Maintenir l’œil aux aguets, dans l’attente improbable d’un regard qui viendrait, un matin, bouleverser l’ordre rassis du monde, nécessite d’entretenir la foi, fragile, dans l’avenir. Et pourtant, parfois, l’attente n’y est pour rien. Parfois, l’œil s’ouvre de lui-même, sans prévenir, comme si une émotion ancienne, ensevelie sous les strates des années, lançait encore, à l’aveugle, ses stolons jusque dans le présent.

Si je regarde le monde d’un autre œil, la difficulté n’est pas tant dans le monde que dans cette quête d’ouvrir un regard dont j’ignore tout, jusqu’à l’énigme de ses conséquences.

Sur la façade d’une vieille bâtisse, un œil rond, fixe, perce la pierre érodée. On l’a baptisé « œil de bœuf », sans que quiconque, à ma connaissance, se soit penché sur le regard bovin d’aussi près que nécessaire pour en mesurer l’exacte référence.

"Bon pied, bon œil", dit-on, alors qu’un borgne, cul-de-jatte de surcroît, prendrait le chemin de Kiev par les sentiers de traverse, opiniâtre et silencieux.

"Je vous ai à l’œil", souffle l’agent, et dans sa pupille, j’aperçois, minuscule, inversé, le reflet du sens interdit. Je n’en rajoute pas, je me garde bien de dévoiler le manège.

Un œil de velours, oui, mais râpé comme la couverture fatiguée d’un vieux dictionnaire écorné, un Laffont à la trême défaite.

Les yeux de merlan frit, figures d’une espèce entère, prêtent aux gestes les plus innocents une nuance interlope, imputable peut-être à un jour sans, un écart d’humeur, un malaise devant les écailles d’un étal de poissonnier.

Il plisse un œil, puis, saisi d’un doute, reporte à demain, dans l’espoir que la nuit lui rendra des pensées plus claires.

En un clin d’œil, il mourut, sans s’être jamais avisé qu’il avait vécu.

Il a le compas dans l’œil, ce qui n’est pas sans expliquer pourquoi il tourne à vide, décrivant des cercles que nul regard ne parvient à contenir.

Un œil noir, signe que le temps se brouille, que l’humeur tourne, qu’une éclipse se prépare.

Des yeux grands comme des soucoupes, c’est à peine moins invraisemblable que des yeux plus gros que le ventre, quand vient l’heure des illusions perdues.

Alors, fermons les yeux, enfouissons la tête dans le sable, et prions, en silence, pour que le monde des Bisounours, cette fable réconfortante, ne soit, au réveil, qu’un mauvais rêve, dissipé par le vent brutal du matin.