Ce n’est pas tant le contenu des songes qui importe, ni même leur survivance illusoire au réveil, mais la conscience, ténue, fugitive, qu’il y a eu rêve, qu’il s’est joué quelque chose d’autre, dans l’ombre, avant que la lumière ne vienne balayer les traces. Nous croyons sortir du sommeil, nous croyons écrire, nommer, dresser l’inventaire, mais nous ne faisons que prolonger, dans une couche plus mince, plus fragile, le tissu ancien des rêves.

Il n’y a pas d’éveil. Il n’y a pas plus d’éveil que de commencement. Le mot même d’origine suffit à nous effondrer. J’avais dix ans, à peine, qu’un maître, une fois, osa parler du néant premier. Je suis tombé, foudroyé, non par le vide, mais par l’idée, déjà, qu’il pût y avoir un seuil, une brèche, un passage.

Ce fut le début de la fuite dans la pensée, dans l’abîme de la conscience. Depuis lors, tout ce qui est m’apparaît, par une évidence intraitable, comme seul, séparé, irréductible. Le lien est accident, la solitude, la règle. Ceux qu’unit le bruit, la liesse ou l’oubli, je ne peux les rejoindre. Reste la lecture, reste l’écriture, brèves reconnaissances de détresses mutuelles.

Kafka, Proust, ces fleuves d’insomnie, nous rappellent que l’on ne dresse pas de digues contre le flot, qu’il faut, à défaut d’autre recours, consentir à s’y perdre.

L’insomnie est notre état véritable. L’écriture, son geste survivant. Un livre n’est qu’un prodige de lisibilité arraché à l’intraduisible.

Que reste-t-il, sinon d’empiler, à même la fatigue, quelques traces, quelques billets, quelques lignes, sans espoir qu’on y revienne, mais par fidélité à ce que l’on n’a pas su abandonner entièrement : l’étrange joie de se savoir vivant encore, même dans la nuit, même pour rien.