03 décembre 2024
Accrochage aujourd’hui à Saint-Donat-sur-l’Herbasse, dans le nord de la Drôme. Une quarantaine de toiles au Palais Delphinal, et au moins autant de l’ami G. Pour l’occasion, j’ai relu Le Traité du Style et Le Paysan de Paris, m’imaginant croiser le couple Andrieux dans les ruelles alentour. Peut-être en apprendrai-je davantage samedi, lors du vernissage. L’autre ami G., poète de son état, connaît, il me semble, quelqu’un de l’association qui s’occupe de préserver la mémoire des promenades de Louis et Elsa dans les environs.
Je n’ai que peu de connaissances précises sur Aragon. Je sais qu’il s’est battu pendant les deux guerres, pas qu’un peu, en tant que médecin. Qu’il a connu Breton dans la biffe, ce terme ancien désignant les tranchées, qui ajoute à la violence de l’époque. Que leur désaccord fut certainement politique par la suite. Quelques poèmes de lui me reviennent, glanés sur les bancs de l’école, notamment La Rose et le Réséda. J’ai toujours imaginé Aragon plus frêle qu’il ne devait l’être, sans savoir pourquoi, mais il m’est devenu admirable au fil du temps, presque malgré moi, et sans même avoir lu l’ensemble de ses livres. En additionnant ses prises de position contre le franquisme, sa fidélité au Parti communiste – quoi qu’on en dise – et ce que j’ai appris de son enfance tourmentée, peu à peu une figure d’homme, bien avant celle de l’écrivain, s’est imposée. Comme ça. Tout bonnement.
Quand je redécouvre Feu ( Feu sur le Parti socialiste ! ) je trouve qu’il irait tout à fait bien dans le contexte actuel, il me semble si éclatant. Toute la rage mise ainsi en mots, formidable. Mais ce n’est pas tant ses positions politiques, que son style, qui parachève mon admiration. La lecture de quelques pages du Paysan de Paris m’a renvoyé à mes propres déambulations urbaines. Ce sentiment de proximité m’a pris aux tripes, comme si je plaçais mes pas dans les siens, presque au même endroit, presque avec les mêmes pensées. Errer dans une ville, laisser l’esprit divaguer, c’est une expérience que je connais tellement. Moi aussi, je préfère les passages aux grands boulevards, qui n’ont jamais été ma tasse de thé. Dès que je le pouvais, je m’y engouffrais, à la recherche de cette suspension onirique que seuls ces lieux intermédiaires semblent offrir.
Un souvenir m’est revenu en lisant ces lignes d’Aragon. Ce restaurant où je me rendais parfois, chez Chartier, qui incarnait à mes yeux une forme de modestie joyeuse. On pouvait y déjeuner pour des sommes correctes, mais ma bourse plate m’obligeait tout de même à regarder à deux fois avant d’y mettre les pieds. C’était un autre temps, où les serrures des portes – comme celles évoquées par Aragon – semblaient réellement s’ouvrir sur l’infini. Aujourd’hui, je m’y suis rendu il y a quelques années ce n’est plus tout à fait le même établissement et nous avons préféré tourner les talons pour aller manger un couscous à Belleville. Voir des choses que personne ne prendrait le temps de regarder. Perdre du temps, en somme, rêvasser. Transformer, en continu, ce que la réalité nous impose. La lire chez d’autres est toujours un bonheur, un pincement au coeur, on aimerait écrire rien que pour pouvoir provoquer ça.
Mais, à l’époque, je ne savais pas poser de mots sur ce que je voyais, ou plutôt sur ce que j’imaginais. J’avais ce regard mais pas encore la langue pour le dire. Et c’est en cela que la lecture a du bon. Souvent, les sots pensent que lire n’est qu’une activité inutile, passive, un simple passe-temps. Mais c’est tout le contraire. On refait le plein de souvenirs qu’on croyait perdus, d’émotions qu’on n’avait pas su avec raison capter. À chaque nouvelle page, paragraphe, phrase, c’est comme si un chalut invisible ramenait à la surface ce qui avait sombré dans les eaux profondes de l’oubli.
Aragon, finalement, a cette faculté rare d’éclairer ce qu’il y a de flou et d’illisible en nous. Il nomme ces "serrures s’ouvrant sur l’infini", et je comprends. Je le comprends à travers lui, et je me comprends un peu aussi. Ce que je n’ai jamais su écrire, il l’a posé sur papier. Ses mots réveillent en moi un monde oublié, et je pense qu’il est là, le véritable miracle de la lecture. Pas seulement découvrir l’autre, mais redécouvrir ce qu’on porte en soi. Il y a encore aller vingt ans j’en aurais été jaloux, aujourd’hui ce que je ressens est bien plus un sentiment de fraternité.
Je ne sais pas si samedi, lors du vernissage, je croiserai quelqu’un de cette association qui saura me parler des itinéraires empruntés par Elsa et Aragon , apprendre encore autre chose, autrement, sous un autre angle. Mais peu importe. Ce qu’il m’a déjà donné dans ses pages, ces souvenirs greffés aux miens, me suffit déjà amplement. Il faut que ma cervelle saisisse le moment où la satiété l’atteint, l’apaise, toute avidité n’étant que passage à vide.
Pour continuer
Carnets | décembre 2024
31 décembre 2024
Dernier jour de cette année 2024. Rude année. Alors pour lui dire adieu, envie d'une traversée.|couper{180}
Carnets | décembre 2024
30 décembre 2024
Lu quelques pages du Porte-Lame de Burroughs vers 3h du matin. Ce qui résonne avec la vidéo de Pacôme Tiellement sur son Rabelais dans sa série sur l'empire romain contre le Christ ou vice versa. Toujours pas trouvé l'angle avec lequel pénétrer l'opacité de la proposition d'écriture de F. Le rire, sans doute, serait un recours, en y a-t-il vraiment un autre ? À l'institution Saint-Stanislas d'Osny, près de Pontoise, je me souviens du petit Legallo, dont je fis faire le tour du parc presque complet à coups de gifles et de coups de pied au cul. Du gros Lefranc, à qui j'envoyais un uppercut parfait après qu'il eut traité ma mère de nom d'oiseau. De la nonne Thérèsa, qui me troubla tant que j'en fis mes premiers rêves érotiques. Sans compter la voluptueuse Mathilde, qui avait la plastique affolante des femmes préhistoriques, et que j'épiais, me portant malade les jours où elle venait faire le ménage au dortoir. Et aussi de Poinsard, professeur de mathématiques aux mains baladeuses et glaciales, dont l'haleine sentait la pastille Pullmoll ou l'affreux cachou. De toute une série de noms s'achevant en sky, parce que les prêtres ici furent, avant d'être déportés, polonais. Je me souviens aussi du nom de la rivière dans laquelle je pêchais avec des agrafes attachées au bout de ficelles des épinoches. Les épinoches ont grosso modo la même triste figure écrabouillée et mélancolique que l'une des deux sœurs Richaume, dont j'étais amoureux enfant parce que j'aurais voulu la voir sourire à tout prix. Et Monsieur Blavette, professeur d'allemand émérite, qui nous parlait de la Sarthe comme du Paradis, avait aussi une gueule de traviole et je crois fermement aujourd'hui que c'est pour cette raison principale que je l'aimais bien. Setsensesich wirsetsenuns. Après, je ne sais plus trop ce qui s'est passé, j'ai lu encore quelques pages de Burroughs, j'ai trouvé ça bien, c'était comme si je visionnais un film, des images fabuleuses. Puis, vers le milieu de la journée, sans doute un blanc, le sommeil. J'ai relu ce que j'avais écrit à 4h du matin, ça ne vaut pas un pet de lapin, mais je le garde parce que c'est un auto-jugement du lendemain après coup et que la nuit du 29 au 30, je ne dormirai pas bien non plus, j'avancerai dans Burroughs et peut-être aussi sur Obsidian. J'ai créé pas loin de 5000 fiches en une journée grâce à un script Python qui va fouiller dans mes bases de données SQLite. Je devrais faire une rubrique spéciale pour tout le temps que je passe à bricoler sur SPIP, sur Python, sur Obsidian. Mais ça n'aurait plus rien à voir avec le Dibbouk. À moins que si, justement. Je n'en sais rien. Lu aussi quelques textes sur le blog de l'atelier d'écriture. Pas encore mis à la proposition 7 pour autant. Et que je crois bien que j'ai foiré totalement la précédente. Me suis même fendu de quelques commentaires parce que tout simplement ça me venait naturellement. Je regrette un peu ce naturellement aujourd'hui. Puis je me dis que demain, un autre auto-jugement me dira encore autre chose. Une saleté de vautour me dévore le foie et je n'ai pas inventé l'eau chaude ni les allumettes. C'est une injustice flagrante. Encore une. Dans le fond, la justice est l'anomalie, voilà ce qu'il convient de se dire pour pouvoir se tenir debout.|couper{180}
Carnets | décembre 2024
28 décembre 2024
C’est en extirpant, avec la pointe d’un pic orné d’une boule verte, un corps noir lové dans sa coquille que j’ai repensé à la proposition d’écriture de la semaine. L’escargot en soi n’a pas véritablement de goût. C’est la sauce qui fait tout. On pourrait plonger des moules dans cette même sauce — et bien pire encore, blattes, cancrelats, cafards — et ce serait, j’en suis presque convaincu, exactement la même chose. À vrai dire, c’est tout à fait épouvantable de mettre ce genre de chose dans sa bouche. Non pas que je considère l’escargot comme un être inférieur ou vil, mais qu’un être humain comme moi, supposément civilisé, en fasse une bouchée, c’est proprement abject. Hormis cette indéfectible attirance pour la sauce au beurre persillé, j’imagine que je pourrais me passer, sans effort excessif, de ce genre de mets pour le reste du temps qu’il me reste à vivre. — - J’ai acheté plusieurs boîtes de Mon Chéri chez Lidl. L’une d’elles, je l’ai enveloppée de papier cadeau pour la glisser dans les chaussures de mon épouse. J’ai aussi dégoté un petit miroir à LED, un truc absolument kitsch comme elle les adore. Je l’ai emballé avec la même application minutieuse, le même papier cadeau (en promotion, bien sûr, dans le même magasin). Ces deux cadeaux, de toute évidence peu sérieux, sont là pour lui faire faire une grimace en les déballant. La grimace. Puis le petit sourir gèné. Puis, enfin, son visage qui s’illumine quand elle découvrira le troisième cadeau : un appareil photo Panasonic Lumix. Une folie que je vais payer à tempérament pendant des mois. Et maintenant que je l’ai écrit, est-ce que ça me soulage ? Honnêtement, je n’en sais rien. Je me dis que, de toute façon, à part moi, ça ne regarde personne. Et encore, je ne suis pas certain que ça me regarde vraiment non plus. Peut-être qu’il en est de ces gestes anodins comme de tout ce que l’on traverse : ça ne nous concerne que lorsqu’on implore une Providence quelconque de nous voir. De nous *regarder*. — - J’ai commencé à créer des fiches sur Obsidian. Mais si je suis honnête, tous ces outils finissent par se ressembler. Ulysse, Scrivener, Notion, Typora, Obsidian… On passe un temps fou à se demander comment on va les utiliser. On les paramètre, on les organise, on les dissèque. Puis, un jour, on abandonne. On comprend qu’ils ne sont rien d’autre que des leurres, des pièges sophistiqués pour accaparer l’attention. Ils nourrissent un désir ubuesque d’organisation. Et, par la même occasion, enrichissent des vendeurs de formations en ligne, qui pullulent comme des cancrelats autour de nos incertitudes. Mais cette fois, je m’en rends compte plus vite. Peut-être est-ce un progrès. J’ai même visionné plusieurs vidéos de créateurs de contenu pour en être bien certain. J’ai téléchargé le livre de Tiago Forte, *Building a Second Brain*, pour m’en convaincre : l’organisation qui compte vraiment, c’est celle avec laquelle je vis au jour le jour. La mienne, désordonnée, imparfaite, mais vivante. Cela peut paraître prétentieux, mais ce n’est qu’un élan vers une forme d’humilité qui me convient. Le Bouddha disait : "Ne crois qu’en ce que tu expérimentes." Et, surtout, si le Bouddha se dresse devant toi, tue-le. Alors je m’efforce d’observer tout ce qui se dresse devant moi. Ces petites boules noires que je mâche lentement, qui ont une texture caoutchouteuse et un goût délicieux de beurre aillé. J’attrape une crevette. Je fais et je pense exactement la même chose. Rien ne peut me résister. Du moins, à table. — - Je ne suis pas du tout certain d’avoir compris la proposition d’écriture cette fois-ci encore . D’ailleurs, je ne m’y suis pas accroché bien longtemps. Il me semble que plus ça va, moins je les comprends, ces fameuses propositions. Ou plutôt, je ne cherche plus vraiment à les comprendre. Ce qui m’intéresse désormais, ce sont les pistes fugaces qui les traversent en filigrane, comme des éclats d’idées laissés là, presque par hasard. Parfois, c’est un mot qui surgit et que j’ai envie de développer. Parfois, c’est une liste qui s’impose, d’un seul coup, sans prévenir. D’autres fois encore, c’est une sensation, quelque chose de diffus, d’insaisissable, que je ne parviens pas à nommer clairement et qui me fait tourner en rond comme un derviche. Cette impossibilité de cerner ce que je veux dire — ou même ce qu’on attend de moi — devient presque un moteur. Une énergie étrange, faite de confusion et de mouvement. Mauvais élève comme d'habitude. Quand je bèle, j’ai toujours un chat dans la gorge, et c’est affreux comment je bèle faux. Je m’en suis encore fait la réflexion en disant à voix haute : « Mazette, cette bûche bat tous les records de bûches surgelées ! » Une phrase idiote, et moi qui avais vraiment l’air con après l’avoir prononcée. Je ne peux m’empêcher de trouver quelque chose de familier dans cette absurdité, dans ce faux-bêlement qui me poursuit. Comme si tout ça, finalement, faisait partie du jeu... Peut-être que F. ne le fait pas exprès. Ou peut-être que si. Après tout, ce ne serait pas la première fois que je croise ce genre de méthode. Mes meilleurs professeurs, tous sans exception, avaient cette façon de faire. De poser une question qui semblait claire, mais qui, en réalité, n’avait aucune réponse évidente. Ou bien, ils parlaient ostensiblement d’une chose tout en nous entraînant ailleurs, sur un tout autre sujet. Et moi, en y réfléchissant bien, je réalise que je fais exactement la même chose avec mes élèves. C’est un jeu subtil, presque pervers parfois. (On utilise le mot pervers à toutes les sauces désormais ce qui fait qu'il ne veut strictement plus rien dire ) — Donner l’impression de parler d’une chose alors qu’on est en train de parler d’une autre. ( mais n'est-ce pas ce que tout le monde fait sans arret ?) Une sorte de mise en abyme pédagogique. Et le plus fascinant, c’est que si je prenais la peine d’interroger ces professeurs aujourd’hui — ceux qui m’ont marqué, ceux qui pratiquaient ce "déplacement" constant — ils me répondraient tous, sans exception, qu’ils ne s’en rendaient pas compte. Ils diraient que c’est inconscient. Et, bien sûr, ils me feraient ce petit sourire en coin. Un sourire qui en dit long sans rien expliquer. Qui semble dire : « Ah ah, tu crois peut-être avoir compris. Tu es décidément indécrottable ! Peut-être que c’est la vérité. Peut-être que c’est une manière d’éluder. Mais au fond, qu’importe ? Ce n’est pas tant la clarté des réponses qui compte, mais cette ouverture, cet espace que ces méthodes créent en nous.|couper{180}
