03 mars 2022

L’espace global : le lot

Un lot de 200 mètres carrés, inscrit au cadastre. Ce lot est divisé en plusieurs espaces :

  • Une maison à deux étages avec un grenier.
  • Deux caves.
  • Une cour.
  • Une partie de l’ancienne scierie, devenue écurie, puis atelier.
  • Le grenier est devenu un débarras. Aux poutres du plafond sont suspendus des harnais et des licous qui racontent encore leur passé équin. L’odeur persiste. Depuis que j’ai arrêté la cigarette, je peux la percevoir plus nettement, cette odeur, une odeur de cheval, à la fois douce et brute, qui me réjouit. Une odeur qui fait le lien entre ce qui était et ce qui est.

-La pièce : l’atelier

C’est une pièce de travail.
C’est une pièce de désordre.
C’est une pièce où l’on peint, où l’on réfléchit, où l’on hésite.

Elle contient une table, ou plutôt un ensemble de tables juxtaposées. Elles forment un rectangle irrégulier : 4 mètres de longueur, 2 mètres de largeur. La hauteur moyenne est de 80 cm, mais les plateaux varient, parfois de deux centimètres. Cela ne gêne pas, car ici, rien n’est parfaitement aligné.

Ce rectangle de bois n’est pas une table à manger, ni une table ronde de réunion. Ce n’est pas une console élégante. C’est une table de travail, un plan de travail.

Elle est au centre de la pièce, mais la pièce elle-même est incluse dans un espace plus vaste, et cet espace plus vaste dans un espace plus vaste encore. Tout cela se tient, emboîté comme des poupées russes.

La table : le support

Chaque table a une histoire. Certaines sont des bureaux recyclés, hérités, transformés en surface de travail. Une jonction d’histoires personnelles et collectives. Ensemble, elles constituent une surface unique, pourtant inégale.

Sur cette surface, des objets s’entassent, se déplacent, se répondent. Ils changent de place, glissent d’un mètre ou deux sans prévenir. Le soir, la configuration n’est plus tout à fait celle du matin. L’inventaire devient un défi, car les objets bougent comme s’ils avaient une vie propre.

Les objets : un inventaire ajourné

Les objets posés là, sur cette table, ont tous un lien avec la peinture. Mais leur inventaire est repoussé. Je parle d’autre chose pour éviter d’y arriver. Est-ce la honte du désordre ? Ce désordre que l’on cache, même à soi-même ?

Il y a des pinceaux. Ils ne sont pas tous propres. Certains reposent dans un pot, la tête en bas, d’autres à plat, comme abandonnés après une bataille.

Il y a des tubes de peinture, leurs bouchons mal vissés, les couleurs sèches se figeant sur leurs rebords.

Un carnet de croquis, ouvert, ses pages marquées de taches, comme si elles avaient absorbé des éclats d’un moment.

Un pot en verre rempli d’eau trouble, témoin silencieux des coups de pinceau d’une journée.

Une méthode ajournée : la photographie

Prendre une photographie de cette table, deux fois par jour. Une le matin, une le soir. Toujours avec le même angle, sans déranger le mouvement quotidien de l’atelier. Capturer les déplacements invisibles des objets, leur chorégraphie silencieuse.

Le résultat pourrait ressembler à un film en stop motion. Les objets deviendraient des personnages, les déplacements leur histoire. Un film sur le désordre et l’ordre, sur le visible et l’invisible.

Une réflexion : l’inventaire et la honte

Faire l’inventaire des objets, c’est affronter leur existence, mais aussi leur désordre. Ce désordre me ressemble, et c’est peut-être cela qui provoque un léger malaise. Une honte vis-à-vis de soi-même, aussi humaine que la satisfaction excessive que peut procurer un travail accompli.

Mais il faut y aller, il faut commencer. Faire l’inventaire sans enjeu, sans crainte, sans imaginer qu’il s’agit d’une opération surnaturelle ou fantastique. Laisser cela aux stakhanovistes du récit. Ici, dans cet atelier, ce n’est qu’une table et quelques objets.

Le lot comme espace narratif

Le lot, avec ses 200 mètres carrés, devient une matrice. Les objets, les odeurs, les dimensions se croisent, formant un espace de travail, de mémoire et d’hésitation. Faire l’inventaire, c’est écrire, et écrire, c’est toujours repousser quelque chose : un début, une fin, ou un ordre qui n’existe jamais vraiment.
texte original

Pour continuer

Carnets | mars 2022

31 mars 2022

La vérité et le mensonge sont les mots que nous employons dans cette dimension. Pourtant, ces termes nous éloignent souvent de ce point particulier où il est possible de demeurer en paix, à condition de rester silencieux, de ne pas penser avec des mots. Lorsque je fais attention à l’instant présent, je réalise que ce que je perçois n’a souvent rien à voir avec les notions de vérité ou de mensonge telles qu’on me les a inculquées. Dire sa vérité doucement, en la laissant d’abord émerger en soi, constitue le commencement d’une aventure extraordinaire. Mon erreur, sans doute, fut de la proclamer trop fort, à trop de personnes qui ne souhaitaient pas l’entendre. Je saisis donc cet instant pour leur demander pardon si elles estiment encore que je les ai blessées. Depuis toujours, ce qui me guide est une aversion viscérale pour l’injustice, une aversion qui n’a nul besoin du secours du raisonnement. Au contraire, chaque tentative de rationalisation me détourne de mes intuitions premières, de ce qui me paraît juste ou injuste. Je serais bien incapable de dire d’où me vient cette sensation. Elle est présente depuis le commencement. Parfois, je dirais même qu’elle précède ma propre existence, qu’elle appartient à l’être que je suis avant que celui-ci ne se confonde avec cet avatar que je suis contraint de reconnaître comme moi-même.|couper{180}

Carnets | mars 2022

24 mars 2022

Parmi tous les personnages de cette histoire abracadabrante, il est temps d’évoquer le professeur. Et si possible sans porter préjudice à celui-ci. C’est à dire en pesant le pour et le contre comme on le fait d’ordinaire pour se faire une idée à peu près juste de quoique ce soit. Impossible donc de pénétrer dans les extrêmes. Il n’y aura ni louange ni accablement. Juste l’observation la plus objective possible des faits. A très exactement 10h52 minutes le professeur commence à s’agacer et sort précipitamment pour fumer une cigarette. Dehors il fait encore un peu frais mais il fait beau temps. Un bref coup d’œil sur l’ampélopsis squelettique du mur ouest de la cour et qui commence à se peupler de longs bourgeons, inspire au professeur un bref réconfort. Il en profite pour faire le point rapidement car il se trouve aux prises avec un os. Avec cette élève là, la magie du professeur n’opère pas. Elle ne cesse de clamer qu’elle ne sait pas où elle va, que le tableau qu’elle est en train de faire ne veut rien dire, que tout est moche et qu’elle ne sait pas si elle reviendra le mois suivant. A partir de là le professeur a le choix. Soit il rentre à nouveau dans la pièce et il dit : — Effectivement c’est mieux que tu ailles voir ailleurs car tu me gonfles le boudin prodigieusement. ou bien Il peut aussi revenir dans l’atelier en disant : — C’est super ! l’ampélopsis commence à bourgeonner c’est vraiment le démarrage du printemps. Autre possibilité encore : — Tu sais c’est tout à fait normal de se sentir perdu au début, ce n’est que ta troisième séance, accroche-toi. Et même, il pourrait s’asseoir, prendre une feuille et lui montrer comment lui, le professeur, réalise un tableau abstrait sans réfléchir. En ajoutant en guise de préface peut-être : « l’important c’est de bien préparer ses couleurs sur la palette pour ne pas se freiner ensuite ou s’interrompre lorsqu’on peint et qu’il faut en refabriquer dans l’urgence. » Eureka se dit le professeur en éteignant son mégot. Et il fait effectivement ce qu’il a décidé en dernier recours sous le regard de son élève récalcitrante. Elle a les larmes aux yeux la bichette. Puis il dit ; — à toi de jouer ! en ajoutant un petit clin d’œil bienveillant, ça ne mange pas de pain se dit le professeur. Désespoir de l’élève qui reste les yeux rivés sur le tableau du professeur. — C’est vraiment pas compliqué dit encore le professeur. Tu prends le pinceau, tu le trempes dans la peinture et tu peins sans y penser, en t’amusant à poser la couleur. — … — Quels sont les trois mots importants ici et maintenant ? se sent contraint d’ajouter encore le professeur, je vous les rappelle : Accepter Plaisir Enthousiasme. — Maintenant si vous tenez à souffrir absolument, libre à vous, mais sachez que ce n’est pas du tout nécessaire pour réaliser cet exercice. — Moi je ne peux toujours pas m’empêcher de souffrir quand je peins dit une autre élève comme pour rassurer sa voisine éplorée. — c’est parce que tu crois que souffrir te préservera de faire « n’importe quoi » , parce que tu crois que souffrir est la seule solution pour un but une destination, un accouchement… Dit le professeur. Puis il s’adresse au groupe dans son ensemble : — Ce que vous appeler une destination un but c’est du déjà vu, c’est un cliché auquel vous vous accrochez comme une moule à son rocher. Oubliez ces choses idiotes, peignez et surprenez vous.|couper{180}

Carnets | mars 2022

23 mars 2022

Détruire, construire, respiration de peintre|couper{180}