archive Dauphiné Libéré Aragon et Elsa

Accrochage aujourd’hui à Saint-Donat-sur-l’Herbasse, dans le nord de la Drôme. Une quarantaine de toiles au Palais Delphinal, et au moins autant de l’ami G. Pour l’occasion, j’ai relu Le Traité du Style et Le Paysan de Paris, m’imaginant croiser le couple Andrieux dans les ruelles alentour. Peut-être en apprendrai-je davantage samedi, lors du vernissage. L’autre ami G., poète de son état, connaît, il me semble, quelqu’un de l’association qui s’occupe de préserver la mémoire des promenades de Louis et Elsa dans les environs.

Je n’ai que peu de connaissances précises sur Aragon. Je sais qu’il s’est battu pendant les deux guerres, pas qu’un peu, en tant que médecin. Qu’il a connu Breton dans la biffe, ce terme ancien désignant les tranchées, qui ajoute à la violence de l’époque. Que leur désaccord fut certainement politique par la suite. Quelques poèmes de lui me reviennent, glanés sur les bancs de l’école, notamment La Rose et le Réséda. J’ai toujours imaginé Aragon plus frêle qu’il ne devait l’être, sans savoir pourquoi, mais il m’est devenu admirable au fil du temps, presque malgré moi, et sans même avoir lu l’ensemble de ses livres. En additionnant ses prises de position contre le franquisme, sa fidélité au Parti communiste – quoi qu’on en dise – et ce que j’ai appris de son enfance tourmentée, peu à peu une figure d’homme, bien avant celle de l’écrivain, s’est imposée. Comme ça. Tout bonnement.

Quand je redécouvre Feu ( Feu sur le Parti socialiste ! ) je trouve qu’il irait tout à fait bien dans le contexte actuel, il me semble si éclatant. Toute la rage mise ainsi en mots, formidable. Mais ce n’est pas tant ses positions politiques, que son style, qui parachève mon admiration. La lecture de quelques pages du Paysan de Paris m’a renvoyé à mes propres déambulations urbaines. Ce sentiment de proximité m’a pris aux tripes, comme si je plaçais mes pas dans les siens, presque au même endroit, presque avec les mêmes pensées. Errer dans une ville, laisser l’esprit divaguer, c’est une expérience que je connais tellement. Moi aussi, je préfère les passages aux grands boulevards, qui n’ont jamais été ma tasse de thé. Dès que je le pouvais, je m’y engouffrais, à la recherche de cette suspension onirique que seuls ces lieux intermédiaires semblent offrir.

Un souvenir m’est revenu en lisant ces lignes d’Aragon. Ce restaurant où je me rendais parfois, chez Chartier, qui incarnait à mes yeux une forme de modestie joyeuse. On pouvait y déjeuner pour des sommes correctes, mais ma bourse plate m’obligeait tout de même à regarder à deux fois avant d’y mettre les pieds. C’était un autre temps, où les serrures des portes – comme celles évoquées par Aragon – semblaient réellement s’ouvrir sur l’infini. Aujourd’hui, je m’y suis rendu il y a quelques années ce n’est plus tout à fait le même établissement et nous avons préféré tourner les talons pour aller manger un couscous à Belleville. Voir des choses que personne ne prendrait le temps de regarder. Perdre du temps, en somme, rêvasser. Transformer, en continu, ce que la réalité nous impose. La lire chez d’autres est toujours un bonheur, un pincement au coeur, on aimerait écrire rien que pour pouvoir provoquer ça.

Mais, à l’époque, je ne savais pas poser de mots sur ce que je voyais, ou plutôt sur ce que j’imaginais. J’avais ce regard mais pas encore la langue pour le dire. Et c’est en cela que la lecture a du bon. Souvent, les sots pensent que lire n’est qu’une activité inutile, passive, un simple passe-temps. Mais c’est tout le contraire. On refait le plein de souvenirs qu’on croyait perdus, d’émotions qu’on n’avait pas su avec raison capter. À chaque nouvelle page, paragraphe, phrase, c’est comme si un chalut invisible ramenait à la surface ce qui avait sombré dans les eaux profondes de l’oubli.

Aragon, finalement, a cette faculté rare d’éclairer ce qu’il y a de flou et d’illisible en nous. Il nomme ces "serrures s’ouvrant sur l’infini", et je comprends. Je le comprends à travers lui, et je me comprends un peu aussi. Ce que je n’ai jamais su écrire, il l’a posé sur papier. Ses mots réveillent en moi un monde oublié, et je pense qu’il est là, le véritable miracle de la lecture. Pas seulement découvrir l’autre, mais redécouvrir ce qu’on porte en soi. Il y a encore aller vingt ans j’en aurais été jaloux, aujourd’hui ce que je ressens est bien plus un sentiment de fraternité.

Je ne sais pas si samedi, lors du vernissage, je croiserai quelqu’un de cette association qui saura me parler des itinéraires empruntés par Elsa et Aragon , apprendre encore autre chose, autrement, sous un autre angle. Mais peu importe. Ce qu’il m’a déjà donné dans ses pages, ces souvenirs greffés aux miens, me suffit déjà amplement. Il faut que ma cervelle saisisse le moment où la satiété l’atteint, l’apaise, toute avidité n’étant que passage à vide.