Ce que les parents nous lèguent dès notre origine. Et ce temps infini de l’enfance, lorsque nous sommes enfants. Et le juste, l’injuste : ce passe-temps. Et si nous nous trompions toujours nous-mêmes, et si adroitement, pour ne pas être aveuglés par la terrible intelligence des choses que nous ne cessons jamais de côtoyer, sans jamais vraiment vouloir les voir en face ?

Nous pensons — ou disons — juste, injuste, pour tenter de justifier une révolte quant à sa légitimité réelle, surtout lorsque surgit tout à coup le doute, ainsi que la mauvaise foi qui l’accompagne de temps en temps. Mais se demande-t-on, en quel honneur, les choses devraient être justes ? Se le demande-t-on vraiment ? Non, bien sûr que non. La notion du juste nous dégueule du cœur et des lèvres comme de la bave, un réflexe pavlovien. Nous disons “c’est injuste” pour un oui, pour un non. Autant de coups d’épée dans l’eau.


Hier soir, repas avec les copains. Premier barbecue de l’été : chipolatas et merguez. Une grande salade de perles pour accompagner, avec — bien sûr — un excellent Côte-du-Rhône, et une délicieuse tropézienne en dessert.

On en vient soudain à parler de l’URSSAF, ce qui, a priori, n’est pas bien bon pour la digestion. Un copain se plaint qu’on lui demande désormais de lister tous les lieux d’exposition où il sévit, qu’il y ait vendu ou pas. Et, évidemment, nous sommes tous d’accord pour trouver cela débile — injuste, en fait.

De là, on passe bien sûr à la réforme des retraites, injuste elle aussi. On parle du corps médical ensuite, puisque deux infirmières à la retraite, assises autour de la table, se réveillent à trois heures chaque matin, obéissant à une horloge biologique façonnée par des années de nuits de garde (royalement rémunérées à huit euros de prime). On évoque le pouvoir d’achat d’une époque révolue, où, à deux, avec des salaires modestes, on pouvait encore s’en sortir — voire vivre assez bien. Injuste aussi, cette stagnation des salaires durant dix ans, dont la raison serait, dit-on, due aux 35 heures.

On parle ainsi d’un tas de choses fâcheuses. Et bien sûr, des maladies, du cancer, de ce nouveau vaccin. Une conversation de vieux. Mais ça ne me dérangeait pas vraiment. Ce n’était pas la conversation, l’intérêt : c’était d’être entre copains.


Je repensai soudain à ces vieux films en noir et blanc, évoquant une France plus jeune encore que nous ne l’avions connue. Bourvil, Fernandel, Raimu… Ces films tirés de Pagnol, où les disputes faisaient partie des amitiés, d’une certaine manière très française de communiquer.

Le fait est que nous avons tendance à filer dans une nostalgie désormais. Une nostalgie étrange, celle du “bon vieux temps” dont je nourris quelques doutes quant au fait de l’avoir vraiment connu. Nous ne l’avons connu, la plupart d’entre nous, que par ouï-dire. Il me semble que déjà nos parents disaient la même chose, et nos grands-parents tout autant. Le fameux “c’était mieux avant”.


Mais tout de même… Que l’URSSAF se préoccupe des lieux d’exposition où l’on ne vend rien… Que cet organisme nous demande des comptes d’apothicaire sur du vent… Je me demande dans quelle mesure je dois utiliser le mot répugnant ou celui d’injuste.


Surtout qu’il faut désormais être totalement aveugle pour ne pas voir que tout ce qui est politique est dévoyé par la finance. Qu’il est tout à fait limpide qu’on nous a donné le droit de vote comme un os à des chiens vautrés aux pieds des tables de cet obscène banquet. Que le monde entier sue sang et eau pour qu’une poignée de privilégiés continue à péter dans la soie.

Il y a bien là quelque chose de profondément révoltant. Une injustice flagrante. C’est, du moins, ce que pense l’enfant au plus profond de moi-même.

Alors que l’adulte, exactement comme toutes ces personnes connues jadis dans ce fameux “bon vieux temps”, fabrique une boulette de mie de pain, la triture entre deux doigts, tout en écoutant les doléances qui jaillissent dans la nuit de juin — sans vraiment savoir comment y réagir.

Car dire, encore une fois, que tout cela est injuste, nous le savons. Bien sûr que nous le savons. Cette plainte est devenue un lieu commun. Et c’est peut-être cela, le plus exaspérant : que nous nous sentions obligés, par d’invisibles forces, de nous retrouver dans ces lieux communs — alors que nous pourrions bien en inventer d’autres, si la fatigue, le désespoir, ou une colère vieille comme le monde ne nous submergeait pas.


Ces notions de juste et d’injuste nous entraînent vers une dangereuse nostalgie. Elles y entraînent sans doute l’Europe tout entière. Et il suffirait de pas grand-chose pour aller vers le pire. Le retour des bruits de bottes. Des armes à feu. Des lâchetés comme des bravoures. Des vices et des vertus dictés par une idée du juste et de l’injuste insufflée par des personnages sans vergogne — et qui, même, rient de notre grande naïveté.


L’illustration est un dessin réalisé pour un projet d’affiche de théâtre. La nouvelle pièce écrite par mon épouse sera jouée en novembre prochain. Un thème sur la violence conjugale. La violence, un triste lieu commun aussi…