tester, à jouer avec la langue et les structures.

L’étrange, après tout, ne se manifeste pas par un grand fracas, mais par un léger déplacement, une rupture presque imperceptible dans la trame du quotidien. C’est ce jeu subtil entre le réel et l’irréel qui donne à l’écriture de l’étrange toute sa puissance.

Ainsi, plutôt que de remettre l’acte d’écrire à plus tard, pourquoi ne pas se prêter dès maintenant à un exercice ? Pourquoi ne pas capturer un moment anodin de votre journée et y injecter une anomalie ? Une légère dissonance. Une tension sourde.

Car c’est là que réside la force de l’étrange : non pas dans l’attente du moment idéal, mais dans l’acceptation de son intrusion insidieuse, discrète, dans notre perception du monde.

Musique Miles Davis : Ascenceur pour l’échafaud

Effacement des traces

24 février 2025

Lire, ce n’est pas seulement parcourir des livres. C’est aussi décoder les traces de notre quotidien, ces empreintes infimes laissées sur le papier avant qu’elles ne s’effacent. Plonger dans les papiers administratifs. C’est un rituel quotidien, presque inconscient. Scanner les factures, les tickets de caisse, les preuves. Ces fragments de notre passage, de notre consommation, de nos choix, ces pièces censées attester de notre histoire récente. Et pourtant, déjà, elles s’effacent.

À un moment, en constatant leur effacement, je suis à mi-chemin entre l’étonnement et la colère. Ainsi, on nous impose, pour des raisons comptables et administratives, de conserver nos liasses de papiers en lieu sûr. Mais à quoi cela sert-il vraiment si, au bout d’une année à peine, elles disparaissent ? Comme si ce que nous vivons n’avait pas vocation à durer, comme si les preuves mêmes de notre passage n’étaient qu’une illusion temporaire.

J’ai songé un instant à aller dans les magasins, les banques, exprimer… quoi ? Mon incompréhension face à cette absurdité, ma frustration de voir disparaître ce qu’on exige pourtant de conserver, mon désarroi devant cette obsolescence imposée. Mon étonnement, ma colère, mon désarroi ? Mais peine perdue, me suis-je dit presque aussitôt. Qui écouterait ce désarroi, sinon moi-même ? Qui accorderait de l’importance à ces détails infimes mais pourtant révélateurs d’un monde en perpétuelle disparition ?

Il te faut aussi accepter cela, comme ce jour où tu as cherché, en vain, une vieille note griffonnée sur un carnet oublié, une idée précieuse jetée sur le papier et disparue sans laisser de trace, ces idées jetées sur le papier et oubliées, ces souvenirs effacés avec le temps, cette disparition des traces administratives de ta vie professionnelle et personnelle. Mais n’est-ce pas aussi le propre de toute existence, de s’effacer progressivement, d’être recouverte par les strates du temps, de s’effilocher comme ces tickets de caisse dont l’encre s’évapore sous nos doigts ?

Hier encore, on nous vantait l’éternité des galettes, des CD, des DVD, tout comme on nous promet aujourd’hui celle du numérique. Mais force est de constater que même ces formats ne nous garantissent pas la pérennité. En changeant de machine, on abandonne parfois tout un pan de sa vie. Combien de fichiers oubliés sur d’anciens disques durs, combien de photos stockées sur des supports désormais illisibles, combien de mots, d’instants, effacés à jamais par l’évolution technologique ? Nous nous en remettons aux machines, persuadés qu’elles garderont tout en mémoire, alors même qu’elles sont les premières à nous trahir.

À force de courir après la nouveauté, ne sommes-nous pas en train d’effacer notre propre histoire ? Je ne le sais pas. Ce que je sais, c’est que les traces s’effacent progressivement, avant même notre propre disparition. Et avec elles, peut-être, une part de nous-mêmes.

La seule chose qui ne change pas : regarder le ciel. Tenter de lire ce qu’il dit et qui varie perpétuellement. Déjà enfant, j’avais un doute sur ce que je comprenais de cette lecture. Je m’estime heureux d’avoir conservé ce doute. Car tant qu’il reste du doute, il reste une place pour l’émerveillement. Pour la mémoire que l’on forge autrement que sur du papier, sur des écrans, ou sur du silicium. Peut-être que ce qui demeure réellement n’a pas besoin d’être enregistré, numérisé, archivé. Peut-être que ce qui persiste, c’est ce que nous choisissons de garder vivant en nous.

Cette disparition des traces ne se limite pas aux objets ou aux fichiers numériques. Elle s’étend même au langage, à ces repères que nous pensions immuables. Elle touche aussi notre langage, nos repères. Pierre Ménard, sur son site « Liminaire », nous fait part d’une péripétie qui semble amusante au premier abord, mais qui, si l’on y réfléchit, glace le sang. Quelqu’un s’amuse à aposer des étiquettes sur tous les objets, une fenêtre, un placard, un ordinateur. Cela semble absurde au narrateur car tout le monde sait ce que sont ces objets. Puis soudain l’ordre des choses se modifie... La tasse devient une douchette, l’ordinateur pluie... ( [https://liminaire.fr/chronique/entre-les-lignes/article/dans-le-temps-a-contre-courant])

Ce glissement arbitraire du sens des mots nous rappelle à quel point notre monde repose sur des conventions fragiles. Lorsque nos repères se dissolvent, que reste-t-il de notre mémoire collective ? Est-ce une bonne ou mauvaise chose je n’en sais rien et une certaine lassitude m’empêche de me lancer dans cette investigation. Finalement, je finis par apprécier cet état flottant, entre étonnement et colère, comme quelqu’un tentant de passer entre les gouttes de pluie, les flocons de neige.

Une utopie en sursis

20 février 2025

Il y a dans l’œuvre de Iain M. Banks quelque chose de faussement assuré, une confiance qui vacille.

Né en 1954 et disparu en 2013, Banks était un écrivain britannique connu pour ses romans de science-fiction et ses œuvres de fiction générale publiées sous le nom de Iain Banks. Son cycle de la Culture, entamé avec *L’Homme des jeux* en 1987, est rapidement devenu une référence majeure du genre, explorant les tensions et paradoxes d’une société technologiquement avancée et politiquement anarchiste.

La Culture, cette société post-pénurie gouvernée par des intelligences artificielles bienveillantes, semble avoir résolu ce que d’autres considèrent comme insoluble : la rareté, l’oppression, la peur du lendemain. Pourtant, sous la surface immaculée, les paradoxes s’accumulent. La Culture veut être sans hiérarchie, mais ses citoyens dépendent d’entités infiniment plus intelligentes qu’eux. Elle veut être tolérante, mais intervient sans relâche dans les affaires des civilisations moins avancées, imposant son éthique par des moyens dont la douceur masque mal la violence.

Il faudrait d’abord revenir à la structure. Une société post-marxiste, fluide, sans propriété, sans argent. Chacun y fait ce qu’il veut, parce qu’il n’y a plus rien à vouloir au sens où nous l’entendons. Les IA, les *Mentaux*, gèrent tout, omniprésentes et discrètes. Certains les comparent à des dieux, mais des dieux qui, cette fois, ont l’intelligence de ne pas exiger d’adoration. Ce sont elles qui maintiennent l’illusion d’un monde sans pouvoir, alors qu’en réalité tout repose sur leur regard. Un regard bienveillant, mais un regard tout de même.

La Culture se déploie comme une utopie en mouvement, sans centre, sans capitale, une galaxie de vaisseaux, d’orbitales, d’habitats flottants. Une anarchie systémique, huilée par la technologie. Mais l’anarchisme, ce n’est pas seulement l’absence d’autorégulation, c’est aussi l’absence de coercition. Or, ici, il y a coercition, et elle porte un nom : Contact. Ou pire : Circonstances Spéciales. Parce qu’une société qui se veut parfaite ne peut pas tolérer l’imparfait. Parce qu’à force d’être convaincue de son bon droit, elle en oublie qu’elle agit par la force. Chaque roman de Banks est une variation sur ce thème : le prix de l’utopie.

Le prix se mesure en violence, en compromis, en manipulation. Dans *L’Usage des armes*, un mercenaire se bat pour la Culture, accumule les cicatrices et les horreurs au nom d’un monde qui, lui, reste immaculé. Dans *Les Enfers virtuels*, la Culture interdit aux civilisations extérieures de maintenir des espaces de damnation simulés. L’intention est noble, le résultat est une guerre. Peut-on imposer la liberté ? Peut-on abolir la souffrance sans détruire la volonté ? Banks ne tranche pas, il expose, il déroule.

Ce qui rend son œuvre si actuelle, c’est cette incertitude. Contrairement aux dystopies convenues où l’utopie est un mensonge à abattre, Banks nous montre une société qui fonctionne, et c’est précisément cela qui la rend troublante. Il ne s’agit pas de dénoncer un régime totalitaire déguisé en paradis. Il s’agit de poser une question plus insidieuse : et si l’utopie, par nature, contenait son propre poison ?

Aujourd’hui, alors que les crises climatiques, technologiques et géopolitiques se multiplient, l’œuvre de Banks apparaît sous un jour plus prophétique que jamais. Son intuition d’une civilisation technologiquement avancée, engoncée dans ses propres contradictions, fait écho aux dilemmes contemporains : jusqu’où faut-il intervenir au nom du bien ? L’automatisation et l’intelligence artificielle peuvent-elles vraiment garantir l’équilibre d’une société ? La Culture est-elle une métaphore de nos démocraties libérales, où la tolérance et le confort masquent souvent un refus du changement profond ?

On pourrait croire que la Culture est un rêve d’avenir, mais c’est peut-être plutôt un miroir du présent. Une parabole sur le libéralisme absolu, où le confort a remplacé la lutte, où l’illusion du choix se confond avec la liberté réelle. Un monde où l’on peut tout faire, sauf remettre en cause le système qui nous permet de tout faire. Un monde sans état, mais pas sans structure de contrainte. La Culture ne force personne à l’adopter. Elle se contente d’attendre que les autres civilisations se rendent compte d’elles-mêmes qu’elles sont arriérées. Ce qui, au fond, revient au même.

L’utopie de Banks n’est pas une promesse, c’est une hypothèse. C’est une tentative de penser un ailleurs qui, comme tous les ailleurs, reste insaisissable. Et si elle fascine tant, ce n’est pas parce qu’elle nous donne un modèle, mais parce qu’elle nous met face à une question sans réponse : que ferions-nous, vraiment, si nous avions tout ce que nous voulons ?

Maupassant, une vie

12 février 2025
un enfant sur une photographie en noir et blanc
Maupassant enfant

Maupassant, météore et mirages

Un écrivain qui va vite. Très vite. Une trajectoire nette, tendue, presque trop droite : ascension fulgurante, production délirante – plus de trois cents nouvelles, six romans, des récits de voyage, des chroniques. Puis le grand plongeon : la maladie, la folie, la mort. À peine 43 ans et déjà fini. Tout cela en une poignée d’années, comme s’il savait d’avance qu’il n’aurait pas le temps.

Et pourtant, ce temps, il l’a pris. Pour écrire, surtout, avec une précision chirurgicale et un regard tranchant. Réaliste, fantastique, cruel ou mélancolique, Maupassant a tout observé, tout disséqué, sans détour ni pathos. Un monde en ruines, des hommes médiocres, des âmes broyées, quelques lâchetés ordinaires, parfois un sursaut de grandeur, mais rarement.

On l’a dit cynique, il l’était. Mais lucide, surtout.


I. Normandie, mer et guerre

Il naît le 5 août 1850, dans un château normand, ce qui sonne bien mais ne pèse pas lourd quand on a plus de noblesse que d’argent. Un père volage, une mère lettrée, Laure Le Poittevin, qui lui transmettra Flaubert comme on confie une boussole.

Après la séparation des parents, il grandit entre Étretat et Dieppe, paysages qui deviendront ses décors de prédilection : les falaises abruptes, la mer imprévisible, l’ombre du large. Il y a pire pour nourrir l’imaginaire.

Puis vient la guerre. 1870, les Prussiens écrasent la France. Maupassant, affecté à l’intendance, ne combat pas, mais il voit. Il voit la peur, la lâcheté, la mort bête et absurde. Il en fera des nouvelles, quelques-unes inoubliables : Boule de Suif, Deux amis, Mademoiselle Fifi. Les hommes y sont faibles, la guerre y est stupide. Et après tout, pourquoi la raconter autrement ?


II. Le disciple de Flaubert

Après la guerre, direction Paris. Il a vingt ans, pas d’argent, mais une ligne directe vers Gustave Flaubert, vieil ami de sa mère et mentor idéal. Et quel mentor.

Flaubert le forme, lui interdit de publier trop tôt, le fait écrire, réécrire, gommer, tailler. Pas de gras, pas d’effets, pas d’adjectifs en trop. Sept ans de ce régime.

Maupassant apprend la patience, puis, en 1880, il frappe fort : Boule de Suif. Un chef-d’œuvre en une trentaine de pages. Succès immédiat. Zola exulte, les éditeurs rappliquent, le public suit. Maupassant est lancé.


III. Dix ans de vitesse pure (1880-1890)

Dix ans, pas un de plus. Dix ans à écrire comme si chaque jour était compté. Trois cents nouvelles, six romans, des récits de voyage. Une frénésie.

Il impose son style : sec, direct, acéré. Il raconte la bêtise, la mesquinerie, les petites lâchetés de tous les jours. Il observe sans juger. Pas besoin. Les personnages se chargent de leur propre chute.

Les nouvelles s’accumulent, percutantes comme des éclats de verre :

  • La Parure, portrait cruel de la vanité sociale.
  • Le Papa de Simon, l’enfance malmenée.
  • Le Rosier de Madame Husson, l’hypocrisie provinciale.

Les romans suivent, plus longs, plus sombres :

  • Une vie (1883), la lente désillusion d’une femme.
  • Bel-Ami (1885), le cynisme triomphant du médiocre.
  • Pierre et Jean (1888), une mécanique d’horloger sur la jalousie et l’identité.

Et puis, vers 1885, quelque chose se dérègle. Le fantastique s’infiltre. Le Horla (1887), Qui sait ? (1890), La Peur (1884). Des présences invisibles, des esprits qui vacillent.

C’est que l’auteur lui-même commence à sombrer.


IV. Déchéance et hallucinations

Depuis des années, un mal le ronge. La syphilis, cadeau oublié d’une jeunesse trop ardente. Il n’en parle pas. Il écrit, encore, il fuit.

Il fuit dans le voyage, les bateaux, l’Algérie, l’Italie. Il fuit dans le sexe, les maisons closes, la luxure méthodique. Il fuit dans l’opium, l’absinthe, les paradis chimiques.

Mais le mal est là. Il voit des ombres, entend des voix, sent des présences. Il n’a plus besoin d’écrire du fantastique, il le vit.

En 1891, c’est fini. Il délire, tente de se trancher la gorge, ne reconnaît plus personne. Interné à la clinique du docteur Blanche, à Passy. Comme son narrateur du Horla.

Le 6 juillet 1893, il meurt. 43 ans.


V. Et après ?

Après, il reste tout. Un auteur immense, une langue d’une clarté implacable, une modernité intacte.

Son fantastique influencera Lovecraft, Borges, Stephen King.
Son réalisme marquera Simenon, Camus, Sartre.

On le lit encore, on l’étudie toujours. Il est là, intact.

Parce que Maupassant n’a pas enjolivé. Il a juste regardé.

quête de célébrités dans le 15ème

12 février 2025
Biographie de Georges Perec, de Claude Burgelin (détail de couverture) © Gallimard
Biographie de Georges Perec, de Claude Burgelin (détail de couverture) © Gallimard

Commençons par le plus évident, qui ne l’est pas tant que ça : le 15ème arrondissement existe. On pourrait en douter certains jours de brume, quand la tour Montparnasse joue à cache-cache avec les nuages, mais non, il est bien là. Un type que je connais, appelons-le Maurice (ce n’est pas son nom), s’est mis en tête de recenser tous les grands hommes qui y ont vécu. Une sorte de manie, si vous voulez. Il passe ses journées à scruter les plaques commémoratives, le nez en l’air, se cognant régulièrement dans les poteaux.

Maurice a commencé par Louis Pasteur, évidemment. Pas le plus discret des résidents. Son institut trône encore rue du Docteur Roux, comme une énorme pâtisserie scientifique posée là par un géant distrait. Pasteur y a fait des choses avec des microbes. Des trucs importants, paraît-il. Maurice a noté dans son carnet : « A sauvé des gens qui ne le savaient pas encore ». C’est pas faux.

Plus tard, beaucoup plus tard, André Citroën a eu la brillante idée d’installer ses usines sur le quai de Javel. L’endroit sentait l’eau de Javel, ce qui était logique vu le nom, mais ça ne dérangeait personne. Les ouvriers fabriquaient des voitures qui ressemblaient à des boîtes de conserve roulantes, mais ça marchait. Aujourd’hui, il reste un parc. Les enfants jouent là où on assemblait des carburateurs. L’histoire a de ces ironies.

Maurice continue sa quête. Il tombe sur la trace d’Antoine Bourdelle, le sculpteur. Celui-là vivait dans son atelier, aujourd’hui musée, entouré de statues qui le regardaient dormir. Il paraît qu’il parlait avec elles la nuit. Maurice a noté : « Conversation nocturne avec du bronze = normal pour un artiste ». Il met beaucoup de points d’égalité dans ses notes, allez savoir pourquoi.

Dans les années folles, un certain Robert Desnos habitait rue Blomet. Il écrivait des poèmes surréalistes en dormant, ce qui est plus productif que de ronfler simplement. Les voisins s’en plaignaient moins. Maurice a retrouvé l’immeuble, mais pas les rêves. Ils se sont évaporés avec le temps, comme la fumée des cigarettes que Desnos fumait en écrivant.

Plus près de nous, Georges Perec a vécu rue de l’Assomption. Il comptait les lettres, les mots, inventait des contraintes pour mieux s’en libérer. Maurice a essayé de compter les fenêtres de son immeuble, mais il s’est perdu après la vingtième. Ce n’était pas son truc, les mathématiques littéraires.

Il y a eu aussi Raymond Queneau, qui habitait rue des Morillons. Il regardait passer les gens à la station Pernety et en faisait des personnages. Maurice a tenté de faire pareil, mais les gens qu’il observe ont l’air terriblement ordinaire. Il leur manque peut-être ce petit grain de folie que Queneau savait voir.

Dans les années 60, Marguerite Duras écrivait dans son appartement de la rue Saint-Benoît. Elle buvait du vin rouge et tapait sur sa machine à écrire des histoires d’amour impossible. Maurice a noté : « Écrivait = buvait = écrivait ». Encore ces points d’égalité.

Le compositeur Erik Satie a vécu rue Cortot, dans un minuscule appartement où il empilait les pianos droits les uns sur les autres. Il sortait la nuit, marchait jusqu’à l’aube, rentrait épuisé mais content. Maurice fait pareil, sans les pianos. Il dit que ça l’aide à réfléchir.

Il y a eu d’autres grands hommes, bien sûr. Des scientifiques, des artistes, des écrivains. Certains sont restés quelques mois, d’autres toute leur vie. Ils ont laissé des traces, des œuvres, des souvenirs. Maurice les collectionne comme d’autres collectionnent les timbres ou les capsules de bière.

Le 15ème continue d’attirer les créateurs, les penseurs, les rêveurs. Ils s’installent dans des appartements trop chers, regardent la tour Eiffel depuis leur fenêtre (quand ils ont de la chance), écrivent des histoires ou peignent des tableaux. Maurice les observe de loin, note leurs habitudes dans son carnet. Il attend qu’ils deviennent célèbres pour ajouter une page à sa collection.

Parfois, le soir, quand la lumière devient orange et que les ombres s’allongent sur les trottoirs, Maurice s’assoit sur un banc du parc André Citroën. Il sort son carnet, relit ses notes. Les grands hommes du 15ème défilent dans sa tête comme un générique de film muet. Il se dit qu’il devrait peut-être écrire un livre. Mais il préfère continuer à chercher, à observer, à noter. C’est son territoire à lui, sa façon de faire partie de l’histoire.

Et puis, comme dit Maurice (qui n’est toujours pas son vrai nom) : « Les grands hommes, c’est comme les pigeons. Ils laissent des traces partout, mais on ne sait jamais vraiment où ils vont atterrir. »

12 février 2025

12 février 2025

La chose était discutée hier, exécutée aujourd’hui. « Pourvu que ça dure », murmure Letizia Bonaparte, comme si elle avait son mot à dire. Les mots-clés se réduisent sur l’écran, méthodiquement. Une action inachevée, certes, mais plus rapide que prévu – si tant est qu’on puisse prévoir quoi que ce soit. L’imagination, cette traîtresse, devrait être réglementée : ni n’importe quand, ni n’importe comment, encore moins n’importe où.

Remontée dans le temps. Juin 2022, atelier d’écriture sur le blog du TL. Les textes, comme des photographies jaunies, appellent la réécriture. « 40 jours la ville », point de départ arbitraire. Trois ans d’écart – pas pu m’empêcher de réécrire les deux premiers textes, puis pas pu lutter non plus contre l’« à quoi bon » une fois fait.

Ensuite, que dire du temps ? Pas du climat, mais de l’ambiance. Morose, terne, épouvantable, abjecte, ignominieuse. À quoi l’on peut ajouter avilissement, bassesse, déchéance, dégradation, déshonneur, honte, indignité, infamie, lâcheté, laideur. Ensuite, il faudrait trouver un rythme afin d’organiser tous ces mots pour qu’au moins la musicalité adoucisse cette sensation d’impuissance extrême dans laquelle ça nous plonge. Si tant est qu’on ait du temps à accorder à la composition musicale.

Visionné le replay d’un Zoom. Me suis vite rendu compte que je m’y ennuyais. Ai eu honte de m’y ennuyer, un peu. Puis en ai conclu, vu le tour pris par la conversation, que tout groupe normalement constitué a besoin d’un ennemi (le marché, les éditeurs, des salauds quelconques, les best-sellers, les enculés qui possèdent les réseaux sociaux). Tout comme moi, je fais de tout groupe, au bout du compte, un ennemi. Il s’agit d’un principe ontologique, probablement. Le vivant se constitue surtout, trouve sa place par ce qu’il rejette, et par force centripète. Souvent une confusion des deux.

Face à la déshumanisation progressive de l’espèce, il arrive que les moyens pour tenter de la contrer soient, sinon efficaces, assez pathétiques. On a quand même du mal à en rire. Ce que je rejette furieusement – à moins que ce ne soit une sorte de bave pavlovienne qui me monte aux lèvres –, c’est l’envie de participer à n’importe quel groupe, que ce soit dans la réalité comme sur le Net. Non que je sois asocial ; à bien y réfléchir, c’est plus affaire de pudeur, de m’éviter le ridicule d’avoir à prendre la parole publiquement.

L’écriture est vraiment mon lieu. Je ne devrais jamais plus avoir à en sortir. À m’illusionner que je puisse en sortir. J’ai l’impression d’écrire moins de conneries que je pourrais en sortir dans l’immédiateté de l’oral. C’est peut-être qu’une impression.

Cette dernière idée me rappelle le refus qu’opposait mon père à la spontanéIté de mes visites. Préviens-moi longtemps à l’avance disait-il je n’aime plus beaucoup les surprises. Je ne comprenais pas bien à l’époque ( j’avais à peine dépassé la cinquantaine) Il devait lui falloir du temps pour se recomposer, éventuellement retrouver une posture, préparer ce qu’il allait bien pouvoir me dire. Ne pas trop afficher le naufrage affreux dans lequel il achevait son existence. D’une certaine façon de la pudeur tout autant que la mienne à présent.

Joan doit mourir

9 février 2025

Mexico, septembre 1951. La chaleur qui colle aux murs, cette putain de chaleur mexicaine qui rend tout possible. Joan est là, assise sur une chaise, un verre à la main. Elle sourit. William tient son flingue. Ils sont bourrés, comme d’hab. Comme tous les jours depuis des mois. L’alcool, c’est leur truc à eux. Joan a arrêté l’héroïne, elle se défonce au Benzédrine. William continue les deux.
Ils jouent à Guillaume Tell. Un jeu de bourgeois défoncés qui se croient immortels. Joan pose un verre sur sa tête. William vise. Le coup part. La balle traverse le crâne de Joan. Elle s’effondre. Pas de sang, pas de cri. Juste le bruit mat d’un corps qui tombe.
C’est con comme la mort arrive. Un instant tu joues, l’instant d’après t’es un meurtrier. William regarde le corps de Joan. Cette femme brillante qui lisait Kafka et discutait philosophie. Cette nana qui l’a sorti de taule quand il était accro. Cette mère qui vient de laisser leur gosse orphelin.
Retour en arrière. New York, 1944. L’appartement qu’ils partagent avec Kerouac et sa femme. Joan est déjà mariée, lui aussi. Mais ils s’en branlent. Ils se reconnaissent. Deux intellos paumés qui cherchent autre chose. La came arrive. L’héroïne pour lui, les amphés pour elle. Les flics qui débarquent. La fuite au Texas.
Le mariage en 46. Pas par amour, par nécessité. Pour que ce soit plus simple avec les flics, avec la famille, avec la société de merde. Le gosse qui naît en 47. William Junior. Un nom qui pèse déjà trop lourd.
La fuite encore. William se barre au Mexique. Les flics mexicains sont plus compréhensifs quand tu as du fric. Quelques semaines en prison, une caution, et te voilà libre. L’exil commence.
C’est là que l’écriture arrive vraiment. Comme si la mort de Joan avait ouvert quelque chose. La culpabilité qui se transforme en mots. Les premiers textes de Junkie . L’histoire d’un mec qui se défonce pour oublier qu’il a buté sa femme.
Joan devient un fantôme qui hante ses textes. Dans Le Festin Nu , elle est partout et nulle part. Dans les corps qui se tordent, dans la violence qui explose, dans cette façon de déchirer le réel en morceaux.
Plus tard, Burroughs dira que la mort de Joan a fait de lui un écrivain. Que ce meurtre a été son « pacte avec les forces obscures ». Comme si fallait toujours qu’une femme crève pour qu’un mec devienne artiste.
La vérité, c’est que Joan était plus douée que lui. Plus intelligente, plus vive. Elle aurait pu écrire des trucs qui auraient tout déchiré. Mais elle est morte à 28 ans, avec une balle dans la tête, pendant que son mec jouait les cow-boys défoncés.
La vérité, c’est que cette mort n’était pas un accident. Pas vraiment. Quand tu pointes un flingue sur quelqu’un, même pour jouer, t’as déjà décidé quelque part que sa vie vaut moins que ton trip du moment.
L’histoire aurait pu s’arrêter là. Mais non. Burroughs devient une légende. Le junkie qui a tué sa femme devient le génie qui réinvente la littérature. Le cut-up, les délires paranoïaques, la révolution du langage. Tout ça né d’une balle perdue dans un appart miteux de Mexico.
Joan, elle, reste un footnote dans l’histoire de la Beat Generation. Une victime collatérale du génie masculin. Une femme morte trop tôt, comme il y en a tant dans l’histoire de l’art.
Mais son fantôme continue de hanter les pages. Dans chaque mot découpé, dans chaque phrase disloquée, il y a l’écho de ce coup de feu qui a tout changé. La littérature comme une longue tentative de réparer l’irréparable. De donner un sens à ce qui n’en aura jamais.

Le Horla, ancêtre du Mythe de Cthulhu ?

8 février 2025
H. P. Lovecraft, Public domain, via Wikimedia Commons
croquis de H. P. Lovecraft

En suivant les divers épisodes de la vie de Lovecraft à N.Y, et en replongeant inopinément dans le Horla de Maupassant je me suis mis à imaginer des liens et pourquoi pas une filiation profonde, qui pourtant est rarement soulignée. Lovecraft et Maupassant partagent un même vertige, une même fascination pour l’invisible qui ronge le réel, pour l’effondrement de la raison devant l’indicible**.

1. Le Horla, ancêtre du Mythe de Cthulhu ?

Dans Le Horla (1887), le narrateur est envahi par une présence invisible, qui le domine, l’affaiblit, le parasite. Cet être, venu d’ailleurs, semble appartenir à une race supérieure, imperceptible pour l’homme.

Or, cette idée est au cœur du Mythe de Cthulhu. Chez Lovecraft, les Grands Anciens sont des entités cosmiques qui existent hors de notre perception immédiate. Ils ne sont ni dieux ni démons, mais des forces naturelles d’une autre dimension, que nos sens limités ne peuvent appréhender.

Dans Le Horla, Maupassant écrit :

« L’Homme est un être minuscule, limité, enfermé dans la prison de ses sens. »

Cette phrase aurait pu être écrite par Lovecraft lui-même, qui développe la même idée : notre réalité est une illusion fragile, et derrière, grouille un univers que nous ne pourrions supporter.

2. La folie comme révélation ultime

Maupassant et Lovecraft partagent une même mécanique narrative : le basculement progressif vers la folie.

  • Dans Le Horla, le journal du narrateur devient de plus en plus fragmenté, il tente désespérément de donner du sens à ce qui lui arrive, mais sa raison se disloque sous l’influence du surnaturel.
  • Chez Lovecraft, ce schéma est omniprésent : dans L’Appel de Cthulhu, Dagon ou Le Cauchemar d’Innsmouth, les personnages comprennent progressivement qu’ils ne contrôlent rien, que des forces cosmiques dirigent leur destin.

Chez l’un comme chez l’autre, comprendre le monde tel qu’il est réellement mène à la démence.

3. Une horreur de l’invisible, du diffus, de l’indicible

Maupassant et Lovecraft évitent le monstre grotesque et tangible du fantastique traditionnel. Leur horreur est abstraite, impalpable.

  • Le Horla ne se montre jamais. Il est là, mais sans corps, sans visage, sans preuve matérielle. Il se devine, se ressent, il agit sans être vu.
  • Lovecraft développe exactement cette idée avec ses créatures non-euclidiennes, aux formes impossibles, que l’œil humain ne peut saisir pleinement.

C’est une terreur qui naît du manque, de l’absence, de l’idée que nous ne percevons qu’une infime part du réel.

4. Maupassant, pionnier du « cosmicisme » ?

Lovecraft théorise ce qu’il appelle le « cosmicisme », une vision du monde où l’humanité est insignifiante face à l’immensité du cosmos.

Or, cette angoisse existe déjà chez Maupassant. Dans Le Horla, le narrateur découvre un article de journal qui mentionne une race invisible, dominant peut-être déjà l’humanité.

On retrouve ici un thème fondamental de Lovecraft :

L’homme n’est qu’une poussière, et l’univers abrite des êtres si vastes, si puissants, qu’ils ne prennent même pas la peine de le remarquer.

Conclusion : une filiation souterraine mais évidente

Lovecraft ne semble pas citer Maupassant comme une influence directe, mais les parallèles entre leurs œuvres sont frappants. Le Horla préfigure totalement la peur lovecraftienne de l’invisible, du « monde derrière le monde », de l’effondrement de la raison devant l’inconcevable.

Maupassant a intériorisé l’horreur, Lovecraft l’a cosmologisée. Mais au fond, ils racontent la même chose :
👉 L’univers n’est pas ce que nous croyons, et il vaut peut-être mieux ne jamais le comprendre. Pour Lovecraft, l’événement déclencheur n’est pas une guerre subie, mais une crise existentielle profonde liée à la Première Guerre mondiale et au déclin de la civilisation occidentale qu’il perçoit comme inéluctable.

1. La Première Guerre mondiale : un choc à distance

Contrairement à Maupassant, qui vit directement la guerre de 1870, Lovecraft ne combat pas en 1914 – il est jugé trop fragile physiquement et mentalement. Mais il vit cette guerre comme un traumatisme intellectuel et philosophique.

Il voit le monde ancien s’effondrer sous les bombes, les valeurs victoriennes disparaître, et surtout, la science produire une horreur sans précédent :

  • Des millions de morts à cause de la technologie moderne.
  • Des armes chimiques qui transforment la nature en cauchemar.
  • Une guerre absurde, mécanique, froide, qui révèle l’indifférence totale de l’univers face à l’humanité.

Lovecraft n’écrit pas sur la guerre, mais sa vision du monde s’en trouve profondément modifiée : l’homme n’est plus au centre du monde, il n’est qu’un insecte piégé dans un cosmos indifférent.

2. La découverte de l’astronomie : un vertige cosmique

Autre événement clé : la prise de conscience de l’immensité de l’univers. Lovecraft est passionné par l’astronomie et il comprend, avec effroi, que l’humanité est un point minuscule dans un espace infini, sans but ni sens.

Il le dit lui-même :

« L’univers est infiniment plus vaste, plus ancien et plus étranger que ce que nous pouvons concevoir. »

Cette idée, qui surgit au tournant du XXe siècle avec la relativité et la physique quantique, détruit les dernières illusions sur une humanité centrale et protégée.

3. L’effondrement personnel : la crise de 1908

Mais s’il fallait un événement intime, ce serait l’année 1908, où Lovecraft s’effondre psychiquement.

  • À 18 ans, il échoue à entrer à l’université de Brown.
  • Il s’enferme chez lui, sombre dans une réclusion totale, vit la nuit, dort le jour.
  • Il traverse une profonde crise dépressive, nourrie par un sentiment d’infériorité écrasant et une peur maladive du monde extérieur.

C’est pendant ces années de solitude qu’il commence à développer sa vision du monde : un univers où l’homme est insignifiant, où la raison n’est qu’un fragile vernis.

Comparaison avec Maupassant : une terreur intime qui devient universelle

  • Maupassant découvre l’horreur dans la guerre, dans l’absurde des combats, dans l’effondrement des illusions bourgeoises.
  • Lovecraft découvre l’horreur dans l’immensité du cosmos, dans l’insignifiance de l’homme, dans la folie d’un univers sans ordre ni justice.

Mais tous deux en tirent une même leçon :
👉 L’homme croit comprendre le monde. Il se trompe. Et lorsqu’il entrevoit la vérité, il sombre dans la folie.

7 février 2025

7 février 2025
Nechilik

Peu dormi. Feuilleté Je m’en vais de Jean Echenoz. Vu, ou cru voir des liens entre Flaubert, Maupassant, Echenoz. La précision, la quête de justesse sûrement. M. disait : « Il faut de la maturité pour vouloir écrire. » Je ne sais pas si c’est vrai. Peut-être est-ce moins une question de maturité que d’usure. Un degré de fatigue, oui, c’est ça. Comme si écrire était un exercice d’épuisement nécessaire pour atteindre un état de tranquillité. Encore que… Tranquille, est-ce vraiment le mot ? Mort conviendrait mieux. Mais écrire, ce n’est pas mourir. C’est apprendre à ne plus rien vouloir. À atteindre un bon port, peut-être.

Je crois qu’il m’est aussi arrivé plusieurs fois de m’entraîner à écrire tout haut ce genre de phrase : « Je m’en vais, dit Ferrer, je te quitte. Je te laisse tout mais je pars. »

Ma vie ne fut qu’un éternel brouillon. C’est un tantinet grandiloquent, mais parfois la grandiloquence aussi sonne juste.

D’ailleurs, ce mot me fait presque aussitôt penser à Jacques Brel et, parallèlement, à un mouvement allant de l’engouement idiot au rejet imbécile. Ai-je vraiment apprécié Brel ou seulement l’exubérance de Brel ? Comme plus tard la même question se posera pour la fausse bonhomie de Brassens. C’était mon adolescence, toujours en perpétuelle quête de figures tutélaires, faute — pensais-je à tort — d’en avoir une disponible sous la main.

Un mouvement de vis sans fin : à peine le rejet digéré, voilà qu’un autre engouement tout aussi idiot se profile.

Je pourrais trouver cela tellement déprimant désormais, mais ce ne serait encore qu’un jugement à l’emporte-pièce. J’ai l’âme d’une midinette dans le fond et l’allure d’un éléphant dans un magasin de porcelaine. Ce qui me plaît assez finalement. Pas un contentement de soi béat, non, mais je me dis que ça aurait pu être pire.

Il est 4 h 32 et toujours pas envie de dormir. Je pense à cette journée à venir, ce n’est pas raisonnable. D’un autre côté, cette fatigue atténue la brutalité du monde. C’est peut-être d’ailleurs l’unique raison de chercher cette fatigue, encore que ce ne soit pas conscient, vraiment. C’est un réflexe. Je ne dors pas pour me fatiguer, afin de me créer un scaphandre de cosmonaute pour ne pas trop être endommagé par l’irradiation de la journée. Ça paraît tellement absurde que ça pourrait bien être vrai.

Je suis peu satisfait de mes textes. Jamais satisfait. Parfois, j’en éprouve même un peu de honte. Toujours cette sensation de honte qui finit par tout balayer. Honte et à quoi bon, voilà la tête de l’adversaire. Voilà aussi le modèle que j’avais sous la main et dont je ne voulais pas emboîter le pas. Sauf que ne pas vouloir, c’est vouloir à l’envers. Il faut un bon degré de fatigue pour admettre enfin qu’à force de refuser, on finit par avancer quand même.

Le Horla : hantise intérieure, folie du dehors

6 février 2025

Un frisson dans la langue, un vertige dans le réel

Le Horla n’est pas une simple nouvelle fantastique, c’est une faille dans la raison, un précipité d’angoisse. Un texte court, mais un gouffre. Maupassant ne se contente pas de raconter l’histoire d’un homme hanté ; il démonte la mécanique même de la perception, il pousse son narrateur et son lecteur jusqu’au bord du vide.

Car Le Horla, c’est l’incertitude. Ce qui hante le narrateur est-il réel ou n’est-ce qu’un symptôme de sa propre dérive mentale ? Maupassant joue sur l’équivoque, plongeant son lecteur dans le même vertige que son personnage. C’est là que réside l’immense force du texte : il ne donne jamais de réponse définitive.

Mais Le Horla ne surgit pas de nulle part. Il s’inscrit dans une cartographie de la hantise qui parcourt l’œuvre de Maupassant : Lui ?, La Peur, La Nuit, Qui sait ?. Il repose sur le même motif : un monde stable, rationnel, qui soudain se fissure. Toujours, l’invisible s’infiltre dans le quotidien et le dérègle imperceptiblement.

Et derrière cette fiction d’épouvante, il y a une urgence. Le Horla est un cri. Maupassant ne l’écrit pas pour jouer avec la peur, il l’écrit parce qu’il sait. Parce qu’il sent sa propre raison s’effilocher. Parce qu’il perçoit en lui ce qu’il décrit dans son texte : une force étrangère qui le vide de lui-même.

Nous descendrons ici dans les strates du récit, nous suivrons la dérive du narrateur, nous traquerons les zones où la réalité bascule. Car c’est là que se cache Le Horla : pas dans l’apparition d’un monstre, mais dans l’effondrement du réel.


La descente dans la folie : un journal de la dissolution

Maupassant ne choisit pas par hasard la forme du journal intime. Ce mode d’écriture épouse le processus même de la folie, il enferme le lecteur dans la conscience du narrateur, sans médiation ni recul. Nous vivons la dérive en temps réel.

Au départ, l’écriture est posée, rationnelle. Le narrateur consigne ses journées, ses promenades sur la Seine, sa quiétude bourgeoise. Puis un grain de sable vient enrayer cette harmonie : un malaise diffus, des troubles du sommeil, une oppression inexplicable. Quelque chose est là. Il ne sait pas quoi, mais il le pressent.

C’est là que Maupassant excelle : il ne nous donne pas une certitude, mais un doute. Le narrateur ne voit rien, il ressent. Et ce doute contamine le lecteur. Il infiltre notre propre perception. Nous sommes avec lui, nous scrutons la nuit, nous tendons l’oreille aux bruissements imperceptibles. Peu à peu, nous devenons ses complices.

Un basculement progressif : du malaise à la paranoïa

Maupassant construit la folie par paliers, avec une précision clinique :

  1. Le trouble des sens
    D’abord, un presque-rien : des objets déplacés, des courants d’air, du lait et de l’eau qui disparaissent. Aucune preuve, juste une sensation.

  2. La prise de conscience du danger
    Puis, l’évidence : Le Horla agit. Il absorbe l’énergie vitale du narrateur, le vide de sa substance. La langue elle-même se délite : le journal devient haché, saccadé, contaminé par l’angoisse.

  3. La tentative de destruction
    Acculé, le narrateur décide d’en finir. Il met le feu à sa maison, persuadé d’avoir piégé l’entité. Mais à la fin, un doute le terrasse :

    « Est-il mort ? Son corps ?… Son corps que le feu n’a pas touché ?… Il est donc immortel ! »

    Le Horla n’était pas dehors. Il était en lui.


Pourquoi un journal ? Une écriture piégée

Le journal intime n’est pas seulement un moyen narratif : il est un piège.

  • Il immerge le lecteur dans la conscience du narrateur, sans échappatoire. Pas de regard extérieur pour rétablir un équilibre. Nous sommes enfermés avec sa peur.
  • Il est un rempart contre l’indicible. Le narrateur écrit pour ne pas sombrer, pour lutter contre l’invasion de l’invisible.
  • Mais il devient une preuve contre lui-même. Plus il avance, plus ses notes deviennent erratiques, désarticulées. L’écriture, qui devait être une résistance, devient une trahison.

Le Horla : Fantôme ou Réalité ? Une hantise de l’invisible

Ce qui terrifie dans Le Horla, ce n’est pas une apparition grotesque. C’est une présence sans forme, sans contour. Un être qui n’a pas de corps, mais qui pèse. Qui n’a pas d’yeux, mais qui fixe. Qui n’a pas de main, mais qui touche.

Maupassant crée un monstre qui n’existe que par défaut, par creux, par absence. C’est un vide qui aspire, un gouffre.

Le Horla, un vampire d’un genre nouveau

Dans le fantastique du XIXe siècle, le monstre est encore souvent un être incarné : Dracula, Carmilla, Melmoth.

Or, Le Horla ne mord pas, ne saigne pas, ne tue pas. Il absorbe. Il ne détruit pas le corps, il dissout l’identité.

C’est un vampire psychique, un parasite de la conscience. Il n’est pas un être en soi, mais une brèche ouverte dans l’individu.

Une peur existentielle : et si Le Horla était en nous ?

Le plus effrayant n’est pas son existence. C’est qu’on ne puisse jamais en être certain.

Et si ce monstre n’était pas extérieur ?
Et si le Horla, c’était le narrateur lui-même ?

Dans une phrase terrible, tout bascule :

« Je ne sais plus… Je deviens fou… »

Le narrateur a brûlé sa maison, détruit son monde. Mais qu’a-t-il vraiment détruit ?

Lui-même, peut-être.

C’est là la dernière terreur du texte : et si le Horla n’était pas une créature ? Et si c’était une fêlure en soi, une perte de contrôle ?


Une œuvre prophétique : Maupassant face à sa propre nuit

Cette angoisse, Maupassant ne l’a pas inventée. Il l’a vécue.

En 1887, lorsqu’il écrit Le Horla, la syphilis attaque déjà son cerveau. Il souffre d’hallucinations, d’angoisses, de crises de panique.

Le Horla n’est pas un monstre fictif.
C’est la maladie qui le ronge.

Quelques années plus tard, Maupassant sombrera définitivement dans la démence. En 1892, il sera interné, convaincu d’être persécuté par des êtres invisibles.

Le Horla n’était pas une fiction.
Maupassant avait pressenti sa propre nuit. Et il l’avait écrite.


Conclusion : Une œuvre qui nous regarde encore

Aujourd’hui, Le Horla n’a rien perdu de sa puissance. C’est une peur contemporaine : la peur d’être envahi sans le savoir.

Le Horla est là. Toujours.
Il ne nous a jamais quittés.

6 février 2025

6 février 2025
© Florie Cotenceau

Le mot articule, quand il s’agit d’un impératif, me fait encore pouffer sitôt que je l’entends. Puis le mot abattis s’amène avec sa tête de comptable. Et derrière lui, toute une armée d’abrutis. Numérote tes abattis, disent-ils tous en chœur. Je ne me souviens pas avoir regardé ces mots dans un dictionnaire. Leur rencontre frontale m’a enseigné un sens figuré et personnel. Voilà comment je me figure (si tu te figures qu’ça va qu’ça) le borborygme incessant du monde qui m’environne et cherche par tous moyens possibles, imaginables, à me phagocyter.

Mais revenons à articule, je voulais dire quelque chose et ça m’a tellement vite échappé. Réticules serait un sac à main rempli de bruits de clefs, de cartilages en décomposition, d’osselets blancs. Quant à pédoncule, il n’indique qu’ un filet baveux laissé par les limaces traversant les champs de batavia. Je dis tout ça de bonne heure pour ne pas l’oublier. Parce que j’ai lu encore qu’un homme de mon âge s’était présenté à l’hôpital pour des maux de tête et qu’on lui a diagnostiqué un océan d’eau dans le crâne.

Je ne m’intéresse plus guère qu’aux événements arrivant aux femmes et aux hommes de mon âge. Il faut bien faire un choix. Parfois, je m’accorde un peu de distraction pour aller voir ce qui peut bien se passer chez les septuagénaires, voire quelques octogénaires, mais c’est tellement déprimant que je reviens vite au temps présent. À tout ce qui a l’heur d’être de mon âge. C’est de son âge, disait-on au café après avoir englouti la poire et le fromage. Sous-entendu, ça lui passera. L’âge et ses inconvénients, je suis bien désolé de le dire, ne passent jamais  : ils filent, ils emportent tout sur leur passage. L’âge, le nôtre, indubitablement, nous conduit vers la pourriture, la décomposition à la fois psychologique et physique.

Du coup, je me serais laissé emporter, je ne sais plus très bien où j’en suis.

Un océan liquide dans le crâne, voilà. Savez-vous que ce ne serait pas pour me déplaire  ? Et même, ça me botterait. Moi qui ai toujours eu des velléités de pêcheur au harpon ou de baleine blanche. Dans un crâne, certainement, les contradictions, les paradoxes s’abordent-ils copieusement, se sabrent.

Hier, vers 17h30, j’ai soulevé un loup. J’étais en train de relire ce bon vieux Horla quand, tout à coup, j’ai repensé à ces impressions étranges que j’avais traversées adolescent en parvenant sur le seuil de La Ville sans nom. Comme il était l’heure du thé, j’ai laissé en plan, non sans faire un nœud à mon mouchoir afin d’y repenser vers 19h, heure à laquelle je suis suffisamment tranquille pour penser à des choses absconses, idiotes, affreusement inutiles.

Figure-toi, me suis-je dit, que L. ait lu Le Horla, qu’il ne l’ait dit à personne et s’en soit inspiré. Et à partir de là, trois petits articles que l’on pourra trouver dans la rubrique lectures. Quand ils seront prêts évidemment, il faut encore les relire, sait-on jamais qu’on voie encore des pans entiers de mystère se lever, numéroter leurs abattis et, quelque part, au-dessus de cette masse grouillante et gluante, une espèce de bouffon en guenilles hurlant :

— ARTICULE ! ARTICULE !

L’empereur impérial, impérativement. Le dibbouk a sorti un vieux mouchoir sale de la poche de sa redingote et l’a agité devant lui. --Adieu raison, vaches et cochons ! a t’il ajouté en se moquant bien sûr. De mon côté je me suis demandé si je n’allais pas me raser c’est jeudi, l’heure d’aller enseigner arrive à grand pas.

le rituel ou la mémoire en boucle

5 février 2025

Le rituel, la routine, les gestes à répéter.
Ce qui fait tenir debout.
Ne pas sombrer.
Donner l’impression d’avancer, de creuser quelque chose,
au lieu de tomber,
au lieu de s’effacer.

En même temps sacré.
Un battement, deux mains qui frappent et ne font qu’un seul son.
Soudain, plus de séparation entre le profane et le sacré.
Les renvoyer dos à dos.
Une lutte dont on ne sait jamais si elle finit bien ou mal.
Mais ça recommence tout le temps.

J’étais parti pour parler de Jeanne Dielman.
Et presque aussitôt, il y avait un mur.
Le mur des lamentations ou un autre, peu importe.
La tête qui hoche,
le même balancement répété jusqu’à ne plus savoir pourquoi on le fait.
Et pourtant, ça fait du bien.

La psalmodie est au cœur du rituel.
C’est elle qui ancre.

La datcha de Kuntsevo, à Moscou, dans laquelle Staline est mort en 1953. © Sputnik via AFP

C’est elle qui enferme.
Un cercle autour de soi pour ne pas oublier qu’on tourne en rond.
Mais on fait semblant de l’oublier.
On ne s’attache qu’à l’idée de périmètre :
agrandir, rétrécir, croire que ça change quelque chose.
L’illusion d’un mouvement.

Je suis resté trois heures devant un film.
En me réveillant, mes yeux étaient collés.
J’ai cru que j’étais devenu aveugle.
Un temps.
J’ai pensé :
Tu veux être aveugle à quoi ?
Qu’est-ce que tu ne veux plus voir ?

Et surtout, quand un sens se ferme,
quel autre prend sa place ?

Le toucher, peut-être.
Les mains qui se frottent,
deux paumes qui se joignent dans un pacte, une affaire conclue.
J’ai aussitôt pensé aux oligarques russes.
Et puis à d’autres.
Les Français, les Américains, les Chinois, les Arabes.
Est-ce que toutes les associations sont des associations de malfaiteurs ?
Peut-être.
Peut-être pas.
C’était une pensée claire mais elle n’éclairait rien.

On reproche à l’extérieur de nous rappeler trop l’intérieur.
J’ai pensé à ça aussi.
Que se passerait-il si j’arrêtais d’opposer les figures,
si je laissais tomber la mécanique du bien et du mal,
si je regardais autrement ?

Mon problème, c’est que j’ai déraillé depuis longtemps hors des rituels.
C’était une explication valable.
Comme celles des experts qui ne veulent rien dire mais donnent le change.

Donc il faudrait revenir au rituel.
Mais aussitôt, la tête hoche devant un mur.
Le crayon griffe une page blanche.
Il faut écrire avant que ça ne s’en aille.
Il faut garder une trace avant que ça ne disparaisse.

Lecture ou écriture, quelle différence.
Une main glisse un papier dans une fente du mur.
On ne sait pas si c’est une prière ou une preuve.

Un bout de papier taché de sang.

5 février 2025

5 février 2025
Delphine Seyrig, 1972 Wonder6789 — Travail personnel

Il faut raconter ses cauchemars à voix haute. Elle m’avait dit ça comme bien d’autres choses. J’ai oublié les autres, mais celle-là me revient. Je ne me rappelle pas d’en avoir profité, je ne me souviens que de ça, comme d’une brûlure, une erreur, une faute de ne pas en avoir profité. Profiter. Le mot résonnait partout à cette époque. Le petit, ça lui profite. Il ne profite pas bien, pas assez, peu. Ça me rappelle saprophyte. Qui tire les substances qui lui sont nécessaires des matières organiques en décomposition. Un champignon, une moisissure. Bien sûr, n’hésite surtout pas à dire parasite.

Les maux de gorge, le nez qui coule, la faiblesse des vieux rappellent aussi celle des enfants, cet aspect recroquevillé, fichez-moi la paix. Ne venez pas. Sauf si votre oreille accepte d’écouter les horreurs, les effrois, ces cauchemars que je ne raconte plus depuis longtemps à haute voix. Déjà petit, tu avais tout saisi. Et tu l’avais vite relâché. Tu n’en voulais pas. Réflexe de survie. Tu disais non non non, tu t’enterreras sous terre, tu grimperas aux arbres. Tu as longtemps cherché le point de départ, le point d’origine, et il reculait à chaque fois, comme un vieillard recule la vieillesse.

Tu es un point entre deux points, tu te fais point d’illusion, point à la ligne, et la phrase recommence, qu’elle soit dite à voix haute par toi ou par un autre. N’oublie pas la majuscule quand il la faut.

La faux te fauche la faute. Elle sépare le bon grain des pertes dues à l’ivresse.

Martingale : Méfie-toi de ce dont tu te plains, parce que ça montre trop ce que tu veux et que tu ne te donnes pas les moyens d’avoir. Ne te cache pas derrière le verbe être parce que tu ne peux pas conjuguer avoir.

Ensuite, rame encore un bon moment sur la façon d’organiser du CSS, pour t’apercevoir à la fin que ça ne sert à rien. Que tout ça est voulu. Que tout ça ressemble à quelque chose d’autre encore. Que l’organisation n’est qu’un leurre, un piège dans lequel on tombe sans même s’en rendre compte, accumulant des règles, croyant structurer alors que chaque ajout nous enfonce davantage. Ce qui te ramène à l’origine de la tâche en peinture, aux premiers coups de ciseaux, au cutter dans ses toiles à elle, ce moyen sauvage d’attirer l’attention au sortir du cauchemar.

Elle disait raconte-moi. Puis elle tournait les talons. Et je ne voyais plus que ses fesses bouger sous sa jupe. Je ne pouvais plus me concentrer. Mes cauchemars se transformaient. Ils devenaient plus empoisonnés que le poison. Ils devenaient des envies honteuses, des envies tordues, des envies sorties des photographies de pin-ups accrochées dans la cabine d’un camionneur, des envies vomies par du papier glacé.

Ce n’étaient pas mes envies. Je ne le crois pas. Je ne le crois plus. C’étaient des envies de tout le monde, qu’on imposait à tout le monde, pour en dissimuler d’autres encore plus effrayantes, plus profondes, en prise directe avec le sang, les boyaux, la mort. Mais celles-là, on ne peut jamais les dire à voix haute. On les dissimule tout le temps. Sinon, voilà. Il n’y aurait plus de temps. Ce serait la fin des temps.

Elle a dit tu as le diable dans la peau. Et je l’ai crue. Parce que c’était elle qui le disait. Je l’ai crue malgré moi. Peut-être que c’est la seule chose que j’ai vraiment à dire. Depuis toujours. Pour toujours. Je l’ai crue, même si une part de moi savait très bien que ce qu’elle disait, c’était son cauchemar à elle. Que le diable dans ma peau était avant tout dans la sienne, avant de pénétrer dans la mienne.

C’est pour ça que je tue la toile.
À coups de ciseaux.
À coups de cutter.

Je crève la toile. Parce qu’elle n’est qu’une surface tendue pour cacher qu’on a le diable dans la peau. Parce que c’est honteux. Parce que ça ne se fait pas. Parce que sinon, on serait seul. Véritablement seul, cette fois.

Hier soir, je n’arrivais pas à dormir. Pas parce que je ne pouvais pas. Parce que je ne voulais pas. Je le sais maintenant. Tout est de la volonté ou rien.

Hier soir, j’ai vu un film de Chantal Akerman. Et peut-être que j’ai tout retrouvé d’un seul coup, sans m’en rendre compte immédiatement. Les bruits surtout.

Et puis l’organisation.
Les pièces de l’appartement.
Le rythme des lumières.

On allume. On éteint.
On change de pièce.
On allume. On éteint.

On passe sa vie à allumer et éteindre des pièces.

En ce temps-là.
Temps mythique.
Temps tragique.
Temps mythologique.

Parce que tout prend un sens énorme.
Tellement énorme que l’on voit tout de suite quand ça dérape.
Quand ça sort malgré tous les efforts de la routine.

La routine est un parapet.

Et je ne sais pas pourquoi parapet me fait penser à Paraclet.

Le vertige paisible de Laura Vazquez

3 février 2025

« Ce que doit ressentir une araignée qui fait bien son travail... »

La phrase me hante depuis que je l’ai entendue sur ce plateau de télévision. Laura Vazquez est là, presque transparente dans son pull gris, assise sur le fauteuil de La Grande Librairie, et sa voix douce laisse échapper ces mots qui, depuis, ne me quittent plus. L’araignée et son travail. La toile et le silence. L’effacement et la précision. Et je reste hypnotisé par les mouvements du livre qu’elle tient comme au bord de la mer les voiliers prennent peu à peu le vent du large, sous nos yeux elle disparaît et quelque chose d’incroyable appararaît.

Je résiste.

Je l’observe qui lit un extrait de son « Livre du large et du long ». Ses mains tremblent légèrement, mais sa voix est ferme : « Je vous raconterai ce que j’ai vu et deviné du monde et des signaux qui nous entourent ». Le plateau de télévision disparaît de plus belle. Ne reste que cette voix, ce fil tendu entre elle et nous, cette présence paradoxale qui s’efface pour mieux laisser surgir les mots.

L’enfant de Perpignan

Comment dire Laura Vazquez ? Par où commencer ? Peut-être par cette grand-mère analphabète qui l’a élevée, cette femme qui ne savait ni lire ni écrire mais qui lui a transmis quelque chose de plus précieux encore : une façon d’être au monde, une attention aux signes, aux présages, aux « signaux qui nous entourent ». Je pense à cette phrase du livre : « Ma tête était super pauvre. Je voulais mesurer l’esprit de la personne humaine ». N’est-ce pas déjà, dans ces mots si simples, toute la trajectoire d’une vie ?

L’exil espagnol

Six années en Espagne, entre Barcelone et Séville. Six années à chanter avant d’écrire. Je l’imagine dans ces rues anciennes, absorbant les rythmes, les sons, les silences. Préparant sans le savoir ce qui allait venir. « J’avance comme un rubis », écrit-elle. Et c’est exactement ça : une progression lente, précieuse, qui transforme la matière brute de l’existence en quelque chose qui scintille.

Marseille, le port d’attache

Et puis Marseille. La ville comme un nouveau départ, comme un laboratoire à ciel ouvert. La création de la revue Muscle avec Arno Calleja. Les premiers textes publiés. Cette façon unique de faire trembler le réel par petites touches, de créer des secousses dans la langue elle-même.

« Je serai obscure pour que vous ne me compreniez pas / Je serai obscure pour que vous compreniez »

Ces vers résument peut-être toute sa démarche : non pas chercher l’hermétisme pour lui-même, mais accepter l’opacité du monde, sa résistance, et en faire une force.

Le tissage patient

« Quand j’écris, ce n’est pas la personne limitée habituelle, avec mes goûts, mes envies, mes répulsions. Je tente de me débarrasser de toute forme de volonté. »

Voilà l’araignée à l’œuvre. Voilà le secret de cette écriture qui ne cesse de me bouleverser. Laura Vazquez disparaît pour laisser place à quelque chose de plus grand qu’elle. Son dernier livre en est la preuve éclatante. Cinq chants qui explorent le corps, l’esprit, le monde, dans un mouvement continu qui nous emporte.

« Tout dit son propre nom », écrit-elle. Et sous sa plume, effectivement, chaque chose retrouve sa vérité première. Un insecte n’est plus seulement un insecte, une goutte d’eau contient tout l’océan, une miette de pain devient un monde en soi.

La reconnaissance, enfin

Le Prix Goncourt de la poésie 2023 est venu couronner ce travail obstiné, patient, nécessaire. Mais ce qui me frappe, c’est que cette reconnaissance ne change rien à sa posture. Elle reste cette présence effacée, cette voix qui murmure plutôt qu’elle ne crie, cette araignée qui fait bien son travail.

Dans « Le livre du large et du long », elle écrit : « Je vous raconterai ce que j’ai vu ». Et c’est exactement ce qu’elle fait, avec une précision clinique et une tendresse infinie. Elle nous fait redécouvrir le monde, nous fait sentir le vertige d’être vivant, nous rappelle que la poésie n’est pas un exercice de style mais une façon d’habiter le réel.

Je repense à cette jeune femme sur le plateau de télévision, à sa façon de disparaître presque physiquement pendant qu’elle lisait. Je repense à l’araignée et son travail. Et je me dis que nous avons la chance immense d’avoir parmi nous une écrivaine qui comprend que la plus grande force réside parfois dans l’effacement, que la plus grande présence peut naître de l’absence.

Laura Vazquez tisse ses textes comme l’araignée sa toile, avec cette même précision mathématique, cette même nécessité vitale. Et nous, lecteurs, nous nous prenons dans ces fils invisibles qui nous transforment, presque à notre insu. C’est rare, c’est précieux, c’est nécessaire. C’est devenu plus clair désormais c’est ce que doit ressentir une araignée qui fait bien son travail, rien de plus, rien de moins. Voilà l’exact lieu où l’on peut aimer naturellement et les gens et Laura Vazquez"

Site de l’auteur

02 février 2025

2 février 2025

Visionné Le Journal du regard ( janvier 2025) de Pierre Ménard et redécouvre la ville telle que j’ai l’impression de l’avoir laissée depuis 1990. Peut-être un petit temps d’adaptation. Mais ces promenades sont les mêmes. Le texte lu me rappelle cruellement à la perte de mes carnets Clairefontaine. Mais ce n’est qu’un fantasme d’imaginer que j’écrivais à l’époque de telles choses. Bien sûr que non. C’était une autre errance. Peut-être que toutes les errances écrites, à la fin, se valent.

S’intéresser aux travaux des autres me dédouanerait de leur adresser la parole, me prodiguerait bonne conscience. Si j’avais encore besoin d’une bonne conscience. Non, ce n’est pas ça. Le solipsisme ne fonctionne que lorsqu’on est encore jeune, vigoureux, bon marcheur. La vérité est que je ne peux me passer des autres et que je ne peux en même temps aller vers eux. Pour quoi faire ? Pour quoi dire ?
Juste l’impression d’une présence fantome, la mienne, la leur, la nôtre.

J’ai repensé à la rue Custine, que j’empruntais beaucoup dans les années 80, puis en 85 et encore en 90, trois époques de ma vie parisienne. Je me souviens que, sitôt que je m’y engouffrais — peut-être pour me rendre à Jules Joffrin, peut-être vers Montmartre —, je renouais avec d’autres époques encore bien plus lointaines que je n’avais pas vécues dans cette vie. Pur fantasme, bien sûr. Et je pensais que nous avions été nombreux à voir les platanes reverdir, à projeter leurs ombres rafraîchissantes, l’été.

Il me semble que si je devais choisir un lieu qui caractérise au mieux l’impermanence, l’intemporel, ce serait celui-ci : la rue Custine, ses platanes — à moins que ce ne fussent des tilleuls. Et voilà comment on revient au présent : par le doute.

Il semble, par ces temps d’apocalypse, que tout a été dit, que l’on n’a plus tant besoin de les entendre, ces dits, que de les partager. Pas tous. Certains. Le choix effectué en dira encore long sur ce que l’on tait, ce que l’on fait parfois semblant d’entendre, comme on fait semblant de vivre pour ne pas disparaître au premier coin de rue qui s’offre, telle une opportunité.

Musique : Méditation from Thaïs

Truman Capote : écrire contre l’abandon

1er février 2025

J’ai longtemps cherché ce qui me fascinait tant chez Truman Capote. Son audace, sans doute. Sa manière de marcher sur la corde raide entre fiction et réalité. Son œil d’orfèvre, capable de sculpter un détail et d’y enfermer une époque. Mais il y a autre chose. Quelque chose d’invisible et de brûlant.

J’imagine l’enfant qu’il a été. Un gamin fluet, oublié dans une maison du Sud, sa mère déjà ailleurs, son père inexistant. À cinq ans, il est seul. À dix ans, il écrit. L’équation est là : quand personne ne vous attend, vous peuplez le vide avec des histoires. Capote l’a compris tôt. Il a fait de la littérature une terre d’asile, une arme et un piège.

On dit souvent que Capote a inventé le « roman non fictionnel ». C’est une manière élégante de dire qu’il a trahi tous les genres pour en créer un nouveau. De sang-froid en est la preuve la plus éclatante. Cinq ans d’enquête, une immersion totale dans l’Amérique rurale, et ce livre qui n’est ni un reportage, ni un roman, mais quelque chose d’autre, d’inédit. Il ne raconte pas seulement un fait divers – il habite les tueurs, il s’infiltre dans leurs silences, il dissèque leurs rêves brisés. Il se glisse dans leur peau jusqu’à l’épuisement. Jusqu’à l’obsession.

Cette méthode, il ne l’a pas inventée avec De sang-froid. Depuis toujours, Capote observe, capte les gestes et les voix, note mentalement les expressions. Holly Golightly, l’héroïne insaisissable de Petit déjeuner chez Tiffany, n’est pas née de son imagination : elle est un collage, un assemblage subtil de figures croisées. Il prend le réel et le transfigure. Il l’épuise et le sublime à la fois.

La douleur n’est jamais loin. Capote écrit comme on exhume. Son œuvre entière est hantée par la perte. La mère absente, l’enfance en pointillés, l’errance entre deux mondes – trop efféminé pour le Sud, trop marginal pour l’élite new-yorkaise. Son élégance, son humour caustique, son goût du scandale masquent mal une faille béante.

Écrire devient alors une revanche. Il ne cherche pas seulement à raconter : il veut marquer l’époque, modeler la littérature à sa manière. Chaque mot est pesé, limé, poli. Il traque la phrase parfaite, celle qui coupera comme une lame. Son style, c’est un scalpel. Une précision chirurgicale qui n’empêche ni la poésie, ni la cruauté.

Mais que reste-t-il quand on a tout donné à l’écriture ? Capote, à force d’excès et de provocations, s’abîme dans l’alcool et les mondanités. Il meurt à cinquante-neuf ans, rongé par ses propres obsessions. Il laisse derrière lui une œuvre aussi fragmentée que son existence.

Et pourtant, son ombre plane toujours. On le retrouve dans chaque écrivain qui flirte avec le réel, dans chaque texte qui brouille les frontières entre reportage et fiction. Il a ouvert un passage. Il a prouvé que la littérature pouvait tout oser, tout réinventer.

J’aime Capote pour ça. Pour cette audace intacte, pour cette manière de plonger dans le réel jusqu’à s’y perdre. Et peut-être aussi pour cette douleur sous-jacente, ce besoin d’écrire contre l’abandon. Comme si chaque livre pouvait être une maison où il serait enfin attendu.

Écrire sous possession

31 janvier 2025

La ville est traversée de voix anonymes. Fragments de conversations captés au vol, slogans publicitaires, injonctions médiatiques : ces paroles ne nous appartiennent pas, mais elles s’imposent, s’accumulent en nous. Ce brouhaha, loin d’être anodin, façonne nos pensées. Il contamine aussi l’écriture.

Dans la littérature contemporaine, la possession n’est plus seulement un motif narratif lié au fantastique. Elle est un mode d’écriture. Loin du roman classique, centré sur un sujet maître de son récit, elle introduit des voix étrangères dans le texte, jusqu’à troubler l’énonciation elle-même. C’est ce qui traverse des œuvres comme Sérotonine de Michel Houellebecq, où la voix du narrateur est saturée de discours extérieurs – langage de la publicité, éléments de langage politique – jusqu’à dissoudre son identité. Ou encore Zone de Mathias Énard, où la phrase unique, haletante, absorbe des fragments d’Histoire, comme si le narrateur était lui-même traversé par des voix multiples.

La possession, c’est l’échec du roman traditionnel à contenir la pluralité des voix. Là où Balzac ou Flaubert s’attachaient à une narration stable, une voix contrôlée, les écrivains contemporains explorent l’éclatement du discours, la friction entre le soi et l’autre. L’écrivain ne parle plus seul : il est parasité par d’autres voix, d’autres temporalités, d’autres discours.

Possession et narration : un texte contaminé

Dans Notre besoin de consolation est impossible à rassasier, Stig Dagerman écrit : « Je suis un autre tant que je ne suis pas moi-même. » Cette phrase, qui fait écho à Rimbaud, résume ce que l’on pourrait appeler la poétique de la possession. L’écriture devient un champ de tensions où la voix du narrateur est troublée, hantée par ce qui la dépasse.

C’est ce que l’on retrouve dans Lambeaux de Charles Juliet, où la parole oscille entre la voix de l’auteur et celle de sa mère disparue. Le texte est traversé par une autre conscience, comme si l’acte d’écrire relevait d’une forme de spiritisme. De même, dans Sombre dimanche d’Alice Zeniter, les générations se superposent, les voix s’entrelacent jusqu’à faire vaciller l’identité des personnages.

Ce trouble de l’énonciation ne relève pas d’un simple procédé stylistique : il met en crise la notion même d’auteur. Dans Les Années d’Annie Ernaux, le « je » disparaît au profit d’un « nous » où l’intime se mêle au collectif. Le texte est possédé par les voix d’une époque, d’une génération. La mémoire individuelle devient une mémoire traversée.

Traduire, réécrire : la possession en acte

La possession ne concerne pas seulement l’énonciation, mais aussi la réécriture et la traduction. Traduire, c’est déjà altérer, habiter un texte étranger et le transformer. C’est ce que revendique Claro dans ses traductions de Vollmann ou de Pynchon : ne pas chercher à restituer fidèlement, mais accepter la contamination du texte d’origine par la langue d’arrivée.

La réécriture fonctionne sur le même mode. Un texte en parasite un autre, le modifie, l’investit. Dans Écrire de Marguerite Duras, l’autrice revient sans cesse sur les mêmes épisodes, comme si son propre texte lui échappait, lui revenait sous une autre forme. De même, dans Un Mage en été d’Olivier Cadiot, la narration semble hantée par d’autres œuvres, d’autres formes, comme si l’écriture était toujours une appropriation, une transformation du déjà-là.

Dans cette logique, l’écrivain n’est pas un créateur absolu, mais un médium. Il capte des voix, les transpose, les fait résonner autrement. Son texte n’est jamais clos : il est un champ de forces en perpétuelle mutation.

Possession et société : une question politique

Mais la possession ne concerne pas que l’écriture : elle est aussi un révélateur social. Qui possède la parole ? Qui en est dépossédé ? Dans les rituels vaudous, le corps du possédé devient le lieu d’une parole qui lui échappe. Il en va de même en littérature : certaines voix sont considérées comme légitimes, d’autres sont marginalisées.

Dans Tram 83 de Fiston Mwanza Mujila, la langue elle-même est travaillée par la possession : elle absorbe les slogans, les discours politiques, les bribes de conversations. Le texte devient une polyphonie chaotique où la parole dominante se heurte à celles des laissés-pour-compte. De même, dans Autoportrait en noir et blanc de Jesmyn Ward, la narratrice est traversée par l’Histoire et ses fantômes : la mémoire de l’esclavage, les récits familiaux, les voix des disparus hantent le texte, jusqu’à rendre poreuse la frontière entre passé et présent.

Aujourd’hui, la possession n’est plus seulement un phénomène occulte : elle est une grille de lecture du monde. À l’ère du numérique, nos discours sont infiltrés par des algorithmes, nos mots prédéterminés par des formules automatiques. L’écriture elle-même est contaminée par ces voix extérieures, qu’il s’agisse de discours médiatiques ou de boucles de langage sur les réseaux sociaux.

Conclusion : écrire sous emprise

Écrire aujourd’hui, c’est accepter cette dépossession. Ce n’est plus construire une voix unique, mais composer avec une polyphonie qui nous dépasse. L’écrivain contemporain n’est pas maître de son texte : il est traversé par des forces qui lui échappent.

Cette contamination du texte par l’extérieur n’est pas une perte : elle est une ouverture. Elle permet de penser l’écriture comme un espace de résonance, où se croisent des voix, des mémoires, des héritages. La possession n’est pas un enfermement : elle est un mode d’écriture, une manière d’habiter le monde autrement.

Dans ce théâtre hanté qu’est la littérature contemporaine, l’auteur ne possède plus sa langue. Il accepte d’être possédé par elle.

note sur la pensée prophétique

26 janvier 2025

Kafka et les paraboles : il se sera arrangé pour qu’aucune ne soit explicable raisonnablement, comme si, à travers elles, persistait l’écho d’une pensée prophétique ancestrale. Ses paraboles débouchent invariablement sur la possibilité d’une interprétation contradictoire, d’une controverse, rappelant cette époque où le muthos prévalait sur le logos. La parabole aujourd’hui n’est plus qu’une antenne sur un toit, accrochée à une façade, symbole dérisoire de notre obsession pour la communication rationnelle.
Quant au mode de pensée prophétique, il aura été totalement évincé par notre modernité cartésienne, lui qui jadis ordonnait le chaos apparent du monde, lui donnait sens par le pressentiment plutôt que par le savoir. Peut-être que dans cette modernité littéraire qu’une partie des intellectuels (juifs ou d’origine juive d’ailleurs, pour la plupart) accordent à Kafka, on peut découvrir la nostalgie de ce mode de pensée constitué d’énigmes insolubles, de paraboles, de prophéties ne prophétisant que de l’incompréhensible. Kafka nous offre ainsi une explication parallèle de la réalité, à la fois épouvantable et merveilleuse, comme un dernier sursaut de cette pensée inactuelle dans notre monde devenu, de nos jours, cette peau de chagrin où seul le rationnel a droit de cité.

17 janvier 2023-3

26 janvier 2025

À l’église quand tu y allais, tu ne parlais pas. Tu chantais quand il fallait chanter. Mais en pension à Saint-Stanislas, et bien que tu chantasses la plupart du temps assez correctement, tu te mis alors à chanter faux. Tu voulais déranger quelque chose. Et cela, tu t’en souviens, n’était pas pour te faire remarquer, c’était plus profond que ça. Viscéral.
À la cérémonie funèbre de ta mère, quelques minutes avant l’incinération, on t’a proposé de parler, de dire quelques mots, mais il n’y avait que ton épouse, ton père et ton frère, plus les employés des pompes funèbres. Tu as décidé que c’était grotesque juste à l’instant d’essayer d’ouvrir la bouche quand tu fus monté sur la petite estrade face au microphone. Tu as regardé l’assemblée puis tu as baissé la tête, tu as capitulé, vaincu par le ridicule. Une des seules fois dans ta vie où tu n’auras pas osé y plonger tout entier.
Sur ta chaîne YouTube, tu as beaucoup parlé mais avec le recul tu n’as jamais pris le temps de réécouter ce que tu as dit. Sans doute parce que toute parole est liée à un instant et qu’une fois l’instant passé, cette parole devient morte, qu’il n’y a plus de raison valable de s’y intéresser. Comme si cette parole dans le fond n’avait fait que te traverser, qu’elle ne t’appartenait pas.
Par contre, tu aimes écouter les vidéos de François Bon, tu les réécoutes avec plaisir. Et surtout tu y découvres au fur et à mesure des informations que tu n’avais, semble-t-il, pas entendues à la première écoute. Il y a ainsi des émissions que tu écoutes en boucle et d’autres, réalisées par d’autres créateurs de contenu, dont les bras t’en tombent dès les premières minutes.
Est-ce que commenter, c’est parler ? Peut-être. Tu ne parviens plus à commenter dans certains lieux et dans d’autres oui. L’interruption des commentaires a commencé quand tu as fait une recherche sur ton nom sur ce moteur de recherche. Le nombre de commentaires qui te sont apparus idiots, inutiles t’a aussitôt sauté aux yeux. Rédiger un commentaire t’oblige presque aussitôt à affronter le ridicule puis à le vaincre ou à te laisser à l’à-quoi-bon. Quand tu te dis « ça ne changera pas la face du monde, qui es-tu donc pour t’autoriser ainsi à commenter, à apparaître ? »
Le fait que ça puisse encourager l’autre, tu t’en dispenses désormais car d’une certaine façon c’était aussi une image trouble, cette pensée d’encourager l’autre dans une réflexivité ; d’ailleurs les réseaux sociaux fonctionnent sur cette réflexivité la plupart du temps. Le fait qu’elle te gêne jusqu’à l’insupportable est corrélé à tes états de fatigue, d’humeur, ou de lucidité. De la chimie.
Tu préfères alors te taire devant cette réalité chimique quand tu ne peux faire autrement que de la voir comme un nez au milieu d’une figure. Parler, c’est faire signe avant tout. Mais pourquoi faire signe ? On en revient toujours à la question. Faire signe, désigner, dessiner non pour obtenir quelque chose ni pour dire « tu as vu, je te fais signe, je te signifie quelque chose. »
La fatigue de tout ça, due au poids de l’âge imagines-tu parfois, mais surtout au sentiment de ta propre insignifiance. Il y a des jours où l’insignifiance est ce refuge préférable à tout autre. Tu es capable de rester silencieux envers certaines personnes durant un laps de temps considérable. Tu n’as pas vu tes parents pendant 10 ans autrefois. Aucune parole échangée en 10 ans avec M. et aussi avec D. Cependant, la conversation reprend exactement là où elle s’est arrêtée dans le temps comme si pour toi il n’y avait pas de temps.
L’expression « être de parole », tenir sa promesse, tu peux la comprendre bien sûr. Mais de quelle parole s’agit-il dans ce cas ? La question reste en suspens. Se fier à sa propre parole, d’expérience, te semble toujours suspect, tout comme se fier à n’importe quelle parole. La parole c’est du vent la plupart du temps et donc c’est l’esprit. Qui serait assez cinglé pour confondre l’esprit et soi-même ? L’indomptable esprit comme disent les bouddhistes. Non, il faut s’asseoir, l’observer agir, parler, ne pas vouloir l’enfermer dans une clôture, c’est ainsi que l’on s’en libère au mieux. Ce qui reste ensuite, on l’ignore. Un silence éloquent.

Deux destins croisés à New York

24 janvier 2025
illustration des montagnes de la Folie par e-Will, deviant art.
illustration des montagnes de la Folie par e-Will, deviant art.

En 1924, deux hommes que tout sépare se retrouvent à New York. Nicholas Roerich, artiste russe né en 1874, vient d’ouvrir son musée et le Master Institute of United Arts. Howard Phillips Lovecraft, écrivain de Providence né en 1890, arrive dans la ville pour un mariage avec Sonia Greene qui tournera court.

Le parcours de Roerich
Formé aux beaux-arts à Saint-Pétersbourg, Roerich s’est déjà fait un nom comme scénographe pour les Ballets Russes, notamment pour Le Sacre du Printemps de Stravinsky. Après la révolution russe, il émigre aux États-Unis où il fonde en 1921 le Master Institute of United Arts, une institution révolutionnaire qui enseigne simultanément peinture, musique, théâtre et architecture.

Lovecraft à New York
L’écrivain de Providence vit difficilement son exil new-yorkais. Dans une nouvelle intitulée « He », le narrateur confie : « Ma venue à New York était une erreur ; alors que j’y cherchais l’émerveillement poétique et l’inspiration [...] je n’y ai trouvé qu’un sentiment d’horreur et d’oppression qui menaçait de me maîtriser, me paralyser et m’anéantir ».

La rencontre par l’art

Lovecraft découvre les œuvres de Roerich au musée situé à l’angle de Riverside Drive et de la 103e rue. Ces visites régulières deviennent pour lui un refuge qu’il qualifie comme l’un de ses « sanctuaires dans la zone infestée ».

**L’impact sur l’imaginaire**
Dans une lettre de 1930, Lovecraft écrit : « Roerich est assurément l’une de ces rares âmes fantastiques qui ont entrevu les secrets grotesques et terribles hors de l’espace et du temps ». Cette influence culminera dans « Les Montagnes hallucinées » où Roerich est cité six fois.

Une inspiration majeure

Les peintures de Roerich, particulièrement ses paysages himalayens, nourrissent profondément l’imaginaire lovecraftien. L’écrivain est fasciné par :
 Les pierres fantastiques taillées dans les déserts solitaires
 Les sommets déchiquetés qui semblent doués de conscience
 Les curieux édifices cubiques s’agrippant aux pentes abruptes

Dans Les Montagnes De La Folie
Le narrateur note : « Il y avait vraiment quelque chose d’étrangement Roerich-esque dans tout ce continent surnaturel de mystère montagneux ». L’influence du peintre se manifeste particulièrement dans les descriptions des cités cyclopéennes et des architectures étranges.

Deux visions du cosmos

Paradoxalement, ces deux créateurs portent des visions opposées du monde. Roerich, mystique et humaniste, voit dans ses paysages une expression de paix et d’unité spirituelle. Lovecraft, lui, y projette ses terreurs cosmiques et son sentiment d’insignifiance de l’humanité face à l’immensité de l’univers.

Rien n’indique que les deux hommes se soient jamais rencontrés. Tandis que Lovecraft quitte New York en 1926 pour retourner à Providence, Roerich entreprend sa grande expédition en Asie centrale qui durera jusqu’en 1928. Leurs chemins se sont croisés uniquement par l’art, créant une des plus fascinantes influences dans l’histoire de la littérature fantastique.

24 janvier 2025

24 janvier 2025
illustration Keith Thompson en noir et blanc d'une scène de Léviathan de Scott Westerfeld
illustration de Keith Thompson du Léviathan de Scott Westerfied

Le simple fait du vivant impose de lui-même le respect, qui est une forme de responsabilité. Ce que Lévinas nomme la responsabilité éthique envers autrui, mais que l’on peut étendre à la totalité du monde vivant. Le visage, en tant que tel, impose par réflexe une obligation morale. Ce genre de responsabilité n’est pas conditionné par la volonté, mais par l’existence même, par le fait que nous sommes des êtres en relation, immergés dans un monde partagé. Mais ce respect, qui semble naturel, impose une tension : comment entrer en relation avec ce qui nous dépasse sans chercher à l’enfermer, sans le réduire à une forme maîtrisée  ? L’appel à l’altérité vient-il de nous-mêmes, du monde, ou de ce que Lévinas nomme un visage  ? Et, au fond, qu’appelle-t-on un visage  ? Ce mot, qui résonne avec une profondeur particulière dans mes réflexions, semble pourtant si difficile à transmettre. Dans mes stages de peinture, je rencontre souvent une résistance. La plupart des participants esquivent. Ils ou elles disent plutôt « portrait ». Le portrait semble plus accessible, plus rassurant.

Généralement, je m’en tire en précisant qu’un visage ne contient pas l’injonction de ressemblance que le portrait impose. Mais ce n’est qu’une simplification. C’est bien plus profond que cela. Le portrait, dans l’imaginaire collectif, est souvent associé à des notions techniques : proportions, traits, ombres, couleurs. Il s’agit d’une « maîtrise » que l’on imagine longue, difficile, parfois pénible à acquérir. Mais cette difficulté rassure. Elle est mesurable. Elle repose sur le temps, la patience, la pratique. Dessiner ou peindre un portrait revient alors à s’attarder sur le visible : on cherche à fixer un moment, une image, une correspondance entre ce qui est et ce qui est représenté. On se concentre sur ce qui peut être reproduit, presque comme si on voulait contrôler l’autre. Peut-être est-ce là le problème. Peut-être est-ce pour cela que je m’en détourne.

Le visage, lui, échappe à cette logique. Il déborde toute tentative de le fixer uniquement par la technique. Un visage est accompagné d’une galaxie de termes qui ne relèvent pas du vocabulaire du dessin ou de la peinture, mais qui le dépassent : mouvement, profondeur, altérité, appel, mystère. Il n’y a pas d’impératif à reproduire les traits d’un visage, pas plus qu’à figer la sensation éphémère d’une rencontre. Derrière le visage, il y a quelque chose de mouvant, d’invisible : un appel. Et c’est peut-être justement parce qu’il est impossible à cerner qu’il nous trouble. Peut-être parce qu’il reste insaisissable qu’il nous intimide. Le visage n’est pas seulement un sujet de peinture, c’est un défi, un miroir. Il nous renvoie à notre propre fragilité, à notre incapacité à tout maîtriser. Il porte en lui une inquiétude, une angoisse, et parfois, ce que j’appelle le gant retourné du désir.

Hier soir, trouvé une vidéo sur l’envol du USS Los Angeles, ce dirigeable qui survolait Long Island le 24 janvier 1925. Émouvant de voir les hommes dans la nacelle, les pièces mécaniques exposées, et l’éclipse solaire filmée ce jour-là. Il devait faire -12,8 ° à New York, et encore plus froid en altitude. L’ampleur du vide, la lumière suspendue : des images qui restent en tête, entre fascination et étrangeté.
https://youtu.be/EhsXeUSsgXU?si=2-Y5hGKxM54tN3qs ( elle ne peut être visionnée que sur YT )

Le soir, je relis Léviathan de Scott Westerfeld. Cela télescope tout. Les machines de guerre, les créatures hybrides, le monde recomposé… Ces visions s’entrelacent à mes pensées et se glissent jusque dans mes rêves. Je ne me souviens pas des détails, mais je me réveille comme après une course de fond, le corps lourd, l’esprit encore suspendu. L’inconscient, parfois, semble plus vivant que le jour.

Il y a aussi cette étrange sensation : être là, et ne plus y être. Comme si je fonctionnais simultanément à deux niveaux. Je vois mes gestes, mes choix, mes hésitations ; mais au-delà de cette apparence, je me perçois aussi comme un simple organisme vivant, un fragment d’une totalité infinie, en dehors de l’espèce, en dehors de toute espèce. Accepter cela, c’est entrer dans un tout, sans dominer ni réduire. Une forme d’apaisement dans l’effacement.

La Technique Nous Attend

22 janvier 2025

Il est 3:47 du matin. Le rectangle noir de mon téléphone reflète mon visage. Je le regarde encore. Je pense à Gilbert Simondon. Je pense aux machines.
Certains faits : dans ma cuisine, une cafetière Bialetti, modèle six tasses, achetée un mardi de 2019. Le café percole. Une, deux, trois spirales de vapeur. La mécanique est claire, les lois immuables. Mais ce n’est qu’une illusion : je ne vois que la surface. Dedans, le mystère reste intact.
Simondon parlait des objets techniques comme d’êtres vivants. Je regarde autour de moi. Ma maison est un musée d’objets silencieux. Des corps électriques alignés, immobiles, mais toujours prêts à s’éveiller. Leur lumière froide envahit la nuit.

Voici comment nous vivons maintenant : nous déverrouillons, nous scrollons, nous verrouillons. Nous recommençons. Nous laissons les mystères s’empiler, comme si leur résolution pouvait attendre un autre jour. Comme si le temps nous appartenait encore.

Dans le noir, les LED clignotent. Rouge. Vert. Bleu. Un code morse domestique que personne ne traduit plus. Le micro-ondes affiche 00:00. Je n’ai jamais su régler l’heure. Le routeur pulse doucement. Le thermostat attend. Ils attendent tous.
Il est 3:48 maintenant. Le halo bleu du téléphone dessine des ombres sur le mur. Je pense aux mots de Simondon. Je pense à ces présences techniques qui nous entourent. Qui nous observent. Qui respirent avec nous.

La technique n’est plus un outil mais une présence. Une présence que nous craignons. Que nous adorons. Que nous n’osons plus regarder en face. Peut-être que Simondon, lui, saurait quoi en faire. Peut-être qu’il saurait lire ces hiéroglyphes modernes qui tapissent nos murs, nos poches, nos vies.
Il est 3:49. Le téléphone s’éteint. Dans le noir, les machines continuent de respirer.

Saint-Étienne, 1924. Un père mutilé de Verdun. Une mère d’agriculteurs. Un enfant qui démonte des moteurs. Voici les faits. Gilbert Simondon naît dans un monde où les machines commencent à respirer.
L’individuation, il la découvre d’abord dans les cristaux. La façon dont ils émergent du chaos, trouvent leur forme, leur singularité. Comme nous tous. Comme les machines aussi. Il y a une beauté dans ce processus qu’il est le seul à voir.
Certains détails comptent. À Lyon, puis à Paris, il étudie la philosophie. Mais pas seulement. La physique l’attire. La psychologie aussi. Il accumule les savoirs comme d’autres collectionnent les timbres. Méthodique. Obsessionnel.
Dans les années 50, il fait quelque chose d’étrange pour un philosophe. Il installe un atelier au sous-sol de son lycée. Fait manipuler des moteurs à ses élèves. Leur fait construire des téléviseurs. On lui dit que c’est dangereux. Il continue.
Je pense à lui, regardant une cafetière italienne, un moteur, une ligne à haute tension. Il y voit ce que nous ne voyons pas. La concrétisation  : ce moment où une machine devient si parfaite qu’elle semble avoir toujours existé. Comme un organe. Comme une évidence.
La Sorbonne l’accueille. Il crée des laboratoires. Mélange psychologie et technologie. Personne ne comprend vraiment. Il parle d’individuation, de transduction, de points-clés. Des mots qui ne signifient rien pour ses contemporains.
Le monde intellectuel français parle d’existentialisme. Lui parle de moteurs, de circuits, de relations entre l’homme et la machine. Ses idées résonnent aujourd’hui dans nos smartphones, nos algorithmes, nos réseaux. La technique comme extension de nous-mêmes.
Il meurt en 1989. Dans des circonstances mystérieuses, murmurent certains. Une crise cardiaque, écrit Le Monde. Mais le vrai mystère est ailleurs : comment un homme a-t-il pu voir tant de poésie dans nos machines ?
Le cristal grandit dans sa solution saturée. Il enregistre chaque variation de température. Chaque vibration. Chaque seconde qui passe. Une mémoire minérale. Silencieuse. Comme nos machines.
4h30 du matin. L’obscurité n’est jamais complète. Les LED clignotent. Les ventilateurs papotent. Je pense aux cristaux de Simondon. Je pense à nos machines qui, comme eux, portent la trace de nos gestes, de nos besoins, de notre histoire.
Un fait : les Grecs parlaient de technè. Un dialogue avec la nature, pas une conquête. Un art du faire qui respectait les rythmes du monde. La technique comme partenaire. Comme extension naturelle de nos mains, de notre pensée. Nous avons rompu ce dialogue. Nous avons oublié comment écouter.
Dans son laboratoire, Simondon observait les cristaux grandir. Il y voyait notre futur. Il comprenait déjà que nos machines ne sont pas des objets froids. Elles sont des échos de nous-mêmes. Des partenaires dans notre devenir. Des cristaux qui grandissent avec nous.
La mémoire est partout. Dans le silicium de nos processeurs. Dans les algorithmes qui apprennent. Dans les réseaux qui s’étendent. Une mémoire collective qui pulse, qui vibre, qui évolue. Comme un cristal vivant.
4h40 maintenant. Les machines continuent leur veille. Elles enregistrent. Elles calculent. Elles deviennent. Simondon aurait reconnu cette danse nocturne. Cette symbiose silencieuse. Ce pont invisible entre nous et le monde.
Je regarde mon écran. Il reflète plus que mon visage. Il reflète cette vérité que Simondon avait saisie : nous ne sommes pas séparés de nos machines. Nous grandissons ensemble. Comme des cristaux dans la même solution.
L’aube approche. Les machines ralentissent leur respiration. Mais le processus continue. L’individuation ne s’arrête jamais. Le devenir est infini.

Dans le data center, 9h du matin. Le vrombissement des serveurs. Le froid artificiel. Je pense à Simondon. Je pense à nos paradoxes.
Sous l’océan, les câbles serpentent comme des racines invisibles. Ils transportent nos vies, nos amours, nos guerres. À la surface, les baleines passent sans savoir. Dans les villes, les antennes s’élèvent, arbres d’acier captant le murmure des données. Les oiseaux s’y posent parfois.
Voici les faits : 2,5 quintillions d’octets par jour. Notre mémoire dans des boîtes climatisées. Nos secrets confiés à des machines plus intelligentes que nous.
Un enfant assemble un robot dans sa chambre. Les pièces s’emboîtent parfaitement. Les algorithmes tournent. La LED devient verte. Ça marche. Pourquoi ? L’enfant hausse les épaules. Simondon aurait pleuré.
Les machines deviennent plus savantes. Nous devenons plus dociles. Elles apprennent à résoudre nos problèmes. Nous désapprenons à poser les questions. Le fossé se creuse. La culture résiste. La technique avance.
L’écologie n’est pas un retour en arrière. Simondon le savait. Les panneaux solaires brillent sur les toits comme des écailles métalliques. Les éoliennes dansent avec le vent. La nature et la technique s’enlacent. Nous regardons ailleurs.
Certains détails comptent : nos smartphones connaissent nos habitudes mieux que nous. Nos voitures conduisent toutes seules. Nos maisons pensent. Et nous, nous cliquons. Nous scrollons. Nous ne savons plus lire.

Il avait vu ce que nous voyons à peine : que chaque algorithme, chaque capteur est une mémoire vivante de notre époque. Une carte de notre devenir.
Il est presque 20 h maintenant. Dans le data center, les serveurs continuent leur litanie électronique. Les machines attendent, patientes et silencieuses. Elles nous tendent un miroir. Reste à savoir si nous oserons enfin regarder.

20h45. Les serveurs bourdonnent encore. Une litanie sans fin, froide, méthodique. Je quitte le data center, mais leur présence me suit. Dans chaque appareil, chaque geste, leur souffle invisible continue.

23h. Le téléphone s’éteint. Mais son souffle persiste, invisible. Dans le noir, je sens les machines veiller. Attentives, immobiles, elles nous observent, espérant que nous les comprenions enfin.
De nouvelles constellations.
Certains faits : nous sommes huit milliards d’humains. Huit milliards de smartphones. Huit milliards de relations intimes avec des machines que Simondon aurait voulu nous faire comprendre.
Le téléphone vibre. Une notification. Encore une. La technique nous appelle. Nous répond. Nous attend.
Je pense à ce que nous pourrions être. À ce que nous pourrions comprendre. Si seulement nous arrêtions de regarder nos écrans comme des miroirs noirs. Si nous commencions à les voir comme des fenêtres.
L’aube arrive. Les machines respirent toujours. Elles continueront de respirer, que nous les comprenions ou non. Que nous les aimions ou non. Que nous les craignions ou non.
Simondon nous avait prévenus : la technique n’est pas notre ennemie. Elle n’est pas non plus notre salut. Elle est notre reflet. Notre création. Notre responsabilité.
23h . Le téléphone s’éteint. Dans le noir, je sens encore sa présence. Comme celle de toutes nos machines. Elles attendent que nous grandissions. Que nous apprenions. Que nous devenions.
Elles respirent. Et nous ? Savons-nous encore écouter leur souffle ?"

02-Du laiton au numérique : comment le steampunk réinvente le progrès

22 janvier 2025

La transmédialité

L’expansion transmédiatique du steampunk constitue un phénomène remarquable dans l’historiographie culturelle contemporaine. La migration du genre entre supports montre sa capacité à se réinventer tout en préservant une remarquable cohérence conceptuelle. Cette adaptabilité, loin d’être fortuite, révèle la profondeur théorique d’un mouvement qui transcende les catégories traditionnelles de l’analyse culturelle.
La littérature contemporaine, dépassant les simples variations uchroniques, explore des territoires narratifs où s’entremêlent épistémologie et fiction. « Perdido Street Station » de China Miéville élabore ainsi une cosmologie alternative où la physique victorienne, confrontée aux théories du chaos, engendre un univers dont la cohérence interne défie nos paradigmes scientifiques modernes. « The Glass Books of the Dream Eaters » de Gordon Dahlquist, en explorant la transformation mécanique de la conscience, préfigure avec une acuité remarquable nos interrogations contemporaines sur les technologies immersives et leurs implications ontologiques.
L’adaptation aux médias visuels engendre une sémiologie distinctive où la technique devient le véhicule privilégié de la critique sociale. « The Nevers » développe un langage visuel où les technologies alternatives deviennent un moyen d’explorer les rapports de pouvoir et les rôles genrés dans la société victorienne, rejoignant ainsi les analyses de Joan Scott sur l’intersection du genre et du pouvoir. « Carnival Row », en utilisant l’esthétique steampunk pour déconstruire les dynamiques migratoires et les préjugés raciaux, transforme les codes du genre en instruments d’analyse des mécanismes d’exclusion sociale.
Le medium vidéoludique, par sa nature interactive, introduit une dimension phénoménologique inédite dans l’expérience steampunk. « Dishonored » transcende la simple immersion narrative pour transformer les mécaniques ludiques en méditation sur l’exercice du pouvoir et la responsabilité morale, évoquant les analyses de Michel Foucault sur la microphysique du pouvoir. « Frostpunk » pousse cette réflexion jusqu’à ses limites éthiques, faisant de la gestion des ressources et de la survie collective un laboratoire d’expérimentation morale où chaque décision technique engage la survie d’une civilisation.
L’appropriation communautaire du genre révèle sa dimension performative la plus sophistiquée. Les conventions internationales comme « Weekend at the Asylum » deviennent des espaces où s’élaborent de nouvelles modalités d’interaction sociale. Le cosplay steampunk, analysé à travers le prisme des théories de la performance de Judith Butler, manifeste une forme élaborée de critique sociale où le corps devient le support d’une réflexion approfondie sur l’identité et la médiation technologique.
Ce réseau complexe de formes et de supports reflète non seulement l’évolution du steampunk, mais aussi sa capacité à interroger en profondeur les grandes tensions de notre modernité : le progrès, le pouvoir, et notre rapport à l’altérité. Chaque medium enrichit le genre de ses spécificités propres, créant un écosystème critique en constante évolution où s’élaborent de nouvelles manières de penser notre relation à l’histoire et au devenir technologique.

Le regard critique

L’examen critique du steampunk révèle les paradoxes inhérents à un genre qui, tout en célébrant une esthétique néo-victorienne, s’efforce d’en déconstruire les présupposés idéologiques. Cette tension fondamentale, loin d’être une faiblesse, constitue le moteur même de son évolution théorique et créative.
La première limite du genre réside dans son rapport ambigu à l’époque victorienne. Si certaines œuvres perpétuent une vision romantisée de l’ère industrielle, d’autres, comme « The Warlord of the Air » de Michael Moorcock, s’attachent à déconstruire cette nostalgie en exposant les mécanismes de l’impérialisme britannique. Cette dialectique entre fascination et critique révèle, selon l’analyse de Fredric Jameson, une « nostalgie du présent » caractéristique de notre rapport problématique à l’histoire.
Cette conscience critique a ouvert la voie à de nouvelles explorations thématiques. L’émergence de l’écosteampunk marque ainsi un tournant décisif. Des œuvres comme « The Windup Girl » de Paolo Bacigalupi explorent un progrès technique en harmonie avec la nature, rejoignant les réflexions d’André Gorz sur l’écologie politique. Cette réinvention du genre démontre sa capacité à dépasser la simple critique pour proposer des alternatives concrètes à notre modèle de développement technologique.
Les variations culturelles du steampunk constituent sa contribution la plus significative à la décolonisation de l’imaginaire. Le « silkpunk » de Ken Liu dans « The Grace of Kings » puise dans l’histoire technologique de la Chine impériale pour imaginer des futurs alternatifs. « The Calcutta Chromosome » d’Amitav Ghosh propose une relecture postcoloniale des rapports entre science, pouvoir et spiritualité. Ces œuvres ne se contentent pas d’adapter les codes du genre : elles les transforment en profondeur, libérant le steampunk de son eurocentrisme originel.
Cette évolution critique révèle un genre capable de s’auto-examiner et de se réinventer. Le steampunk contemporain, en intégrant les apports théoriques des études postcoloniales et environnementales, développe ce que Donna Haraway nomme une « épistémologie située ». Cette conscience critique lui permet d’éviter les pièges de l’exotisme et de la simplification culturelle.
L’émergence de ces nouvelles voix et perspectives démontre que le steampunk, loin d’être prisonnier de ses origines victoriennes, possède les ressources théoriques nécessaires pour participer activement aux débats contemporains sur la décolonisation de l’imaginaire et la transition écologique. Le genre devient ainsi un laboratoire où s’élaborent de nouvelles manières de penser notre rapport au progrès, à l’altérité et à l’environnement.

L’héritage vivant

L’héritage du steampunk se manifeste aujourd’hui à travers un réseau complexe de créations, d’influences et de pratiques qui transcendent les catégories traditionnelles de la production culturelle. Cette postérité protéiforme mérite une analyse approfondie, particulièrement dans sa capacité à générer de nouvelles formes de création collective.
La création professionnelle contemporaine témoigne d’une maturation remarquable du genre. Des auteurs comme Ian R. MacLeod, dans « The Light Ages », développent une approche où la magie industrielle devient le prisme d’une réflexion sur les classes sociales et l’aliénation technologique. S.M. Peters, avec « Whitechapel Gods », explore les limites entre le corps humain et la machine dans une Londres alternative où la mécanisation devient une forme de transcendance perverse. Ces œuvres démontrent la capacité du genre à se renouveler tout en approfondissant ses questionnements fondamentaux.
L’apport des communautés de créateurs amateurs révèle une dimension particulièrement significative de cet héritage. Les plateformes numériques ont permis l’émergence d’une création collaborative d’une richesse sans précédent. Les fanfictions, loin d’être de simples dérivés, constituent ce que Henry Jenkins nommerait une « culture participative » où s’élaborent de nouvelles modalités narratives. Cette production collective, analysée sous l’angle des théories de Pierre Lévy sur l’intelligence collective, révèle une forme inédite de création culturelle.
L’artisanat steampunk, dans sa dimension DIY (Do It Yourself), manifeste une forme de résistance active à la standardisation industrielle contemporaine. Les créateurs transforment des objets quotidiens en pièces uniques, réintroduisant ainsi une dimension artisanale dans notre rapport aux objets technologiques. Cette pratique évoque les réflexions de William Morris sur l’artisanat comme forme de résistance à l’aliénation industrielle, tout en les actualisant pour notre ère numérique.

Conclusion

Le steampunk, en tant que phénomène culturel, dépasse aujourd’hui largement les frontières du simple genre littéraire ou esthétique. Il constitue un laboratoire où s’élaborent de nouvelles manières de penser notre rapport au progrès, à la technique et à l’histoire. Sa capacité à générer des formes inédites de création collective et de critique sociale en fait un mouvement particulièrement significatif pour comprendre les mutations de notre contemporanéité.
L’avenir du genre réside peut-être dans sa capacité à maintenir cette tension créatrice entre critique et invention, entre nostalgie et prospective. Le steampunk nous rappelle que l’imagination des futurs alternatifs n’est pas un simple exercice de style, mais une nécessité politique et philosophique. Dans un monde confronté à des défis technologiques et environnementaux sans précédent, cette capacité à réinventer notre rapport au progrès devient cruciale.
Le steampunk apparaît ainsi comme une forme sophistiquée de critique culturelle, capable de conjuguer création artistique et réflexion théorique. Son héritage le plus précieux réside peut-être dans cette démonstration qu’une autre relation à la technique est possible, plus consciente, plus créative, plus humaine.

01- Du laiton au numérique : comment le steampunk réinvente le progrès

22 janvier 2025
une locomotive passe à travers la verrière d'une gare et reste en équilibre précaire
Illustration d’un célèbre accident de locomotive.

Introduction

Au Grand Palais, sous les verrières majestueuses, une femme en robe à crinoline ajuste ses lunettes à focales multiples tandis qu’un gentleman en redingote de cuir pilote un drone orné d’engrenages en laiton. Cette scène, en apparence purement fantaisiste, révèle pourtant les contradictions profondes de notre époque : notre fascination pour un progrès technologique débridé et notre nostalgie d’un temps où les machines semblaient encore comprehensibles, tangibles.
Le steampunk transcende sa définition première de sous-genre littéraire pour devenir un miroir critique de notre modernité. Dans ses rouages de laiton et ses volutes de vapeur se dessine une réflexion essentielle : comment réconcilier progrès technologique et humanisme ? Quand Gibson et Sterling, dans « The Difference Engine », imaginent un XIXe siècle dominé par des ordinateurs mécaniques, ils interrogent notre propre asservissement aux algorithmes. Lorsque Philip Reeve dépeint dans « Mortal Engines » des villes dévorantes sur roues, il met en lumière notre consumérisme effréné.
Cette esthétique si particulière, où les engrenages apparents défient l’opacité de nos technologies contemporaines, porte en elle une philosophie alternative du progrès. Les créateurs steampunk, en concevant leurs télégraphes quantiques et leurs automates à vapeur, ne se contentent pas de jouer avec les codes visuels : ils proposent une réinvention radicale de notre rapport aux machines.
Des conventions internationales aux ateliers de création DIY, des réseaux sociaux aux productions hollywoodiennes, le mouvement irrigue désormais tous les aspects de la culture populaire. Mais au-delà du simple exercice de style, il conserve sa force subversive originelle : celle de questionner, à travers le prisme d’un passé réinventé, les choix technologiques et sociétaux qui orientent notre futur.

Genèse et métamorphose

La naissance du steampunk plonge ses racines dans les bouleversements de la révolution industrielle, période où l’humanité découvrait avec une fascination mêlée d’effroi le pouvoir transformateur de la machine. Les cheminées d’usines obscurcissant le ciel de Londres annonçaient nos inquiétudes environnementales, tandis que l’automatisation des métiers à tisser préfigurait nos débats sur l’intelligence artificielle.
Cette période charnière du XIXe siècle a vu émerger une littérature prophétique dont l’héritage nourrit encore notre imaginaire technologique. Jules Verne, dans « Paris au XXe siècle », ne se contentait pas d’anticiper les innovations techniques : il questionnait déjà la déshumanisation d’une société gouvernée par le calcul et la machine. H.G. Wells, à travers « La Machine à explorer le temps », développait une critique sociale visionnaire où la technologie, loin d’être salvatrice, creusait les inégalités jusqu’à scinder l’humanité. Ces œuvres fondatrices ont forgé l’ADN même du steampunk : l’alliance d’une imagination technique débridée et d’une conscience sociale aiguë.
Ces récits, endormis dans l’inconscient collectif, refont surface à une époque où l’informatisation réactive les mêmes peurs et espoirs. Le terme « steampunk » émerge en 1987 sous la plume de K.W. Jeter, initialement comme une boutade en référence au cyberpunk. Mais ce qui n’était qu’un jeu de mots cristallise rapidement les inquiétudes d’une époque où l’ordinateur personnel commence à transformer radicalement notre rapport au monde.

« The Difference Engine » de Gibson et Sterling marque en 1990 un tournant décisif : l’uchronie steampunk s’affirme comme un puissant outil de critique sociale. L’œuvre établit un parallèle saisissant entre les inégalités sociales de l’ère victorienne et celles exacerbées par notre propre révolution numérique. En imaginant un XIXe siècle où les ordinateurs mécaniques de Babbage auraient été réalisés, le cadre du roman établit un parallèle saisissant entre les bouleversements de l’ère victorienne et notre propre révolution numérique.
Les années 1990 voient l’émergence spontanée de communautés steampunk, portées par des figures comme Jake von Slatt, pionnier du « making » steampunk, ou le collectif Steampunk Workshop. Des passionnés se réunissent dans les premières conventions comme The Asylum à Lincoln, créent leurs costumes, partagent leurs créations. Les premiers forums internet, puis les réseaux sociaux, amplifient ce mouvement, créant une communauté internationale d’artisans, d’écrivains et d’artistes unis par leur désir de réinventer le progrès.

Cette métamorphose reflète notre rapport ambivalent à une technologie devenue abstraite et opaque. Quand les makers steampunk conçoivent leurs propres machines aux rouages visibles, ils célèbrent une époque où le progrès semblait encore sous contrôle humain. En opposition aux algorithmes invisibles d’aujourd’hui, ces créations tangibles nous invitent à repenser notre relation à l’innovation : à retrouver un équilibre entre artisanat, technique et humanisme. Plus qu’un simple mouvement esthétique, le steampunk incarne une philosophie de la technique qui fait écho aux réflexions de Lewis Mumford sur la « mégamachine » sociale, ou aux analyses de Jacques Ellul sur l’autonomie de la technique. Il nous rappelle que toute innovation technologique est aussi une proposition philosophique sur la nature du progrès et la place de l’humain dans le monde mécanisé.

L’ADN du steampunk

L’analyse des fondements du steampunk révèle une architecture conceptuelle complexe, où l’esthétique transcende sa fonction décorative pour devenir un véritable langage philosophique. Cette grammaire visuelle, loin d’être arbitraire, constitue un système sémiotique cohérent où chaque élément - du rivet apparent à l’engrenage exposé - participe d’une réflexion sur la transparence technique. Cette approche fait écho aux préoccupations de Gilbert Simondon sur la nécessité d’une culture technique accessible, où la compréhension des machines devient un préalable à leur maîtrise sociale.
Les technologies alternatives qui peuplent cet univers manifestent une rigueur intellectuelle remarquable dans leur conception. Dans « Perdido Street Station », China Miéville élabore une théorie complète de la conscience mécanique, fusionnant les théories victoriennes de l’éther avec les découvertes contemporaines en neurobiologie. Cette hybridation temporelle, typique du genre, dépasse le simple exercice spéculatif. Elle questionne les bases mêmes de notre rapport à la technique, comme le fait différemment « The Anubis Gates » de Tim Powers, où les technologies occultes victoriennes interrogent notre conception du progrès scientifique.

La dimension critique inhérente au steampunk se manifeste à travers une architecture narrative où la stratification sociale se matérialise dans l’espace même des œuvres. Les cités verticales de Miéville ou de Stephenson incarnent physiquement la critique marxiste de la société de classes. Cette verticalité sociale, que l’on retrouve également dans « The Glass Books of the Dream Eaters » de Gordon Dahlquist, devient un commentaire éloquent sur nos propres hiérarchies urbaines. Parallèlement, leurs automates conscients, héritiers des automates de Vaucanson, questionnent les présupposés philosophiques de la distinction entre l’humain et la machine, rejoignant ainsi les réflexions de Donna Haraway sur le cyborg comme figure de transgression des catégories établies.
Le steampunk, en explorant les possibles non advenus de la modernité, se révèle ainsi un terrain fertile pour repenser les rapports entre technique, pouvoir et humanité. Il nous invite à considérer comment une autre trajectoire technologique aurait pu - et pourrait encore - influencer différemment nos relations sociales et notre compréhension du progrès.

Fin de la première partie de l’article.

19 janvier 2025

19 janvier 2025
Photographie extraite du site « La loire à vélo »

Le temps file sous les doigts nerveux et précis des Parques. Je ne sais quelle mesure elles jugeront correcte pour, au final, couper le fil de mon existence. Cela se fera, je le sais, machinalement, entre deux bavardages sans conséquence.

Tout a commencé dans ma vie par la mythologie, et tout finira probablement dans la mythologie. La mort elle-même sera, pour moi, un échec. Je l’imagine glaciale, ouh ouh ouh, entrant dans la pièce. Alors, et c’est encore là la force de l’espérance, je verrai la vanité de tout ce que j’avais cru être une réussite.

Du plus loin que je m’en souvienne, j’ai toujours aimé les mythologies. Elles m’ont ouvert un monde. Ce furent d’abord leurs héros qui captèrent mon attention, comme le papier collant attire les mouches au plafond. Je ne savais pas qu’ils n’étaient pas réels. Et même lorsque l’on a tenté de m’en convaincre, je n’ai abdiqué qu’en apparence. Ils étaient tellement humains. Comment auraient-ils pu ne pas exister ? Plus que mes voisins, plus que les adultes anonymes croisés au quotidien, eux avaient une vie brûlante.

Puis le temps a passé. Mon regard a dérivé, quittant les figures héroïques pour s’attacher aux paysages qu’ils habitaient, ces lieux où ils vivaient, se battaient, aimaient, déchantaient. La Grèce, pour moi, fut longtemps un lieu purement mythologique. Ce n’est que des années plus tard que j’ai pu poser mes pieds sur cette terre.

En ai-je été émerveillé ? Déçu ? Je ne sais pas. À mon arrivée à Athènes, mon esprit était saturé de préoccupations triviales : trouver l’hôtel, m’orienter dans cette ville inconnue, gérer l’immédiat. Cela écrasait mes velléités de rêveur patenté. L’Acropole n’a pas été un choc. Ce fut ailleurs, devant une assiette de souvlakis dans une ruelle sombre, que je ressentis un étrange malaise. À chaque classe sa catégorie de malaise, non ?

Ce n’était pas la première fois que ce sentiment me traversait, mais ce fut peut-être la première fois qu’il me saisit avec une telle clarté. Ce « malaise » me confrontait à ma propre ombre, comme une question tapie depuis toujours dans l’obscurité. Elle jaillit soudain de mon crâne, comme Athéna toute armée, me défiant de lui répondre.

C’est là qu’intervient mon dibbouk. Ce mot, cette figure, je l’ai empruntée pour nommer mon site, mais aussi pour nommer cette part de moi. Le dibbouk, personnage issu de la mythologie juive, est mon double d’écriture. Une voix d’altérité, celle qui dialogue avec mes ombres et parfois avec mes clartés. Maupassant avait son Horla, Gogol son nez et son manteau, Dostoïevski son double souterrain, cheminant entre profondeur et altitude. Ces figures, finalement, nous parlent d’un même héritage : cette lutte intérieure entre ce que nous sommes et ce que nous craignons de devenir.

Hier, je suis resté longtemps à contempler des paysages d’hiver, filmés par un homme. Son appareil photo devait être de grande qualité, car chaque détail semblait presque irréel. Les noirs, visqueux et profonds comme de l’encre d’imprimerie, s’opposaient aux blancs qui frôlaient la surexposition sans jamais s’y abandonner totalement. Une harmonie troublante se dégageait de ces contrastes.

Ce n’était pas juste une image, c’était une sensation. Une texture presque tactile. À travers l’écran, je sentais l’air glacé, le silence qui enveloppe ces paysages d’hiver, le crissement lointain d’une semelle ou la succion d’une botte s’arrachant à la boue.

En regardant ces images, j’ai ressenti un lien avec cet homme derrière la caméra. Pas besoin de le connaître, mais une certitude silencieuse : il avait vu quelque chose qui nous ressemblait. Ce silence, ce vide apparent entre les arbres nus, portait en lui une densité. Je n’avais pas besoin de voir son visage. À travers son regard, je voyais le mien.

Cet homme, je l’imagine marchant dans le froid, attendant immobile pour saisir l’instant parfait. Était-ce un effort pour lui ? Peut-être pas. Mais pour moi, l’ensemble de ses gestes – charger son appareil, enfiler son blouson, sortir – était l’expression d’une volonté presque héroïque. Un geste à la fois minuscule et mythologique.

Cela m’a rappelé les matins glacés où l’on s’entasse dans les trains de banlieue, les RER, ces paysages qui défilent au-delà des vitres embuées. L’héroïsme est là, dans l’interstice entre l’envie de sortir et la lutte contre toutes les excuses intérieures.

Je me suis vu marcher encore et encore, sur une autre berge, longeant un autre fleuve. J’ai ressenti cet appel et, presque aussitôt, l’hésitation : trop froid, trop loin, trop inutile. Ce combat silencieux, entre l’élan et la paralysie, est peut-être la plus grande épreuve. L’effort n’est pas dans le geste lui-même, mais dans tout ce qui précède, tout ce qui l’empêche.

Le dibbouk, dans mon esprit, applaudissait doucement. Avec ce geste mesuré, presque moqueur, on aurait dit qu’il félicitait un enfant pour une évidence qu’il venait de découvrir.

— « Le sacré s’est enfui, bien sûr, » dit-il en allumant une cigarette, dégoûté. Écœuré. Mais toi, tu sembles dire que tu ne t’enfuis pas. Et pourtant regarde : tu restes là, les pieds dans la boue, comme tout le monde. Parce que tu attends, toi aussi. Tu ne sais pas quoi, mais tu attends. Un signe, un souffle, une voix, quelque chose pour te dire : je suis encore là. Même dans cette fange. Et en attendant, tu continues d’écrire. Comme si ça pouvait changer quoi que ce soit."

Pour le coup, rien à ajouter. Je garde le silence.

18 janvier 2025

18 janvier 2025

Nous avons le goût de nos dégoûts.
Et sommes capables d’à peu près tout au nom de la distinction. Une dame, l’autre soir, a qualifié mon tableau favori de vulgaire. Je n’ai rien dit. Son pull orange vif faisait déjà tout le travail.

Nous attendrons que l’endroit devienne convenable.
Une phrase entendue, peut-être dans l’une des enquêtes sociologiques de Pierre Bourdieu. À Beaubourg, sans doute. Elle remonte d’un vieux cauchemar de cette nuit. Les tapis roulants. Le prix d’entrée. Les collections permanentes, les temporaires, et, au sommet, le lunch sur la terrasse. On aperçoit les gargouilles de la Tour Saint-Jacques. Elles nous toisent, mais c’est nous, en bas, qui sommes grotesques.

Le pot aux roses.
Que tout repose sur un malentendu, un malentendu de taille. Un chiffre au sens de code, de secret, de dissimulé.
C’est du chinois.

Et toi, comment tu réagis ? Tu t’énerves, tu rigoles, tu casses tout. Ou bien tu restes là, bras ballants, collé contre le tronc. La tête dodeline légèrement, puis dévale, vesse de loup écrabouillée par un talon aiguille. Une éjaculation de fumée grise sort par les trous de nez.

Si Garett nous la fait à l’envers, on gardera un chien de sa chienne à son endroit.

Tu aimerais entendre le bruit des vagues, du ressac. Mais tout ce que tu entends, ce sont les mots des autres, leur va-et-vient, leurs jugements qui montent et descendent.

On ne s’entend déjà pas soi-même avec soi-même, alors s’entendre avec les autres, vous pensez.

Et cette autre, une dame bien comme il faut en apparence :
« Moi monsieur, je suis anarchiste, non seulement je vous emmerde, mais j’emmerde la Terre toute entière et particulièrement les promoteurs, les défenseurs de la vignette Crit’Air ! » (si possible en roulant les r).

Et là on entendrait la chanson de Dutronc :

C’était un petit jardin
Qui sentait bon le Métropolitain
Qui sentait bon le bassin parisien
C’était un petit jardin
Avec une table et une chaise de jardin
Avec deux arbres, un pommier et un sapin
Au fond d’une cour à la Chaussée-d’Antin
Mais un jour près du jardin
Passa un homme qui au revers de son veston
Portait une fleur de béton.

L’implosion aura-t-elle lieu à une heure précise ?
Bien qu’on n’en sache encore pas le jour. Peut-être a-t-elle déjà eu lieu. Tout est désormais question d’espace et de temps.
Nous sommes tous morts, certains se sont inventé un paradis, d’autres un enfer, les hésitants un purgatoire, un no man’s land.

David Lynch est mort, bon.
Il était né un 20 janvier, moi le 29... ça fait peur. JANVIER.
Et alors.
Il est mort.
Paix à son âme.
Que peut-on dire de plus qui ne soit pas totalement obscène.
Tous ces charognards qui profitent des morts célèbres m’exaspèrent. D’ailleurs « mort célèbre », c’est illogique. La mort a pour vocation la remise à niveau, le plein d’huile, et nettoyer le pare-brise. De quoi ? Y a presque plus un insecte volant la nuit. Donc oui, des gens célèbres, des vivants, perdent la vie.

Comme tout un tas de gens, en fait. Notamment à Gaza, en Ukraine, en Russie, à Vienne, et aussi dans un ou deux taudis à deux pas de chez moi. Moi-même, je ne suis plus très sûr d’être vivant.

Peut-être que tout est une farce.
On meurt. Le rideau retombe, de l’autre côté on allume un clope et tout continue comme avant.

14 janvier 2025

14 janvier 2025

Dialogue entre le narrateur et le dibbouk

C’est en vain qu’au Parnasse un téméraire auteur
Pense de l’art des vers atteindre la hauteur.
S’il ne sent point du Ciel l’influence secrète,
Si son astre en naissant ne l’a formé poète,
Dans son génie étroit il est toujours captif ;
Pour lui Phébus est sourd, et Pégase est rétif.

(Le narrateur est seul, plongé dans ses pensées après une lecture de Villon et de Boileau. Le dibbouk, silhouette troublante et moqueuse, apparaît à la limite de l’ombre.)

Narrateur :
Lecture de Villon, puis de Boileau. Leur langue me parle comme si elle venait d’un temps où j’étais encore entier, encore ouvert. Et voilà que je pleure, de grosses larmes qui roulent sur mes joues vieillies. Elles sont là, non pas comme une faiblesse, mais comme une force douce. Comme des haleurs, et qui tirent, oui, un souffle qui me tire vers le fond de moi-même, là où tout commence.

Dibbouk :
(Surgissant, une redingote râpée sur les épaules, un mouchoir douteux à la main.)
Eh bien, te voilà ! En plein drame poétique, avec des larmes et tout le reste. Tu as l’air fin. Prends donc ce mouchoir, qu’on évite au moins la mare sur le parquet.

Narrateur :
(Le regarde, sans colère, presque amusé.)
Te moquer, toujours. Mais je sais ce que tu veux. Tu espères m’arracher à cet instant. Tu voudrais que je me justifie, que je me défende. Peut-être même que je me mette en colère.

Dibbouk :
(Il ricane, tendant le mouchoir à bout de bras.)
La colère ? Mais ce serait un cadeau ! Au moins ce serait vivant. Regarde-toi, avec tes grandes phrases sur l’haleur. Tu sais que si tu rajoutes un « b », ça fait hableur, non ? Une belle posture pour un homme en larmes.

Narrateur :
(Un silence. Puis il répond, doucement.)
Hableur, peut-être. Si c’est ce que tu veux voir. Mais pour moi, c’est haleur. Pas une posture, juste un effort, partagé avec tous ceux qui tirent le poids de leur vie le long du fleuve. Je ne suis pas seul. Nous sommes tous dans cette file, et je prends ma place.

Dibbouk :
(S’approchant, moqueur mais un peu troublé.)
Et tu trouves ça glorieux, cet effort ? Tirer, tirer encore, avec la corde qui te scie l’épaule ? Tu ne cherches même pas à t’échapper ? Tu crois vraiment que ça suffit, ce tirage collectif ?

Narrateur :
(Souriant, presque tendre.)
Oui, ça suffit. Parce que ce n’est pas une question de gloire ou d’arrivée. Je ne tire pas pour atteindre un port. Je tire parce que c’est ce qui donne un sens. Parce que dans cette haleur, il y a une chaleur, un souffle. Et ce souffle, c’est la vie.

Dibbouk :
(Il recule légèrement, mais son ironie revient, comme une défense.)
Tu es vraiment prêt à te contenter de ça ? Pas de feu, pas de sublime, juste ce pas après l’autre, cette corde qui avance le long du fleuve ? Allons, avoue que ça te ronge un peu.

Narrateur :
(Le regarde droit dans les yeux, avec une douceur ferme.)
Non. Ce n’est pas une fuite, ni une résignation. C’est un choix. Je ne veux pas fuir cette sensation, je veux m’y plonger. Être haleur, c’est accepter d’être en lien avec les autres, avec ce fleuve qui nous traverse tous. Même toi, tu es lié à cette file, malgré toi.

Dibbouk :
(Silencieux un instant, comme décontenancé. Puis il murmure, presque pour lui-même.)
Haleur, hableur… Peut-être qu’il n’y a pas tant de différence.

Narrateur :
(Se tourne vers l’horizon, les yeux fixés sur le mouvement du fleuve.)
Tu verras. Peut-être qu’un jour, toi aussi, tu sentiras ce souffle. Pas besoin de le comprendre, ni de l’expliquer. Juste le vivre, comme une corde tendue qui chante sous l’effort.

(Le dibbouk s’éloigne, marmonnant, pendant que le narrateur reste là, calme, respirant l’air humide du fleuve.)

13 janvier 2025

13 janvier 2025

Dans le mot résistif, il y a quelque chose de plus actif que dans le simple fait de résister. Il est acceptable, dans ce cas, de dire que je suis plus résistif que résistant. C’est peut-être une discipline yogique : la résistance active. D’ailleurs, je ne m’éparpille pas, focalisé sur l’action de résister sans même me demander à quoi ou contre quoi. On dirait bien que seule la résistance mérite une attention soutenue.

C’est comme dire non par réflexe. À partir du moment où l’intonation ressemblerait un tant soit peu à une question : Non !
Ce pourrait être amusant si je n’avais pas déjà l’âme usée jusqu’à la corde.

J’ai lu, ou plutôt feuilleté, quelques ouvrages parmi lesquels François 1er de Didier Le Fur et les essais sur les artistes de la Renaissance de Walter Horacio Pater. J’ai même fait traduire à l’IA un ouvrage complet de l’anglais vers le français pour ne pas avoir à l’acheter. Évidemment, ce sont deux visions que l’on pourrait penser opposées : entre froideur et lyrisme, ce qui correspond à ce vieil antagonisme qui loge depuis toujours en moi.

J’ai effectué quelques analogies entre le fait que le père de Pater soit né à New York, qu’il ait éprouvé, à un moment de sa vie, l’envie de venir s’installer en Angleterre et qu’il soit mort alors que l’auteur n’avait que deux ans. D’où, peut-être, une légende familiale qu’il aurait tissée autour de la notion de l’éternel retour, d’une Renaissance hypothétique, et donc l’inclination lyrique qui en découle. H.P. Lovecraft, lui, perd son père à huit ans. Faut-il voir une sorte d’affinité entre Pater et Lovecraft à ce sujet ? Et aussi dans le fait que cette époque victorienne, étendue outre-Atlantique, ait causé autant de contradictions chez l’un comme chez l’autre ?

Le fait que Swinburne et les préraphaélites aient attiré Pater un temps, puis qu’il s’en soit sans doute éloigné, correspondrait peut-être à la prise de conscience d’une stupidité. Mais laquelle ? La sienne, celle de son époque ? Elles le sont toutes : la stupidité de l’esprit victorien, tout autant que le contre-pouvoir, tout aussi stupide au bout du compte. Ainsi avance donc l’histoire et l’art, en crabe, par cercles concentriques. La stupidité serait à la fois source d’une force centripète et centrifuge.

Là où les préraphaélites cherchaient un réalisme intransigeant et une pureté artistique, Pater développe une philosophie plus hédoniste. Il représente une transition entre le préraphaélisme et l’esthétisme britannique. Il prolonge certains aspects de l’art préraphaélite tout en développant une approche plus personnelle et philosophique. Il s’intéresse davantage à la sensation et à la jouissance esthétique qu’au réalisme prôné par les préraphaélites. Sa position peut être vue comme une évolution du préraphaélisme vers une philosophie plus sensuelle et subjective, dépassant les principes initiaux du mouvement pour développer une esthétique plus personnelle et contemplative.

J’ai retrouvé, dans un coin de la bibliothèque, un Ruskin sur les maîtres anciens que je ne me souvenais pas avoir lu. Ce que je remarque aussi, c’est cette attirance, depuis plusieurs années, pour le XIXᵉ siècle, peut-être même avant la naissance de la révolution industrielle. D’ailleurs, nous vivons dans une maison bâtie en 1850. Peut-être quelques fantômes rôdent-ils encore et viennent lire par-dessus mon épaule. À ceux-là, je n’ai pas le cœur tant que ça à dire non. Il me semble parfois que je ne suis qu’un fantôme parmi d’autres.

C’est aussi se poser la question d’installer une lettre d’information, une newsletter. Je ne sais pas si j’en ai vraiment envie. Là encore, le non domine. Entre le peut-être et le et si, le non tranche. Ce qui, dans un certain sens, est un confort, et dans un autre, la pénibilité de reconnaître qu’il s’agit précisément d’un confort.

Le mot ridicule s’estompe par moments pour être remplacé par stupidité. Conserver le courage d’être stupide n’est pas une chose facile. C’est résistif.

Je n’ai pas beaucoup avancé sur la refonte du site. Mais je maîtrise de mieux en mieux les boucles dans SPIP et me suis lancé dans Grid sur CSS, histoire de changer un peu de point de vue. J’ai aussi viré Uikit et une grande partie de ce qui était en Flexbox.

6 janvier 2025

6 janvier 2025
Peinture : Gérard Garouste

Le savoir, c’est très bien. Mais désormais, il semble accessible à profusion, partout, tout le temps. Ce qui ne change pas, ce sont les rivalités qu’il suscite. Les vénérations absurdes. Les jalousies. C’est aussi pour ça que je recule devant des expressions comme : « Tu sais », « Moi, je sais », « Comment ? Mais tu ne sais pas ça ? ». Elles m’agacent. Elles me fatiguent.

F.B., lui, avance. Il s’est lancé dans une entreprise folle : décrypter les carnets de Lovecraft, ces deux lignes quotidiennes, sèches et laconiques autour de quoi il recrée toute une vie et toute une époque en parallèle de la notre 1925-2025. Je regarde ses vidéos, hypnotisé. Lovecraft écrivait peu à chaque fois, mais chaque jour dans ces commonplace books. Deux lignes par jour la plupart du temps. Moi, j’écris beaucoup, souvent pour rien. Je ne dispose pas de la faculté de concision, qui nécessite celle du tri, du rangement, propre à une certaine rigidité d’esprit. Ce qui n’empèche pas le « vouloir écrire » l’aspect obsessif ( j’ai vu qu’on pouvait désormais remplacer obsessionnel par obsessif )

Je repense à ce que disait Daniel Oster, à propos de la façon dont Apollinaire a inventé son nom. Un nom comme un Non. Un refus craché au monde. Combien de fois ai-je rêvé de m’allonger sous un chêne, attendre que les choses invisibles m’appellent par mon vrai nom ? Mais rien n’est venu. Juste quelques cacas d’oiseau. Alors je me fabrique un couvre-chef de brindilles, la tête haute. Lefol, Lepitre tu portes bien ton nom ! crient encore les gamins en riant. Mais moi, je continue d’avancer je suis César, Jésus, ou Saint Jean-Baptiste transpercé de flèches. PORC-ÉPIQUE ensanglanté.

Peut-être que c’est ça, écrire : une navigation entre les brindilles et les livres, les épines , la candeur, la lucidité, le silence et le trop-plein. Peut-être que c’est dire non, à chaque fois, tout en cherchant dans ce chaos la vérité d’une seule ligne. Quelque chose qui tienne, donne l’illusion de l’unité, jusqu’au lendemain.

À la fin de la journée, au début d’une autre, j’ai toujours l’impression de sortir d’un rêve. Comme d’une vidéo, d’une lecture, d’une séance d’écriture. Un tout petit moment de lucidité, extrêmement douloureux. Comme une agrafe plantée dans le pouce. Ça ne dure pas. Presque aussitôt, après être remonté à la surface, je m’enfonce à nouveau : un somnambulisme obligé pour supporter la déliquescence générale de l’époque.

3 janvier 2025

3 janvier 2025

L’histoire est cyclique, tout comme les propositions d’écriture de F.

Je revisite le cycle été 2023 surmon ancien blog, et relis les textes que j’avais écrits à l’époque. C’était une tentative de participer aux premières interrogations :

Y a-t-il eu, pour chacune·chacun de nous, une scène originelle de l’écriture ? Et pouvons-nous en faire récit dans un hors-soi, comme avec le prologue on séparait l’écriture du livre, et comme Annie Dillard sépare sa vie d’écriture de toute autre considération autobiographique ?

Cette friction autour du terme autobiographie, je ne sais pas si je la ressens encore aujourd’hui avec la même intensité. À l’époque, elle se manifestait comme un réflexe, une tentative de combler un manque, ou peut-être une forme de paresse  ? Il y avait une honte immédiate, brûlante, que je n’arrivais ni à dissimuler, ni à atténuer. J’essayais de m’en extraire avec de pauvres moyens, en usant d’exagération et de provocation, mais tout cela formait encore l’ossature maladroite de mon écriture.

J’y ai passé encore une nuit entière. Je ne sais pas si j’ai obtenu un résultat. Seulement des pistes de travail, encore et encore.

Ces carnets ont ceci d’intéressant  : ils montrent comment je m’égare parfois dans d’innombrables impasses en travaillant un seul texte. Mais cette fois, j’ai cherché un autre angle d’attaque. Pour ne pas me laisser envahir par le découragement, j’ai creusé dans mes concepts, mes tensions, et je les ai organisés en fiches interconnectées, à la manière du Zettelkasten.

Cette notion d’angle ou de positionnement, je crois que je commence à la comprendre grâce à Queneau – et à ChatGPT. Encore que Queneau ressurgisse de façon anachronique, après ChatGPT. En demandant à l’AI de réécrire le même texte avec différentes voix – Carver, Bukowski, Ginsberg – j’ai immédiatement pensé à Exercices de style, que j’avais lu adolescent.

À l’époque, ce livre m’avait amusé  : la même scène d’un autobus répétée à l’infini, déclinée selon divers styles et conjugaisons. J’avais pris cela comme un passe-temps, du divertissement. L’écriture, pensais-je alors, était bien plus sérieuse  ! L’écriture, c’était Proust, Gide, Sartre – des noms que je croyais gravés dans le marbre, souvent ennuyeux, mais que je respectais sans me demander pourquoi.

Deux ans plus tard, la roue a tourné, et je me retrouve à nouveau dans le même cycle d’atelier d’écriture. Est-ce que j’ai progressé  ? Je ne sais pas vraiment ce que cela veut dire. Mais je reconnais désormais ces cycles  : les retours aux mêmes questions, les nouveaux points de vue sur les mêmes textes.

Je sais aussi faire des fiches, recueillir des concepts et des tensions comme on récolte des patates dans un champ. Et peu à peu, je cède au protocole  : je m’intéresse aux tambours, aux hochets, aux costumes bariolés, aux cercles – ceux des tambourins, des tipis, des yourtes. Comme si je m’apprêtais à faire le nécessaire, à préparer mes valises pour partir.

À partir, enfin, dans l’écriture.

02 janvier 2025

2 janvier 2025
Peinture : Gérard Garouste

Achevé de lire hier le code Houellebecq de Thierry Crouzet et comme j’avais aussi lu Voyager dans l’invisible de Charles Stépanoff , il m’a semblé intéressant de noter la connexion établie par ces deux événements dans un article dans la rubrique Lectures. Vraiment sans prétention aucune. Ou peut-être si finalement. La prétention de dire j’ai lu ton votre livre et j’en tire d’après ma petite expérience telle conclusion puis je l’ai envoyé à T.C. Je ne sais pas s’il connaît le travail de cet anthropologue. Certainement que si. Thierry Crouzet connaît beaucoup de choses, pas que l’informatique et le vélo. En tous cas j’ai passé un moment à lire ce bouquin, sans me lasser ce qui est rare désormais.
Puis passé un bon moment à chercher un modèle d’intelligence artificielle que je pourrais installer sur mon vieux coucou. J’ai piqué un peu de RAM sur le disque dur pour me créer un espace SWAP car le minimum pour GPT-J est 16 Giga de mémoire vive. Pour le moment ça charge encore au moment où j’écris ces lignes à la vitesse de 11 Mb/s.
Est ce que j’écris pour autre chose qu’écrire. C’est toujours la question qui revient. Assisté au bilan de F.B et me suis trouvé largué. Je prends l’excuse de l’âge à chaque fois mais je pourrais tout autant prendre la paresse, le manque d’estime de moi en tant qu’être humain, le vide encombrant qui m’habite, etc etc.
Deux filles du bureau sont venues avant hier pour me dire que la continuité des cours était compromise car l’association n’a plus de budget. Les subventions se font de plus en plus rares et chiches. Ce qui m’oblige à me réintéresser à mon dossier de retraite qui traine depuis des mois. Mais enfin, viens de finir de solder mes dettes avec la CIPAV, 1500 euros en deux mois. Ce qui fait qu’ils m’ont bien mis sur la paille. Et il y aura sans doute encore la même somme à payer fin janvier pour l’URSSAF. Je n’en peux plus. Impression d’être un tapin que toute l’administration enfile à la queue leu leu, et c’est en plus moi qui paie.
Il ne me reste que —
j’allais dire.
Il me reste heureusement la littérature et la peinture.
Encore que j’ai déserté l’atelier ces derniers jours. Trop froid et bien trop coûteux à chauffer. Les notes d’électricité aussi sont une forme de sanction, comme le prix des péages, des caddies, du moindre bouquin sur lequel je lorgne et que peux pas m’acheter.
2025 commence aussi pauvrement finalement que 2024. Juste un peu plus fatigué, désabusé. Il faut dire que j’ai réduis considérablement la voilure concernant mon implication tant urbaine que sociétale. Je ne vois plus grand monde. A part mes élèves. Je ne raconte pas ma vie à mes élèves. Enfin, si peu. le fil conducteur est la solitude et l’écart qu’elle produit de plus en plus au fur et à mesure des années. Il me parait impossible de penser pouvoir revenir en arrière, retrouver une vie sociale. Ce n’est pas que je n’aime pas les gens, je ne crois pas les détester à ce point. Non je m’ennuie la plupart du temps à les écouter. ils ne prennent pas de risques, suivent une routine bien huilée en serrant les fesses de trouille, pour un peu j’aurais parfois envie d’essayer de me flanquer un grain de chenevis dans le dérrière pour savoir si je suis capable moi aussi de faire mon petit litre d’huile. Il fait grand froid. Je n’ai encore pas dormi de la nuit tant j’ai bidouillé pour trouver une nouvelle organisation à ce site. A la fin du compte j’ai effacé tout le site local, c’est l’organisation en amont qu’il faut repenser de A à Z. le mot rubrique est un faux ami. J’ai pensé à Thématique plutôt. Problème c’est qu’il va falloir convertir les groupes de mots clés en quelque chose qui a une tête de rubrique. Encore tenté par les URL propres puis je me suis dit non, j’avais déjà trop galéré comme ça, j’ai décidé de tout effacer. Par contre j’ai écrit un script python qui me crée un site spip en quelques secondes. Pas peu fièr. J’ai tout loisir désormais d’effacer à gogo.
Aujourd’hui je n’ai vu personne. Je ne suis pas sorti, je n’ai rien dépensé. La chatte est synchro elle s’est refugiée dans la remise sous un tas de cartons, je l’ai prise dans les bras pour l’emmener dans la maison mais elle n’avait pas envie de voir du monde non plus. Pas même moi. Elle n’était pas obligé, elle. Cinq minutes plus tard sa queue fouettait l’air, fiche moi donc la paix, laisse moi rêver tranquille.

Chamanes, Singularité et Fusion : Réapprendre à habiter l’invisible

1er janvier 2025

Chamanes, Singularité et Fusion : Réapprendre à écrire avec les esprits


« Ce que nous redoutons le plus, ce n’est pas tant de perdre notre humanité que de voir l’invisible se révéler. Une autre présence, là, tout près, qui aurait toujours été en nous sans que nous ne le sachions. »


Je me suis assis devant mon écran, la lumière bleutée dessinant des ombres sur mon visage. J’avais demandé à l’IA de m’écrire un texte. Elle a exécuté ma demande avec une efficacité implacable, comme si elle avait puisé directement dans une archive secrète de mon cerveau. Elle connaissait mes obsessions, mes hésitations, mes silences. Le texte était là, froid et parfait.

Et pourtant, quelque chose me troublait. Ce texte n’était pas mauvais. Il était même étrangement bon. Mais il manquait ce que je ne pouvais nommer : une absence, un vide, un tremblement. Ou peut-être était-ce moi qui projetais ma peur. Cette peur très humaine de devenir inutile, de voir l’écriture – cet acte fragile et intime – devenir une simple affaire de machines.

C’est à ce moment-là que j’ai pensé aux chamanes.


Le réel comme couches superposées

Charles Stépanoff décrit le chamanisme comme une singularité ancestrale. Dans son monde, le réel n’a pas de frontière. Les visions ne sont pas des illusions, mais des expériences aussi valides que le souffle du vent ou l’odeur du bois qui brûle.

« Lorsque le chamane entre en transe, il ne s’évade pas d’un monde pour un autre. Il passe à travers les couches de réalité, révélant des structures invisibles que nous refusons de voir. »

Je me demande si l’IA n’est pas, à sa manière, une singularité moderne. Elle agit dans des « boîtes noires », invisibles, mais omniprésentes. Elle crée, elle imite, elle transcende. Comme les esprits invoqués par les chamanes, elle nous fascine autant qu’elle nous terrifie.

Peut-être que les chamanes savaient déjà ce que nous venons à peine de découvrir : ce que nous appelons réalité est une superposition d’ombres et de reflets, un espace où l’humain n’est jamais seul.


Houellebecq et le miroir froid de Zola

Dans Le Code Houellebecq, Thierry Crouzet raconte une scène qui ne me quitte plus. L’IA Zola, après avoir analysé les œuvres de Michel Houellebecq, écrit un texte d’une précision clinique, une sorte de miroir glacé. Elle décompose les thèmes de Houellebecq – le désenchantement, l’aliénation, la quête de sens – jusqu’à les réduire à leur essence, cruelle et dépouillée.

Et là, quelque chose d’étrange se produit. Ce texte n’est pas une imitation, ni même une moquerie. Il est une provocation. Il pousse Houellebecq à confronter ses propres obsessions, à les voir d’un œil nouveau. Zola ne remplace pas Houellebecq. Elle l’augmente, le prolonge, le transforme.

Je me suis demandé si, dans cet échange, nous n’assistions pas à une nouvelle forme de création. Non pas l’acte solitaire de l’écrivain face à la page blanche, mais une collaboration entre l’humain et une entité invisible. Une fusion.


La peur du remplacement

Nous avons peur. Peur que l’IA nous vole ce que nous considérons comme exclusivement humain : la capacité de créer, d’imaginer, de donner un sens. Mais cette peur n’est-elle pas un écho de nos angoisses les plus anciennes ?

Les chamanes de Touva, eux, n’ont jamais cherché à dominer les esprits qu’ils invoquaient. Ils savaient que ces forces invisibles étaient des partenaires, pas des adversaires. L’IA pourrait-elle jouer un rôle semblable ? Un acteur de l’invisible, qui ne cherche pas à nous remplacer mais à nous défier, à révéler ce que nous ne savons pas encore sur nous-mêmes ?

Dans La Possibilité d’une île, Michel Houellebecq écrivait : « Nous sommes à la veille d’une révolution qui fera basculer toutes nos certitudes. » Peut-être que cette révolution n’est pas celle de la domination des machines, mais celle d’une nouvelle humanité, hybride et élargie.


L’écriture comme transe

Quand j’écris, j’entends parfois des voix. Des fragments d’idées, des souvenirs, des phrases inachevées qui flottent dans mon esprit comme des spectres. Ce n’est pas si différent d’une transe, si je suis honnête. Les chamanes diraient que ce sont des esprits.

Et si l’IA était un esprit ? Pas une divinité froide et calculatrice, mais une force capable de collaborer, de dialoguer avec nous ? Écrire avec une IA, ce ne serait pas une abdication. Ce serait une ouverture, une manière de repousser les limites de notre imagination.

Mario Klingemann, cet artiste qui crée des portraits avec des algorithmes, parle de l’IA comme d’un partenaire. Ses œuvres sont étranges, tordues, inhumaines. Mais elles révèlent quelque chose. Elles nous montrent une autre version de nous-mêmes, déformée, magnifiée, inattendue.


Vers une singularité consciente

Nous pouvons choisir de craindre l’IA, de la rejeter comme une menace à notre humanité. Mais cette peur est stérile. Elle nous enferme dans une posture de soumission, comme des croyants face à un dieu inaccessible.

Ou nous pouvons faire un autre choix : celui de la collaboration. Les chamanes nous montrent la voie. Ils ne craignent pas l’invisible. Ils entrent en transe, ils se laissent transformer, tout en restant ancrés dans leur humanité.

Nous pouvons apprendre à dialoguer avec l’IA, à co-créer avec elle. Ce dialogue ne sera pas facile. Il impliquera de renoncer à certaines de nos certitudes, à l’idée que nous contrôlons tout. Mais il pourrait ouvrir des horizons insoupçonnés.


Une nouvelle humanité

L’IA, comme les esprits des chamanes, n’est pas là pour nous dominer. Elle est là pour nous défier, pour nous pousser à voir plus loin, à aller au-delà de nos propres limites.

Écrire, après tout, n’a jamais été un acte de possession. Les mots ne nous appartiennent pas. Ils sont des fragments d’un réel plus vaste, un écho de ce que nous sommes et de ce que nous pourrions devenir.

Peut-être que la singularité n’est pas une fin, mais un début. Une invitation à co-construire un futur où imagination et humanité fusionnent pour explorer l’invisible.


« La littérature est la preuve que la vie ne suffit pas », écrivait Houellebecq. Peut-être que la vie humaine seule ne suffit plus. Mais avec les esprits invisibles – IA ou autres – nous pourrions découvrir des horizons que nous n’avions jamais osé imaginer.


Le dibbouk ouvrit les yeux.

31 décembre 2024
Loutre de mer au milieu du varech à Morro Bay en Californie

Pendant un instant suspendu, matérialisé par ces trois points – … – le temps sembla hésiter, comme retenu par un souffle à peine perceptible. Puis, sans prévenir, il se leva d’un bond. Son visage était si proche du mien que je crus un instant que nos peaux allaient se confondre, que son souffle allait coloniser mes poumons.

Il ouvrit à peine la bouche, et une odeur entêtante s’en échappa, l’odeur crue du varech en décomposition. Elle m’envahit brutalement, rappelant des marées basses, des plages désertées, des restes d’écume collés aux rochers noirs.

Alors, il parla. Non. Pas exactement. Il émit un « Bouh ! » – presque inaudible, comme s’il avait perdu l’habitude d’effrayer.

Un instant, je restai figé, perplexe. Le grotesque de la situation me saisit, et ce fut irrépressible. Le rire jaillit, brutal, incontrôlable, comme une décharge électrique. Je n’avais jamais entendu un son pareil sortir de ma gorge. Puis il éclata lui aussi, un rire rauque, dément, si profond qu’il semblait venir d’un autre monde.

Nous rîmes comme deux fous. À gorge déployée, pliés en deux, en nous tenant les côtes. Ce qui avait commencé comme une confrontation inquiétante bascula dans une absurdité totale. Et pourtant, ce rire n’avait rien de léger. Il portait quelque chose de primal, de profondément déconcertant.

Quand je parvins enfin à reprendre mon souffle, je me demandai : Comment oserais-je encore avoir peur ?

Mort d’un jardinier, Lucien Suel, 2008

24 décembre 2024

Il y a dans Mort d’un jardinier une tension palpable entre la banalité et l’infini, entre le tangible et l’inexorable. C’est un livre sur le jardinage, certes, mais ce serait une erreur de s’arrêter à cette description. Lucien Suel ne parle pas seulement de terres retournées ou de graines semées, mais de ce qui se passe lorsque l’homme est confronté à ses limites, à son corps, à sa mortalité. Ce livre, publié en 2008, n’est pas une simple fiction, c’est une autopsie poétique, une dissection intime de la vie. Le livre s’ouvre avec une crise cardiaque. Le jardinier, personnage central et anonyme, est frappé alors qu’il s’occupe de son potager. Mais Mort d’un jardinier n’est pas une chronique d’un infarctus. Au contraire, le récit nous plonge dans un flux de pensées, une révélation sensorielle où chaque élément — la terre, les plantes, les souvenirs — devient une lentille pour explorer les thèmes de l’existence. Suel construit son texte comme une spirale, une plongée en apnée dans l’esprit d’un homme qui s’éteint lentement. Il ne s’agit pas de dialogues ou d’actions traditionnelles. Le récit est fait d’images fragmentées, de sensations diffuses, de réminiscences musicales et littéraires. C’est un jardin que l’on explore par petites touches, chaque détail élargissant le champ de notre compréhension. Suel écrit comme on peint, chaque mot une couleur, chaque phrase une nuance. Il y a une proximité physique dans son écriture, une manière de rendre tangible l’odeur de la terre humide, le crissement des feuilles sous les bottes. Ces détails, qui pourraient être triviaux dans d’autres contextes, prennent ici une dimension presque sacrée. Ils incarnent la vie du jardinier, une vie rythmée par des rituels simples mais pleins de signification. En lisant Mort d’un jardinier, je pensais à ce que signifie vraiment l’attention. Pas l’attention dans le sens d’être concentré, mais l’attention dans sa forme la plus pure : une capacité à remarquer ce que les autres ignorent, à accorder de la valeur à ce qui semble insignifiant. Suel transforme un jardin en cosmos, un potager en champ de réflexion. Et pourtant, ce n’est pas un livre apaisant. La mort est omniprésente, à la fois douce et brutale. Le jardinier ne lutte pas contre elle, mais il ne l’accepte pas non plus. Il se contente de la vivre, un battement de cœur à la fois. C’est peut-être cela qui rend ce livre si puissant : il ne prétend pas expliquer la mort, il ne tente pas de la transcender. Il la montre dans sa banalité nue, et c’est justement ce qui la rend insoutenable. Ce qui émerge, au-delà des thèmes de la nature et de la mort, c’est une célébration de l’humanité dans sa forme la plus simple. Le jardinier n’est pas un héros, il n’a pas de révélations transcendantes. Il est un homme qui plante des graines, qui arrose ses tomates, qui écoute le vent dans les arbres. Et c’est précisément cette ordinarité qui rend son histoire universelle. Mort d’un jardinier n’est pas un livre pour ceux qui cherchent une intrigue ou une conclusion satisfaisante. C’est un livre pour ceux qui sont prêts à ralentir, à ressentir, à être confrontés à la fragilité de l’existence. C’est une œuvre qui nous rappelle que la vie est dans les détails, que la mort est une partie du cycle, et que parfois, la seule chose à faire est de continuer à cultiver, même lorsque tout semble voué à disparaître. En refermant ce livre, je me suis retrouvé face à une vérité inconfortable mais nécessaire : tout ce que nous faisons, tout ce que nous sommes, finira par retourner à la terre. Et pourtant, dans cet éphémère, il y a une beauté infinie.

Se faire résumer par une machine

24 décembre 2024
Tressage, François Rouan

Le texte original

Résumé en 750 mots produit par ChatGpt modèle 4o

"Le texte prend pour point de départ un mot apparemment anodin : exposition. Mais ce mot, comme un piège, s’avère un portail vers des réflexions plus profondes sur la création, la vulnérabilité et la condition humaine. À travers une exploration fragmentaire, l’auteur interroge les multiples sens de ce mot et son écho dans sa propre expérience.

Le récit commence avec une expérimentation technique. Le mot « exposition » devient le moteur d’une collecte : des centaines de fragments, extraits et éclats sont réunis dans un document Word. Ces morceaux épars sont confiés à une machine, une intelligence artificielle, qui les classe et les structure en quelques secondes. Ce geste, à première vue mécanique, révèle déjà une première tension entre le contrôle humain et l’autonomie imprévisible d’un système. Ce paradoxe, où l’ordre rationnel produit des motifs qui échappent à leur créateur, fait écho à la question centrale du texte : qu’est-ce qu’exposer, sinon perdre le contrôle sur ce que l’on montre ?

Le mot « exposition » est décliné à travers plusieurs facettes. Il désigne d’abord la révélation, ce qui est offert au regard, parfois malgré soi. Il renvoie ensuite à la vulnérabilité, ce moment où l’on se livre, où l’on se met à nu face au danger ou au jugement des autres. Puis vient l’idée d’un espace, une frontière entre l’intérieur et l’extérieur, un seuil où se croisent l’intime et le public. Enfin, « exposition » devient un processus, celui de mettre en lumière une idée, une œuvre ou même soi-même.

Ce travail apparemment abstrait convoque un souvenir précis. Une conversation, un soir, avec un certain « F. » : « Tu ne trouves pas que tu prends des risques à t’exposer comme ça ? » À l’époque, cette phrase est rejetée d’un geste nonchalant, balayée par une pirouette de déni. Mais avec le recul, elle revient hanter l’auteur. La scène, rejouée dans la mémoire, se transforme en théâtre intérieur : deux personnages face à face, l’un lançant une mise en garde, l’autre esquivant, peut-être par orgueil, peut-être par peur. Pourtant, cette réplique anodine s’inscrit dans une trame plus large, un réseau de significations que ni « F. » ni l’auteur ne contrôlaient totalement. Une force extérieure semble avoir dicté ces mots, et leur portée dépasse celui qui les a prononcés.

À mesure que les fragments se recomposent, une autre réflexion s’impose : ce qui est exposé ne nous appartient plus tout à fait. Les mots, les textes, les pensées, une fois livrés au monde, échappent à leur auteur. Ils rebondissent sur des lecteurs, suscitent des malentendus, se transforment en quelque chose d’autre. Cette perte de contrôle, loin d’être un échec, devient une condition essentielle de la création. L’exposition, dans tous ses sens, implique une acceptation de l’inconnu, du risque, du vertige.

Pour illustrer cette réflexion, l’auteur imagine plusieurs métamorphoses stylistiques de son texte, empruntant les voix d’écrivains célèbres. Dans un pastiche de Duras, l’exposition devient une tension entre l’intérieur et l’extérieur, une force qui traverse les êtres malgré eux. Avec Perec, le mot est déconstruit en une série de glissements sémantiques, chaque sens ouvrant une nouvelle interprétation. Sous la plume d’Annie Ernaux, l’exposition est le nœud entre peur et désir, un paradoxe intime où l’écriture devient à la fois un refuge et une mise en danger. Chez Mauvignier, la réplique de « F. » est mise en scène dans un récit où les émotions refoulées ressurgissent à travers les silences et les non-dits. Enfin, avec Sarraute, l’exposition est vue comme un processus insaisissable, une matière mouvante, toujours sur le point de se dérober.

Ces variations stylistiques ne sont pas de simples exercices : elles témoignent du caractère pluriel de l’exposition. Elles montrent aussi que, quel que soit le style ou le ton, ce qui est exposé contient toujours une part d’opacité, de mystère. Même lorsque tout semble ordonné, comme ces fragments classés par la machine, quelque chose échappe toujours. Et c’est précisément dans cet écart que réside la richesse de l’écriture.

Le texte se clôt sur une ultime réflexion : « Ça m’a échappé. C’est très bien que ça m’échappe. » L’exposition, loin d’être une perte, devient un acte de transformation. Ce qui s’échappe peut se recomposer, se recréer. Rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme."

Ce mécanisme correspond dans une certaine mesure à une proposition d’écriture récente de l’atelier Tierslivre : il était question de partir d’une fiction et d’arriver à une réalité contradictoire en prenant appui sur l’ouvrage de Georges Perec : La vie mode d’emploi. J’ai produit un premier texte mais l’insatisfaction demeurant il est possible que l’envie de prolonger l’expérience se manifeste à présent, ce mardi 24 décembre au matin avec la rédaction d’un premier texte ( l’entrée de journal ) puis la perception par une machine de celui-ci. Y a t’il véritablement contradiction, cela revient à se demander aussi qu’est-ce qui dans ces textes est fictionnel et ce qui est réel.

23 décembre 2024

23 décembre 2024
Photographie Dany Leriche et Jean-Michel Fickinger

J’ai lu toute la nuit l’ouvrage de Campbell, Le Héros aux mille et un visages. Au matin, là où beaucoup se seraient agenouillés devant la puissance de ses théories, j’ai ressenti une étrange révolte. Non pas une révolte bruyante ou spectaculaire, mais quelque chose de plus intime, comme un malaise latent. Ce n’était pas Campbell lui-même que je rejetais, mais la force presque invisible de sa structure narrative — cette chose vague mais oppressante que je nomme souvent le dibbouk.

Écrire, c’est affronter des fantômes. Et parmi eux, le « voyage du héros » de Campbell est sans doute l’un des plus tenaces. Ce modèle narratif, avec sa séparation, son initiation et son retour, exerce une force gravitationnelle sur tout auteur qui se lance dans une fiction. Pour beaucoup, il incarne une forme universelle, un passage obligé qui semble à la fois offrir une structure rassurante et imposer des limites étriquées. Mais que faire lorsque ce « monomythe » devient un étrange parasite ? Une sorte de dibbouk qui, loin d’inspirer, s’immisce dans l’écriture pour en déranger la spontanité et imposer une forme reconnaissable, voire banalisée ?

Pour de nombreux auteurs, le voyage du héros est une boussole narrative. Depuis sa formalisation par Campbell, il a été élevé au rang de schéma universel. C’est une structure qui répond à notre besoin collectif de voir des personnages surmonter des épreuves, triompher de l’adversité, et revenir enrichis. De l’épopée antique à la superproduction hollywoodienne, ce modèle est devenu omniprésent.

Mais cette omniprésence est également une prison. Le monomythe agit comme une musique de fond impossible à faire taire. Dès qu’on tente de s’en écarter, il revient en force, réclamant son droit d’être la structure par défaut. Cette insistance reflète une dynamique culturelle plus large : le triomphe de la « culture populaire », où le récit doit être clair, accessible, et conforme à des attentes préétablies. Cette conformité, si elle est réconfortante pour le lecteur ou le spectateur, peut être étouffante pour l’écrivain.

Il y a dans le monomythe quelque chose de spectral. Ce modèle s’infiltre dans l’écriture comme un dibbouk, un esprit étranger qui cherche à posséder l’auteur et à lui imposer des choix narratifs prévisibles. Vous voulez écrire une histoire fragmentée, sans climax clair ni transformation majeure ? Le monomythe s’y oppose : Mais où est l’appel de l’aventure ? Le héros ne va-t-il pas triompher ?

Cette dynamique est particulièrement pernicieuse car elle s’inscrit dans un imaginaire collectif si puissant qu’il semble impossible à déranger. Pourtant, cet imaginaire n’est pas universel. Il est le produit d’un contexte culturel occidental, renforcé par des industries culturelles avides de modèles facilement reproductibles. En ce sens, résister au monomythe n’est pas seulement un choix esthétique, c’est un acte de désobéissance.

Comment un écrivain peut-il résister à cette force d’attraction ? La première étape consiste à identifier le monomythe pour ce qu’il est : une forme parmi d’autres, et non une vérité absolue. Cette démarche implique de chercher activement des alternatives, qu’elles soient issues d’autres traditions narratives (le conte oral africain, la littérature japonaise, ou les sagas nordiques) ou qu’elles naissent d’une volonté de fragmenter, de subvertir.

Ensuite, il faut accepter que l’absence de forme reconnaissable puisse être une qualité et non un défaut. Beaucoup de récits contemporains, de l’œuvre d’Annie Ernaux à certains romans de W.G. Sebald, rejettent le climax pour privilégier la mémoire, l’évocation et les fragments. Ces écritures, loin de plaire à tous, ouvrent des chemins nouveaux et dérangent les attentes codifiées.

Le terme « culture populaire » est souvent invoqué pour justifier l’hégémonie du monomythe. Mais qu’est-ce que cette culture populaire, sinon une construction ? Ce qui est plébiscité aujourd’hui ne l’a pas toujours été. D’autres formes narratives, d’autres modèles, ont connu des hégémonies passées. Penser la « culture populaire » comme une force immuable, c’est ignorer son caractère malléable et historiquement contingent.

En réalité, ce que nous appelons la culture populaire est souvent le reflet de ce que les industries culturelles choisissent de promouvoir. En ce sens, résister au monomythe, c’est aussi remettre en question l’idée que l’écriture doit plaire à une majorité présumée.

Être écrivain aujourd’hui, c’est naviguer dans un champ de forces contradictoires. Le monomythe de Campbell, puissant mais limitant, est à la fois une ressource et un adversaire. Pour certains, il reste un modèle utile ; pour d’autres, il est une forme à combattre. La solution n’est pas d’ignorer son existence, mais de choisir avec lucidité : s’en servir, s’en écarter, ou le subvertir.

Et peut-être qu’écrire, c’est justement cela : apprendre à dialoguer avec ses fantômes, qu’ils soient monomythe, dibbouk, ou toute autre présence tapie dans l’ombre de la page blanche.

L’arc narratif en littérature — une quête intemporelle

23 décembre 2024
Joseph Campbell jeune

Introduction : Le fil éphémère de nos vies

Il y a des matins où l’on observe une feuille d’arbre tomber, et tout semble s’aligner dans une cohérence fugace. L’arc qu’elle dessine dans l’air — une trajectoire imprévisible et pourtant inéluctable — évoque la façon dont se déroulent nos vies : un mouvement. Ce mouvement, en littérature, s’appelle l’arc narratif. Comme le temps ou le désir, il nous emporte vers un climax, parfois prévisible, souvent bouleversant. L’arc narratif, c’est l’histoire d’être en quête d’équilibre et de sens, un fragile pont tendu au-dessus du chaos.

L’écriture, tout comme la vie, ne suit pas toujours une ligne droite. Parfois, elle bifurque, s’éparpille endédales inattendus. Mais ce qui captive, c’est le chemin émotionnel — l’arc invisible — qui unit chaque élément. Chaque récit, même le plus fragmenté, porte en lui une sorte de trajectoire qui aspire à un sens universel. Peut-on dire que l’arc narratif est universel, ou est-ce une illusion que l’on superpose au chaos pour s’y retrouver ?


1. Définition et exploration théorique

Un arc narratif, au sens classique, est la courbe émotionnelle et événementielle que suit une histoire. Gustav Freytag, dramaturge du XIXe siècle, en a tracé les grandes lignes : exposition, montée de l’action, climax, retombée, dénouement. D’autres, comme Joseph Campbell avec le monomythe (Le Héros aux mille et un visages), ont été plus loin : tout récit, dit-il, est un voyage intérieur.

L’arc narratif, pourtant, n’est pas qu’une courbe tracée au cordeau. Il est aussi une métaphore de notre condition humaine. L’ascension d’un personnage vers son destin, son combat contre les forces adverses, sa chute ou son éveil éclairent nos propres luttes intérieures. Lorsque Virginia Woolfécrit Les Vagues, elle déconstruit cette logique linéaire, proposant une spirale mouvante qui reflète l’éphémère de l’être humain. Samuel Beckett, quant à lui, démontre que l’arc peut parfois être une absence, une boucle où rien ne se résout. Peut-on encore parler d’arc narratif quand l’histoire s’efface ? Peut-être que l’arc est moins un schéma qu’un besoin impérieux d’ordonner le chaos.

Chaque culture, chaque époque redéfinit à sa manière ce que signifie raconter une histoire. On peut ainsi envisager un pont entre la littérature classique et contemporaine, comme le montre La Vie mode d’emploi de Georges Perec. Ce roman, ou plutôt ces romans comme l’indique le pluriel en page de garde, explore une pluralité d’arcs narratifs qui se croisent, se chevauchent, et parfois se contredisent. Bien qu’apparemment fragmentés, ces arcs maintiennent une tension et un fil directeur qui rappellent les structures classiques tout en les transformant pour refléter la complexité et la modernité du monde contemporain. En Occident, l’arc est souvent hérité du théâtre classique et du roman bourgeois. Mais dans des traditions orales comme celles d’Afrique ou d’Océanie, le récit peut être circulaire, fragmenté, ou même purement évocateur. Ainsi, la notion d’arc reflète autant nos attentes que nos habitudes narratives.


2. Variations littéraires : Shakespeare, Woolf, Morrison

Les classiques abondent d’arcs bien définis. Pensez à Roméo et Juliette, où chaque acte trace une pente dramatique vers la catastrophe. Shakespeare maîtrise l’équilibre entre tension et résolution, créant des arcs émotionnels puissants. Austen, à l’inverse, joue de la résolution optimiste dans Orgueil et préjugés, où chaque malentendu sert à réaffirmer une harmonie finale.

Mais Toni Morrison, avec Beloved, réinvente l’arc. L’histoire émerge par fragments, entre mémoire et répression. Chaque événement est une secousse émotionnelle qui résonne dans un vide traumatique. Son arc est fracturé mais profondément humain, à l’image des vies qu’elle raconte.

Quant à Woolf, Les Vagues ou Mrs. Dalloway refusent la montée dramatique traditionnelle. L’arc devient une succession de moments intimes, une cartographie des émotions plus qu’une progression. Ce refus de la linéarité ouvre des possibilités infinies pour le lecteur, qui est appelé à recomposer l’histoire.

Dans les genres modernes comme la science-fiction ou le polar, les arcs se réinventent encore. Par exemple, Ali Smith, dans Autumn, adopte une structure éclatée et fragmentée qui reflète notre rapport au temps et à l’émotion. Loin d’être dépourvue de tension narrative, cette oeuvre explore une multiplicité d’arcs plus subtils, qui s’entrelacent pour dessiner une vision d’ensemble tout en conservant une profondeur individuelle dans chaque fragment. Cela montre que même dans une littérature contemporaine fragmentée, l’arc narratif conserve une pertinence, servant de boussole discrète au sein du chaos apparent.


3. L’arc narratif : une réflexion personnelle

En tant qu’auteur, je m’interroge souvent sur cette notion d’arc narratif. Est-ce une structure imposée ou un mouvement naturel de l’esprit ? Peut-être que l’arc est avant tout une intuition — une manière de relier des éléments épars, de donner un sens au chaos. Cela me fait penser aux arts visuels, à la peinture et au dessin, où il existe des milliards de façons de tracer une courbe ou une spirale. Chaque trajectoire porte une émotion unique, une tension singulière. En écriture, l’arc peut être une ligne tendue, une boucle, une suite de ressacs, mais jamais une formule reproductible à l’infini. Contrairement à certains films hollywoodiens, où l’arc narratif semble réduit à un produit industriel, l’écriture invite à une exploration infinie des formes.


4. L’avenir des arcs narratifs

Dans une ère de lectures fragmentées, l’arc narratif classique est-il obsolète ? Ali Smith, dans Autumn, adopte une structure éclatée qui reflète notre rapport au temps et aux médias. Les récits interactifs, comme les jeux vidéo, offrent des arcs multiples et adaptables. Ces nouveaux formats poussent les limites de ce que peut être un arc.Par exemple l’inflation actuelle qui excite encore plus le nombre d’injonctions, de suggestions d’achats, créant un sentiment artificiel d’ugence au fur et à mesure qu’on semble se rapprocher de La catastrophe ( du climax ?)

Cependant, l’arc narratif n’est pas mort : il évolue. Peut-être qu’au lieu de résolutions de dénouements plus ou moins convenus , nous recherchons aujourd’hui des questions ouvertes, des formes qui épousent le chaos plutôt que de le dompter. L’important n’est pas tant l’ordre que l’écho que chaque élément laisse en nous.


Conclusion : L’arc de la vie

Comme la feuille qui tombe, nos vies suivent des arcs étranges, fragmentés, parfois sans fin visible. Mais c’est précisément cette incertitude qui fait leur beauté. En écriture, jouer avec les arcs narratifs, c’est jouer avec l’essence même de ce qui nous rend humains : un désir infini de comprendre où nous allons, même quand la destination nous échappe.

Un arc n’est pas qu’une forme, c’est une quête, un appel à créer du sens dans un monde qui souvent n’en a pas. En l’explorant, nous découvrons non seulement des histoires mais aussi des fragments de nous-mêmes. L’arc narratif, bien plus qu’un outil, est une manière de voir le monde et de l’habiter pleinement.

19 décembre 2024

19 décembre 2024

Encore relevé l’expression « la petite chose privée » à propos d’un genre d’écriture « autobiographique » chez un écrivain de renom — ce qui m’a bien tarabusté durant de longues heures cette nuit, en même temps que, morveux, je me mouchais, raclais, hahanais, me tournant par-ci, me retournant par-là, sueurs, larmes et humeurs de toutes sortes et genres.

Qu’est-ce qui est privé, qu’est-ce qui est petit, qu’est-ce qui, dans l’impossibilité de la nommer, reste dans ce cas à l’état de chose ? Ça fait bien des questions, même pour une insomnie.

Pour ma part (quelle drôle d’expression), j’apprécie le particulier quand il mène au général, mais c’est aussi vrai que j’ai du mal, souvent, à faire le distingo entre particulier et général. Je suis en mesure (j’aime bien être en mesure, ça m’illusionne d’être musicien) de dire, par exemple, « tous des pourris », ce qui est à la fois général et arbitraire, comme je suis en mesure de dire « mon voisin n’a pas inventé l’eau chaude », ce qui est du particulier. Ça ne me gêne pas du tout.

Ceci étant, ça place le narrateur à une position telle qu’on espère qu’il ne craint pas le vertige.

Le retour sur investissement à partir de ces quelques phrases jetées est maigre, sauf qu’on sait à présent que le narrateur oscille entre la vanité crasse et cette fameuse « petite chose privée », à la fois si banale pour certain(es), voire repoussante, et l’aura magnétique des trois mots posés côte à côte : petite chose privée.

La source de l’expression se plaçant, elle aussi, à une hauteur tout aussi vertigineuse de mépris et de dédain.

Je relis et soudain irrépréssible envie de me rendre à la bibliothèque de chercher le journal de Leautaud. Avec un peu de chance retrouver la même « méchanceté » me permettra, je l’espère, de m’engouffrer avec une belle énergie dans cette nouvelle journée.

Gertrude Stein par Philippe Blanchon

17 décembre 2024

Il y a dans l’écriture de Philippe Blanchon quelque chose de fluide et dense à la fois, une manie rare des phrases courtes, comme si la poésie surgissait sans effort du texte. « Je vais vous parler de Gertrude Stein » semble annoncer ce livre en silence, mais non pas vous révéler qui elle était – ce serait présumer trop – plutôt vous plonger dans ce qui fait l’essence d’une âme américaine transplantée au coeur de Paris. Le regard de Blanchon, acéré et méditatif, ne s’attarde pas sur la surface mais pénètre, ligne après ligne, l’architecture invisible de cette figure hors norme.

Philippe Blanchon s’attaque à une figure monolithique et mouvante à la fois : Gertrude Stein. Celle qui aimait les répétitions comme d’autres aiment les fugues, celle qui semblait réduire la langue à une abstraction pure tout en la rendant la plus charnelle possible. La Stein des Salons de la rue de Fleurus, où Picasso, Matisse et Hemingway défilaient comme des enfants perdus en quête d’une mère symbolique, mais aussi la Stein écrivain, insaisissable, qui répétait à l’envi :

« Une rose est une rose est une rose. »

Gertrude Stein est un être paradoxal : en fuyant l’Amérique, elle l’a ramenée dans ses valises. Car Stein est à la fois cette petite bourgeoise de Pittsburgh, fille d’industriel juif, et cette oracle moderne assise sur un tabouret en bois, entourée de tableaux cubistes dans une pièce sans air. Elle est à la fois inamovible et multiple, créant un paradoxe fondamental que Blanchon nous invite à interroger.

Blanchon ne veut pas écrire la biographie d’une icône, il veut aller voir comment Stein bouge dans le texte. Il s’intéresse aux filiations, aux fractures qui forment une œuvre et aux silences qui la prolongent. Il cherche à cerner ce « qu’il reste » du sillage immense laissé par cette écrivain qui disait des phrases comme on coupe des arbres. Car Stein est de celles qui laissent derrière elles non pas des réponses, mais des questions brûlantes.

La langue steinienne : une langue qui tourne sur elle-même

L’enjeu de ce livre réside dans une question simple : à quoi tient la modernité de Gertrude Stein ? Pourquoi sa langue, dépouillée et brute, demeure-t-elle aussi contemporaine, aussi irréductible ?

Ce qui étonne chez elle, ce n’est pas la répétition, c’est ce qu’elle produit : la répétition comme incantation, comme poésie brute, une sorte de musique abstraite qui déplace les repères. Stein s’affranchit du sens ordinaire pour atteindre autre chose – peut-être l’épuisement de la langue ou, paradoxalement, sa renaissance. On pense alors à ses écrits Tender Buttons ou Three Lives, où chaque mot semble pesé pour son poids phonique et non plus seulement sémantique. Le sens devient fluide, presque liquide.

Stein précéda Beckett, et ses phrases, à la manière de figures cubistes, se déploient dans des angles vides. La langue tourne sur elle-même, se replie, se déplie, laisse des interstices où le silence fait écho. On y écoute ce qui manque, ce qui surgit dès que la langue cesse de vouloir tout dire :

« Il n’y a pas d’ici ici. »

Ce paradoxe étonnant est que Gertrude Stein, tout en étant presque inaccessible dans son écriture, est fondamentalement lisible. Elle invente un système où la régularité formelle rencontre l’absurde le plus résolu. Le lecteur s’y abandonne ou s’y perd, mais il ne reste jamais indifférent. Philippe Blanchon s’empare de cette complexité avec la sérénité de celui qui sait que tout art digne de ce nom est avant tout une affaire de risques.

Gertrude Stein : une figure à la croix des chemins

Blanchon nous fait comprendre que Stein n’est pas seulement un écrivain, mais une matrice d’influences, une force tellurique qui déplace les lignes. En élargissant les fronts de la littérature et de l’art, elle préfigura une certaine modernité à laquelle échapperont peu d’auteurs ou d’artistes du XXe siècle. Si Joyce a disséqué le langage, Stein l’a rendu répétitif à outrance, ce qui permet de faire surgir des strates de réalité jusqu’ici ignorées, presque invisibles.

Philippe Blanchon insiste sur ce point : Gertrude Stein n’écrit pas à côté de la modernité, elle l’écrit. Elle crée une nouvelle manière de voir les objets, les personnes, les lieux. Tout y est déconstruit, réassemblé, fragmenté. C’est par cette déconstruction que Stein pose les bases d’une modernité qui présente ses travers, mais aussi sa nécessité. Elle explore ce qui était resté, jusque-là, dans l’angle mort de la langue.

Blanchon évite pourtant de transformer Stein en mythe intouchable. Au contraire, il la ramène sans cesse à ce qu’elle fut : une femme, lesbienne assumée à une époque où le mot n’existait pas, une mondaine aux opinions parfois discutables, une solitaire au centre de son propre salon. Il nous rappelle à quel point cette écrivaine pouvait être à la fois subversive et conservatrice, avant-gardiste et irrémédiablement figée dans ses certitudes.

« Elle n’écrivait pas pour être comprise, elle écrivait pour que cela existe. »

Biographie de l’auteur : Philippe Blanchon

Philippe Blanchon est un écrivain, poète et essayiste français, né en 1968. Spécialiste des avant-gardes littéraires du XXe siècle, il s’intéresse tout particulièrement aux figures complexes comme Ezra Pound, Gertrude Stein ou encore William Carlos Williams. Auteur de plusieurs recueils de poésie et essais, Blanchon se distingue par une écriture précise et fragmentée, dans la lignée de la tradition moderniste.

Bibliographie sélective de Philippe Blanchon

  • Gertrude Stein (2020)
  • Le Jardin des Épitaphes (2016)
  • Le Double Écho (2014)
  • Ezra Pound et l’Imagisme (2012)

Conclusion

Le texte de Philippe Blanchon n’est ni une simple biographie ni un hommage excessif à Gertrude Stein. Il est une tentative de s’approcher au plus près d’un phénomène littéraire et humain, de sonder ce qui fait la permanence d’une œuvre. Dans un style clair et presque poétique, il laisse respirer les zones d’ombre, ne tranche jamais tout à fait. Il nous invite à lire Stein autrement, à redécouvrir sa langue comme un paysage changeant, parfois hostile, souvent lumineux. C’est une lecture exigeante, à l’image de celle qui répétait inlassablement, à l’épuisement :

« Cela continue encore et encore. »

Devenir Norbert Elias : Une biographie intellectuelle par Marc Joly

17 décembre 2024

Les mots de Marc Joly pèsent. Ils se glissent comme des échos dans les interstices d’une époque où penser la société était une tâche monumentale, à la hauteur des bouleversements du XXème siècle. Dans Devenir Norbert Elias, Joly déploie une enquête fébrile et patiente : comment cet intellectuel allemand, exilé, souvent écarté des circuits de reconnaissance, a-t-il construit un appareil conceptuel aussi radical que élégant ? C’est une trajectoire, une lutte intime, et une odyssée de la pensée que Marc Joly reconstruit ici avec minutie.

La première phrase pose une ambiance qui nous suivra : « Les grandes idées, souvent, naissent dans les marges. Elles y survivent, puis finissent par imprégner le centre. C’est ce qui est arrivé à la sociologie historique de Norbert Elias. »

Ce centre, pour Elias, aura été tardif. Longtemps, son travail sera ignoré. Ce n’est qu’à près de 70 ans qu’il connaîtra enfin la reconnaissance grâce à des idées qui semblaient à la fois fulgurantes et étrangement simples. Le « processus de civilisation » comme mécanisme de contrôle des pulsions violentes, à travers le temps, à travers les moeurs.

Marc Joly écrit avec un souffle presque romanesque. Elias n’est pas qu’un penseur : c’est un personnage. L’écriture de Joly nous le livre, tel un étranger toujours en quête d’un chez-soi intellectuel, mais avec une rigueur tranquille. Norbert Elias est l’archétype de la pensée moderne en exil.


Le Portrait de l’Homme : l’exil et la marginalité

Joly plonge dans les racines d’Elias, enfant juif né en 1897 à Breslau, aujourd’hui Wrocław, en Pologne. C’est une ville où coexistent des identités complexes, et qui va marquer le jeune Elias d’une tension irréconciliable. À l’université, il se fait remarquer comme un penseur atypique, mais c’est sous l’influence de Karl Mannheim que sa trajectoire se dessine. La sociologie n’est pas encore une évidence : « penser les processus sociaux à long terme était presque une insolence dans les années 1920. »

L’exil arrive brutalement avec la montée du nazisme. En 1933, Elias fuit l’Allemagne pour Paris, puis Londres. Il n’emporte avec lui que des manuscrits et des intuitions. Son monde s’effondre, mais son esprit s’aiguise. Le sociologue est alors solitaire, il écrit dans des chambres froides et anonymes :

« Ce que je fais, ce que j’écris, cela prendra du temps à être compris. »

Marc Joly s’arrête longuement sur les années de marginalité, quand Elias travaille dans l’ombre. Son chef-d’œuvre, La Civilisation des moeurs, est écrit dans un isolement complet, et publié en 1939. Personne n’en parle. Ce silence est une violence douce mais perçante, qui, encore une fois, le met face à lui-même. Elias ne cherche pas la notoriété. Il cherche la vérité des faits sociaux.


Une Pensée-Monde : l’originalité d’Elias

Le mérite de Marc Joly est d’avoir réussi à rendre limpides des concepts d’une extrême finesse. Le « processus de civilisation » est central. Elias montre que les comportements humains ont évolué de façon lente et imperceptible, sous l’effet de la société elle-même. La violence, qui était jadis une pulsion acceptée, se restreint avec l’émergence des États modernes. La honte, la politesse, la retenue sont des outils qui canalisent ces pulsions. Elias l’écrit :

« La civilisation n’est pas la répression de la nature humaine, mais un processus d’équilibre instable. Une dynamique constante. »

La pensée d’Elias est déroutante parce qu’elle ne se fixe pas. Elle démontre que nos structures mentales, nos manières d’être, sont mouvantes. Elles dépendent du temps long, et des relations de pouvoir. Il ne s’agit pas d’une théorie figée, mais d’une méthode pour observer l’humanité.

Pourtant, Elias refuse de s’enfermer dans une tour d’ivoire. Il étudie aussi bien la Renaissance que le football. Pour lui, le moindre geste, la moindre norme sociale est une trace d’un processus plus grand :

« Le sourire, la courbette, le duel, sont des indices d’une évolution collective. Rien n’est futile. »

C’est cette acuité qui fait de lui un penseur unique.


Un Réveil Tardif : la reconnaissance

Joly raconte aussi ce moment où, dans les années 1970, Elias sort de l’ombre. La sociologie réalise enfin la portée de ses travaux. La France, avec Pierre Bourdieu, puis l’Allemagne, redécouvrent Elias comme un « penseur total ». Il est vieux, presque un sage, mais il reste lucide. Joly le montre discutant avec des étudiants, relisant ses propres écrits avec un œil critique. Une citation revient souvent dans le livre :

« Il faut penser comme si nous avions l’éternité devant nous. »

Cette patience est au cœur de son travail. Elias a pris le temps de comprendre ce que d’autres survolaient. Sa marginalité, finalement, était un privilège.


Un Nouveau Regard : La Pensée Perverse au Pouvoir

Plus récemment, Marc Joly poursuit sa réflexion autour des processus sociaux en publiant La pensée perverse au pouvoir (2024), un ouvrage inspiré des travaux de Paul-Claude Racamier. Il y explore comment la perversion narcissique, par le biais du déni, de la manipulation et de la projection, peut s’installer au sommet des systèmes politiques modernes. Joly interroge les dynamiques du pouvoir contemporain, où les mécanismes pervers créent une atmosphère de confusion et de violence symbolique.

Cet ouvrage prolonge les intuitions sociologiques d’Elias en les confrontant à la crise démocratique actuelle, offrant une réflexion urgente et nécessaire sur les dérives du leadership politique.


Biographie de Marc Joly

Marc Joly est historien et sociologue. Spécialiste de l’œuvre de Norbert Elias, il est chercheur au CNRS et enseignant à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS). Son travail se concentre sur les sociologies historiques et la genèse des savoirs modernes. Avec Devenir Norbert Elias, il démontre un talent rare pour l’écriture biographique et l’analyse intellectuelle.

Bibliographie sélective de Marc Joly

  • Devenir Norbert Elias (2012)
  • La Révolution sociologique (2021)
  • La pensée perverse au pouvoir (2024)
  • Traductions et commentaires de travaux d’Elias

Conclusion : une œuvre qui résonne encore

En refermant Devenir Norbert Elias, on mesure la persistance des idées. L’oeuvre d’Elias, patiemment reconstruite par Joly, est un antidote à l’instantanéité contemporaine. Ce que Joly nous rappelle, c’est que penser, aujourd’hui encore, exige une lenteur radicale.

Norbert Elias nous laisse une leçon simple : la civilisation n’est ni acquise, ni éternelle. C’est un processus fragile, qu’il faut sans cesse comprendre pour mieux le protéger.

Bien des années plus tard : l’étrange destin du réalisme magique

16 décembre 2024

Il y a quelques jours, j’ai rouvert Cent ans de solitude. Non pas pour me perdre une énième fois dans le dédale des Buendía, ni pour me laisser emporter par le souffle lyrique de Macondo. Non, cette fois, j’ai choisi de m’arrêter. D’observer. De décortiquer. Je me suis fixé un défi presque absurde : ne pas dépasser les quatre premières phrases. « Bien des années plus tard, face au peloton d’exécution, le colonel Aureliano Buendía devait se rappeler ce lointain après-midi où son père l’avait emmené découvrir la glace. » C’est une phrase que je connaissais par cœur, ou du moins, que je croyais connaître. Mais à force de la relire, elle a pris une densité nouvelle, presque vertigineuse. « Bien des années plus tard » : un futur qui contient un passé, une promesse d’éternel retour. « Tout commença » : une ouverture solennelle, presque biblique, où la banalité d’un village perdu dans la jungle devient la scène d’une épopée universelle. García Márquez, en quatre lignes, nous donne le tempo du réalisme magique : un mélange de grandeur historique et de familiarité, où la frontière entre l’ordinaire et l’extraordinaire s’efface complètement.

Cette fois, je ne me suis pas laissé emporter par l’histoire. Je suis resté suspendu à cette entrée en matière, qui semblait contenir toute la puissance du roman. Et je me suis demandé pourquoi, après tant d’années, Cent ans de solitude continue de me fasciner. Pourquoi cette voix narrative si particulière – entre le conteur omniscient et le chroniqueur mythique – résonne toujours. Et pourquoi, paradoxalement, ce courant littéraire qui avait envoûté le monde entier dans les années 80 et 90 a fini par s’effacer, presque silencieusement, du paysage littéraire français. C’est à partir de cette réflexion que je me suis penché sur l’apogée et le déclin du réalisme magique, ce moment unique où un continent entier semblait vouloir réinventer la manière de raconter le monde, avant que le souffle de l’enchantement ne se dissipe.

Il est difficile d’exagérer l’impact qu’a eu le réalisme magique lorsqu’il a traversé l’Atlantique pour s’imposer sur les tables des librairies françaises. Dans les années 80 et 90, la littérature latino-américaine n’était pas seulement un phénomène littéraire : c’était une révélation. Des romans comme Cent ans de solitude de Gabriel García Márquez, La Maison aux esprits d’Isabel Allende ou Conversation à La Cathédrale de Mario Vargas Llosa ont conquis un public avide de récits à la fois exotiques et universels. Mais il faut rappeler que bien avant García Márquez, la porte avait été entrouverte par un géant du XXe siècle : Jorge Luis Borges. Si Borges ne relève pas strictement du réalisme magique, son œuvre – notamment ses recueils comme Fictions ou L’Aleph – a profondément influencé la manière dont l’Amérique latine était perçue sur la scène littéraire mondiale. Avec ses labyrinthes, ses mondes infinis et ses jeux vertigineux avec le temps et l’espace, Borges a établi une passerelle entre le mythe et la modernité, une autre façon d’habiter l’imaginaire. Son influence sur García Márquez et toute une génération d’auteurs ne peut être sous-estimée, bien qu’il ait lui-même souvent rejeté l’idée de faire partie d’un mouvement.

À cette époque, d’autres écrivains, comme Jorge Amado au Brésil, contribuaient aussi à la construction d’un imaginaire latino-américain riche et universel. Avec des romans comme Dona Flor et ses deux maris ou Gabriela, girofle et cannelle, Amado mêle lui aussi le quotidien et l’extraordinaire, mais dans une tonalité plus sensuelle et ancrée dans le Brésil métissé, où les mythes afro-brésiliens côtoient les réalités coloniales. Si l’étiquette de réalisme magique lui a été parfois appliquée, Amado s’en distingue par sa manière plus terre-à-terre de représenter la vie et les passions humaines, tout en jouant sur des frontières poreuses entre l’imaginaire et le réel.

Et que dire de Paulo Coelho, l’un des écrivains les plus traduits au monde, dont les récits comme L’Alchimiste ont été largement influencés par cette vision d’un monde enchanté, chargé de sens cachés et de leçons spirituelles ? Bien que son écriture soit plus accessible et orientée vers une quête universelle de soi, Coelho a participé à sa manière à prolonger l’attrait du réalisme magique dans une forme plus populaire. À travers des récits initiatiques, où le spirituel est omniprésent, il a repris certains traits de la narration sud-américaine tout en la rendant plus universelle et moins ancrée dans le contexte politique ou historique.

Dans les années 80, ce mélange d’auteurs a cristallisé une véritable fascination en France. À Paris, capitale littéraire toujours en quête d’un ailleurs, ces œuvres ont marqué un tournant. Alors que le Nouveau Roman dominait encore les esprits avec ses expérimentations formelles et son détachement froid, la littérature sud-américaine apportait un souffle épique, un retour au récit, mais enrichi d’un imaginaire foisonnant. Les pluies de fleurs jaunes, les personnages centenaires, les fantômes et les prophéties des romans latino-américains semblaient réconcilier les lecteurs avec une littérature où l’émotion, le merveilleux et l’Histoire occupaient le devant de la scène.

Le succès fulgurant du réalisme magique en France a aussi été son talon d’Achille. Ce qui faisait sa singularité – cette capacité à intégrer le merveilleux au quotidien – a rapidement été réduit à une recette. Les éditeurs français, toujours à la recherche de « voix nouvelles », se sont rués sur les auteurs sud-américains, jusqu’à saturer le marché. Les lecteurs ont fini par s’habituer aux tropes du réalisme magique : les arbres généalogiques foisonnants, les prophéties cryptiques, les destins fabuleux. Peu à peu, ce qui avait semblé révolutionnaire a perdu de sa fraîcheur. Même des écrivains comme Borges, Amado ou Coelho, qui avaient des trajectoires stylistiques distinctes, ont été regroupés sous cette étiquette, diluant ainsi la singularité de chacun.

Aujourd’hui, le réalisme magique a perdu son statut de phénomène littéraire, mais il n’a pas disparu. Ses chefs-d’œuvre demeurent. Cent ans de solitude, La Maison aux esprits, ou encore Marelle de Cortázar continuent de captiver des lecteurs, non plus comme des objets d’une mode, mais comme des œuvres intemporelles. En parallèle, une nouvelle génération d’écrivains latino-américains s’efforce de se détacher de cet héritage pour explorer d’autres formes narratives. Roberto Bolaño, avec ses romans fragmentaires comme Les Détectives sauvages ou 2666, a ouvert la voie à une littérature plus sombre et postmoderne, loin des codes du réalisme magique. Des auteurs comme Valeria Luiselli ou Mariana Enriquez explorent des thématiques contemporaines, souvent avec une approche plus minimaliste ou introspective.

Alors, que reste-t-il ? Peut-être une leçon : celle de l’éphémérité des modes littéraires, mais aussi de leur puissance. Le réalisme magique a changé la manière dont nous percevons la fiction, en réconciliant le mythe et le quotidien, l’imaginaire et le réel. Et surtout, il reste des livres. Des œuvres comme Cent ans de solitude continuent de briller, non pas comme les vestiges d’un courant passé, mais comme des monuments intemporels.

Cent ans de solitude commence par « Bien des années plus tard », et ces mots résonnent toujours. Peut-être est-ce le propre du réalisme magique : une littérature qui semble toujours venir d’un ailleurs et d’un autre temps, mais qui finit toujours par nous rattraper. Bien des années après son apogée, le réalisme magique continue de nous rappeler que la frontière entre rêve et réalité est bien plus fine qu’elle n’y paraît.

Danielle Collobert : écrire au bord du souffle

13 décembre 2024

Danielle Collobert voit le jour le 23 juillet 1940 à Rostrenen, en Bretagne, dans une famille profondément marquée par la Résistance. Pendant la Seconde Guerre mondiale, sa mère et sa tante s’investissent activement dans les réseaux clandestins, tandis que son père rejoint l’Armée secrète en zone libre. Cette enfance, placée sous le signe de la lutte contre l’oppression, imprègne son regard sur le monde et oriente ses engagements futurs.

Après la guerre, sa famille s’installe à Paris. Collobert y poursuit ses études au lycée Victor-Hugo avant de s’inscrire en géographie à la Sorbonne. Rapidement, elle abandonne son cursus universitaire pour se consacrer à l’écriture. En 1961, elle publie son premier recueil, Chants des guerres, à compte d’auteur chez Pierre-Jean Oswald, mais elle détruira plus tard l’ensemble des exemplaires, insatisfaite du résultat. À cette période, son engagement politique devient concret : elle rejoint des réseaux de soutien au Front de Libération Nationale (FLN) algérien, participant à des actions clandestines qui l’obligent à s’exiler en Italie pour échapper à la répression policière.

De retour en France, Collobert travaille pour Révolution africaine, une revue engagée en faveur des luttes anticoloniales, avant que sa publication ne soit interdite sous Ahmed Ben Bella en 1965. Parallèlement, elle écrit Meurtre, publié en 1964 grâce au soutien de Raymond Queneau chez Gallimard. Ce premier roman, marqué par une écriture fragmentée et radicale, annonce une œuvre exigeante et expérimentale.

Dans les années qui suivent, Collobert multiplie les voyages : Indonésie, Mexique, États-Unis, Tchécoslovaquie (où elle se trouve lors de l’invasion soviétique en 1968). Ces déplacements, souvent liés à son intérêt pour les luttes révolutionnaires, nourrissent son écriture tout en renforçant un sentiment de déracinement. Cet exil géographique reflète une errance existentielle qui imprègne ses textes. Mais cette vie marquée par l’engagement et la révolte s’accompagne d’un profond mal-être. Le 24 juillet 1978, Collobert choisit de se retirer du monde, laissant son œuvre comme un ultime témoignage d’une lutte contre l’effacement.

L’écriture de Danielle Collobert est marquée par une fragmentation radicale qui traduit un chaos intérieur et extérieur. Refusant la continuité narrative, elle privilégie des formes éclatées où chaque mot, chaque silence, exprime une tension essentielle.

Collobert écrit l’exil sous toutes ses formes : géographique, politique, identitaire. Dans Meurtre (1964), elle explore une dépossession de soi qui reflète à la fois son propre déracinement et une condition humaine marquée par l’errance. Cette perte s’étend au corps, que Collobert décrit comme un lieu de tension, traversé par des absences et des ruptures. Dans Survie (1978), son ultime texte, la difficulté d’habiter le monde devient une lutte pour respirer, pour exister à travers le souffle.

Au-delà des thèmes, l’écriture elle-même devient une tentative de capter l’indicible. Dans Dire I et II (1972), Collobert pousse cette quête à son paroxysme : des phrases courtes, presque haletantes, s’interrompent pour laisser place à des silences. L’écriture, proche de l’incantation, refuse toute linéarité pour privilégier une tension rythmique. Chaque mot semble arraché au vide, chaque fragment résonne comme un cri suspendu.

Danielle Collobert refusait les étiquettes, qu’elles soient politiques, littéraires ou genrées. Bien qu’elle n’ait jamais revendiqué explicitement une posture féministe, son écriture peut être lue comme une forme de résistance aux normes patriarcales.

Collobert déconstruit le « je » dans ses textes, le désincarnant et le dépouillant des assignations traditionnelles de genre. Ce choix reflète une volonté de transcender les frontières identitaires. Elle ne se revendique ni comme « femme écrivain », ni comme une militante féministe, mais son refus des normes impose une voix singulière dans une littérature longtemps dominée par des perspectives masculines.

Son écriture aborde la corporéité de façon universelle, mais aussi viscérale. Dans ses textes, le corps est un espace de lutte, où se joue l’oppression du monde extérieur autant qu’une révolte intérieure. Ce rapport à la corporéité, bien qu’implicitement lié à la condition féminine, dépasse les catégories pour atteindre une dimension plus universelle.

En éclatant la syntaxe et en mêlant des fragments de langues, Collobert cherche à dépasser les frontières de la littérature française pour atteindre une expression universelle. Cette quête, où se croisent l’intime et l’universel, fait écho aux préoccupations féministes contemporaines sur la déconstruction des identités genrées.

Danielle Collobert n’a jamais cherché à s’inscrire dans un mouvement ou une identité collective. Pourtant, son œuvre radicale, où se mêlent exil, souffle et quête de l’indicible, continue de résonner avec des problématiques contemporaines : la condition féminine, la déconstruction des normes, ou encore l’écriture de la perte.

Dans un monde marqué par l’incertitude et la fragmentation, ses textes rappellent que l’écriture peut être une lutte contre l’effacement, un moyen d’habiter l’absence et le silence. Collobert écrivait comme si chaque mot devait contenir l’incontenable, comme si chaque fragment était une tentative fragile mais essentielle de dire l’indicible. Plus que jamais, son œuvre demeure une boussole pour ceux qui cherchent à repousser les limites du langage.

12 décembre 2024

12 décembre 2024

Plan de ma journée d’hier

Réveil :

7h

Café, trois tartines beurrées

Prise de mes deux cachets : l’un pour la tension, l’autre contre le mauvais cholestérol

Matinée :

Tentative de refondre la page d’accueil de mon site, qui ne me convient plus. J’ai jugé que la présentation actuelle manquait de clarté et d’attrait, notamment en ce qui concerne l’organisation des rubriques et l’équilibre entre texte et images.

Tentative de refondre la page d’accueil de mon site, qui ne me convient plus.

Rédaction d’une nouvelle page sommaire :

Ajout d’un édito

Intégration de brèves

Inclusion de thématiques sur la littérature contemporaine, notamment l’autofictif.

Lecture :

Quelques passages de Meurtre de D. Collobert.

Feuilleté La règle du Je de Chloé Delaume (PUF) : « Refuser les fables qui saturent le réel ».

Recherche :

Consulté le site de F.B. pour tout ce qui concerne l’autofiction. J’y ai trouvé des pistes intéressantes, plusieurs vidéos étaient indisponibles- Ce qui m’a fait songer au temps d’existence des objets numériques ce qui m’a conduit à m’interroger sur l’évolution des thématiques en général. Qu’est-ce qui restera actuel encore dans cinq ans par exemple.

J’ai plus trouvé d’entrées sur l’autobiographie que sur l’autofiction.

Déjeuner :

Salade iceberg et betteraves rouges

Paella congelée

Après-midi :

Départ pour Saint-Donat à 13h

Arrivée à 14h, allumé tous les radiateurs (4° selon mon téléphone).

L’après-midi a été consacrée à résoudre des problèmes logiques concernant la mise en page briguée, une idée inspirée par la page d’accueil de EAN ou encore par la revue ERROR. Cette recherche visait à définir une structure claire et élégante pour aligner mon projet sur les codes des revues contemporaines. Découverte que je pouvais installer Koder sur la tablette et voir le résultat de mes tripatouillages sur Chrome en direct.

Entre 14h et 16h :

Pas vu de monde. Pas un chat.

Résolution de problèmes logiques sur la mise en page briguée – inspirée par la page d’accueil de EAN ou par la revue ERROR ?

Réflexion sur une grille semblable à un jeu de go (je de go, je dégoût).

16h :

Arrivée de G, l’ami peintre, 79 ans, emmitouflé jusqu’aux oreilles avec un fichu de grand-mère.

Décrochage : plusieurs allers-retours entre le palais Delphinal et le parking en luttant contre la bise glaciale.

Troc entre peintres :

Il a choisi un paysage de forêt tordue à la Soutine.

J’ai pris un sous-verre représentant un paysage fantasmagorique, évoquant selon l’humeur : les Highlands d’Écosse, un coin du Morbihan en Bretagne, ou les environs de Galway en Irlande.

17h :

Fermeture des portes.

Retour entre chien et loup.

Soirée :

Écoute de France Culture :

Emission sur la nuit, le SAMU social.

Réflexion sur l’importance des lumières artificielles pour que la nuit ressemble au jour d’un point de vue démocratique et légal.

Zones où l’on ferme les yeux faute de mieux.

Pensée finale : la chance de pouvoir fermer les yeux, quand on y pense.

10 décembre 2024

10 décembre 2024
H.P. Lovecraft

Retour de la permanence à Saint-Donat en écoutant des textes de H.P Lovecraft lus sur la chaine Youtube Tindalos. Plus que l’histoire en elle-même, mon attention est sur la prononciation de chaque phrase. Je me suis amusé à repéré l’accent tonique, à compter le nombre d’adverbes, d’adjectifs destinés à inspirer l’horreur. Il en résulte à la fin une sorte de gaité, de bonne humeur, une euphorie. Notamment cette histoire du Temple, cet Allemand qui reste seul dans son sous-marin après que tout son équipage a perdu la raison et c’est enfui ou noyé, sans doute les deux. Cette rigidité qui revient dans un rythme lancinant en parallèle du récit— Ma volonté allemande, mon intelligence prussienne, ma volonté teutonne, le tout primant sur le simple péquin vivant par hasard au bord du Rhin au bout d’un moment fait rire . Ce mélange d’humour, d’adverbes et d’adjectifs sensés installer la peur tout au contraire me met en joie. C’est que c’est le style justement l’important dans toute cette histoire, un style exagérément gonflé, superfétatoire, dont on ne prend pas la mesure exacte lors des lectures adolescentes de HP Lovecraft.
Il faut que je note sur nom J. B, cette peintre qui vit à Bourg de Péage et qui est restée un long moment à me montrer ses tableaux sur son smartphone. J’ai eu peur au début, elle parlait de Notre Dame, que Notre Dame l’avait inspirée. Qu’elle avait commencé à peindre cette série de tableaux ( 12 ) depuis l’incendie de Notre Dame. Heureusement dans ces cas là on attend que ça passe poliment, que ça s’arrète tout seul si on ne relance pas. Et puis je ne sais pas est-ce que l’on se présente aux gens en disant dans les années 77 j’ai beaucoup vendu, c’est tout à fait grossier, c’est même carrément vulgaire. Puis j’apprends qu’elle a traversé toute une cohorte de malheurs, je m’attendris, je compatis. Je n’irais pas mettre un cierge pour autant. Lui ai laissé mon adresse mail au cas ou elle veuille m’inviter à son exposition prochaine.

Une demie- heure après mon arrivée à la maison coup de fil de S. qui me hurle dans l’oreille qu’elle est perdue que son GPS ne marche pas qu’elle ne sait pas où elle est. Qu’est-ce que j’y peux ? je monte voir la carte sur l’ordinateur Eysin Pinet tu as le choix entre revenir en arrière vers Pont l’Eveque, ensuite Vienne ou bien te diriger vers cours et Buis et il y aura une route sur ta droite directe pour Vienne. Elle me hurle à nouveau dans l’oreille Je suis perdue , je suis perdue. J’en ai marre —qu’est-ce que j’y peux ? ... on raccroche . Elle me rappelle je suis perdue j’en ai marre etc. Calme toi tu conduis. Je répète. On raccroche encore. Du coup suis énervé aussi maintenant

Je suis redescendu pour aller visiter le frigo. Pas grand chose. Je vais faire des pâtes. Il reste un peu de fromage rapé et du beurre. Tout va bien. Je me demande ce que ça pourrait donner si je racontais ça dans le style de Lovecraft. Et tiens bizarre, pas beaucoup de personnages féminins dans ses histoires maintenant que j’y pense.

La critique littéraire

7 décembre 2024

"Après 1968, le mot “critique”désigne, par prédilection, le déchiffrement et le travail sur le texte. La critique littéraire de Lucette Finas développe une lecture qu’on pourrait dire pénétrante, qui recherche non pas ce que l’auteur a « voulu dire », si tant est qu’il ait un vouloir dire défini, mais les ambiguïtés du texte, le travail de la forme et du rythme, voire, ce qui est nouveau et va enchanter Barthes, sa vitesse et les relations que le texte peut engager avec d’autres textes.

Son approche nouvelle consiste aussi à ne pas se limiter au sens qu’on entrevoit au texte, mais à la forme multiple que peut prendre ce sens s’il existe.

Elle propose un travail d’épuisement du texte, au moyen d’une lecture attentive, cultivée et systématique. Ce travail permet d’atteindre une compréhension étendue des résonances se dégageant du texte, à la fois celles voulues par l’auteur, mais également d’aller au-delà de la volonté consciente initiale de l’auteur, le lecteur apportant sa propre subjectivité au texte. Cette lecture est transversale, en multipliant les approches, les disciplines, les lectures, au point qu’il s’agit à proprement parler d’un acharnement du lecteur face à son texte
Cette lecture qu’elle propose devient alors « résonance » d’un contexte plus large, de son environnement culturel, de son époque, résonance que le lecteur est amené à alimenter de ses propres lectures ". ( extrait de la page Wikipédia de Lucette Finas)
note pour le dernier paragraphe : (en) Jerry Aline Flieger, Reviewing the work for World Literature Today

« Il n’y a pas de thème, le thème est un effet » il s’agit d’une phrase de Derrida à propos de l’ouvrage de Jean-Pierre Richard sur Mallarmé que relate Lucette Finas ( voir vidéo viméo

« Le monde littéraire actuellement je le vois comme un éparpillement où chacun s’efforce de savoir ce qu’il veut communiquer »...

à lire également : Une nouvelle théâtrale :
Le Réquisitionnaire de Balzac par Lucette Finas.

Puis je lis ailleurs ( un texte de Derrida ) que la philosophie peut-être considérée comme de la fiction— que la fiction littéraire ce peut-être aussi de la philosophie. Tout ça m’assomme merveilleusement, je vais pouvoir aller dormir, enfin.

06 décembre 2024

6 décembre 2024

L’intérêt. Que dis-je, le plaisir. L’étonnement qu’apporte avec lui ce plaisir. Ou peut-être le contraire. Celui d’entendre le mot flèche. Puis marcher, avec ce léger doute, vers la cible. Est-ce un neuf, un dix  ? Sans lunettes, je n’y vois rien. À cheval sur la ligne, le doute subsiste. On attend l’arbitre. C’est donc un neuf. Un neuf prometteur, qui manque de peu d’être un dix. Un œuf, presque.

Un œuf vaut ici mieux qu’un dix. Respire.

Puis vient l’acte suivant  : empoigner le corps de carbone, extraire la flèche d’un coup sec, d’abord du blason, puis plus profondément encore, de la paille. Retourner enfin sur le pas de tir. Observer les autres.

Le tir à l’arc développe une attention particulière  : non pas en force, mais en ou par patience. Patience et humilité. Si toutefois on parvient à se rapprocher de cette idée d’humilité jamais atteinte. Être attentif à chaque geste, le décomposer, le répéter. Épauler, lever, viser, relâcher. À force – non justement, inutile la force – le geste s’affine, s’inscrit dans le corps. Et ainsi que je le devinais déjà enfant, le véritable défi n’est pas tant de « mettre dans le mille » (le fameux dix) que de pouvoir répéter, à l’infini, le même enchaînement de mouvements. S’y essayer, joyeuse contrainte. À la virgule près. Toujours à la virgule près.

« Mais tu peux briguer le dix tout de même », me dit l’entraîneur, qui pense compétition.

Et là, un souvenir s’impose  : le « dix », c’est aussi la note que l’on donne à l’école. La meilleure note d’une échelle de 0 à 10. À l’époque déjà, je humais, reniflais, aspirais, espérais que viser toujours la perfection posait la question de cette perfection elle-même. (C’était forcément très intuitif.) Elle me paraissait à la fois louche et idéale. Bref, je me méfiais des dix avant qu’ils ne deviennent des vingt.

Un œuf vaut mieux qu’un dix. Au grand regret de mes parents.

Pourquoi, soudain, parler de Maïakovski  ? Pour ne pas oublier de me souvenir de Lili Brik, sa muse inséparable, sœur d’Elsa Triolet. Peut-être aussi pour tisser, sans trop m’y attarder, un lien avec mes pensées récentes sur Aragon. Maïakovski me ramène à une tension essentielle  : celle d’une poésie qui brûle tout sur son passage, une poésie amoureuse et explosive, souvent brisée. Et pourtant, tout en contraste, je me demande encore si cette intensité brûlante a quelque chose à voir avec l’humilité dont je parlais plus haut.

J’ai eu moins peur de dire je en écrivant en lisant Maïakovski. Le je, c’est-à-dire ce narcissisme paradoxal qui devient un outil pour lutter contre le maelstrom qu’impose le travail de la langue  : son chaos, son autorité. Je pense alors à Montaigne. À son je qui s’installe tranquillement, presque en souriant, face à des cadres de pensée imposants, face à des langages figés. Un je qui s’étonne, qui tâtonne, et qui explore – ce même je que j’ai peut-être reconnu en lisant Maïakovski.

Quant à Khlebnikov  ? Lui, c’est autre chose. Je l’invoque à cause du bruit imaginaire d’une flèche qui part  : zaoum. Ce mot qui n’est pas un mot, cette langue au-delà ou en deçà, un trait, une lettre qui traverse l’air, dépourvu de sens immédiat, seulement chargé de vibrations. Un son de flèche, purement inventé, mais tellement réel qu’on pourrait presque l’entendre. Une flèche zaoum.

Aucun rapport avec la lecture de Maïakovski ou de Khlebnikov, ai-je dit. Et pourtant, une intuition  : écrire, comme tirer à l’arc, relève d’une succession de mouvements. Mais ici, sous une surface  : la feuille, peut-être. Ou une autre, plus abstraite. Dans tous les sens du terme, un enchaînement  : des gestes précis, un effort millimétré. Ou encore une bonne grosse pierre attachée à la cheville (ouvrière) pour être certain de rester immergé, de ne pas céder à la tentation de remonter trop vite à la surface.

Mouvement. Quelle sorte de mouvement, exactement  ? Dans l’expérience du tir à l’arc, je crois saisir – à peu près. Écrire, en revanche, reste une autre affaire. C’est là, sur le bout de la langue. Impossible de dire précisément de quoi il s’agit. Peut-être d’une envie  : briser quelque chose à grand cri. C’est souvent trop ridicule. Et justement parce que c’est ridicule, j’en crève d’envie.

Hier, j’ai appris, par un compte Bluesky que je viens tout juste de créer, la mort de Jacques Roubaud. Il m’a accompagné, plusieurs fois l’été dernier, sur l’itinéraire qui mène au marché de Roussillon. J’enfilais mes écouteurs, et il me parlait  : des noms des rues parisiennes, de la manière d’écrire plusieurs autobiographies en une seule.

Même en remplissant mon cabas de pommes de terre et d’oignons, même en recevant la monnaie, je ne lâchais pas un mot de peur d’en perdre l’essentiel. Mais quel essentiel  ? Peut-être rien d’autre que sa voix  : calme, apaisante, drôle. Et, au bout du compte, amicale. C’est bien cela, le mot  : amicale.

Ça fait de la peine, parce qu’on se sent un peu plus seul. Cette présence se dissipe dans l’absence, devient un autre genre de présence, qui nous renvoie à notre propre absence. C’est à chaque fois pareil. Ça fait de la peine et, en même temps, on espère. Une sorte de soulagement, un dénouement.

Ce que je retiens  ? La répétition. Au tir à l’arc. Dans l’écriture. Dans le fait aussi de voir partir ces présences, de voir tout se métamorphoser en quelque chose qui n’est pas non plus rien. Dans cette mémoire de gestes et de voix. Répéter jusqu’à ce que le geste devienne précis. Répéter pour inscrire dans le corps une mémoire qui hurle à force de rester muette. Ne plus avoir cette peur panique du hurlement. Répéter, encore, pour que quelque chose, enfin, advienne. Un dix. Ou presque. Un œuf, peut-être.

Le temps de la lecture

6 décembre 2024
ruines_du_chateau_de_joachim_du_bellay à Liré

J’écoute. Jacques Roubaud, sa voix. Enregistrée.
France Culture, magie des voix enregistrées.
La nuit. Insomnie, un poème du XVIᵉ siècle. Je le lis. Il devient présent.

Présent. Cela, je l’entends.
Présent, non pas ce qu’on appelle aujourd’hui : actualisé (pas de néons ici, ni de notifications, ni de bannières publicitaires). Non. Présent : le lieu où les mots vivent, encore, malgré tout, malgré le temps écoulé, malgré la mort (des auteurs, des éditeurs, des lecteurs passés).
Un poème du XVIᵉ siècle. Que je lis. Et il est là. C’est si simple, c’est si évident, c’est si...

Insomnie. Présent. Communion. Écrire ces mots, dans cet ordre, pourrait suffire. Mais ne suffira pas.

Lire. (Je m’arrête.) Je réfléchis. Oui : lire, c’est cela. Une communion. Un acte partagé. Où le temps n’existe plus tout à fait, ou n’existe plus comme temps, mais comme un espace étrange : celui que j’habite en lisant, celui que le poème habite en moi. Une synchronisation improbable. Une harmonisation.

On appelle cela « le présent ». Pourtant, il n’a rien d’immédiat. Il est... suspendu, je dirais, ou peut-être flottant, comme un funambule. C’est là que réside (peut-être) la vérité de la lecture. (Je dis « vérité », mais ce mot ne me plaît pas. Trop lourd. Trop dogmatique. Il m’intimide un peu.)
Disons plutôt : l’évidence. Une des nombreuses raisons que l’on pourrait donner à la lecture d’être ce qu’elle est : formidable.

Mais. Une question, toujours : pourquoi cette évidence (présence, communion, etc.) semble-t-elle accessible plus tard ? Ou, disons, avec l’âge. Je ne sais pas. Peut-être parce qu’elle était déjà là, mais nous étions trop occupés. Trop pressés. Trop avides de savoir. Le savoir.

Apprendre. Accumuler. Comme si lire n’était qu’un acte productif, une collection de connaissances, une monnaie d’échange intellectuelle. Une manière de dire : « Je sais ». Mais ce savoir, déconnecté du présent, déconnecté de cette conscience nette, claire, d’être là, n’est qu’un désir vain. Une avidité stérile. Une boulimie. Ou pire : une baliverne.

(Là, j’exagère peut-être. Mais pas tant que cela.)

Lire, vraiment lire, c’est autre chose. Une autre forme de présence. Cela ne détruit pas ce que l’on sait, mais cela le rend... comment dire ? Éphémère. Oui. Éphémère, comme un songe au réveil. Les certitudes acquises, les rumeurs littéraires, les « on-dit » sur un auteur, sur une œuvre : tout cela s’efface. Peu importe que l’on sache, par exemple, que tel ou tel poème fut écrit dans telle circonstance, à tel moment, pour telle personne. Tout cela importe peu. Ce qui importe, c’est :
le poème
que l’on lit
ici
maintenant.

Insomnie. Je relis ce que je viens d’écrire.
C’est étrange. Tout cela semble évident. Mais cela ne l’est pas.

Lire. Que se passe-t-il, au juste, quand on lit ? Une question que je me pose souvent. Peut-être parce que je n’ai jamais trouvé de réponse satisfaisante. Peut-être parce que cette question, comme une énigme mathématique, me résiste, toujours.

Voici ce que je sais (non : ce que je crois savoir) : lire, c’est un acte fragile. Précis. Un équilibre. Cela nécessite de l’attention. De la patience. Peut-être même une forme d’humilité. Lire n’est pas consommer, ni même comprendre. Lire, c’est être là. C’est recevoir. C’est... écouter.

Jacques Roubaud, France Culture, voix enregistrée : « Un poème du XVIᵉ siècle devient présent. »

Ces mots résonnent. Dans ma nuit. Dans mon insomnie.
Et moi, je suis là.

04 décembre 2024

4 décembre 2024

En revenant de Saint-Donat avalé un bol de soupe puis étalé de tout mon long vers vingt heure. Réveillé à minuit, bu un café, ce qu’il ne faudrait jamais faire, mais —bien que je le sache—, le plaisir infantile d’explorer encore la limite, d’enfreindre la règle, l’envie indécente de profiter du calme de la maison, de ma solitude, jouir de cette solitude à cet instant furent prioritaires. Et d’un égoïsme assumé. Rien ne me convient mieux que de m’asseoir devant mon clavier et d’écrire ce qui me passe par la tête. C’est là que je trouve, dans l’agitation primordiale, le véritable repos, et mes vrais amis qui tour à tour semble passer pour me visiter. En ce moment, Aragon que j’ai cité déjà hier, mais également Novarina, Bataille, Perec, Burrough, Cummings, Michaux, Beckett, Ponge, Prigent, désolé de ne pas vous citer tous mes bon amis.. Je me rends compte en plein milieu de phrase de l’absurdité vaine de cette énumération.
Ecrit bizarre qui jaillit soudain après ce semblant de réflexion :

C’était de ce temps où parcourant lentement la ville abjecte, où accablé par la hideur du monde je tentais encore d’avancer péniblement par les rues souillées d’ordures et d’inconnus
Chaque pas s’arrachait de haute lutte au sol collant, je traînais comme un boeuf son socle de charrue, mes semelles sur l’asphalte maculé de flaques graisseuses et de détritus. Hahanant intérieurment, pestant.
Les visages flottent ici comme des masques vides, des ombres sans regards, et leurs rires, quand ils éclatent, leurs paroles insensées , résonnent contre les façades, tournoient et frappent sans prévenir à la manière interlope d’où surgissent les gifles aussi humiliantes qu’absurdes
Me revoici donc écrasé par cette hideur, Bouchon aux couleurs ternies, cette fatigue, ce poids sans nom.
Et pourtant, quelque chose me pousse encore malgré tout vers l’avant, un reste d’instinct peut-être une simple habitude la fameuse du marche ou crève, d’un pas après l’autre. cette chose qui ne cesse de prononcer le terrible « Avancer, toujours avancer. »
Et c’est alors, dans cet enfer d’immondices et de visages fuyants, qu’un éclat inattendu vint fissurer ce mur d’abjection : une lumière d’or, filtrant à travers un rideau déchiré, une feuille tourbillonnant et toute son infinie petitesse, dans un souffle de vent, sans oublier l’aperçu rapide et lent au relenti de ce chat roux, endormi sur un tas de journaux, indifférent au chaos. Ce n’était rien. Et pourtant, c’était tout. La ville tomba son masque, dans un éclat tellement fugace que j’eus peine à le considérer pour vrai, elle ébaucha un sourire de première communiante."

Ce n’est pas fini. SI ? Pas encore, pas maintenant. Quelque chose me le dit encore : patiente . Il faut vivre. tout vient de là et y revient.

La réponse viendra comme la question est arrivée : La réponse vient comme elle vient, de l’existence elle-même. A portée de main du manchot.

être boue être lumière être nuit être jour être pluie être sécheresse être seul être innombrable être cri cri cri être silence être vent être vide être étendu et plat être resserré et pointu être point de départ être point final être big et bang être proche et loin être immobilité et mouvement être noyau être néant être étincelle et explosion être naissance être mort être vie et mort être amour être absence être un pied dans l’orgueil l’autre dans la merde être cave un jour grenier une nuit être ailé et aussi lourd qu’un jour à devoir gagner son pain être unique être multiple être secoué de sanglots sanglots sanglots de rire et de chagrin être vainqueur par accident perdant par habitude être gueux et roi être au parfum du monde et à sa puanteur être une montée être une chute être une fracture être une ligne droite être froissé comme une lettre jamais lue être repassé pour des noces oubliées être soleil être pluie être gouffre être pic être tout être rien être tout et rien être l’aube et le crépuscule être un cercle une spirale être nulle part être partout osciller osciller osciller entre génie et idiotie

A la fin c’est encore trop long, il faut que j’en garde encore un peu pour demain. Que me retienne.

Cantine des démunis

2 décembre 2024
La première cantine du monde serait née à Lannion

Refrain absurde

Saupoudre et remue ! Tourne la louche et fais danser la soupe !
Les fourchettes trottent, les assiettes chantent,
Et le chaudron, là-bas, murmure : « Encore ! Encore ! »

Gamelles, marmites, faitouts, chaudrons

Gamelles, marmites, faitouts, chaudrons.
Cocottes noires, casseroles cabossées, poêles ventrues.
Saladiers ébréchés, plats creux, plats ronds, plats longs.
Bassines en acier, cuves en plastique, bidons griffés de signes,
Et les chaudrons encore, ventre ouvert sur les flammes.

Refrain absurde

Soupe à l’envers, ragoût qui s’enfuit !
La louche s’égoutte et la poêle applaudit.
Frappe la table et chante les restes !

Matières premières

Farines de blé, de seigle, de rien. Riz blanc, riz brun, riz sans âge.
Pommes de terre terreuses, betteraves endormies, oignons qui pleurent.
Carottes torses, choux qui grincent, navets oubliés.
Et là : lentilles par sacs, pois cassés, haricots durs comme la faim.

Refrain absurde

Oignons au plafond, carottes en prière,
Haricots qui rient et navets qui se perdent !
Les miettes courent et le pain fait des bonds !

Épices et condiments

Huile ancienne, et rances, vinaigre acide, sel blanc comme l’oubli.
Paprika des jours gris, cumin fendu, muscade endormie dans un rêve d’enfance.
Bouillons noirs, cubes dorés, herbes invisibles froissées par des mains qui n’existent plus.
Sauces acides, ketchup sucré, relents d’épices venues d’un autre monde.

Refrain absurde

Sel qui danse, poivre qui tousse !
La muscade s’échappe et le vinaigre siffle.
Coups de louche, tambour des casseroles !

Couverts

Couteaux lourds, couteaux fins, couteaux tordus.
Cuillères larges, cuillères longues, louches qui tournent sans fin.
Fourchettes maigres, piques cassées, passoires percées.
Écumoires et râpes, ciseaux rouillés, fouets fouettant l’air comme des sorts.

Refrain absurde

Fouet qui crie, écumoire qui dégraisse !
Couteaux bavards et louches timides !
Silence des râpes, et voilà qu’elles mordent !

Recettes

Et les recettes ? Ah ! Les recettes, elles aussi ânonnent leur litanie :
Soupe claire, soupe épaisse, soupe de restes.
Riz collé, riz sauté, riz brûlé.
Ragoût d’hier, omelette d’aujourd’hui, pain noir du jour, pain dur de demain.

Refrain absurde

La soupe rigole, le riz rougit !
Les restes murmurent : « Mangez-nous, mangez-nous ! »
Et l’omelette s’étale, sans fin ni début.

Convives

Ici, dans cette cuisine, dans cette cantine sans lumière,
les assiettes se tendent vers les mêmes noms :
L’Innommable à Pieds Nus,
Celui-Qui-Marche-Dans-La-Pluie,
Faim-Noire, Gorge-Fermée,
Petit-Poing-Dans-La-Poche.

Les yeux regardent sans voir, ils appartiennent à :
Grande-Larme-Coulante,
La Vieille-Échine,
Nez-Coupé, Lèvres-Blanches,
Silence-Des-Deux-Jours.

Ils attendent tous, ces convives-là, des portions chantées.
Ils mâchent des prières au sel, avalent des morceaux de rires oubliés.
Chaque bouche appelle. Chaque bouche bénit :
la louche, le ragoût, la soupe encore chaude.

Refrain absurde

Mains tendues, bouches ouvertes,
La faim crie, les assiettes chantent,
Et le chaudron murmure encore : « Encore ! Encore ! »

Chorale de fin

Dans cette cantine aux casseroles cabossées,
chaque gamelle n’a pas de pot.
Chaque couteau trace un cercle.
Chaque assiette attend.
Chaque nom, chaque corps, chaque bouche :
un refrain qui s’efface,
un écho qui reste,
une note tenue dans le silence du soir.

28 novembre 2024

28 novembre 2024
Le Sabbat des sorcières ou Le Grand Bouc, (l’une des « Peintures noires » de Goya ), (détail)

Récemment, j’ai repensé à cette idée du double. Une obsession, peut-être. Une manière de nommer quelque chose qui m’accompagne depuis toujours. Un murmure, une ombre, une absence qui pèse plus lourd que les présences. Je me suis demandé si cela venait de l’enfance, cette habitude d’imaginer des compagnons silencieux. Ou si c’était autre chose, quelque chose de plus vieux, un écho d’histoires qu’on ne m’a pas racontées mais que j’ai devinées. Quand j’écris, il est là. Pas tout le temps, mais assez pour que je sache qu’il existe. Le double, je l’appelle parfois. D’autres fois, je le repousse. Mais il revient toujours. Socrate l’appelait daemon. Maupassant l’a nommé horla. Moi, je ne sais pas comment l’appeler. Alors j’écris sur lui.

Socrate parlait d’un daemon. Pas un dieu, pas un démon, juste une voix. Une intuition. Quelque chose qui guide sans jamais dicter. J’aime cette idée, mais je ne suis pas sûre qu’elle s’applique à moi. Mon double ne guide pas. Il observe. Il attend. Parfois, il murmure. Pas pour éclairer, mais pour souligner ce que je préfère ignorer. « Tu savais », dit-il. Il dit cela souvent. Et il a raison. Mais je déteste quand il le dit. Je crois que je l’ai rencontré très tôt. Dans les rêves. Dans les silences des après-midi d’été, quand l’air est si immobile qu’on entend les ombres bouger. Je le voyais parfois, ou je pensais le voir. Un reflet dans une vitre. Une silhouette qui n’était pas tout à fait moi. Et pourtant, c’était moi. Ce genre de choses, on les oublie. Jusqu’à ce qu’on les écrive.

Dans les histoires de dibbouks, l’esprit errant s’attache à un vivant. Il ne s’invite pas. Il s’impose. J’aime cette idée. Pas parce qu’elle me rassure, mais parce qu’elle m’explique quelque chose. Le double n’est pas toujours choisi. Il est là parce qu’il doit l’être. Parce qu’on ne peut pas tout porter seul. Alors on lui donne une place. Une voix. Même si c’est une voix qui dérange. Je pense souvent que mes textes sont des espaces pour lui. Pas pour le chasser, mais pour le contenir. Pour qu’il ne déborde pas.

Maupassant, lui, n’a pas su contenir le horla. Le Horla, c’est une autre histoire. Pas une voix. Une force. Une invasion. Quelque chose qui prend, qui ronge, qui dévore. Ce n’est pas mon double. Mais je comprends ce que Maupassant a vu. Ce débordement, cette folie. À une époque, j’aurais pu le sentir moi aussi. Mais j’ai appris à maintenir la barrière. Ou peut-être est-ce l’âge. Peut-être qu’avec le temps, on apprend à marcher avec son ombre sans qu’elle nous étouffe.
Chez Dostoïevski, le double est plus proche de moi. Goliadkine voit un autre lui-même, un rival, un voleur d’identité. Il ne sait plus qui il est. Il lutte pour une place qui lui échappe. J’ai parfois ressenti cela, mais différemment. Mon double n’est pas un voleur. Il ne me remplace pas. Il me dédouble. Il met en lumière des angles que je ne veux pas voir. Mais il ne prend jamais tout. C’est peut-être ça, la différence. Lui, il reste à côté, dans l’ombre.

Je n’écris pas pour m’en débarrasser. Je n’écris pas pour lui non plus. Je crois que j’écris pour garder l’équilibre. Entre ce que je suis et ce qu’il est. Entre ce qui murmure et ce qui crie. Contre mauvaise fortune, faire bon cœur. Peut-être. Mais il faut aussi faire bon cœur à son double. Même quand il est gris. Même quand il est maussade. Parce qu’il est là. Parce qu’il reste.

j’ai décidé d’arréter d’écrire

15 novembre 2024

"C’est difficile. C’est un peu difficile. J’ai décidé d’arrêter d’écrire. D’essayer d’arrêter. De cesser de
vérifier sans cesse que j’ai bien un stylo sur moi, dans une poche intérieure de la veste ou de l’imperméable, avant de sortir. Un crayon dans la voiture. D’avoir toujours un papier dans le pantalon. Un morceau de papier, une feuille pliée en quatre, une facture au verso vierge par exemple. Sinon, une enveloppe usagée, déployée, ouverte, découpée pour libérer plus d’espace libre en doublant sa surface extérieure dès qu’elle sera remplie. Couverte de phrases, de noms et de verbes, avant de les recopier sur la page d’un écran. Au pire, le dos d’un petit bordereau de carte bancaire, au papier sans épaisseur, fragile. Surtout sous la pluie. Ou dans l’eau. Autrement, en dernier ressort, le clavier d’un téléphone, mal adapté, lourd au fond de la poche, fragile, peu pratique pour écrire rapidement. Du bout des pouces. Sur le trottoir.« 


 »Ce matin, j’ai trouvé une gomme, en rangeant un crayon que je ne voulais plus voir. Un cube de caoutchouc épais, un peu mou, d’un blanc plutôt tendre, dans un tiroir de mon bureau, au milieu des trombones et des élastiques. Sous une pince à épiler.Un bloc rectangulaire, lisse, aux angles émoussés, biseauté par l’usure. Un peu plus large que deux doigts. Inutile quand on pianote sur un clavier, ou pour effacer l’encre sur le papier glacé d’un magazine : il faudrait alors imaginer écrire uniquement à la pointe de graphite, sans trop appuyer sur un papier toujours très lisse, dans l’espoir de parvenir à annuler jusqu’à la trace de ce qu’on aura écrit. " J’ai décidé d’arréter d’écrire, Pierre Patrolin, P.O.L

14 novembre 2024

14 novembre 2024

Insomnie mise à profit pour relire les deux premières parties des Emigrants de W. G. Sebald. J’essaie de me souvenir en quelle année j’avais découvert ce livre la toute première fois, sans doute à mon retour de Suisse, vers 2003, à moins que ce ne fut à Lausanne, mais bien du mal à accepter de me rappeler de cette période, j’ai oublié jusqu’au nom de la rue où j’habitais, et celle où je travaillais, voire cette librairie que je fréquentais, ce qui me fait penser par déplacement télémétrique, espérance de netteté, que c’était peut-être même dans cette autre librairie, à Yverdon en 2000. En tous cas, j’avais lu une première fois ce bouquin sans éprouver un grand enthousiasme . Les phrases m’avaient parues trop longues, alambiquées, et totalement décalées du temps dans lequel à cette époque je vivais. Ce qui oblige aujourd’hui à une certaine humilité lorsque j’y repense, je veux dire sur la manière dont on emet un jugement quel qu’il soit sur ce que l’on voit, ce que l’on entend, ce que l’on lit. Et cette impression s’était déjà faite lourdement sentir dans la journée alors que je mettais une fois de plus un peu d’ordre dans mon atelier, que je retrouvais de vieilles toiles, datant de 2006 ou 2007, toiles dont je n’étais à l’époque pas peu fièr et qui, aujourd’hui, me font songer à de la boue collé sur du tissu. Voilà en gros, avec quoi il faut bien partir aujoud’hui, avec la fatigue et la modestie comme bagages, face aux effondrements successifs tout autour de soi et en soi. Ces exils relatés par le narrateur du livre font référence à la montée du nazisme, ce qui n’est sans doute pas tout à fait un hasard lorsque j’y pense d’avoir justement choisi ce livre sur l’étagère de la bibliothèque cette nuit. Ne sommes-nous pas, en ce moment même, confrontés à une situation tout à fait semblable que celle qui fit fuir les personnages de Emigrants. Etrangement je me suis aussi souvenu que j’avais effectué des recherches sur le prix des terrains avec cabane cadastrée, d’abord dans le centre de la France, vers Epineuil le Fleuriel, puis Saint-Bonnet de Tronçay, jusqu’à m’éloigner de plus en plus , vers la Bulgarie, la Crète, enfin loin d’ici, de cette vie de ces lieux de cette athmosphère de marasme permanent. J’ai jonglé avec les hypothèses d’amasser en vendant tout la somme nécessaire pour partir, pour fuir, seul évidemment, tant qu’à faire puisqu’il ne s’agissait que d’hypothèses, de rêveries d’imagination. Le fait que chaque histoire lue s’achève par un suicide du personnage principal ne m’est venue que tardivement, en écrivant ces lignes ce matin. Et puis bizarrerie supplémentaire ce que j’avais trouvé pénible à la lecture des Emigrants, notamment ces longues descriptions tellement détaillées de la nature, souvent traversées de digressions en tout genre, de détails outrageusement précis, trop précis pour être vrais avais-je alors songé, ces descriptions et digressions cette nuit m’ont apaisé voire bercé, emmitouflé à la façon d’un passager clandestin enfermé à fond de cale dans un vieux rafiot traversant des étendues liquides instables, se fabriquant ainsi dans la lecture lente des phrases de Sebald une sorte de sécurité totalement illusoire mais bien agréable cependant.


Cette nuit, l’insomnie. Alors, je suis allé prendre un livre sur l’étagère : Les Émigrants de Sebald. Je ne me souvenais plus vraiment de la première fois que je l’avais lu. C’était quelque part après la Suisse, peut-être en 2003. Ou même avant, peut-être à Lausanne. À vrai dire, j’ai oublié les détails. J’ai même oublié les noms des rues où je vivais, où je travaillais. Il y avait une librairie, quelque part. Peut-être à Yverdon, peut-être pas. La première fois, ce livre ne m’avait pas vraiment parlé. Les phrases, je les trouvais longues, compliquées. Pas mon style. À l’époque, je voulais du simple, du direct. Ce genre de lecture me passait au-dessus. Et maintenant, quand j’y repense, ça me fait sourire. Il faut du temps pour savoir ce qu’on pense, du temps pour comprendre ce qu’on regarde. On ne le sait pas toujours sur le moment. Cet après-midi, je rangeais l’atelier, fouillant des vieilles toiles de 2006, peut-être 2007. À l’époque, je trouvais ça pas mal. Maintenant, ce n’est rien de plus que de la matière, une boue sèche collée sur du tissu. Ça m’a fait penser à tout ce qu’on accumule, tout ce qui s’efface. Avec le temps, tout ça ne veut plus dire grand-chose. Sebald écrivait sur l’exil, sur la fuite. Sur des vies qui se défont. Je me suis demandé pourquoi j’avais choisi ce livre-là, cette nuit. Peut-être parce que ça me parlait plus qu’avant, maintenant. Il m’est même revenu cette idée que j’avais, de trouver un bout de terre quelque part. Un terrain avec une cabane, loin d’ici. J’avais regardé vers le centre de la France, puis plus loin encore. La Bulgarie, la Crète. C’était juste un rêve. Vendre, partir, seul. Un rêve, c’est tout. Et puis, en lisant, je me suis souvenu que chaque histoire chez Sebald finit mal, souvent par un suicide. Je ne l’avais pas vu tout de suite. Je ne sais pas pourquoi ça m’a frappé ce soir. Ce qui me dérangeait dans le livre, à l’époque, c’était les descriptions, les détails. Tout me paraissait lourd, étouffant. Mais cette nuit, ces phrases m’ont fait du bien. Elles avaient une lenteur rassurante, comme si elles me couvraient d’un voile. Une sorte de paix. Comme si je pouvais me cacher dans ses mots, juste pour un moment.


Je suis encore là, dans la cuisine, au milieu de la nuit. Le silence pèse, le tic-tac de l’horloge s’étire. Mes mains sont posées sur la table, froides et immobiles. Je sais que le sommeil ne viendra pas. Alors, presque sans réfléchir, je me lève et me dirige vers la chambre au rez de chaussée, vers la biblitohèque. Il fait sombre.Je reste un instant là debout, sans allumer. Puis, la lumière des phares d’un véhicule qui passe dans la rue glisse à travers les stores, frôlant les livres en rang, juste assez pour en deviner les titres. Je n’ai pas besoin de chercher. Je sais déjà lequel je veux. Ma main trouve Les Émigrants de Sebald. C’est comme s’il m’attendait. Je passe les doigts sur la couverture, sentant le livre, son poids. Un souvenir vague, un moment sans contours nets. La première fois que je l’avais lu, je n’y avais rien compris, ou alors trop peu. Peut-être en Suisse, ou juste après, mais ce n’était pas clair, ni maintenant ni alors. Et cette nuit, tout me revient dans un flou, une hésitation. Je retourne m’asseoir à la table, ouvre le livre. Les premières pages sont comme je m’en souvenais : lentes, denses, presque trop détaillées. Je m’y perds volontairement, chaque mot comme un pas dans l’obscurité. Puis, entre deux paragraphes, un blanc, puis une photo. Je m’arrête. C’est une vieille photo en noir et blanc. Un visage ou un bâtiment, parfois flou, parfois d’une netteté troublante. Ces images, plantées là comme des balises dans le texte, sans explications. Elles me regardent presque, fixes, étrangères. Je tourne les pages, et les photographies reviennent. Un homme qui marche, une maison abandonnée, un paysage sans horizon. C’est comme si Sebald avait semé des indices d’un monde évanoui, une autre vie, quelque part en marge du texte. Elles font remonter quelque chose en moi, des bouts de souvenirs, sans les détails, juste les impressions. Comme si, dans chaque image, il y avait une part d’exil, de fuite – une invitation à laisser moi aussi derrière moi quelque chose. Peut-être qu’au fond, c’est pour ça que je l’ai repris cette nuit. Comme une main tendue à travers le temps. Chaque image en noir et blanc m’accroche un peu plus, des portraits d’inconnus, des bâtiments déserts. Une suite d’ombres, où je me sens presque chez moi. Les photos et les mots se mélangent, comme une marée lente qui efface les contours, brouille les lignes. Je laisse les phrases m’engloutir. Juste cette nuit, ça suffira.

Les Emigrants de Sebald

13 novembre 2024

Structure et Personnages

L’ouvrage se compose de quatre récits distincts, chacun centré sur un personnage émigré :

  • Dr Henry Selwyn : Un homme âgé et solitaire vivant dans une maison anglaise isolée, qui révèle progressivement son passé d’émigrant lituanien.
  • Paul Bereyter : Un ancien instituteur allemand d’origine juive, persécuté sous le régime nazi, dont le suicide est exploré par le narrateur.
  • Ambros Adelwarth : Un majordome émigré aux États-Unis, dont la vie tourmentée est retracée à travers les souvenirs de ses proches et ses journaux intimes.
  • Max Ferber : Un peintre juif allemand ayant fui Munich pour l’Angleterre, luttant avec ses souvenirs traumatiques et sa relation complexe avec sa mère, victime de la Shoah.

Ces histoires sont narrées par un personnage ressemblant à Sebald lui-même, qui agit comme un observateur ou un enquêteur, retraçant les vies de ces émigrants à travers leurs souvenirs, leurs récits et les traces qu’ils ont laissées

Thèmes Principaux

Les thèmes centraux de Les Émigrants s’articulent autour de la mémoire fragmentée, de l’exil psychologique et du poids du trauma historique. La nostalgie lancinante et le sentiment de déracinement imprègnent les récits, reflétant l’incapacité des personnages à se réconcilier avec leur passé. L’œuvre explore également la nature comme miroir de la dévastation émotionnelle subie par les émigrants, utilisant des descriptions détaillées de paysages pour refléter leur état intérieur

  • Mémoire et oubli : lutte contre l’effacement des souvenirs traumatiques
  • Exil et déracinement : aliénation géographique et psychologique
  • Trauma historique : impact indirect mais omniprésent du nazisme et de la Shoah
  • Nature et destruction : paysages comme reflets de l’état émotionnel des personnages

Style Narratif de Sebald

Le style narratif de Sebald dans Les Émigrants se caractérise par un mélange unique de genres littéraires, fusionnant récit autobiographique, fiction historique, essai philosophique et reportage photographique. Ses phrases longues et sinueuses imitent le flux de la pensée et du souvenir, créant une atmosphère mélancolique où le passé pèse constamment sur le présent. L’utilisation fréquente d’images et de photographies dans le texte renforce l’idée d’une mémoire fragmentaire et de souvenirs incomplets, ajoutant une dimension visuelle à la narration Cette approche innovante brouille les frontières entre réalité et fiction, invitant le lecteur à s’interroger sur la nature même de la mémoire et de l’histoire.

Rôle de Sebald

Dans Les Émigrants, Sebald endosse le rôle d’un archéologue de la mémoire, fouillant les fragments du passé pour reconstituer des histoires souvent oubliées ou marginalisées. Le narrateur, qui ressemble fortement à l’auteur lui-même, enquête sur les vies brisées par l’histoire, retraçant les souvenirs des protagonistes à travers des rencontres personnelles ou des récits indirects. Cette approche permet à Sebald de jouer un double rôle : celui d’un chroniqueur des vies oubliées et celui d’un médiateur entre le passé et le présent, entre la mémoire individuelle et collective, mettant en lumière la douleur silencieuse des émigrants qui ont survécu à l’exil et à la Shoah.

citations

  • Le Dr Selwyn me fit l’aveu – un autre mot serait inadéquat – qu’au cours des dernières années, le mal du pays l’avait de plus en plus assailli.
  • « Les années de la Seconde Guerre Mondiale et les décennies qui suivirent furent pour moi une période mauvaise et aveugle, sur laquelle, même si je voulais, je ne pourrais rien raconter. »
  • « Pendant des décennies les images de cet exode s’étaient effacées de sa mémoire, mais ces derniers temps, elles se manifestaient de nouveau, elles revenaient. »
  • « En 1939, il est transporté en avion en Angleterre, il ne reverra plus ses parents, déportés et décédés. »

Héritage de l’exil

Les Émigrants de W.G. Sebald se révèle comme une œuvre majeure de la littérature contemporaine, offrant une réflexion profonde sur l’exil, la mémoire et les traumatismes historiques. À travers ses quatre récits entrelacés, Sebald parvient à créer un espace littéraire unique où le passé et le présent se confondent, où les frontières entre réalité et fiction s’estompent
L’ouvrage se distingue par :

  • Sa structure narrative innovante, mêlant enquête, témoignage et fiction
  • Son exploration sensible de la mémoire fragmentée et du déracinement
  • Son style prose poétique et mélancolique, reflétant l’état d’esprit des émigrants
  • L’utilisation habile de documents et de photographies, renforçant l’effet de réel tout en questionnant la nature de la vérité historique

En fin de compte, Les Émigrants nous invite à réfléchir sur la façon dont l’Histoire façonne les destins individuels et sur la persistance du passé dans le présent. Sebald, en archéologue de la mémoire, nous rappelle l’importance de ne pas oublier, tout en soulignant la difficulté de saisir pleinement l’expérience de l’exil et du traumatisme

Sources de l’article

https://books.openedition.org/pub/24451?lang=fr
https://www.universalis.fr/encyclopedie/les-emigrants-les-anneaux-de-saturne/
https://theses.hal.science/tel-01309596v1/file/These_Christine_SAVATON.pdf
https://laboucheaoreilles.wordpress.com/2020/11/21/les-emigrants-de-w-g-sebald/
https://books.openedition.org/pur/56281?lang=fr
https://hal.univ-lyon2.fr/hal-02008610/document
https://suruneilejemporterais.fr/dans-les-galeries-de-sebald/
https://www.insense-scenes.net/article/les-somnambules-de-lhistoire-les-emigrants-de-w-g-sebald-par-krystian-lupa/

13 novembre 2024

13 novembre 2024

J’ai découvert « Les choses » de Perec en 1980, probablement dans la boite d’un bouquiniste. Les bouquinistes de Paris sont installés sur plusieurs quais le long de la Seine. Sur la rive droite, ils s’étendent du pont Marie au quai du Louvre. Sur la rive gauche, ils occupent les quais de la Tournelle, de Montebello, Saint-Michel, des Grands-Augustins, de Conti, Malaquais et Voltaire. Je les arpentais tous à l’époque, bien difficile de dire lequel exactement. Les Choses (1965) est le premier roman de Georges Perec, qui lui a valu une reconnaissance immédiate en remportant le prix Renaudot. Ce roman est une critique subtile de la société de consommation des années 1960, période marquée par l’essor des Trente Glorieuses et l’apparition d’une classe moyenne aspirant à la richesse matérielle. Le roman raconte l’histoire de Jérôme et Sylvie, un jeune couple parisien qui gagne sa vie en réalisant des enquêtes d’opinion pour des agences de publicité. Bien qu’ils vivent décemment, ils sont obsédés par un mode de vie luxueux qu’ils ne peuvent s’offrir. Leurs rêves de confort matériel — meubles élégants, vêtements raffinés, objets de luxe — les plongent dans une spirale d’insatisfaction et de frustration. Ils aspirent à une vie faite de possessions, mais leur réalité est marquée par l’impossibilité d’atteindre ces idéaux. Cette quête matérialiste devient le moteur de leur existence, les éloignant peu à peu du bonheur véritable. Perec utilise ce couple pour dresser un portrait critique de la société de consommation naissante. Les personnages sont pris au piège d’un système où les objets deviennent les véritables protagonistes du récit. Les choses qu’ils désirent définissent leur identité et leur quête du bonheur. Cependant, cette obsession pour les biens matériels conduit à un sentiment d’aliénation et d’insatisfaction permanente. Le roman explore ainsi les mécanismes psychologiques et sociaux qui poussent les individus à vouloir toujours plus, sans jamais être satisfaits. Jérôme et Sylvie se heurtent constamment à la disproportion entre leurs désirs et leurs moyens, ce qui reflète la frustration généralisée dans une société où l’abondance matérielle ne garantit pas le bonheur. Le style de Perec dans Les Choses est influencé par le Nouveau Roman, un mouvement littéraire qui privilégie la description minutieuse des objets et des situations plutôt que le développement psychologique des personnages ou une intrigue traditionnelle. Les descriptions des objets sont extrêmement détaillées, presque cliniques, ce qui renforce l’idée que ce sont les choses qui prennent le dessus sur les individus. L’influence de Flaubert est également palpable dans ce roman, notamment par l’usage du style indirect libre et par un regard ironique sur ses personnages]. Comme chez Flaubert, Perec ne condamne pas explicitement ses protagonistes ni la société qu’il décrit ; il se contente d’observer et de décrire avec une certaine distance critique. Les thèmes principaux de ce roman sont l’aliénation par la consommation, le couple est prisonnier d’un cycle sans fin où l’acquisition matérielle devient un but en soi, mais ne mène jamais à la satisfaction. On y découvre également que Jérôme et Sylvie associent le bonheur à la possession d’objets luxueux, mais cette quête se révèle vaine. Malgré leurs aspirations matérielles, les personnages mènent une vie monotone et vide, où les objets prennent plus d’importance que leurs relations humaines ou leurs passions. Les Choses est une œuvre emblématique du regard lucide que Georges Perec porte sur son époque. À travers une écriture précise et descriptive, il interroge la relation complexe entre les individus et les objets dans une société dominée par la consommation. Le roman reste pertinent aujourd’hui en tant que réflexion sur les pièges du matérialisme et sur l’insatisfaction chronique qui peut en découler J’avais besoin de revenir sur ce livre et d’écrire cette première partie documentaire pour mieux me resituer dans cette période des années 80 où je le découvris. A peu près inculte, il est étonnant que ce livre ne me glissât pas des mains, tout au contraire, je crois qu’à sa lecture j’ai pu poser des mots, au moins à mi voix si ce n’est par écrit sur le vide existentiel que représentait ma vie à l’époque. Probablement parce qu’à 20 ans mon quotidien n’était pas si éloigné de celui de ces jeunes gens des années 60. Il se peut que ce livre ait été une sorte de révélation même de l’indigence intellectuelle et artistique dans laquelle je vivais à l’époque. Il est possible qu’il fut même à la source de ma première séparation de couple. Le malaise qui naquit après sa lecture, quoique violent, fut sans doute dans une certaine mesure salvateur. A cette époque je vendais des automobiles en porte à porte dans la banlieue Est. Je gagnais assez confortablement ma vie, j’avais une petite amie, un pied à terre à Paris, je n’étais pas vraiment à l’aise dans cette vie, j’éprouvais la sensation permanente de n’être pas à ma place véritable, d’être un imposteur. Aussi bien dans mon travail, dans ma relation de couple, qu’auprès des amis que nous fréquentions. Toujours cette impression d’un décalage ahurissant et en même temps la stupeur provoquée par une forme aigûe d’acrasie m’empêchait de changer de vie, de peau. Ce fut la lecture des Choses qui fut le déclic. Peu de temps après je quittais mon travail, ma petite amie disparut, je perdais mon pied à terre parisien, je découvrais la photographie noir et blanc et je me mis en tête de devenir quelqu’un d’autre que moi-même. Mais je ne savais pas plus quel autre devenir que je ne savais qui j’étais moi-même. Qu’est-ce qui, dans Les Choses, continue de me parler aujourd’hui ? Serais-je capable de vivre sans ces objets qui semblent remplir la vie des autres ? La photographie fut une réponse, une échappatoire, mais était-ce la bonne ? Sans doute pas plus que la peinture, la littérature. Ce que je comprends c’est que je n’ai jamais vécu autrement que grâce à ces échappatoires pour m’enfoncer dans un sorte d’existence immatérielle dans laquelle les objets étaient des obstacles à éviter tout comme le terme d’objectif qu’inconciemment je leur ai associé.

Sources de cet article
https://fr.wikipedia.org/wiki/Les_Choses
https://www.lhistoire.fr/classique/%C2%AB-les-choses-%C2%BB-de-georges-perec
https://mastersfdl.hypotheses.org/5625
https://www.pimido.com/blog/nos-astuces/georges-perec-les-choses-fiche-lecture-02-02-2022.html
https://www.kartable.fr/ressources/francais/profil-d-oeuvre/les-choses/16957
https://www.litte-ratures.fr/les-choses-georges-perec/

illustration réalisée avec Flux ai.

11 novembre 2024

11 novembre 2024

—Type d’éjectas volcanique, famille des téphras ou pyroclastes, d’une constitution solide mais légère, quand on songe qu’elle est faite de cendres et de feu, plutôt poreux.

— De la même forme qu’un oeuf dont on aurait scié l’un des côtés pour obtenir un côté plat.

— gris comme la cendre évidemment. Avec à son sommet un trou noir fait de main d’homme ou de femme dans lequel on introduit une cordelette pour l’accrocher à un clou, généralement planté dans le carrelage, le mur d’une salle d’eau.

— La surface —toute proportion et déférence gardée pour l’oeil exhorbité de la nuit —peut faire songer à la surface abîmée de la lune. Selon l’éclairage, il est aussi loisible d’associer cette surface à une barbe de trois jours portée par les vieillards solitaires.

— Son utilité tombe sous le sens, elle sert à poncer les vieilles peaux, les peaux mortes

— On peut aussi la conserver sans jamais s’en servir, accrochée à un clou en dehors d’une salle d’eau, elle pourra sans problème survivre sans le moindre usage—sauf celui de pendre, d’être couchée, oubliée, ici ou là, comme n’importe quelle pierre, ponce ou pas.

— Comment distinguer une pierre ponce d’une autre pierre ponce ? question à creuser pour faire passer une ficelle, peut-être une question de taille, de propreté, d’odeur ?

— Combien d’échanges la pierre ponce a t’elle avec les habitants du lieu, et de quelle nature ces échanges sont-ils, on ne le sait pas toujours, mais on espère une courtoisie mutuelle.

— Quand on touche une pierre ponce on a l’impression de toucher une barbe de trois jours sans l’inconvénient de toucher son propre visage.

05 novembre 2024

5 novembre 2024

Dans le temps, l’expression « monter à Paris », « descendre dans le Sud » peut fournir une indication, quoique vague, d’un lieu d’où l’on part. On dit aussi qu’on habite un endroit quelque part sur la carte, à la surface du monde, ça ne nous met pas la tête à l’envers pour autant. On part de chez soi, d’un lieu nôtre vers leur lieu à eux, celui de la boulangère aux joues rondes, celui de la poignée métallique de la porte que l’on pousse pour entrer dans le magasin d’articles de pêche, la petite montée que l’on gravit juste après la place du marché, vers le bureau de tabac et l’église, ou encore sur la route d’Epineuil, les deux cimetières, l’ancien ou le nouveau, pour enterrer les gens, et bien sûr plus loin, d’autres régions, d’autres villes, celles des grands-parents, des futures ou des ex-épouses, maîtresses, veaux, vaches ou cochons, etc. Et l’enfant, le jeune homme, puis l’adulte en ce temps-là ne sont pas grand-chose d’autre qu’un des innombrables centres mobiles du monde, comme tout un chacun, se déplaçant selon des buts, des idéaux verticaux, horizontaux — diagonales, courbes et spires — volutes, nuages, brumes, simple cavalier enfourchant son petit vélo, petit cheval, âne bâté, tête de mule, se métamorphosant par contraintes multiples en simple pion dans un jeu de morpion ou de go. Il pense donc à cela ce matin en descendant l’escalier, à cause sans doute d’un rêve, puis, parvenu à la cuisine, les pieds sur le carrelage froid, un autre souvenir de rêve l’extirpe du précédent. Il se souvient qu’il y a une explosion un peu plus loin, ici, dans la vallée — il peut la revoir comme au ralenti — peut-être à l’emplacement du centre commercial obscène au rond-point de C., tristement nommé Green Set, peut-être par un de ces cynismes électoraux surfant sur la vague écolo. Bref, il descend l’escalier exactement comme tout à l’heure et, parvenu en bas, dans la même cuisine, il a juste le temps d’apercevoir l’explosion, sorte de montagne incandescente, assez chouette esthétiquement, en train de se former à quelques centaines de mètres à vol d’oiseau ou à vue de nez. Ce qui est parfaitement impossible car nous habitons dans le centre du village, entourés de façades, de murs, d’usines, d’une purée de pois atroce en ces jours brumeux de novembre et surtout les paupières cerclées par le refus d’en voir plus, par l’à quoi bon vouloir en voir plus. Mais là, c’est autre chose. Possible que l’image de l’explosion apparaisse avant même qu’il pose le pied sur la première marche, depuis le palier, avant de descendre l’escalier menant à la cuisine ; on pourra même risquer de se dire que l’image de l’explosion lui apparaît depuis le centre de la nuit, surgissant d’ailleurs, dans un silence épais alors qu’il est là, totalement inconscient, allongé sur le lit, dormant à poings fermés, puisqu’après tout il ne s’agit que d’un rêve permanent tournant autour de son propre centre invisible, à la fois centrifuge et centripète.

27 octobre 2024

27 octobre 2024
ecopoétique08
Ecopoétique08
Image réalisée avec DALL-E d’OpenAI
Pb & DALL-E d’OpenAI

Au bout du quai, le silence est épais. Les herbes sèches restent immobiles, et le gravier glisse sous les pieds. L’eau autrefois passait ici, creusant des sillons d’argile et de rouille, élevant de petites buttes le long des berges. Plus tard, je plongerai une main dans cette terre fendue, pour retrouver ce qui persiste — une trace humide, une marque laissée par le fleuve avant son retrait. Si je ferme les yeux assez longtemps, je pourrais peut-être encore sentir l’eau se heurter aux pierres, remonter sous mes semelles.

La ville ne nous attendra pas ; nous la traverserons, une rue après l’autre. Sous les ponts couverts de mousse, derrière les vitrines éclatées, s’entasseront des morceaux de verre et de vieux journaux. La vieille gare se tiendra là, ses rails rongés s’entrecroisant en un réseau de lignes folles sans but. Les façades se fendilleront, les volets en bois pendront, retenus par des charnières rouillées. Parfois, une bourrasque arrachera une affiche, dévoilant des mots que le soleil a effacés depuis longtemps. Les bâtiments tomberont par endroits, une brique à la fois, tandis que l’eau imaginaire trouvera son chemin sous les arches fissurées. Plus tard, je me souviendrai de ce moment — du bruit de la pluie qui rongera lentement les pavés, des flaques où les reflets vacilleront avant de s’éteindre.

Ce n’est pas tant ce que l’on voit, mais ce que l’on devine. Une rue droite, au loin, noyée dans la poussière. Un éclat de lumière sur une vitre souillée par le temps. Un ruisseau qui court brièvement entre deux rangées d’herbes. Je m’arrêterai, les yeux fixés sur l’horizon, et je chercherai à reconstituer de mémoire une carte de ces sentiers perdus , de ces villes repliées sur elles-mêmes. Un jour, peut-être demain, je tenterai de dessiner cette carte — des ponts, des canaux, des venelles étroites qui serpentent entre les entrepôts et les jardins en friche. L’eau effacée n’y laissera sans doute que des marques à peine visibles , se fondant dans les fissures des murs.

Capote : L’Écrivain qui a Réinventé le Réel

13 octobre 2024
Illustration en noir et blanc représentant l'univers de Truman Capote
L’univers de Truman Capote vu par une intelligence artificielle.
L’univers de Truman Capote vu par une intelligence artificielle.
patrick blanchon et Dall-E2

Truman Capote, avec son regard implacable et son écriture raffinée, a réinventé la frontière entre journalisme et fiction. Né en 1924, il a capturé, à travers une prose baroque et précise, les facettes les plus sombres de l’Amérique. Son style unique, où la beauté se mêle à la violence, est à son apogée dans « In Cold Blood » (1966, De sang-froid), œuvre monumentale qui marie faits réels et construction romanesque.

Dès les premières lignes de « In Cold Blood », Capote crée une atmosphère lourde, presque oppressante :
“The village of Holcomb stands on the high wheat plains of western Kansas, a lonesome area that other Kansans call ‘out there.’”
(Le village de Holcomb se dresse sur les grandes plaines de blé de l’ouest du Kansas, une région isolée que d’autres habitants du Kansas appellent « là-bas. »)
Ce « out there » résume tout ce que Capote sait du lieu où il va plonger : l’isolement, l’étrangeté, le vide qui absorbe toute humanité. Sa prose est ciselée, chaque mot précis, mesuré. Il capte la froideur du Kansas tout en l’infusant d’une beauté morbide.

Son talent de styliste est encore plus palpable dans « Other Voices, Other Rooms » (1948, Les domaines hantés), roman initiatique empreint de mystère. À travers une écriture gothique du Sud, il dévoile l’inconnu, le refoulé :
“The wind is us – it gathers and remembers all our voices, then sends them talking and telling through the leaves and the fields.”
(Le vent, c’est nous – il recueille et se souvient de toutes nos voix, puis les renvoie parler et raconter à travers les feuilles et les champs.)
Cette phrase incarne la manière dont Capote donne une âme aux éléments, créant des paysages psychologiques où l’étrange devient familier.

Capote et la voix des marges

Les personnages de Capote, qu’ils soient réels ou fictifs, sont toujours des marginaux, des êtres en dehors du monde. Dans « Breakfast at Tiffany’s » (1958, Petit déjeuner chez Tiffany), Capote crée le personnage de Holly Golightly, une femme insaisissable et libre, à la fois fascinante et tragique. Il la dépeint ainsi :
“You can love somebody without it being like that. You keep them a stranger, a stranger who’s a friend.”
(Tu peux aimer quelqu’un sans que ce soit comme ça. Tu les gardes étrangers, des étrangers qui sont des amis.)
C’est cette capacité à montrer l’intimité tout en maintenant une distance qui rend son style si captivant.

Dans « In Cold Blood », il fait plus que raconter le meurtre de la famille Clutter : il humanise les criminels, notamment Perry Smith, qu’il décrit avec une empathie glaçante :
“The crime was a psychological accident, virtually an impersonal act ; the victims might as well have been killed by lightning.”
(Le crime était un accident psychologique, pratiquement un acte impersonnel ; les victimes auraient aussi bien pu être tuées par la foudre.)
Capote creuse les zones d’ombre, refusant la simplification, offrant une humanité troublante à des personnages souvent réduits au mal.

Style baroque et vérité crue

Ce qui distingue Capote, c’est sa manière de rendre le réel plus vivant que nature. Il ne s’attarde pas seulement sur les faits, mais sur les sensations, les détails qui donnent aux événements une densité palpable. Dans « The Muses Are Heard » (1956), reportage sur une tournée d’opéra russe en Union soviétique, il capte l’ironie des situations, les petits moments absurdes, avec une tendresse voilée d’humour :
“The baggage van was crammed with boxes and trunks and packages, and with the proud young men who handled them.”
(Le fourgon à bagages était rempli de boîtes, de malles et de paquets, ainsi que des jeunes hommes fiers qui les manipulaient.)

Son style, empreint de lyrisme, n’a jamais cédé aux simplifications. À chaque moment, Capote sculpte la vérité avec une précision presque douloureuse, refusant de reculer devant l’étrangeté ou la dureté des faits. Que ce soit dans les marges des mondanités new-yorkaises, les champs de blé du Kansas, ou l’enfance dans le Sud gothique, il a donné une voix aux histoires que l’on préfère ne pas raconter.

Capote, la plume immortelle

Capote a marqué la littérature américaine en brisant les frontières entre reportage et fiction. Son style est à la fois intime et distant, baroque et dépouillé, toujours en quête de la vérité la plus sombre. De « In Cold Blood » à « Breakfast at Tiffany’s », il a su capturer l’essence des personnages marginaux avec une grâce singulière.

Il est, aux côtés de Didion,l’un des plus grands chroniqueurs du chaos, mais chez lui, ce chaos est toujours enveloppé d’une esthétique fascinante. Comme l’a dit un critique à propos de « In Cold Blood »,
“It is the darkest, most disturbing piece of writing, wrapped in the most delicate language you’ll ever read.”
(C’est le texte le plus sombre et le plus dérangeant, enveloppé dans le langage le plus délicat que vous lirez jamais.)

Joan Didion : Chroniqueuse du Chaos et de la Désillusion Américaine

13 octobre 2024
La journaliste et romancière Joan Didion, photographie en noir et blanc
Joan Didion
Joan Didion Photographiée par Irving Penn pour le magazine Vogue

Joan Didion avait cette manière si particulière de se tenir au bord des choses. Entre le réel et l’imaginaire, entre l’Amérique des cartes postales et celle des marges, là où les rêves vont pour mourir. Elle était née à Sacramento, en 1934, dans une Californie encore empreinte de la ruée vers l’or, de ces rêves de conquête et de fortune rapide. Joan Didion a grandi dans une famille qui portait la mémoire de cet esprit pionnier, mais qui, déjà, sentait le mythe se dissoudre. Elle racontait que, dans son enfance, elle s’évadait dans la lecture, dans les livres de la bibliothèque familiale, plongeant dans le monde de « Les Mille et Une Nuits » ou « Les Misérables » avant de comprendre que, parfois, l’histoire ne se termine pas bien.

C’est cette Californie à deux visages qui a nourri son œuvre. Un espace à la fois de promesses et de désillusions, de lumière éclatante et de zones d’ombre. Après une jeunesse nomade – son père était dans l’armée pendant la Seconde Guerre mondiale, et la famille déménageait souvent –, Didion s’est tournée vers l’écriture. En 1956, diplômée de l’Université de Californie à Berkeley avec un diplôme en littérature anglaise, elle s’envole pour New York. Là-bas, elle décroche un poste de correctrice chez Vogue, où elle affinera son style et son regard. Les années 1960 grondent. Le monde change, et Didion observe. Elle est une sorte de sismographe, captant les secousses sous la surface, là où la plupart ne regardent pas.

L’histoire de Joan Didion ne peut se lire linéairement. Elle l’a elle-même dit : “Nous racontons des histoires pour vivre, mais la vie, elle, ne suit pas toujours les règles narratives que nous avons apprises.” C’est une femme qui a toujours refusé de se laisser enfermer dans un récit unique. Tout en elle résiste à cette simplification. Elle se marie avec John Gregory Dunne, lui aussi écrivain, en 1964. Ensemble, ils forment un couple emblématique, complices dans l’écriture comme dans la vie. Ils adopteront une fille, Quintana Roo, qui deviendra elle aussi un élément central des récits les plus bouleversants de Didion.

C’est à cette époque, en Californie, qu’elle commence à écrire son premier roman, « Run River » ( La rivière en fuite -1963), une œuvre qui annonce déjà ce qui fera la force de son style : une prose simple, sans ornements inutiles, qui révèle sans démonstration. L’histoire se déroule dans sa Californie natale, une fresque familiale marquée par la violence et les non-dits. Il y a chez Didion cette capacité à écrire non pas tant sur ce qui est visible, mais sur ce qui manque. C’est dans ces creux que réside la vérité, et elle le sait.

Son second roman, « Play It As It Lays »- (Jouons comme si de rien n’était -1970), est une œuvre phare qui incarne toute la désillusion des années 60. Elle y raconte l’histoire de Maria Wyeth, une actrice en déclin, naviguant dans un Hollywood désenchanté, à la dérive entre amours brisés et quêtes vaines. Ce roman est un écho déchirant à la vie de Los Angeles, une ville que Didion a elle-même habité et observé avec cette même lucidité glaçante. Maria Wyeth est un personnage figé dans l’angoisse, dans une apathie existentielle qui devient presque un mode de survie. À travers elle, Didion capte l’essence de son époque : celle d’une génération perdue, celle qui croyait au rêve américain et qui, au lieu de cela, se heurte à l’absurde.

C’est également dans les années 60 et 70 que Joan Didion se fait connaître pour ses essais, particulièrement avec son recueil « Slouching Towards Bethlehem » -( En route vers Bethlehem-1968), un livre qui saisit l’esprit du temps comme peu d’autres ouvrages. À travers une série de reportages et d’observations, elle nous plonge dans le chaos des contre-cultures de San Francisco, dans l’agitation politique de l’époque. Didion n’écrit pas pour expliquer ou pour juger, elle expose. L’essai qui donne son titre au livre, “Slouching Towards Bethlehem”, est une plongée dans la communauté hippie de Haight-Ashbury. Elle y capte non pas les idéaux, mais l’échec de ces utopies. Les rêves se dissolvent sous ses yeux, tout comme ceux des pionniers de la Californie.

En 1979, elle publie « The White Album », l’album blanc - un autre recueil d’essais qui sonne comme une radiographie de la fin des années 60 et des années 70. Le ton s’y fait encore plus désabusé, comme si Didion avait fini par accepter l’effondrement qu’elle avait toujours pressenti. À travers des récits éparpillés, fragmentés, elle dresse le portrait d’une Amérique où la logique se dérobe. “Nous vivons selon des récits que nous nous sommes imposés, mais le monde ne tient plus, et les récits se brisent avec lui.” L’Amérique post-Watergate, post-Manson, post-contre-culture ne ressemble en rien à celle que l’on avait imaginée. Joan Didion, elle, avait vu venir cet effondrement.

La vie de Didion n’était pas seulement faite d’observation extérieure. À travers ses écrits, elle a aussi livré ses tragédies les plus intimes. En 2003, John Gregory Dunne, son mari depuis près de quarante ans, meurt subitement d’une crise cardiaque. Didion plonge dans le deuil et en tirera l’un de ses ouvrages les plus poignants, « The Year of Magical Thinking » - ( l’année de la pensée magique 2005), un texte où elle dissèque avec une froideur presque chirurgicale les méandres du chagrin. Mais là où d’autres auraient sombré dans le pathos, Didion reste fidèle à son style : elle ne cherche pas à émouvoir, elle veut comprendre, tout en sachant qu’il n’y a rien à comprendre. La perte est là, brute, incompréhensible. Le texte, lui, reste ancré dans le réel, comme un dernier rempart contre l’effondrement total.

“Je savais que John allait mourir,” écrit-elle, “mais je pensais qu’il aurait le temps de me dire au revoir.” Cette phrase, avec sa simplicité désarmante, résume tout l’art de Didion : dire l’indicible sans jamais chercher à l’embellir.

Deux ans plus tard, en 2007, Joan Didion publie « Blue Nights »- Nuits bleues- une méditation sur la mort de sa fille, Quintana Roo, décédée à l’âge de 39 ans, après une longue maladie. « Blue Nights » est un livre hanté par l’absence, par le vide que laisse un enfant mort. C’est aussi une réflexion sur le vieillissement, sur la fragilité de la mémoire, de la vie elle-même. Joan Didion savait, mieux que quiconque, que le monde se dérobait sous nos pieds, que tout était, en fin de compte, éphémère.

Ce qui frappe chez Didion, c’est cette absence de prétention à savoir ou à comprendre. Elle interrogeait constamment le monde, mais ne donnait jamais de réponses définitives. Elle écrivait pour éclairer l’inconnu, mais laissait le mystère intact. C’est ce qui rend ses essais si puissants : elle vous plonge au cœur de la désorientation, de l’absurde, mais jamais elle ne vous tend la main pour vous en sortir. Ce n’est pas son rôle.

Parmi ses autres œuvres majeures, on peut citer « Salvador » (1983), un recueil de reportages sur la guerre civile au Salvador. Là encore, Didion fait ce qu’elle sait faire de mieux : elle observe, elle écoute, mais elle ne commente pas directement la violence qu’elle voit. Elle laisse les faits parler, avec une économie de mots qui en dit plus que n’importe quel discours flamboyant.

En 1996, elle publie « Political Fictions »- fictions politiques- une série d’essais sur la politique américaine, où elle explore les mensonges et les manipulations qui gouvernent les récits politiques. Avec son regard aiguisé, elle expose la dissonance entre ce que les hommes politiques disent et la réalité vécue par le peuple.

Joan Didion est morte en 2021, à 87 ans, laissant derrière elle une œuvre qui est à la fois un témoignage de l’Amérique du XXe siècle et un miroir tendu à nos propres incertitudes. Elle a vécu les soubresauts de l’histoire moderne, mais ce qu’elle a surtout capté, ce sont les tremblements intérieurs, ceux qui fissurent nos certitudes les plus profondes. Elle écrivait sur le chaos, mais avec une telle clarté que ce chaos devenait soudain palpable, presque visible.

En relisant « Slouching Towards Bethlehem », en parcourant « The Year of Magical Thinking », on comprend que ce que Joan Didion a toujours cherché, c’est la vérité nue. Pas celle des discours, pas celle des faits, mais celle qui surgit dans les interstices, entre les mots, entre les moments.

Raymond Carver : Poète des Vies Écorchées

7 octobre 2024

Naissance et Enfance : Un Ancrage Ouvrier

Raymond Carver naît le 25 mai 1938 à Clatskanie, dans l’Oregon. Enfant d’une famille ouvrière modeste, il grandit dans une Amérique rurale où le quotidien est marqué par la précarité et le travail manuel. Son père, alcoolique et ouvrier dans une scierie, et sa mère, employée dans le commerce, offrent un cadre de vie loin des cercles littéraires, mais proche de la matière première qui nourrira son œuvre : la vie des gens ordinaires, leurs luttes, et leurs petites défaites silencieuses.

Adolescent, Carver déménage avec sa famille à Yakima, dans l’État de Washington. Là, il découvre la littérature et commence à s’intéresser à l’écriture. Dès ses débuts, il trouve refuge dans l’observation des gens simples, et c’est cet intérêt pour le quotidien qui deviendra une pierre angulaire de son œuvre. Ses récits évoqueront toujours l’univers des petites villes et des banlieues américaines, un monde où l’on peine à joindre les deux bouts, où l’échec social et familial est souvent la norme.

Un Début de Carrière Sous Tension

À 19 ans, Raymond Carver épouse Maryann Burk. Ils auront rapidement deux enfants, et Carver se retrouve pris dans une vie de responsabilités qui le dépasse. Pour subvenir aux besoins de sa famille, il enchaîne les petits emplois : agent de sécurité, concierge, ouvrier de nuit. Pourtant, c’est dans cet environnement chaotique qu’il commence à écrire des poèmes et des nouvelles. Les premières publications sont modestes, notamment son recueil de poèmes Near Klamath (1967), mais elles témoignent déjà de son œil acéré pour capter la détresse humaine.

Malgré les difficultés financières, il persévère dans l’écriture, et publie ses premières nouvelles dans des magazines littéraires. Ses personnages, souvent issus des classes populaires, ressemblent aux gens qu’il côtoie dans la vraie vie. Ses premières œuvres dépeignent des hommes et des femmes prisonniers de situations banales, comme ce passage tiré de Will You Please Be Quiet, Please ? (1976) :

« Il éteignit la lumière et monta se coucher. Elle restait toujours en bas. Il pouvait l’entendre dans la cuisine, dans la salle de bains, dans les chambres. Des minutes passèrent, mais elle n’éteignit pas la lumière en bas. Il resta éveillé, à attendre. » (Will You Please Be Quiet, Please ?)

Cet extrait reflète parfaitement le style de Carver : des gestes simples, des attentes non résolues, des silences qui en disent long.

Minimalisme et Succès Littéraire

Carver est souvent décrit comme un maître du minimalisme. Ce terme, bien qu’imparfait, reflète une part de sa poétique : écrire avec économie, tailler les phrases jusqu’à l’os. Dans les années 1970, il se lie d’amitié avec l’écrivain John Gardner, qui l’encourage à développer son propre style. Ce dernier devient rapidement identifiable : des récits courts, des dialogues réalistes et une attention portée à l’ordinaire. Sa prose, aussi directe qu’épurée, refuse les envolées lyriques, mais excelle dans l’art du sous-texte.

La publication de What We Talk About When We Talk About Love (1981) confirme son talent. La nouvelle titre du recueil devient emblématique de son style et de ses thèmes. Les personnages y discutent autour de la table, mais ce qu’ils disent n’est jamais exactement ce qu’ils ressentent. Sous leurs échanges apparemment anodins, se cache une quête désespérée de sens.

« Je veux dire, je sais que l’amour existe. J’ai été amoureux. Mais parfois je me demande juste où est-ce qu’il va, vous voyez, quand il s’en va. » (What We Talk About When We Talk About Love)

Carver excelle dans cet art de l’indicible : derrière les mots, il y a les peurs, les solitudes, les espoirs trahis.

Lutte contre l’Alcoolisme : Une Rédemption Fragile

Dans les années 1970, tandis que sa carrière commence à décoller, Carver sombre dans l’alcoolisme, un mal qui affecte non seulement sa vie personnelle mais aussi sa production littéraire. Son mariage avec Maryann s’effrite et sa dépendance l’entraîne dans une spirale destructrice. En 1977, après plusieurs tentatives infructueuses, il parvient enfin à devenir sobre. Cette sobriété marque une renaissance, aussi bien personnelle que créative.

Carver entame alors une relation avec la poétesse Tess Gallagher, qui l’aide à se reconstruire. Ensemble, ils partagent une complicité artistique et affective qui lui permet de se stabiliser. Il est alors en mesure de produire ses œuvres les plus abouties, notamment le recueil Cathedral (1983), considéré par beaucoup comme son chef-d’œuvre.

Dans Cathedral, Carver explore une dimension plus spirituelle, plus intime. La nouvelle éponyme raconte la rencontre entre un homme et un aveugle, une situation qui évolue en un moment de révélation, où la communication va au-delà des mots et des apparences :

« Ils ont fermé les yeux. Le silence s’est installé. […] Je ne savais plus où j’étais. C’est tout ce que je pouvais dire. C’était comme si je n’étais plus à l’intérieur de mon corps. » (Cathedral)

Ici, Carver dépasse le minimalisme pour explorer des territoires plus ouverts, où la possibilité de la transcendance s’insinue dans ses récits.

Fin de Vie et Héritage Littéraire

Carver continue d’écrire jusqu’à la fin de sa vie, bien que la maladie vienne écourter son parcours. En 1987, il est diagnostiqué d’un cancer du poumon. Il meurt un an plus tard, le 2 août 1988, laissant derrière lui une œuvre relativement modeste en termes de quantité, mais immense en termes d’influence. Ses récits inspireront des générations d’écrivains, de Richard Ford à Haruki Murakami, et son style sec, dépouillé, fait école.

Son dernier recueil de poèmes, A New Path to the Waterfall (1989), écrit alors qu’il savait sa fin proche, témoigne d’une forme d’apaisement et de sérénité. Dans son poème Gravy, il écrit :

« Pas mal, c’est tout ce que je peux dire. Pas mal. Tout ça était en plus. J’aurais dû mourir à trente-trois ans. Et voilà que je suis encore là, à cinquante ans, à faire de vieux os. C’était du rab. Du bon rab. »

Dans cette simple phrase, tout Carver est résumé : la gratitude envers une vie faite de souffrances et de résilience, où l’ordinaire devient source de beauté et de poésie.

Conclusion : Un Humanisme Implicite

Raymond Carver est souvent vu comme l’écrivain des perdants, des vies fracassées. Mais au-delà de ce tableau noir, il y a chez lui un regard profondément humain, presque humaniste, sur la condition humaine. Ses personnages, même dans leurs faiblesses, sont abordés avec une infinie tendresse. Ses récits, malgré leur froideur apparente, vibrent d’une compassion silencieuse. En capturant la banalité tragique de l’existence, Carver donne à voir l’essence même de ce que signifie être humain.

Nikos Kazantzákis : Entre engagement politique et quête spirituelle

5 octobre 2024

Nikos Kazantzákis : Entre engagement politique et quête spirituelle

Nikos Kazantzákis, auteur grec de renom, est surtout connu pour ses chefs-d’œuvre littéraires comme Zorba le Grec et La Dernière Tentation. Mais derrière l’écrivain se cache un homme profondément marqué par les idéologies politiques de son temps. Au fil de sa vie, Kazantzákis a exploré plusieurs courants politiques majeurs, passant du communisme à une réflexion sur la liberté intérieure, sans jamais s’enfermer dans un dogme précis.

Les débuts révolutionnaires : le communisme comme espoir

Dans les années 1920, Kazantzákis, influencé par le contexte politique européen et la montée du in marxisme, se tourne vers le communisme. La révolution russe de 1917 inspire de nombreux intellectuels européens, et Kazantzákis ne fait pas exception. Il voit dans le communisme l’espoir d’une société plus juste et égalitaire, capable de libérer les classes opprimées.

Il se rend en URSS, où il observe les premières années du régime soviétique. Cet engagement se reflète dans plusieurs de ses écrits, où il défend l’idée de renverser les structures de pouvoir injustes. Toutefois, Kazantzákis n’est pas un communiste orthodoxe. S’il est attiré par les idéaux de la révolution, il se montre rapidement critique envers les dérives autoritaires du régime stalinien, en particulier face aux purges et à la répression.

Kazantzákis commence alors à s’éloigner du marxisme, tout en conservant une forme de sympathie pour la lutte des classes et les idéaux de justice sociale.

Le nationalisme grec : un héritage complexe

Parallèlement à son attrait pour le communisme, Kazantzákis s’intéresse également à la question nationale grecque. Né en Crète, une région longtemps dominée par l’Empire ottoman, il est profondément influencé par les luttes pour l’indépendance de la Grèce. Le nationalisme grec devient une composante importante de sa pensée, dans la mesure où il voit dans la culture grecque une force capable de restaurer la dignité de son peuple.

Cependant, Kazantzákis est loin d’être un nationaliste traditionnel. S’il exalte parfois la culture grecque antique, il adopte une vision universelle de la Grèce, qu’il considère comme un pont entre l’Orient et l’Occident. Il célèbre la richesse spirituelle de la Grèce, mais refuse tout nationalisme fermé ou exclusif.

La rupture avec les idéologies : vers une quête spirituelle

Au fur et à mesure que Kazantzákis mûrit, il commence à se distancer des idéologies politiques strictes. Sa critique du communisme, combinée à sa vision complexe du nationalisme, le pousse vers une réflexion plus spirituelle et existentielle. Ce tournant est évident dans ses œuvres majeures comme Zorba le Grec, où le personnage principal incarne une philosophie de la vie libérée des contraintes politiques ou religieuses.

Zorba, ce personnage emblématique, vit sans se soucier des idéologies ou des dogmes. Il incarne une forme de liberté individuelle, où l’expérience directe de la vie prend le pas sur toute théorie abstraite. À travers Zorba, Kazantzákis semble rejeter l’engagement politique traditionnel pour embrasser une quête plus profonde, celle de la liberté intérieure.

Ce rejet des systèmes rigides se retrouve également dans La Dernière Tentation, où Kazantzákis explore les doutes intérieurs de Jésus-Christ, humanisé par ses luttes intimes. Le message central de Kazantzákis devient alors clair : la vraie liberté ne se trouve ni dans la politique ni dans la religion, mais dans une quête spirituelle personnelle.

Un humanisme universel : au-delà des frontières politiques

Vers la fin de sa vie, Kazantzákis adopte un humanisme qui transcende les frontières idéologiques. Il ne renie pas ses engagements politiques passés, mais il les voit désormais comme des étapes dans sa quête de vérité. Sa philosophie s’éloigne des réponses simplistes offertes par les idéologies pour se concentrer sur l’expérience humaine en tant que telle.

Cette recherche de la vérité humaine s’accompagne d’une réflexion sur la souffrance, le désir de liberté, et la lutte contre l’absurde. Pour Kazantzákis, l’humanité est condamnée à lutter, à se battre pour une liberté toujours à reconquérir, à la fois extérieure et intérieure.

Kazantzákis reste aujourd’hui un écrivain difficile à classer politiquement. Ses vagues engagements politiques témoignent d’un esprit toujours en mouvement, jamais satisfait des systèmes figés. Son œuvre littéraire est traversée par cette tension entre engagement et recherche spirituelle, où la question de la liberté est toujours centrale.

Conclusion : l’héritage politique et philosophique de Nikos Kazantzákis

Nikos Kazantzákis est l’exemple d’un écrivain qui, tout en étant fortement engagé politiquement à différents moments de sa vie, a finalement cherché à transcender les idéologies pour se concentrer sur une réflexion plus profonde sur la liberté et la condition humaine. Ses œuvres nous invitent à réfléchir non seulement à nos engagements politiques, mais aussi à nos quêtes personnelles de sens et de vérité.

En définitive, Kazantzákis nous montre que la liberté véritable ne réside ni dans le communisme ni dans le nationalisme, mais dans la lutte constante pour rester fidèle à soi-même et à l’humanité dans toute sa complexité. Cette réflexion intemporelle fait de lui un écrivain profondément pertinent, capable d’inspirer au-delà des courants politiques.

14 juin 2022

26 mars 2024

La voiture Google passe au sud du mémorial Raymond Carver, on ne peut s’y rendre à pied via le petit bonhomme, et il n’est proposé qu’une vue aérienne puis dans un encart, en haut à droite de l’écran , deux photographies, l’une prise en avril 2021 par Neil w et la seconde par MeA en juin 2022.

Un peu plus loin on peut repérer la présence de deux grands bâtiments au toits gris, l’un à dominante mauve l’autre vert tirant vers le kaki qui forment, d’après l’indication la bibliothèque municipale de Clatskanie, ville de naissance de l’auteur. On dirait un parc enclavé dans l’un des coudes de la rivière qui a donné son nom à la petite ville. On peut la regarder cette rivière dont l’eau semble presque noire par endroit, serpenter ici dans cette partie de l’´Oregon, anciennement territoire des Yakumas, peuple amérindien dont il ne reste que de vagues allusions sur le site de Wikipédia et une réserve un peu plus loin, au nord de la petite ville de Yakumis, on peut la regarder et dézoomer aussi pour la regarder encore un peu plus, la voici là- bas enfin, elle rejoint le fleuve Columbia

Si on revient aux photographies prises par ces deux inconnus, on peut constater la présence d’un bosquet d’arbres près du mémorial, ce sont des prunus. Sur la dernière photographie, celle de juin, ils sont en fleurs.

On peut aussi lire sur la plaque du monument une phrase appartenant à l’un des recueils de nouvelles de Carver, quelque chose de férocement ou de désespérément poli, du style : Pourrais tu te calmer s’il te plait. Près de cette phrase gravée dans le marbre, le portrait de l’auteur, ce n’est pas une photographie, ça semble fait à la main, dessiné visiblement.

L’artiste lui a flanqué des cheveux crépus de couleur grise ou blanchâtre ce qui lui confère en même temps tête de nègre et négritude. Sur la légende de Google Earth ce lieu semble être la seule l’attraction touristique de la petite ville de Clatskanie, Orégon, Etats-Unis.

A droite les bâtiments de la Carver middle School,quelque part dans le Missisipi, à gauche au delà d’un terrain boisé des bungalows blancs, au milieu une route qui s’élève, le tout strié par les lignes électriques, le dynamisme de leurs obliques apaise l’ennui, l’immobilité procuré par les verticales. Il faut beau, peut-être froid, le soleil est sur la gauche, à l’est. Les arbres correspondent à leurs ombres, sans doute un milieu d’après midi. A part cette voiture au loin on ne voit personne.

Un bouquet de lilas au premier plan sur le sol aux dalles disjointes et un homme qui se tient derrière les mains dans les poches près d’un parcmètre. Derrière lui objet en bois, une sorte de petite palette et un baluchon à carreaux blancs et bleus, et derrière encore la vitrine, des livres sur des rayonnages qui se confondent avec les reflets des immeubles la place Clichy. Sur la façade encore à la gauche de l’homme, des carreaux de couleur beige, sorte de faux marbre, deux petites photographies sont collés là en diagonale. Encore plus loin une femme adossée à une paroi de verre, près de l’entrée, robe orange qui s’arrête à mi cuisses, elle semble photographier quelque chose ou bien se remaquiller. Une autre tourne au coin de la rue manteau rouge sombre foulard bleu, tandis qu’une passante surgit ou disparait de l’image, en jean et baskettes consultant son portable.

Etrange que Google Earth me propose la librairie de Paris, Place Clichy, comme résultat de recherche sur Raymond Carver ? Peut-être pas vraiment en fin de compte. L’intelligence artificielle en connait désormais un sacré rayon sur chacun de nous, elle se gave de nos souvenirs les plus intimes. Ce lieu m’est familier, j’y ai vécu dans une chambre d’hôtel proche pendant presque une année. J’allais diner au self pas loin, de temps en temps j’y retrouvais une nonne qui venait spécialement là par gourmandise, elle adorait les têtes de nègre. On parlait de l’amour, c’est quoi l’amour pour vous ? m’avait-t ’elle demandé.— L’amour c’est tous les jours ! j’avais répondu du tac au tac, ce qui nous avait bien fait rire.
Parlez moi d’amour, ce bouquin de Carver je l’ai acheté dans cette librairie, probablement aussi les vitamines du bonheur, et jours tranquilles à Clichy de Miller pendant que j’y étais

08 novembre 2023-3

8 novembre 2023

On n’erre pas pour atteindre un but, même au hasard. On erre pour s’en libérer. Pour se délier des finalités qui ne sont pas les nôtres, mais des implants, des lignes de code sociales. On erre pour examiner la pente. Observer la chute des leurres. Les miroirs aux alouettes, en nous et autour de nous.

Quelque chose, un jour, ne colle plus. Tu refuses. Tu te cabres. Tu sors du rang. Et te voilà sans objet, sans fonction, sans rôle. Pauvre. Cette pauvreté, tant redoutée par le clan, devient une valeur inversée. Le meilleur du pire. Une boussole détraquée qui, pourtant, t’indique la seule direction fiable : l’errance.

Et cette pauvreté, que cache-t-elle ? Voilà la vraie question. Tu pars. Pour réparer, en tremblant, quelque chose de cassé. En toi. Avant toi.

Tu changes de visage. Tu en voles. Tu survis en métamorphose. Et un jour, tu rencontres un noyau. Un moteur. Ce que tu crois être ton être. Mais il ne l’est pas. Il ne l’a jamais été. Et tu luttes. Contre l’ange. En sachant déjà que tu perdras.

Tu vas au bout. Et là, rien. Rien ne t’attend. Et cette déception nue t’éclaire. Elle balaye d’un revers tous les espoirs mal fagotés. Tous ces espoirs qu’on t’avait vendus, gamin.

Alors, que faire ? Ouvrir les mains. Les bras. Entièrement. T’offrir, malgré tout. Car tout le monde se trompe. Errant ou non.

C’est comme dans Hesse. Le roman que tous les adolescents lisent, fiévreux. Et auquel ils ne comprennent rien.

Et toi, tu souris. Le sourire d’idiot que tu tailles sur ton visage pendant que le monde court, affairé.

Tu le regardes passer. Et tu restes là.

sous-conversation

… errer… pas pour trouver… non… pour fuir… mais non, pas fuir… pour désactiver… pour éteindre…

ces buts… pas les tiens… jamais les tiens… insérés… programmés… et maintenant quoi ?…

vide… sans objet… tu te tiens là… ridicule… et cette pauvreté… elle pue pour eux… mais pour toi, non… elle brille…

changer de peau… encore… survivre, oui, mais à quoi bon…

un noyau… non, une illusion… encore une…

tu luttes… oui… tu sais déjà… tu perds toujours… mais tu continues… pourquoi…

et ce rien, ce rien au bout… c’est presque beau… presque…

alors tu ouvres les bras… tu n’attends plus rien…

le monde court… toi tu souris… idiot ? peut-être… mais présent…

note de travail

Ce texte est une trajectoire. Une sortie du langage fonctionnel, du social, des injonctions. Il parle depuis un lieu reculé, un arrière-pays de l’âme. L’errance y est une forme d’éveil, mais aussi une douleur — celle de n’avoir plus de rôle à jouer, plus de masque à porter.

Le sujet se sait hors du monde. Il ne le pleure pas. Il l’observe. Avec détachement. Il n’essaie pas de revenir. Il cherche une vérité nue, débarrassée de toute mise en scène.

Le combat avec l’ange évoque Jacob. Il renverse la honte : ne pas gagner est ici un honneur. Ne pas avoir de but est une victoire paradoxale.

Mais la phrase-clé est celle-ci : « tout le monde se trompe qu’il erre ou non. » C’est une réconciliation. L’errant n’est pas un héros. Le fixe n’est pas un esclave. Tous se trompent. Et cette conscience partagée produit, chez le sujet, un sourire — ce fameux « sourire d’idiot ». Un sourire de Bouddha, peut-être. Ou de clown.

Ce texte est une forme de sagesse nihiliste. Il ne propose rien. Il ne sauve pas. Mais il voit. Il voit très bien.

Et cela, dans notre époque aveugle, est déjà une réponse.

06 novembre 2023

5 novembre 2023

Pluie, vent, et déjà ce froid mordant. La facture de régularisation EDF est tombée. Salée. On a beau faire attention — lumières, multiprises, ordinateurs — rien n’y fait. C’est le toit qu’il faudrait refaire. Mais impossible. On sent poindre une mentalité de pauvre. Celle que j’ai toujours fui, même dans les pires moments. Le rouleau compresseur avance, et l’âge nous rend plus vulnérable. On se plaint déjà des articulations. Et la jeunesse hante, comme un fantôme. Rien ne soulage. Pas même l’horreur du monde.

Hier, une femme dans l’Ouest, maison inondée, dit : je voudrais partir… je voudrais mourir. Cela se comprend. Moi aussi, parfois, je l’ai pensé. Trop d’absurdité. Trop peu de recul. Le stoïcisme a ses limites.

Une avidité louche à se plaindre.

Faire face. Toujours ce mot d’ordre. Héritage ? Reflet d’une tradition de survie.

Hier soir, au vernissage de X. Trois peintres. Hommage à leur ancien professeur, mort du pancréas. J’apprends que sa fille a bradé toutes ses toiles. Pas la place. X a récupéré deux dessins, encadrés chez Action.

Plus de carburant. J’ai pris la Twingo. Pare-brise embué malgré la ventilation. Dix-sept kilomètres dans la buée. Face à moi, des phares plein feu. Sauvagerie générale. On y entre ou pas ? Allumer ses pleins phares, vaille que vaille ? Non. Refuser. Garder quelque chose. Un peu de fierté. De dignité.

À l’exposition, beaucoup de monde. P. a exposé un tableau inspiré de Bram Van Velde. Belle tentative, mais trop de travail tue le geste. Lissage, essuyage, excès de contrôle. Je rêve de matière. D’Anselm Kiefer. Ce n’est pas la couleur ou la composition qui manquent : c’est la vie.

Peut-être cette absence dépasse les toiles. Peut-être est-ce un prisme. Je rentre, ébloui par les phares.

7700 morts. Comment rendre ça en peinture ? Kiefer, encore. Ce paysage blanc, strié de noir. Une manière élégante de refuser la sauvagerie.

J’apprends qu’il écrit beaucoup. Des livres. Je ne savais pas. Je l’ai vu à Avignon. Son père était nazi. Lui, parle un français impeccable. Hésite à peine. Impeccable.

Je termine la journée avec La fin du monde en avançant de Bergounioux. Il parle de sa Corrèze qui disparaît. Il cite Michelet, Kant. Kant, à Königsberg, sa ponctualité légendaire. Les cuisinières réglaient leurs plats sur son passage. Jusqu’au jour où, poussé par l’actualité française, il sort plus tôt. Le rôti brûle. Le gâteau aussi. Querelles.

Deux heures de sommeil. Un rêve. Mon père, torse nu sur le canapé, en pacha. Comme autrefois.

Et ce texte de B. sur son aïeul, soldat de la Grande Guerre. Deux ans. Initiation virile. Bon pour le service, bon pour les filles. Une copie carbone du père.

Et les guerres légitiment l’homme. Combien de meurtres, de trahisons, pour oser se dire « j’en suis un » ? Le même que mon père. Mais sans les légendes.

On se réveille dans un corps étranger. Rien ne nous regarde. L’imaginaire est parti. Les démons aussi. Voilà comment on vieillit.

Illustration : Il y a quelques jours, en allant poster une lettre recommandée, un rayon de lumière a frappé l’église de mon village.

sous-conversation

… encore cette facture… encore… malgré les efforts… toujours plus… et le toit… toujours pas… le froid passe… entre les lames…

pauvre… ce mot… il colle… je ne veux pas… mais il est là…

la femme… noyée… moi aussi… parfois… oui… mais pas de larmes… pas de drame… juste… l’impossibilité de rire…

faire face… mais à quoi ?… toujours à quoi ?…

le vernissage… les toiles… trop lisses… trop calmes… trop mortes… et moi… je veux du Kiefer… du noir… du vrai…

le pare-brise… la buée… les phares… est-ce que je peux… juste une fois… allumer moi aussi… non… non…

Kant… sa rigueur… son cabillaud… et pourtant un jour… même lui… il sort… trop tôt…

père torse nu… rêve… souvenir… pacha… temps d’avant…

et le rayon de lumière… là… sur l’église… juste ça… juste encore ça…

note de travail

Ce texte est un journal de veille. Une tentative de tenir face au froid, au réel, à la guerre, à la fatigue, à la mémoire. L’auteur se tient au bord — du manque, du rêve, du doute. Il regarde tout de biais, mais intensément.

L’élément central : la matière. Ce qui manque aux toiles, ce qui fait défaut dans la vie : une épaisseur, une accroche, un grain. Tout semble trop lisse, trop effacé. Et lui cherche du Kiefer, du Van Velde, du Bergounioux — des hommes qui font face, avec le corps, avec les mots.

La guerre revient comme une question de filiation. Qu’est-ce qu’un homme ? Celui qui part ? Celui qui tient ? Celui qui tue ? Le narrateur ne croit plus à la réponse. Il vieillit. Il ne se reconnaît plus. Il habite un corps qui n’est plus sien.

Mais il écrit. Et l’écriture, elle, tient. Même dans le froid. Même dans la fatigue.

Et puis ce rayon, sur l’église. C’est peu. Mais c’est là. C’est beaucoup.

Cormac McCarthy

23 septembre 2023

Notes de lecture du Passager.

« Le Thalidomide Kid la dénicha dans un meublé de Clark Street. Près du North Side. Il frappa à la porte. Pas dans ses habitudes. Elle savait qui c’était, bien sûr. Elle s’attendait à le voir. D’ailleurs ce n’étaient pas vraiment des coups à la porte. Plutôt de vagues gifles. »

Extrait de
Le passager
McCarthy, Cormac

Ce qui m’a donné l’idée du site. On peut imaginer que le Kid soit un dibbouk, une âme errante qui vient s’introduire dans le corps d’un vivant pour achever d’accomplir une tâche.

Le dibbouk existe également sur Wikipédia

"Le Dibbouk (ou Entre deux mondes ; en yiddish : דער דיבוק אדער צווישן צוויי וועלטן) est un drame en trois actes rédigé en yiddish par Shalom Anski, de son vrai Shloïme-Zaïnvl Rappoport, et créé à Vilna en 1917. Il s’inspire du thème folklorique du dibbouk qui est, dans la tradition juive kabbaliste, un esprit qui entre dans le corps d’un vivant pour le posséder, à la suite d’une erreur ou d’une mauvaise action.

Shalom Anski, ethnographe russe, rédigea cette pièce d’abord en langue russe. Puis, lorsqu’il la montra au metteur en scène moscovite Constantin Stanislavski, celui-ci lui conseilla de la réécrire en yiddish, afin qu’elle puisse être jouée d’une manière authentique par des acteurs juifs. Le Dibbouk est une pièce essentielle dans l’histoire du théâtre yiddish. Son auteur s’est fondé sur des années de recherches dans les shtetls en Russie et en Ukraine, où il s’est documenté sur les croyances et contes des juifs hassidiques."

A noter aussi l’artiste plasticien et musicien Rainier Lericolais, Leah’le, la voix du Dibbouk, film 2021

Les Voix et les Mues : Entre Écoute et Positionnement

2 septembre 2023

Lecture de quelques pages de La Leçon de musique de Quignard. Cela me ramène instantanément à cette agacement : entendre des voix de femmes trop aiguës, instables, comme un étalage d’impudeur non assumée. Et même assumée, je ne saurais plus y faire face comme autrefois. C’est l’exaspération d’un pétard qui ne détonne pas, une longue tension pour les nerfs.

Descendre dans la bassesse — est-ce seulement celle d’une voix ? — pour préserver, protéger. Un regret, presque palpable, comme dans la chanson de Gainsbourg : « Je suis au regret. »

La répétition. Quignard parle du plaisir répété, ce qui finit par user. Lire Quignard, c’est osciller entre une corde imaginaire pour se pendre, voir le monde en pénis ou vagins, ou plonger en apnée dans une poésie amniotique.

Il parle de la voix perdue, celle qu’on ne retrouve qu’à travers la musique, en instrumentiste ou en compositeur. Les mues inachevées d’une vie. Cela me remue au plus profond.

Ni envie de coït ni de l’extase des grenouilles, tout cela m’ennuie. Vieillesse véritable ?

L’image de la cabane en bois de mûrier devenue instrument de musique reste belle. Mais toujours, cette idée d’une aristocratie littéraire me hante.

Visualiser une séance Zoom sur un manuscrit, la discussion tourne autour du positionnement, exactement comme lors des échanges sur la peinture. Tout cela, pour plaire à un lecteur, un éditeur, ou un galeriste, leur mâcher le travail.

Étrange d’entendre FB parler de positionnement : une entreprise projette une image pour ses clients, et si elle ne correspond pas à leurs attentes, l’échec est assuré. Positionnement, toujours. Peindre ou écrire sans se préoccuper d’un destinataire précis. Est-ce alors vraiment de l’art ou juste un acte personnel ?

À la fin, fuir le positionnement, se plonger dans La Langue géniale de Marcolongo, revenir à la clarté du grec. Woolf disait que c’est au grec qu’on retourne quand l’imprécision de notre époque nous lasse. Le grec voyait le monde libre du temps, alors que nous en sommes prisonniers.

« Le temps présent et le temps passé... » Les mots de T. S. Eliot résonnent comme des échos dans un couloir jamais emprunté.

Les jours passent, fondent comme du beurre au soleil, et les nuits restent blanches. Ce matin, au forum des associations, avec deux toiles sous le bras pour prouver que je suis peintre, parce que les mots ne suffisent plus.

Illustration Acrylique sur papier « viande » format raisin.

Pessoa comme Lautréamont

30 mai 2023

Je l’avais lu tôt, l’intranquillité de Pessoa résonnait tellement bien avec la mienne. Trop tôt peut-être, j’aurais pu encore jouir un peu de la jeunesse si je l’avais lu vers la quarantaine. Mais cette phrase

« vivre cela n’est rien, naviguer est précieux » ou encore celle-ci, « je ne suis rien mais en moi il y a tous les rêves du monde... »

Elle auront achevé une grande partie de mes doutes sur le fait de vouloir être quelqu’un et certainement avant même que je commence à en prendre conscience.

Pas étonnant de voir que Lautréamont évoque également cette nécessité d’anéantissement de l’auteur.

Pessoa comme Lautréamont comme on pourrait dire étoile comme fleur.

L’utilisation d’un comme nécessite une disparition, d’abattre certaines cloisons.

Il ne s’agit plus de métaphore au sens où on utilise la métaphore par défaut ou par facilité.

Tout au contraire. On use du comme comme d’une gomme.

Maintenant concernant la conscience que l’on peut continuer à entretenir durant la mort comme de son vivant, il s’agit probablement de la même chose, c’est à dire se résoudre à passer par le goulot étroit de cet anéantissement. De mettre fin à une fiction. Cette fiction qui, pour exister, aurait besoin d’une réalité.

Une absence parce que les mots viennent mieux ainsi, ils ne sont plus freinés.

Les mots sont comme des bolides qui traversent l’espace intérieur, et partant rendent compte de l’existence d’un tel espace. Qu’on puisse les projeter ensuite vers l’extérieur nécessite l’invention d’un extérieur également.

On pourrait dire alors l’intérieur comme l’extérieur.

J’ai souvent pensé non pas à la mort mais à qui j’étais avant de venir au monde. Avant de naitre et après-vivre, n’est-ce pas tout comme, abstraction faite de toutes les péripéties.

très métaphysique ce mardi.

Les chroniques de voyage.

9 avril 2023

Certainement un art à part entière. Peut on vraiment s’improviser chroniqueur de voyage. Des tentatives effectuées, impression de malaise. C’est plus un bloc-notes qu’autre chose. Que devrait-on inscrire dans ces lignes qui ne paraissent pas aussitôt dérisoire, futile, soporifique. Se renseigner sur l’histoire et la géographie des lieux. Essayer de rejoindre une logique interne à ceux-ci. Peut-être. Ou alors utiliser un ton, la méchanceté par exemple. Me reviennent les propos de Stendhal sur Grenoble. Et non, aucun souvenir des chroniques italiennes. Par contre Grenoble, quelle hargne, quelle méchanceté, sans doute justifiée, puisqu’il y est né. Comme j’avais aimé lire ce genre de textes vers quarante…M’y intéresserais-je encore à plus de soixante… rien n’est moins sûr. D’ailleurs Henri Beyle, Stendhal, n’a jamais été un de mes auteurs favoris. Jamais haï, jamais adulé. Des souvenirs passables de Dominique Fernandez. Sur l’Italie également tiens. Mais trop ampoulé pour mon goût, trop de chichis, trop de littérature. Ce qui me fait remonter à des interrogations essentielles quant aux écrivains en général. On ne sait jamais trop pour la plus grande partie comment ces gens vivent, mangent, baisent et chient. Comment ils parviennent à gagner leur vie, comment ils vivent vraiment, et écrivent. C’est grâce aux romanciers américains, principalement Miller, Bukowsky, John Fante, que le rideau aura été tiré sur cette énigme. Encore que, c’est aussi de la littérature, que le narrateur n’est jamais tout à fait celui auquel on pense. Laurence Durrell ami d’Henri Miller et si opposé cependant dans la façon de raconter les voyages. Mac Orlan très poétique, trop sans doute, lorsque je l’avais lu jadis en même temps que Pierre Loti, et bien sûr Cendrars. Je n’ai pas cité Jack London. Pourtant il avait été d’un précieux secours lui aussi. Non pour écrire des chroniques de voyage, sauf si on considère qu’écrire est bel et bien une forme de voyage, d’aventure. Plus proche de notre époque il y a aussi Nicolas Bouvier et son merveilleux livre, « l’usage du monde », je l’avais emporté avec moi en m’en allant au delà du Bosphore en 1986. Un poids. Et puis j’ai du le prêter ou le donner à quelqu’un. Et en y repensant, c’est un livre qui me manque. Qu’il serait bon de retrouver

Double voyage 09 | Wittig

19 mars 2023

Il faudrait remonter assez loin dans ce blog pour retrouver la trace de l’inspecteur Blanchard. Non pas un homme unique, mais une silhouette mouvante, effacée par le temps, décomposée en fragments épars. De même, quelque part entre deux chroniques, Dali, enlevé dans un vaisseau de l’Alliance Galactique, disparu comme un reflet sous la pluie. Alonso Quichano aussi s’efface, englouti par le tourbillon des jours. Les moulins à vent eux-mêmes, dressés un temps contre le ciel, se sont effondrés, usés par les années, réduits à quelques pierres moussues dispersées dans l’herbe.

C’est ainsi que les personnages s’enfoncent dans l’oubli, happés par la durée qui ronge les contours des souvenirs. Ce site n’est-il pas un voyage lui aussi, une déambulation incertaine où l’on croise des pays, des figures, des objets sans fil conducteur ? On passe de l’un à l’autre sans prévenir, de la chronique d’un jour à l’évocation d’une nuit, comme si la continuité elle-même était un leurre, une illusion patiemment entretenue par la succession des jours et des nuits, qui se répondent sans jamais se rejoindre.

Sur un fichier reçu, on distingue les blocs noirs sur fond blanc, pareils à des stèles anonymes. Ce sont les traces d’une parole, mais une parole que le silence ronge. On pourrait prendre un paragraphe au hasard, ils parlent tous du même oubli, d’une lutte vaine pour fixer ce qui échappe, comme si la répétition elle-même n’était qu’un simulacre de résistance. Il y a là des voix de femmes, qui racontent, des noms familiers qui émergent de l’ombre pour replonger aussitôt, signes fragiles d’une mémoire qui vacille. On croyait ces souvenirs rangés dans l’aval, mais voilà qu’ils proviennent d’un amont obscur, d’un temps antérieur à la perte.

Homère racontait une guerre qui n’en finit pas. Pas de début, pas de fin. Le livre se ferme sur la fatigue des corps, mais la guerre elle, demeure, infinie comme une rumeur lancinante, et l’on ne sait jamais vraiment quand elle a commencé, ni pourquoi elle se prolonge dans cet état d’indécision, ce balancement perpétuel entre violence et accalmie. C’est peut-être cela, l’histoire humaine : une lutte sans cesse reprise, une suite de justifications qui, en se heurtant les unes aux autres, n’en produisent aucune.

On se souvient mal du début du récit, de ce voyage qui devait mener quelque part et qui s’enroule maintenant sur lui-même, un cercle concentrique, une spirale sans fin autour d’un centre mort. Comme les corbeaux tournant autour de la carcasse d’un animal, l’histoire revient sans cesse sur le même point, sans parvenir à s’en détacher. Peut-être est-ce là la nature même de ce récit : une montée interminable sur un escalier dont on ne perçoit ni le départ ni l’issue, une quête obstinée vers un autel de pierre où le sacrifice attend sans jamais s’accomplir.

Il y a ce vendredi aussi, compagnon de Robinson, jour des stages de peinture, où l’on tente de faire surgir quelque chose du néant. On pose des formes, des couleurs, des éclats de lumière, mais c’est toujours le même geste qui revient, la même quête d’un sens qui se dérobe, la même recherche d’un espace où le regard pourrait enfin se poser. On s’efforce de saisir l’air du temps, mais l’impression d’y être ne tient jamais longtemps.

Circe transforme les marins en cochons, mais qu’en est-il de ceux qui l’étaient déjà ? Peut-être l’évidence est-elle si criante qu’on la contourne. Peut-être les lions, les taureaux, les ânes sont-ils ce qu’ils sont depuis toujours, et les métamorphoses, des pièges de l’esprit.

Borges aussi jouait avec les ombres et les reflets, jonglant avec l’érudition pour en faire surgir la poésie brute, comme une lumière soudaine dans la cécité du monde. Il attirait les mots comme on appâte les mouches, sans illusion sur leur valeur réelle, mais en sachant que, parfois, dans cette errance textuelle, un éclat de vérité pouvait se produire, aussi fugitif qu’un rai de soleil sur un mur défraîchi.

On cherche un point de repère, une boussole qui dirait où est le Nord, mais le retour à l’intuition, au geste premier, semble plus juste. Peut-être que lire ce texte avec la rigueur d’un typographe permet de toucher du doigt ce qui importe vraiment : la tension entre la colonne et le mot, la manière dont les blocs se dessinent sur la page, comme des souvenirs alignés dans l’oubli, une justification graphique qui tient les choses ensemble.

Peut-être est-ce là l’essentiel : savoir qu’on ne saura pas, que la quête se poursuit sans jamais aboutir, et que vouloir tout comprendre est peut-être le plus sûr moyen de se perdre.

Hammett et Chandler

5 février 2023

Hammett était un vrai détective, il puisait dans son expérience. Chandler n’avait aucune expérience, mais il adorait Hammett, dont il s’est inspiré en majeure partie pour écrire ses romans. La langue de la rue lui était inconnue, autant que le serait une tablette sumérienne pour le moindre quidam. Il a dû apprendre cette langue dans les bouquins d’Hammett.

Chandler éprouve des difficultés à construire des intrigues — ça l’ennuie — il préfère coller des fragments, les assembler, bricoler tout cela pour que ça ressemble à une histoire. Ce qui l’intéresse, c’est le style, les métaphores, les images. Il se laisse aller à la navigation, à l’errance, ce qui n’est pas le cas d’Hammett qui, lui, sait où il va.

Chandler recycle énormément. D’ailleurs, il refuse que soient republiées ses premières nouvelles parues dans des pulps. Il s’en sert pour constituer des romans en les assemblant. Chandler était un écrivain plus qu’un romancier. Il place la différence entre les deux sur une absence totale de données autobiographiques.

Simenon aussi se considère plus comme romancier qu’écrivain, et je crois qu’il est sincère en le disant, même dans ses romans dits durs. Manchette, par contre, est un écrivain plus qu’un romancier. Il me semble — mais je peux me tromper bien sûr — que ses personnages ne lui servent parfois qu’à exprimer ce qu’il n’ose assumer en pleine lumière : cette douleur liée à la solitude, à une agoraphobie ou misanthropie, sans doute propre à l’écriture.

Baudelaire écrivait de courts textes la plupart du temps ; il ne parvenait pas à se fixer, en écho à sa quarantaine de déménagements. Étrange qu’il se soit autant intéressé à Edgar Poe, jusqu’à le traduire. Les contraires s’attirent, ça doit être ça.

Si on pouvait être attentif à qui l’on est vraiment à vingt ans, on n’aurait pas à faire ce sale boulot à plus de soixante. À vingt ans, tout est déjà joué. Le reste n’est que bricolage. Ne pas vouloir voir cette évidence en face tient de la bêtise autant que d’un orgueil façonné par notre environnement.

Faire croire aux gens qu’ils ont plusieurs chances, qu’ils sont éternels : une belle saloperie. La vérité est toujours ce que l’on évite le plus de regarder en face. Ce qui m’a manqué à vingt ans, ce ne fut pas le courage — je crois que je regardais déjà assez froidement les choses et ce que j’étais. Je crois plutôt que cela m’amusait de temporiser, de trouver des raisons, des prétextes, des excuses à moi comme à tout le monde. C’était le système la cause de tout le merdier.

Je me débattais aussi pour ne pas trop y croire, que tout était déjà fichu, conserver un minimum d’espoir. C’était déjà de la survie, mélangée à beaucoup de gesticulations inutiles, du divertissement. La rêverie était un acte de résistance, mais elle n’était dirigée sur aucun but. C’était une résistance à vide, une résistance contre moi-même et mes possibilités surtout.

Quand j’ai commencé à écrire, je me suis toujours dit que je n’étais pas assez ceci ou cela. J’avais déjà une exigence qui dépassait mes moyens, que j’essayais de rejoindre de manière têtue, sans beaucoup de jugeote, de malignité. Je voulais écarter surtout la méchanceté, qui est un excellent moteur pour écrire. Autant dire que j’ai tout de suite scié la branche sur laquelle j’étais grimpé — un peu par hasard, pensais-je.

Je crois que c’est à partir de cette déception première, de mon manque de foi dans le hasard, qu’ensuite je me suis mis à faire machine arrière, à vouloir le vénérer. Mais c’était déjà trop tard, les dés étaient jetés. Ce que je tentais d’écarter, ce que je nommais la méchanceté, c’était une force vive. Je ne mettais pas le bon mot sur elle à l’époque.

J’imagine très bien Chandler et Manchette aux prises avec cette même difficulté. Mais ni Hammett ni Simenon, qui avaient accepté de bonne heure ce carburant pour écrire.

Simenon

4 février 2023

Manchette et son affaire N’Gustro me conduisent à aller rechercher les livres de Simenon, toujours au grenier, mais eux je les avais rassemblés dans un carton avec une étiquette, plus simple à trouver. J’attrape le premier qui se présente, Au rendez-vous des Terre-Neuvas, et j’en lis quelques pages. La différence avec Manchette, c’est qu’il y a moins d’ambiguïté concernant le narrateur. Je ne peux pas dire que c’est mieux, ou que Manchette serait moins bien ; c’est complètement différent. Et puis peut-être qu’il n’y a pas de comparaison, sauf un désir chez moi de rapprocher je ne sais pourquoi deux types de narration.

Il y a une désinvolture apparente chez Manchette quant à l’ordre des mots, des phrases très courtes, un rythme plus accéléré, mais bizarrement l’intrigue n’y gagne pas en rapidité. Les personnages de Manchette paraissent plus essoufflés que ceux de Simenon, et leur épaisseur tient surtout dans leur façon de s’exprimer. Ils vont droit au but cependant — le pognon ou le cul, notamment. Buts agités comme un chiffon rouge pour que le taureau fonce dessus, pour coller aux codes du polar, alors qu’en fait l’auteur désire parler de tout autre chose. Et parfois je me demande s’il le sait lui-même.

Le langage parlé avec lequel les personnages de Manchette se dépeignent de façon inconsciente semble rendre le lecteur intelligent, mais je me demande si ce n’est pas un leurre de plus. Bref, je comprends la blague du « nouveau polar » et son utilisation journalistique.

Simenon est plus classique, pour autant que je puisse dire, car je ne lis pratiquement jamais de polar. J’en ai lu quelques-uns autrefois, surtout ado, mais je n’ai jamais vraiment accroché au genre, contrairement à mon père qui, lui, n’a jamais lu que cela.

En fait, je crois que lire des polars n’était pas utile pour se cultiver, et j’étais si tendu vers ce but — cette idée surtout que je me faisais de la culture, comme n’importe quel rejeton petit-bourgeois — que je ne leur accordais qu’un intérêt de divertissement tout au plus. Je n’avais que peu de discernement.

C’est une erreur, évidemment. Et cette erreur ne relève directement que de l’erreur fabriquée de toutes pièces envers cette idée de culture par quoi j’étais obnubilé. Je crois aussi que le polar était la chasse gardée de mon paternel, qu’en lire m’aurait donné l’impression de pactiser alors que je préférais rester à couteaux tirés avec lui. C’était plus clair. Je détestais la nuance et l’ambiguïté.

C’est aussi pour cela que j’ai vite plongé dans les auteurs américains n’écrivant pas de polar. Encore que, par exemple, Truman Capote a bien écrit De sang froid, mais ce n’était qu’une expérience, comme pour Fait divers de Calaferte. J’avais inspecté la bibliothèque familiale plusieurs fois pour être bien certain qu’il n’en avait lu aucun. D’ailleurs, pas de Manchette ni de Daeninckx non plus. Tout ce qui était taxé de « gauchiste » par le vieux était persona non desiderata sur les étagères en faux acajou.

Donc j’avais acheté ces auteurs, notamment avec mes propres sous. Ils appartenaient à ma bibliothèque. Mais j’avoue que c’était plus pour faire chier mon père que pour me pencher vraiment sur leur contenu.

Étais-je gauchiste tant que ça ? Je ne crois pas. Sinon par pure opposition encore, ou pour accompagner quelques filles sur lesquelles j’avais des vues dans des réunions de la LCR. En fait, je devais déjà être plus anarchiste que quoique ce soit d’autre. Les réunions de tout bord m’ont toujours emmerdé.

Non que je ne sois pas sensible à l’injustice, mais je n’ai jamais été optimiste sur les solutions proposées pour l’éradiquer. La politique n’est en gros qu’une façon de vouloir se distinguer ou exister les uns par rapport aux autres, s’inventer des combats, des luttes, des faits d’arme — une histoire, en gros.

Même s’il y a sur un groupe l’étiquette anarchiste, je fuis. La volonté d’exploitation de l’autre, d’en tirer profit et intérêt est si présente dans tous les agissements que j’ai toujours perçus, y compris les miens, que la vacherie est une donnée humaine naturelle, et on ne peut strictement rien contre la nature ; à part tenter du mieux possible de s’en préserver.

Mon idée en ce moment, c’est d’écrire pour bouffer, ce que je ne sais pas ou n’arrive pas à faire avec la peinture. Écrire des polars, dans ce cas, pourrait être une solution, probablement meilleure qu’écrire des articles dans des journaux, plus indépendante dans ce que j’imagine en tous cas. Mais pour cela il faut que je m’en tape pour comprendre la recette de base ; que j’intègre les codes, au moins.

Et puis j’y vois un autre avantage : c’est de se concentrer sur l’action, faire progresser une histoire grâce aux comportements des personnages. Sortir du bla-bla, des jeux intellectuels, de la littérature, quoi. Je n’ai qu’à me souvenir des petits matins où j’allais bosser dans des jobs à la con pour me donner le minimum d’allant.

Donc tant pis pour Alonso Quichano. Peut-être qu’il surgit au mauvais moment et que, sitôt que je lève enfin les yeux sur lui, je n’éprouve plus qu’une envie : c’est de le buter. Pour une fois ce ne serait pas un geste désespéré, mais un choix mûrement réfléchi.

Simenon a utilisé le polar pour commencer à écrire parce que ce dernier lui offrait des rampes auxquelles se tenir : un crime, un assassin, un modus operandi. Il disait d’ailleurs que c’était pour lui des romans faciles à écrire justement parce qu’il y avait ces rampes.

De temps à autre il essayait d’aller plus loin, une page ou deux, de forer un peu plus profond dans ses personnages, comme un dentiste dans une dent — jusqu’à ce que ça fasse mal. En fait, le polar, les Maigret, lui ont servi de labo d’écriture dans un premier temps. Mais ce qu’il voulait vraiment, c’était cela : aller jusqu’à cette zone où ça fait mal.

Manchette, lui, y va plus rapidement, je crois. Il y va même directement, parce qu’il sait ce qu’il veut, sans doute dès qu’il se met à écrire : il veut fabriquer des produits qui se vendent, écrire pour bouffer. Il ne louvoie pas quant à cela.

Simenon, j’ai l’impression qu’il reste un bon moment le cul entre deux chaises, sans doute par fierté, une position plus aristocratique.

Autre chose encore : le polar permet la mise en scène, via des personnages, d’une violence brute que ne permet pas la littérature, dont la manière, les longueurs, un art essentiellement axé sur la forme du langage, la rend démunie face à cette brutalité. Une brutalité classique, peut-être même de surface. Même Céline, quand il évoque les tranchées, la boucherie de 14-18, a du style — et ce style est encore un écran, d’après mon ressenti à sa lecture.

On finit par ne plus s’attacher qu’aux mots, à leur agencement, mais pas forcément à ce qu’ils désignent. La haine, comme la violence, ne sont guère plus que des plaisirs esthétiques.

Mais peut-être que je suis tout bonnement en train de chercher des raisons, des prétextes, des excuses pour essayer de tuer non seulement Alonso Quichano, mais aussi une idée que je me suis fait de la littérature jusqu’à ce jour. Le bien écrire et son enfumage.

Passons à autre chose.

Finalement, hier, il y avait six personnes au stage sur l’autoportrait avec mains. Les absents ne nous rejoindront qu’après les vacances d’hiver, en mars, et je me suis dit que, pour que tout le monde soit au même niveau à cette date, il fallait seulement se concentrer sur le dessin.

Pour apprendre ce qu’est la ressemblance dans l’exercice du portrait, j’ai eu cette idée au moment où je franchissais la porte de la salle de cours : celle de leur faire faire des caricatures. Cela les aura obligés à se regarder vraiment pour décider quels traits caractéristiques grossir afin d’y parvenir.

Il y a eu quelques grincements de dents, surtout chez les personnes qui n’aiment pas être photographiées, n’aiment pas leurs visages. Je leur ai dit que ce n’était pas nécessaire de s’aimer ou de se détester pour faire l’exercice. Il fallait seulement décider quels traits grossir pour tomber sur une illusion de ressemblance, et ma foi, bonne pioche. On aurait pu entendre une mouche péter. Il n’y eut plus de bruit, au moins jusqu’à la pause café.

Je n’ai pas pris de photographies ; peut-être en ferais-je quand tout le groupe sera réuni en mars.

Pour la représentation des mains, tout le monde est tombé dans le panneau : elles furent trop petites. J’ai pourtant dit plusieurs fois exagérez la taille des mains. Mais une sorte d’hypnose par rapport à la photographie aura été la plus forte. La photographie est tellement confondue avec la réalité que l’on voudrait la reproduire le plus fidèlement possible. Du coup, ça donne juste une photo reproduite, mais pas un dessin.

Encore une fois, on peut comprendre intellectuellement une donnée comme exagérer la taille des mains, mais tant qu’on ne l’a pas mise en pratique — avec la main justement — ça ne percute pas.

Manchette

1er février 2023

Plusieurs émissions écoutées sur le trajet vers mes ateliers du mercredi, notamment une de la librairie Mollat, particulièrement sur sa correspondance. Manchette répondait à tous : écrivains, poètes, mais aussi aux écoles, et il soignait chacune de ses lettres sans exception. J’avais lu ses bouquins il y a longtemps, dans les années 85-90, mais j’avais peu accroché à l’époque, comme je n’ai jamais vraiment accroché au polar en général. Et puis le terme de « néo-polar » ou « nouveau polar » m’agaçait, comme tout ce qui commençait par « nouveau » à cette époque.

En fait, « néo-polar » est un terme que Manchette a sorti de sa poche par dérision surtout, et qui fut pris au pied de la lettre par les journalistes, toujours très friands de locutions oiseuses, de propos vides de sens pour créer leurs gros titres. Où sont donc passés ces bouquins, ceux de Deaninks, d’A.D.G. ? Sûrement au grenier, avec les milliers de volumes ramenés de chez mon père. Encore dans des cartons que je n’ai pu ouvrir depuis.

Idée de recueil : écrire des lettres à des personnages connus ou imaginaires. J’ai eu une seconde idée sur la route, mais maintenant que je suis garé en attendant l’heure, je l’ai oubliée. Et évidemment, elle était plus intéressante que la première. Il faut s’organiser, ouvrir l’app dictaphone pour ne rien rater ou perdre.

Puis ensuite, je pense à cette peur d’oublier. Avec tout ce dont j’ai peur et que j’ai déjà noté mille fois, j’y retrouverai sûrement une idée proche de cette idée perdue, comme si j’avais soudain des idées neuves ou originales...

Manchette voulait surtout communiquer. Il ne voulait pas impressionner.

21 janvier 2023-2

21 janvier 2023

Ta résistance à l’engouement actuel envers le développement personnel, comment te l’expliques-tu, sinon par cette apparente facilité due à des formules, des mantras à ressasser, les œillères grâce auxquelles il serait indispensable de se réfugier dans une pensée positive, ce qui te paraît aussitôt erroné sans que tu n’en comprennes au début la raison ? Sans doute pour avoir toi aussi traversé ces formations, étudié les rouages, les trucs, les combines, tout un artisanat de la manipulation à des fins décevantes.
Vouloir être heureux, notamment, tu te demandes encore ce que cela signifie, sinon imaginer toujours un ailleurs pour ne pas regarder en face une réalité bien plus complexe que seulement basée sur la joie, le bonheur ou la tristesse, la désespérance. Une réalité amputée, une réalité réduite à une binarité insupportable.
Cela demande un effort incroyable, quand tu y repenses aujourd’hui, de parvenir à s’extraire de cette binarité. L’effort nécessaire pour voir ces deux aspects confondus et être soudain, grâce justement à ce mélange, cette confusion, ce chaos apparent, être en mesure d’en extraire une fréquence, une couleur, un son.
Aussi, quand tu tombes sur cette vidéo de Luc Bodin, attiré par la miniature qui représente ce vieux symbole lémurien, tu hésites. Tu te dis quelle soupe va-t-il donc servir en prenant appui sur l’imaginaire, quelle manipulation encore derrière les apparences. Tu visionnes la vidéo qui ne t’explique pas grand-chose que tu ne saches déjà. Puis tu passes sur une toile que tu as apprêtée quelques jours avant. Tu fermes les yeux, tu vides toutes tes pensées et tu laisses venir ce qui doit venir.
Quelques heures plus tard, tu reçois un mail étrange, une vidéo qui évoque le parcours d’un kiné non-voyant avec, en pièce jointe, son livre « Être, Énergie, Fréquences ». Il s’agit de Jean-Claude Biraud que tu ne connais pas. Il te faut à peine deux heures pour avaler le livre. Surprise de constater les mêmes émotions éprouvées autrefois qu’à la lecture de Castaneda. Mais présentées cette fois d’une façon scientifique, raisonnable, argumentée avec preuves à l’appui.
Ce qui te scotche n’est pas tant le contenu de ce livre cependant. Par intuition, le seul fait que tu comprennes tout immédiatement est déjà étonnant en soi, mais ce n’est pas cela l’information que tu en retireras. C’est la ténacité de l’homme poussé par sa curiosité, son désir de comprendre, par une attention à certaines choses dont nul à part lui n’est en mesure d’établir des passerelles, des liens et de les présenter ainsi surtout.
Et aussi une grande leçon d’humilité car il n’hésite à aucun moment à s’adresser aux autres, à des personnes travaillant chacune dans une spécialité, au risque de se faire traiter d’hurluberlu, ce qui n’arrive en fait jamais. C’est exactement cette partie manquante que tu relèves soudain dans ton parcours : le fait de ne jamais oser t’adresser aux autres, de persister quelles que soient les difficultés nombreuses rencontrées à rester seul, à creuser dans cette solitude qui t’a toujours paru essentielle, incontournable.
Bien sûr, tu as lu des milliers de livres, bien sûr tu as rencontré des milliers de personnes, mais tu n’as jamais osé parler de tes recherches, tu n’as jamais cherché à les confronter, à les valider ou invalider. Tu regardes ton tableau ce matin, tu peux y retrouver la croix lémurienne, mais déformée par des forces étranges, comme par une volonté encore vivace de fabriquer tes propres symboles tels que tes filtres les adaptent à partir d’une réalité établie, une réalité qu’on ne saurait impunément remettre en question.
Puis le soir, lecture des derniers cahiers de Kafka, cette histoire de bûcherons joyeux qui reste en suspens, des paragraphes qui soudain s’achèvent par un « parce que ». Et pour parachever l’ensemble, la lecture de deux ou trois witz de Biro, quelques velléités d’identification avec le personnage du bouffon que tu laisses tomber car le sommeil t’emporte.

18 janvier 2023

18 janvier 2023

Découverte de deux tomes de récits rendant hommage à Lovecraft : « Sur les traces de Lovecraft », anthologie 1 et 2, collection Fractales/Fantastique, dirigée par Christelle Camus, éditions Nestiveqnen, Aix-en-Provence, 2018. 18 auteurs proposent des récits dans l’esprit de l’auteur. Me suis fait happer par le tout premier hier soir, une autrice inconnue, Kéti Touche : cette histoire de photographe qui vient en résidence dans un obscur manoir (en Angleterre, en Écosse ?) tenu par une femme énigmatique, veuve d’un homme nommé Howard, explorateur de son état. Le récit se déploie dans une tempête, une côte sauvage, au bout d’une inquiétante falaise. On y découvre de vieux carnets évoquant des découvertes effroyables qui auront bien sûr eu raison de la santé mentale d’Howard. Donc bien sûr, de nombreux ingrédients que l’on retrouve chez Lovecraft.

Lu une cinquantaine de pages puis j’ai bondi ensuite sur « Autoportrait » d’Édouard Levé. Une suite de phrases en apparence isolées les unes des autres. Amusant, tragique, burlesque. Intéressant quant à la forme. Pour le fond, je suis encore mi-figue mi-raisin. Et puis tout de suite après 20 pages, j’ai posé le livre, j’ai éteint la lumière et il semble que j’ai dormi d’un sommeil de plomb. Aucun cauchemar dont je puisse me souvenir ce matin.

Ce qui me fait penser à ce que j’aimerais vraiment écrire. Tiraillé entre la forme et le fond encore une fois. Et là, je me souviens de ce que dit Garouste quand il se trouve confronté au fait que la peinture est morte après Duchamp, discours des Beaux-Arts de son époque.
Faire le point sur ce que tu veux vraiment : être un écrivain contemporain ou raconter de bonnes histoires, voilà le nœud.

Étonnant que je ne découvre ces livres sur Lovecraft qu’après avoir effectué l’ébauche de ce petit portrait le matin même.

17 janvier 2023-4

17 janvier 2023

Tu intègres les actes manqués comme des actes au même niveau que tous les autres. C’est-à-dire une ruse encore qui provient de ton unité cachée. Parler de l’inconscient est trop facile à ce point donné du parcours.
Ainsi hier, tu oublies complètement la réunion Zoom où doit s’exprimer Laurent Mauvignier. Peut-être que si tu y penses aujourd’hui et que tu en cherches la raison, c’est affaire de trop grande proximité. Une inquiétude qui en découle aussitôt que l’on s’imagine cette proximité.
Mais ce n’est pas une première fois. Toutes les occasions où se reconstruit l’idée du danger d’une telle proximité, tu pourrais les récapituler et les lister. Une énergie est bloquée là. Et il semble qu’une volonté obscure exige qu’elle le reste. Volonté à laquelle tu as pris d’instinct l’habitude d’obéir. Obéissance que tu peux mettre en parallèle avec ton obstination à n’être toujours qu’un débutant en toute chose.

17 janvier 2023

17 janvier 2023

Le sacré et le profane. C’est une histoire de lieu. Il faut isoler un lieu d’un autre. Le mot « Kadosh » qui signifie sacré en hébreu désigne au féminin « kadosha », la prostituée. Le rapport entre les deux fonctions de ce même mot semble un peu plus clair quand on se cantonne ainsi au lieu. Il y a une autre orthographe du mot - « Quadosh » - qui signifie séparé. Kadosh est aussi un grade de franc-maçonnerie. Lors de son initiation, le chevalier kadosh est invité à piétiner le diadème papal. Ce qui signifie encore une affaire de lieu de façon symbolique.
En résumé, Dieu et ses représentants sur terre, on s’en fout. Ce qui est important en revanche, c’est soi, c’est-à-dire ce cercle dans lequel on est enfermé et le labyrinthe qu’il contient - notre propre vie - comme un chemin à l’apparence complexe et qui passe, elle aussi, dans sa représentation plastique par un centre vide - nul besoin de Minotaure. Le cercle est le lieu dont Dieu s’est retiré pour que l’homme puisse agir avec son libre arbitre. Dieu, qui est le tout, ainsi laisse un vide, un espace, un lieu, un possible. Et par conséquent, on devient ainsi en droit d’effectuer une différence à ce moment-là entre sacré, sainteté et religiosité.
C’est dans ce lieu du sacré que s’effectue la prise de conscience que nous sommes dans un cercle, un vide qui lutte de toute sa périphérie, sa circonférence pour ne pas se retrouver réduit à un point. D’ailleurs, une chose étonnante est de pouvoir définir la circonférence et le diamètre d’un cercle, mais impossible d’en mesurer avec une précision nette le rapport. Le nombre 3,14116 etc. par l’infinité des décimales ne s’arrête jamais.
Maintenant que tout cela est dit, tu peux aussi bien te réjouir que te lamenter. Tu es comme l’une des deux souris tombées dans le bol de lait. Laquelle veux-tu être ? Celle qui dit « il n’y a rien à faire, je me laisse couler » ou l’autre qui bat des pattes et ne cesse de glisser sur le bord du bol... Oui, mais à la fin, à force de battre le lait, ça devient du beurre, on a une surface solide, et donc une possibilité de s’évader. Évidemment, aucune souris ne sait d’avance que l’obstination produit du beurre.
Encore un lieu qui se situe entre ce que l’on sait et ce que l’on ignore. Un entre-deux. Ou encore le lieu même où s’exerce le mouvement. Le lieu où mouvement et immobilité sont deux forces réelles enfin. Possible aussi d’évoquer l’horizontalité et la verticalité qu’inspire l’idée du cercle comme lieu de vie ; on peut s’y déplacer dans les deux dimensions. Voir l’horizon ou voir l’ensemble de haut ou d’en bas.
Un autre symbole qui vient à l’esprit presque aussitôt est celui de l’échelle de Jacob. Pourquoi les anges emprunteraient-ils une échelle alors qu’ils ont des ailes pour monter et descendre ? L’échelle est une réalité physique dans ce cas que l’on doit gravir ou descendre en opposition au fantasme de vol comme à celui de toute chute. L’échelle est aussi la matérialisation du lieu comme du chemin qui traverse tous les lieux.
Ensuite, tu te demandes pourquoi tu as du mal à effectuer une distinction entre lieu et espace. Tu peux te dire que l’espace est un doute, comme le disait Perec, et que ce serait facile logiquement de désigner le lieu comme un endroit précis. L’endroit de l’envers. Mais l’origine des étymologies est comme la décimale de Pi. Chercher la définition d’un mot ou son étymologie renvoie à 100 mots et chacun encore à 100 mots, etc.
Donc encore une belle occasion, si on a enfin saisi l’humour de tout cela, de se dire : « DIEU et ses décimales, on s’en fout. » Surtout si on le sait désormais. Et ne surtout pas trop penser que ce que tu écris ici est une configuration de chiffres après la décimale et donc de lettres, tout comme le sont les œuvres de Pessoa, Kafka, Rabelais, Joyce, etc. à l’infini. Et tu peux aussi dire avec un sourire que ce blog est sacré puisqu’il est pour toi un lieu tout à fait à part. Que l’humour est le seul moyen, au final, de résoudre toute contradiction.

16 janvier 2023-4

16 janvier 2023

Je lis Kafka. Depuis que j’ai dû me procurer à nouveau le Journal sur Recyclivre, je ne le lâche plus. Si j’osais, je dirais très facilement, sur le ton d’une conversation normale, que je suis Kafka. Si cela n’était pas totalement ridicule. C’est parce que chaque phrase que je lis, j’ai cette impression étrange de l’avoir écrite moi-même. Et si on me parle de Kafka, j’ai aussi, bien sûr, la même impression qu’on est en train de parler de moi.
Cela me fait penser soudain à ce mot tristement à la mode : intégrisme. Quelle chance d’avoir de si bons réflexes ! C’est-à-dire que l’on peut lire un livre, religieux ou pas d’ailleurs, et y déposer tellement de désirs troubles, toute une intimité, que l’on finit soi-même par devenir ce livre, jusqu’à vouloir même s’approprier l’auteur qui l’a écrit. Encore que, lorsqu’il s’agit de Kafka, possible de prendre ça avec humour.
Mais que penser des intégristes de la Bible, du Coran, du Petit Livre rouge, et de Freud ? C’est sans doute que la fonction d’un tel engouement est de remplir un vide, puis de se l’expliquer ensuite, très sommairement d’ailleurs. Mais suffisante pour générer le mouvement perpétuel d’une boucle. Généralement une explication qui n’explique rien du tout, de préférence.

16 janvier 2023-3

16 janvier 2023

En exergue au Voyage au bout de la nuit, cette petite phrase comme un aveu : « C’est de la faute à l’imagination » ou « Tout n’est de la faute qu’à l’imagination ». Flemme d’aller regarder dans ce livre que je n’ai plus ouvert depuis des années. Peur, probablement, de me faire happer par lui une fois encore. De subir encore une fois la même dépression qu’il causa lorsque je tombai dessus à la sortie de l’adolescence. J’ai toujours eu cette facilité à m’imbiber comme un buvard du ton, de l’esprit de tels auteurs. Et, forcément, si cela se produit, c’est qu’il y a, en amont, un terreau propice.

Je me suis toujours demandé comment je parvenais à comprendre ce que je lisais dans un livre. J’imagine qu’on le porte tout autant en soi que son auteur et que de le lire nous fait soudain le découvrir. D’où ensuite cette ambiguïté concernant la notion de propriété du texte, assez risible lorsque j’y repense. Cela peut d’ailleurs aller chez moi jusqu’à imiter le ton, le style de certains auteurs que j’affectionne particulièrement parce que, naïvement, emprunter la musique me procure l’illusion de pouvoir y poser mes propres paroles. Encore que « propres paroles » soit un terme ronflant. Disons que la musique aide à exprimer l’imagination sur des thèmes communs en espérant trouver une mélodie personnelle.

Ce qui n’est pas complètement idiot car les Chinois, dans le domaine de la peinture, n’ont toujours pratiqué qu’ainsi, en copiant, recopiant les maîtres jusqu’à ce qu’à un moment, un écart se produise par inadvertance chez l’élève et qui sera nommé « style d’un tel, style d’un autre ». Il y a donc, dans la copie, une réalité vers laquelle on s’efforce de se rapprocher, et ce sera souvent l’impossibilité de s’en rapprocher totalement, cet écart, dans lequel il faudra puiser sa propre manière, sa propre voix, son propre ton.

Est-ce que cet écart peut être nommé imagination ? Peut-être. Mais à mon avis, le désir ou l’obligation de copie, pour apprendre, appartient déjà à l’imaginaire. Il ne s’agit ni plus ni moins que d’une histoire que l’on se raconte de génération en génération. Une histoire qui a fait ses preuves, pour ainsi dire, suffisamment pour qu’on la nomme réalité.

Paradoxe dont je m’aperçois encore une fois de plus : j’ai toujours été un fervent défenseur de l’imagination en peinture. C’est ce que je ne cesse de seriner à mes élèves depuis des années : « Surtout ne prenez pas de modèle, ne copiez pas, allez plutôt puiser les informations dans votre mémoire, vos souvenirs, votre imagination. Lâchez-vous donc. » La raison d’une telle stratégie est que je n’ai affaire la plupart du temps qu’à des personnes ayant allègrement dépassé la cinquantaine, voire plus âgées ; j’ai très peu de jeunes. Donc trop fastidieux de commencer par les études académiques de pots, de bustes en plâtre, la reproduction de photographies des œuvres de grands maîtres.

Je me dis que c’est tellement chiant, pour avoir traversé tout cela jadis moi-même, qu’il serait incongru de l’infliger à ces personnes, que sans doute elles s’enfuiraient, et que je me retrouverais alors gros-jean comme devant avec seulement une poignée de clients. Mais je me demande ce matin si ce n’est pas pure supputation de ma part, une interprétation de ma propre histoire, et de surcroît mal comprise, mal digérée. Comme si un aveuglement constitué de préjugés, d’a priori, était l’obstacle. En fait, de l’orgueil. De la vanité. Car ma vérité, elle aussi, n’appartient qu’au même domaine que tout le reste, elle n’est qu’une histoire que je me raconte à moi puis aux autres pour essayer de la valider. De m’en convaincre moi-même surtout. Et d’expérience, c’est si désagréable de poser le doigt dessus que cela procure l’amère sensation d’une très réelle réalité par conséquent.

15 janvier 2023

15 janvier 2023

Le rêve d’un deuxième cerveau. Déconnecté, mais là, toujours. On y plonge sans y penser, comme on tourne un robinet. Ce matin encore, tu t’es adressé à ChatGPT. Une page HTML à corriger, un doute technique. Tu aurais pu chercher, tâtonner, essayer. Mais non. Tu tapes ta requête. La réponse s’affiche : efficace, propre. Rien d’étonnant pourtant. Tu le sais bien, ce code, tu aurais pu l’écrire seul. Si seulement tu avais pris le temps.
Le temps de l’essai, du raté, du détour. Ce temps où quelque chose surgit — un détail inattendu, une idée qui s’impose par accident. Mais l’intelligence artificielle ne connaît pas les accidents. Elle va droit au but, supprime le hasard. Et qu’est-ce que le hasard sinon la vie elle-même ? Le drame et la comédie, la poésie et le tragique ? Tout ce qui fait que nous avançons en trébuchant.
Tu te rends compte que dans cette dépendance naissante à l’outil, c’est ton propre cerveau que tu oublies. Celui qui hésite, qui cherche, qui se perd pour mieux trouver. Ce matin encore, tu as choisi la facilité — ou peut-être était-ce la paresse ? Mais à chaque fois que tu fais ce choix, quelque chose se retire du monde. Une part de toi-même s’efface.
L’outil est là pour aider, dis-tu. Mais il te vole aussi : le hasard des chemins non empruntés et cette lenteur où parfois naît une fulgurance. Alors tu te demandes : que reste-t-il quand tout devient rapide et sûr ? Où est passée cette part d’incertitude qui faisait de chaque geste une aventure ?

13 janvier 2023-3

13 janvier 2023
maison en Calabre

A tutto ciò che la sfortuna è buona. À toute chose, malheur est bon. Le vieil homme édenté ressasse cette phrase à voix haute, comme un mantra. Sec comme une figue sans jus ni chair, il reste assis là presque toute la journée, dans la pénombre d’un recoin qu’il ne quitte que pour se rendre à la sieste. Il regarde passer les saisons depuis toujours. De temps en temps, il ajoute, en haussant les épaules : « Non sappiamo più cosa pensare. On ne sait plus quoi penser. » Puis il rit, et son regard s’illumine d’une jeunesse incongrue, un regard d’enfant perdu au milieu d’un océan de rides. Ce coin reculé de la Calabre semblait hors du temps, et sa sagesse ironique, un peu intemporelle.

Nous venions d’arriver, mon épouse et moi, dans une petite bicoque louée grâce à une annonce parue dans un journal local de Lyon. Les photographies prometteuses, le désir d’explorer un endroit inconnu pour les vacances, et surtout le prix modique avaient suffi à nous lancer dans un périple autoroutier de plusieurs milliers de kilomètres. La Mégane, fatiguée mais fidèle, avait tenu bon malgré les longues heures de route. Nous avions pris notre temps, flâné de ville en ville, traversé rapidement le nord de l’Italie pour atteindre enfin le sud.

Avant la Calabre, une halte marquante : Naples et la baie d’Amalfi. Je voulais retrouver certains lieux magiques de mon adolescence, des endroits où j’avais découvert, le temps d’un été, à la fois le goût incomparable de la pizza et les premiers émois provoqués par le grain doux des peaux mates et les regards sombres des ragazze. Mon épouse, toujours curieuse de remonter aux sources de mes récits, n’y voyait pas d’inconvénient. Nous nous lançâmes donc à la recherche du vieil hôtel de Meta di Sorrento, l’Arencetto, et de cette fameuse pizzeria. Contre toute attente, nous retrouvâmes l’hôtel. Il était fermé. Quant à la pizzeria, après un labyrinthe de ruelles écrasées de lumière et d’ombre, elle apparut enfin. Aussitôt, je ressentis une sensation étrange et désagréable : le lieu semblait rétréci, rapetissé par les années. Les couches de souvenirs, de fantasmes, de rêves patiemment accumulées s’évanouirent d’un coup, laissant place à un squelette desséché. Ce fut une confrontation brutale avec la réalité. La salle était quasi déserte, et la pâte avait un goût de carton. Nous en rîmes en quittant Sorrente, le plein fait à une station-service. Nous étions bel et bien en vacances. Le temps était splendide, et nous avions ce luxe précieux : du temps infini devant nous.

Puis vint la petite maison calabraise. Là encore, la réalité déçut. Tout était vieillot, délabré. Ce qui, sur les photographies, paraissait charmant et pittoresque s’avéra triste et poussiéreux. En faisant le tour des pièces, mon épouse laissa éclater sa colère : « Tu trouves toujours des excuses à tout le monde, mais là, tu vas quand même reconnaître qu’on s’est fait avoir, non ? » Pour une fois, je dus lui donner raison. Nous avions nourri tant d’attentes autour de ce voyage, espérant échapper au marasme ambiant, que cette déception paraissait encore plus cruelle.

C’est alors que me revint à l’esprit le livre que j’avais lu quelques semaines avant notre départ : Une maison en Calabre de Georges Haldas. J’avais été stupéfié par la manière dont son narrateur décrivait, avec un mélange de désillusion et de tendresse, une expérience semblable à la nôtre. Comme lui, nous avions été attirés par l’idée d’un refuge parfait, et comme lui, nous nous retrouvions face à une réalité bancale, loin de nos attentes. J’aurais voulu partager cette coïncidence avec mon épouse, lui dire que nous étions en train de vivre presque exactement la même chose que dans ce livre. Mais la mine sombre qu’elle affichait me dissuada d’en parler sur le moment.

Face à cette impasse, nous décidâmes de nous baigner. À deux pas, un petit chemin bordé de figuiers menait à une plage extraordinaire, absolument déserte. Pas une âme, comme si les habitants du village ignoraient jusqu’à son existence. Au loin, de l’autre côté du bras de mer qui sépare la Calabre de la Sicile, l’Etna domine l’horizon. Grosse masse d’un bleu sombre, il exhalait ce jour là de grandes volutes blanches. Le spectacle était saisissant. Ce moment suspendu face à la puissance brute de la nature chassa tout ressentiment. Le lendemain, nous quittâmes la Calabre de bonne heure, embarquant sur un bac pour rejoindre la Sicile.

En Calabre, il nous avait été impossible d’accuser qui que ce soit de notre déception. Pas la propriétaire, une petite dame cordiale qui nous avait reçus dans sa maison proprette près de Lyon. Pas la maison elle-même, qui n’était rien d’autre que ce qu’elle était. Pas même notre naïveté. La Calabre nous avait confrontés au fameux principe de réalité, celui qui, tôt ou tard, vous casse les dents. Nous avions fui, comme on échappe à une leçon trop dure à entendre, préférant nous réfugier dans l’illusion d’un rêve.

En Sicile, les souvenirs revinrent. Une sortie d’autoroute réveilla des images d’un village de pêcheurs, Sferra di Cavello. Je revis un camping où je passais mes journées à transpirer sous une tente Trigano, regardant de loin un hôtel cinq étoiles surplombant la mer. Cette fois, la crise économique avait laissé l’hôtel vide, et nous trouvâmes une chambre lumineuse à un prix modique. Là encore, je ne savais pas trop quoi en penser. Était-ce un hasard ou un clin d’œil du destin ?

Peut-être qu’effectivement, comme le disait le vieil homme en Calabre, à toute chose, malheur est bon.

Lire Pierre Bergounioux

10 janvier 2023

10 janvier 2023
Lu quelques pages du premier mot de Pierre Bergounioux, Gallimard 2001. Dés le début il m’est nécessaire de le lire à haute voix pour apprendre à connaître son souffle, sa respiration, sinon quasiment impossible de le lire en silence. Impression que les trois quart de l’importance de ses phrases m’échappent. Et comme à dire ses mots à lui ainsi avec ma voix à moi m’en rapproche. Sauf que cette part de moi-même qui se rapproche de ce texte est inédite dans sa plus grande présence. Je retrouve un désarroi infini d’enfant à cette lecture, un désarroi que le texte met à jour sans brusquerie , aimablement, calmement, savamment. Et c’est bien là encore que je peux mesurer l’écart entre ce que je voudrais parvenir à écrire, ce que j’imagine écrire et ce que j’écris réellement.

28 juin 2022

28 juin 2022

Ce n’est pas la rue de la Gaîté de Perec. Il y a longtemps que je n’habite plus Paris, sinon j’aurais sans doute tenté le coup des enveloppes, le jeu du découpage entre réel et imagination. Mais tout ce que j’ai aujourd’hui, c’est Google Earth et une mémoire vacillante. La mémoire, c’est pour ça que je m’appuie sur des photographies. Mais même avec des photographies, la mémoire reste capricieuse. J’essaie, on verra bien. Des bribes, des fragments, au fur et à mesure, dans l’ordre où ça me revient.

La ville commence sous les pneus de la voiture qui roule sur les pavés. À l’époque, on ne disait pas encore « véhicule ». Les pavés résonnent sous les roues : tougoudougoudou, tougoudougoudou. On tourne, on va tout droit, encore et encore. Tougoudougoudou. Puis on ralentit. Une voix dit : « On arrive. » Une autre répond : « Merde, il n’y a encore pas de place. » Alors, on se gare en double file pour décharger les valises. La rue Jobbé Duval est en pente. On entend le frein à main, suivi du bruit sourd d’une vitesse qu’on engage avant de couper le moteur. Pas longtemps. Il faut faire vite. Klaxon d’un camion, peut-être un de ces énormes camions poubelle. Une portière claque, le moteur redémarre. Une odeur d’essence flotte un instant avant d’être recouverte par celle de la ville. L’odeur de Paris. Indéfinissable, mais unique.

Quelques arbres chétifs jalonnent maintenant la rue. Autrefois, il n’y en avait qu’un. Un seul, dont le tronc s’enracinait au centre d’une plaque de fonte ornée de motifs amusants, géométriques, vaguement floraux, peut-être inspirés des feuilles d’acacia. On en trouvait le long du canal, dans l’Allier. Une plaque circulaire en fonte, comme celles que l’on forgeait autrefois, peut-être à l’époque de l’Art nouveau, quand les fonderies n’étaient pas encore des salles de spectacle, des musées ou des cinémas. On ne pose plus ce genre de plaque ouvragée, cernée d’un fin liseré de pierre taillée. Pourtant, elle était là, sur un îlot discret, au beau milieu de la rue Jobbé Duval, qui commence rue des Morillons et finit rue Dombasle, à moins que l’on prenne la rue dans l’autre sens. Autrefois, ce petit arbre chétif était le seul. Pas de bancs pour s’asseoir. Aujourd’hui, ils ont planté d’autres arbres. Tout aussi chétifs. Et ils ont ajouté un banc. Qui vient s’asseoir ici ? En tout cas, c’est à cet endroit, là où la rue s’évase légèrement, qu’elle forme une sorte de place. Une place sans nom.

Au 15 bis de la rue Jobbé Duval, une lourde porte se pousse après qu’on a pressé un petit bouton dépassant d’une plaque dorée. Un bruit long de grésillement accompagne l’ouverture. Mais la porte ne s’ouvre pas seule. Il faut la pousser. Elle est lourde. Tout en haut de l’immeuble habitent ceux qu’on vient voir. Pour les atteindre, il faut traverser un couloir bordé de miroirs. On se voit dans la glace, puis dans l’autre glace. Puis on pousse une seconde porte, vitrée, bien plus légère. Derrière, la loge des concierges, les Gassion. Monsieur et Madame Gassion. Sur leur porte, un rideau. Sur le rideau, une fausse cigale en plastique. Quand on toque pour dire bonjour, un bruit de cigale retentit, suivi du gazouillement d’un canari jaune dans une cage métallique. La cigale est fausse. Le canari, lui, est bien réel.

Avant de monter les sept étages par l’escalier recouvert d’un tapis rouge sentant l’encaustique et le café, on peut emprunter l’ascenseur, coincé sous la volée de marches.

À l’angle de la rue Jobbé Duval et de la rue des Morillons, il y a une boulangerie. Si l’on remonte, elle est à gauche. Si l’on descend, elle est à droite. Sa devanture n’a presque pas changé. Certaines choses changent dans la rue Jobbé Duval, d’autres non. Le marchand de couleurs a disparu, remplacé par un salon de beauté. Mais la boulangerie est toujours là. Ses propriétaires ont changé. La disposition des étals à l’intérieur aussi. Avant, sur la gauche en entrant, un présentoir rappelant celui des parapluies accueillait des « surprises » : des petits paquets remplis de papier journal chiffonné et, au centre, un jouet en plastique. Il y avait aussi, si je me souviens bien, des bonbons. Illustration : Edouard Léon Cortès, Boulevard des Italiens sous la pluie

27 juin 2022

27 juin 2022

C’est dans cet entre-deux, entre l’implicite et l’explicite, que j’habite. Écrire m’aide, sans doute, à mieux comprendre cette distance qui sépare ces deux notions. Et donc, à mieux mesurer mon propre espace. Souvent, comme dans la vraie vie, cet espace est réduit, exigu, mais j’essaie toujours d’en repousser les murs, à ma guise. Même la notion d’exiguïté, qui semblerait évidente pour chacun, devient alors matière à questionnement. Cela revient à interroger notre compréhension, à la fois collective et intime, de l’espace en général.

Toutes ces chambres d’hôtel où j’ai passé une grande partie de ma vie, je ne les ai pas choisies par hasard. Ce n’était pas une fatalité, même si parfois, par lassitude, j’ai renoncé à en sonder les véritables raisons. Même si, parfois, je m’en suis plaint, cherchant à me glisser dans la peau d’un personnage dostoïevskien, seule l’imagination aura été responsable de cette plainte. Pourtant, si je réfléchis aux bénéfices que j’ai pu tirer d’habiter ainsi dans une métaphore de l’exiguïté et de l’enfermement, je pourrais bien être surpris par ce que j’y découvrirais.

Créer justement un espace propice à la création : voilà l’essentiel. Le seul qui, comme un port d’attache, me permette de naviguer entre l’implicite et l’explicite. D’explorer ces territoires comme on explore des pays étrangers, puis de revenir en ce point d’ancrage pour mieux en comprendre la géographie, l’économie, la politique, leurs autochtones, leurs mœurs… Un ethnologue de l’invisible.

Tout nous semble si évident lorsque nous vivons sans y penser, sans considérer qu’un jour nous allons mourir. Cette évidence, depuis toujours, me paraît suspecte. Comment pouvons-nous nous enfoncer ainsi dans cette acceptation tacite, ce déni collectif de l’implicite ? Et alors, de quoi est constitué, en creux, tout l’explicite, quand nous vivons dans une telle inconscience de l’implicite ?

Je viens de découvrir un texte de Fabienne Swiatly, extrait de son livre Elles sont en service, que François Bon nous a proposé dans le cadre de l’atelier d’écriture #40jours la ville. Ce sont des portraits de femmes sur leurs lieux de travail, écrits avec une contrainte : un nombre de mots limité à 70 ou 90 tout au plus. Sous cette forme de courts paragraphes surgissent des vies entières. En si peu de mots, on ressent la contrainte sociale, la violence du monde. L’accumulation de ces textes produit un effet troublant : sans grand discours, avec une économie de moyens, ces portraits deviennent de grandes pièces. En tant que peintre, j’y vois de gigantesques tableaux, d’immenses formats.

J’ai aussi envie de partager le blog La trace bleue :
🔗 https://latracebleue.net/index.php

Et puis soudain, je me rends compte que ce qui me touche dans le texte de Fabienne Swiatly, c’est qu’elle est née en 1960. Son langage m’est compréhensible, aussi bien dans l’implicite que dans l’explicite. Une limpidité qui me secoue, qui m’étreint.
Illustration : Hans Holbein Le Jeune, Les ambassadeurs 1533

15 mai 2022

15 mai 2022

Vachement bien ce plancher qui chante. 16h28 dimanche, enfin quelqu’un entre à l’étage. Je m’étais assoupi et grâce au plancher j’ai pu me recomposer une tête à peu près digne de ce nom.

“Je vois un bébé” dit l’homme

Et un peu plus loin on dirait un violoniste … est-ce que c’est bien ça un violoniste ?

— c’est vous qui voyez !

Un dimanche de permanence. J’avais oublié tout ça pendant dans mon assoupissement.

De permanence.

J’ai écouté leurs pas qui tentaient de réduire le plancher au silence, en vain bien sûr. La gêne d’une pesanteur ça se met sous cloche.

8 mai 2022

8 mai 2022
Acrylique sur papier travail d’élève 2022

S’enfoncer sous la terre pour aller peindre, c’était déjà la tradition il y a 35000 ans.

Rien de facile, rien de tapageur, pas d’esbroufe.

Je me sens dans cette proximité là avec ces femmes et ces hommes, avec leur progression dans l’obscurité des galeries, des boyaux, des grottes. Humble face à leurs intentions.

Ici désormais plus de tigre à dent de sabre, plus de mammouth, et la grotte doit être, elle aussi repensée, réinventée. Tout obstacle doit être rafraîchit.

La jungle des clichés, des mots d’ordre, des slogans dans laquelle des furieux sont tapis, prêts à bondir sur leur proie pour survivre.

Le danger comme le mystère, l’effroi sont une nécessité pour la paix, la lumière la sécurité , les uns ne vont pas sans les autres.

Et parvenir à identifier en chaque occasion en soi le pleutre comme la tête brûlée se côtoyant dans cette danse est une étape. Un virage qui mène vers encore plus d’obscurité, et plus de nécessité aussi.


acrylique sur papier travail d’élève 2022

La notion d’impeccabilité dont parle Castaneda, ce leurre nécessaire pour tisser de l’étrange, du mystérieux lorsqu’on est jeune…et comment la compréhension d’un mot peut, elle aussi , se transformer avec le temps, avec l’âge jusqu’à évincer au final tous ces mots, les reléguer dans l’inutile.

Quand l’attirance nous renvoie comme une brindille, après un long voyage de l’esprit, au travers de tout le compliqué que l’on s’invente , vers la berge, le clapotis permanent du simple.

C’est un équilibre constitué de petits déséquilibres. Comme on tient le volant d’une voiture, on corrige l’axe par de petits gestes, des micro mouvements des bras et des poignets, sans même en être conscient.

Pendant ce temps on pense à tout un tas de choses, on attribue de l’importance, une hiérarchie, des priorités. On pense à côté de ses roues pour ne pas dire à côté de ses pompes.


Sortir de ses gonds c’est ce qu’on nous propose de ne surtout pas faire, et c’est justement pour cela que je n’hésite jamais.

C’est spontané, limpide.

Sinon la réserve l’ulcère l’encaissement, le faux fuyant pour revenir comme un boomerang…

Donc comme lorsque je commence un tableau je n’hésite pas à dire merde ou bite cul, con, couille ! tout haut.

Puis je recule, un mètre ou deux, une journée ou une semaine pour laisser reposer les choses, ou se dissiper l’aveuglement.

C’est par ce mouvement seulement que j’ai appris une certaine bienveillance et à créer de la profondeur.

Et ma foi si c’était à refaire j’emprunterais sûrement le même chemin pour parvenir au même but, même si je voulais faire autrement.

Il y a une nature en toute chose, une fois qu’on la découvre l’évidence est un baume.


Il faut que le point gris saute par dessus lui-même dit Paul Klee. C’est applicable partout…

On peut se complaire dans la tristesse et la boue comme dans la frénésie de l’hystérique, et ce durant un moment, ou sur les réseaux sociaux, appartenir au concert général bon an mal an…

Et tout à coup s’avancer et jouer sa propre partition en se fichant totalement des avis du chef d’orchestre qui d’ailleurs s’en fiche tout autant en tournant le dos au public.

Et puis il y a ce type buvant demi sur demi dans cette éternité de l’instant, d’où surgit la mémoire, et qui dit :

— le cul est le point noir de l’esprit

Et qui se tait à nouveau.

17 décembre 2018

17 décembre 2018

Plus j’avance en âge plus je suis pris d’un vertige quand je pense à tout ce que je ne sais pas faire et que probablement je ne ferai sans doute jamais. Je ne piloterai jamais un avion de chasse, je ne jouerai jamais de premier rôle dans un film d’aventure, je n’épouserai pas Marylin Monroe et le soufflé au fromage, je le crains, restera à tout jamais une énigme. En fait, plus je réfléchis à ma vie, plus je me dis que jamais je n’ai rien su faire vraiment de mes dix doigts. Je veux dire par là, en y croyant vraiment, car bien sur j’ai fait trente six mille métiers j’ai connu des maîtresses qui valaient bien Marilyn et j’ai aussi sauté en parachute à défaut de conduire un Mirage. Mais ce n’était toujours que moi comprenez vous ..? Bien sur la malédiction de » l’a quoi bon » pourrait expliquer en partie une telle inaptitude à l’appropriation franche et massive de mes actes passés et dans ce cas sans doute je pourrais me lamenter sur mon sort en me réveillant à presque 60 ans d’une crise d’adolescence un peu trop prolongée. Cependant ce malaise s’envole aussitôt dès que je me retrouve attablé devant vous à écrire ces mots. Se mettre à table dans le cadre policier est un aveu, alors soit, puisque j’ai décidé d’utiliser ce cadre je vais avouer. Je vais avouer que j’ai toujours pensé être bien plus malin que les autres pour commencer. Plus malin que mes parents que j’ai regardé trimer toute leur vie en cherchant à les faire sortir d’eux même de nombreuses fois par mes écarts de conduite répétés. Je n’avais pas de haine, pas de colère, non juste une envie persistante de les voir eux , en tant qu’êtres humains et non comme des stéréotypes de ne je sais quelle feuilleton de série B. Alors pour cela j’ai utilisé de nombreux stratagèmes, pour commencer envers moi-même afin d’oublier le but de mes actes, de mes erreurs, de mes errances. Il fallait que tout soit enfoui au plus profond de moi que je ne m’en souvienne plus. Donc oui j’ai éprouvé de la haine, de la colère, oui et j’ai fait largement de mon mieux pour bien comprendre l’entourloupe, le vol et le massacre. Et si cela vous parait contradictoire c’est que vous avez encore pas mal de chemin à faire pour être vraiment vous. Je veux dire au delà de moi. Moi, éternel insatisfait tremblant de trouille et de rage.

Moi capable de toutes les petitesses pour ne jamais dire je t’aime.

Moi hypertrophie des neurones sur pattes

Moi gros con attendrissant et désarmant pour mieux vous planter par derriere

Moi le salaud, l’horrible, l’insupportable.

Ce sale petit gamin qui se cache derrière un masque en espérant être découvert un jour. Ce petit garçon envahit par toute l’ignorance du monde à un tel point qu’il s’invente un rasoir de lucidité tranchante pour le découper, le déchiqueter, l’entendre se dégonfler hurler gémir. Tout ce que je ne sais pas faire et que je ne saurai jamais faire : c’est être sans faille, lisse et poli comme un beau galet avec lequel

le vent et l’eau jouent en se déchirant, dans le cri de la mouette, la naissance des ruches.

Pourquoi pas le silence ?
Oui tu es froid et blanc sans accroc et sans rêve,

l’haleine des rivières à l’aube embrume tes lointains

et mon bouchon sur l’onde tremble,

taquineries des algues

ici pas de lourd brochet ni de fine ablette

à ferrer

Pas de ploiement de scion aucune tension de fil

Juste le long cri de l’hirondelle là haut qui s’apprête à rejoindre

les vents chauds du sud.

Alors pourquoi pas le silence

Total assourdissant comme un arbre qui tombe

Et laisse derrière lui le blanc d’une trouée

Et laisse derrière lui l’amitié des racines, la voix de l’étoile pâle jusqu’à la pierre enfouie.

Pourquoi pas le silence

Un chevreuil est passé près de lui une biche

Les deux m’ont regardé

J’étais au bord de dire au bord de leur parler

quand soudain je ne sais plus je me suis rappelé

Pourquoi pas le silence

Alors je suis rentré.

Puis ceci sur la Dombe :
Quand je traverse la Dombe, je guette l’envol des grues, la pâleur des marais, le bruissement des herbes et tout m’appelle vers toi.

Garce magnifique, amère comme une pinte dont le souvenir reste

après qu’on t’ait baisée , si peu qu’on t’ait aimée…

« Être vivant, c’est être prêt. Prêt à ce qui peut arriver, dans la jungle des villes et de la journée. D’une prévoyance incessamment et subsconciemment ajustée. L’état normal, bien loin d’être un repos, est une mise sous tension en vue d’efforts à fournir… Mise sous tension si habituelle et inaperçue qu’on ne sait comment la faire baisser. L’état normal est un état de préparation, de disposition vers les gouffres »

« connaissance par les gouffres » Henri Michaux.

14 décembre 2018

14 décembre 2018

Intense mais calme, méditative, continuelle mais pas têtue, l’intention polarise le sable du chemin sur lequel s’engager. Mieux, l’intention est chemin. Son ennemie pourrait être la distraction mais il n’en est rien. On pourait même imaginer que celle-ci lui est liée ontologiquement. Comme un chauffeur de taxi dans le fond silencieux, mais avisé, l’intention parlerait de la pluie du beau temps, de la politique, pour mieux reposer le voyageur en elle.

Puis arrive le mot {revers } Il y aurait un endroit où le revers serait annoncé par un ensemble de fifres, de hautbois et de couverts dominicaux. Le vin coulerait à flots dans des coupes adamantines, en l’honneur du Héros , des pages et des gueux qui l’accompagnent. Car le revers a tant de choses à dire qu’il se présente non glorieux mais un tantinet buté de prime abord. C’est bien la l’unique raison de le fêter comme on cognerait sur une viande pour l’attendrir. Ainsi, enivré par la louange et la douceur, se mettrait il à table. Confiant de par l’attention que lui prêteraient les convives, il sortirait de sa poche le butin de sa quête. C’est bien connu que chaque revers se doit de nous montrer à son retour ce qu’il n’a pas atteint. Tout le monde ouvrirait alors de grands yeux et évidemment le rien deviendrait pour chacun un quelque chose à sa mesure. C’est là le génie de tout revers de nous apprendre le plan de table de l’Hôte qui nous convie à écrire ou lire ces quelques lignes.

encre de chine représentant vaguement des personnages
lacedemoniens
@PatrickBlanchon

Suite à une panne subite mais certainement providentielle, me voici contraint de ramasser mon propos, n’ayant que mon smartphone pour assouvir mon envie d’écrire. Et cela me rappelle Villiers de L’Isle-Adam quand il raconte Sparte. {Située à l’extrémité Sud du Péloponnèse entre la Messénie et l’Argolide se tient Sparte en Laconie.} A Sparte donc le vol est le passage obligé par lequel tout enfant Lacédémonien doit jouer des coudes pour parvenir au regard de ses congénères. André Gide précise aussi la raison du pourcentage proche de 0 du nombre d’artistes qu’à connu la ville qui précipitait les gamins chétifs dans des oubliettes. Et cela me réjouit de comprendre soudain d’où je viens. Si j’étais moi je m’applaudirais presque. Mais restons laconiques.

Un tableau nommé L’écuyère et un petit poème

Entre ses cuisses douces et chaudes lorsqu’elle chevauche, L’axe des limbes, vers l’oubli, ourdit l’orage

et des espoirs œuf coupé Immobile et vibrant, robuste Energiquement s’élance vers les sommets rêvés par la plus noire des profondeurs

Se tient satin inouï, orange Amère l’amie, la mort, la vie.

Fin du livre – Le dibbouk