L’inquiétante étrangeté (Das Unheimliche) est un concept théorisé par Sigmund Freud en 1919 dans un essai éponyme. Il décrit une sensation d’angoisse éprouvée face à quelque chose de familier qui devient troublant, comme si une anomalie invisible venait dérégler la perception du réel.


1. Origine et définition

Le mot allemand "Unheimlich" signifie littéralement "non-familier", mais il est construit à partir du mot "Heimlich" qui veut dire "familier", "intime", voire "secrètement dissimulé". Ce paradoxe est central dans la notion d’inquiétante étrangeté : ce qui était caché, mais familier, refait surface d’une manière inquiétante.

Freud l’explique ainsi :

« L’Unheimlich est une sorte de Heimlich qui a subi un refoulement et qui est revenu à la lumière. »

L’inquiétante étrangeté naît donc lorsque quelque chose de profondément connu réapparaît sous une forme légèrement différente, nous mettant mal à l’aise.


2. Les ressorts de l’inquiétante étrangeté

Plusieurs éléments peuvent provoquer ce sentiment d’étrangeté troublante :

A. La présence du double

  • Le doppelgänger (double maléfique) est une figure récurrente dans la littérature fantastique.
  • Freud cite L’Homme au sable d’E.T.A. Hoffmann, où un personnage rencontre son double, créant une impression de terreur.
  • Lovecraft, Poe et même des auteurs modernes comme China Miéville jouent sur la fragmentation de l’identité et la duplication inquiétante des êtres.

B. L’animation de l’inanimé

  • Quand un objet, une poupée (uncanny valley en robotique), un miroir ou un reflet semblent prendre vie.
  • Exemple : les automates d’Hoffmann, le mythe du Golem, ou les œuvres de Lisa Tuttle, qui joue sur la présence d’objets imprégnés d’une vie cachée.

C. La distorsion du temps et de l’espace

  • Un lieu familier peut se transformer en un endroit où les lois de la logique sont altérées.
  • Jeff VanderMeer, avec Annihilation, installe un espace mutant où l’environnement devient autre, bien qu’apparemment normal au premier regard.

D. Le retour du refoulé

  • Un souvenir oublié qui ressurgit brutalement.
  • Une scène de l’enfance qui refait surface sous une forme inquiétante.
  • C’est l’un des ressorts majeurs des récits de Silvia Moreno-Garcia, où des traumatismes anciens hantent les personnages.

E. La perte des repères corporels

  • Métamorphoses, mutations, transformations du corps.
  • Thème central chez Lovecraft (L’Appel de Cthulhu, La Couleur tombée du ciel).
  • Exploité dans des récits comme Mexican Gothic où le fantastique se mêle à la dégénérescence physique.

3. L’inquiétante étrangeté dans la littérature et l’art

Ce concept a été exploré dans le fantastique gothique et l’horreur psychologique, influençant de nombreux écrivains et artistes :

  • Edgar Allan PoeWilliam Wilson (le double), La Chute de la maison Usher (l’animation de l’inanimé).
  • H.P. Lovecraft → Les créatures indescriptibles et la transformation de la perception du réel.
  • China Miéville → Des villes doubles, des réalités parallèles où l’étrangeté affleure sous la normalité.
  • David Lynch (cinéma)Eraserhead, Mulholland Drive, Twin Peaks, où des scènes banales deviennent perturbantes.
  • Hans Bellmer (peinture et sculpture) → Corps fragmentés, poupées inquiétantes.

4. Pourquoi l’inquiétante étrangeté nous touche-t-elle autant ?

Le concept freudien repose sur un conflit psychologique profond : nous reconnaissons quelque chose, mais il nous semble déformé, ce qui crée une angoisse diffuse. C’est la confrontation avec un reflet déformé du réel, un monde où les repères s’effondrent subtilement.

C’est aussi un moyen pour les artistes et écrivains d’explorer nos peurs les plus profondes, celles qui ne sont pas simplement liées à des monstres ou des fantômes, mais à nous-mêmes, notre mémoire, notre perception et notre identité.

En somme, l’inquiétante étrangeté est l’un des ressorts narratifs les plus puissants du fantastique, car elle joue sur le malaise, le doute et l’impossibilité d’être sûr de ce que l’on perçoit. Illustration PB 1978