Arrêtons-nous un instant — le pluriel ne s’impose que si on le décide, quoique ce "on" demeure d’une troublante imprécision — sur cette faculté qu’a la langue d’être "ductile". Cette malléabilité, cette aptitude à l’étirement et à la transformation, opère sans jamais rompre le fil du sens. Elle est souplesse et tension, oscillation entre fixité et mouvance.
La ductilité ouvre la voie à une fluidité syntaxique qui, forte de sa souplesse même, s’autorise variations et dérives, sans jamais perdre pied. Elle maintient pourtant — c’est là le fameux "en même temps" — une clarté suffisante pour créer l’impression d’une rigueur, d’une logique interne, voire d’une poésie latente. Tout ce qu’on est en droit d’attendre de la langue et qui, de nos jours, tend à se dissoudre dans le bruit.
La langue ductile se distingue dans la syntaxe : elle épouse les mouvements intérieurs de l’âme, créant une chaleur souriante, y compris dans ses passages les plus audacieux. Monteverdi le disait de la musique, il n’est pas interdit de le penser pour les mots. Cette souplesse évite les pièges habituels : la redondance, la surcharge, la lourdeur d’une ponctuation mal ajustée.
Dès lors, si fluidité il doit y avoir, encore faut-il y parvenir. Grouper les mots en unités de sens, jouer avec les respirations, ajuster le rythme. Un art de l’équilibre. Cet effort, cette tension vers la justesse est sans doute ce qui permet au texte d’échapper au soliloque stérile, à la complaisance de soi.
Ce 10 février 2025, il pleut. En plus, c’est lundi. Février a une tête de TGV qui fonce vers Mars en se fichant bien du paysage. Les nouvelles du monde extérieur ne sont pas très bonnes. L’idée d’une fin du monde s’affine, se précise, gagne en contours nets. Ce n’est pas tant la fin qui inquiète que l’après, cette opacité suspendue où l’on ne sait pas.
Hier, B. et D. étaient là. Soixante-dix-huit et soixante-dix-neuf ans. Un poulet au four, des pommes de terre préalablement cuites à l’eau pour réduire leur temps de rôtissage. Conversation floue, éparse au matin. Reste l’écho d’un inventaire : maladies, difficultés à se mouvoir, les avantages d’une maison de plain-pied. Peu de livres lus récemment, très peu de voyages, encore moins de films qui laissent une trace. Comme si l’on glissait, progressivement, vers une fadeur indistincte.
La mort a été frôlée, puis écartée. J’ai tenté une relance, sans succès, sur la question du paradis. Le silence fut sans appel. Moi-même, suis-je encore en mesure d’affronter cette idée sans ironie, sans détournement ? En y songeant aux toilettes, j’en suis venu à douter. N’est-ce pas absurde, cet espoir d’une persistance radieuse, d’un lieu immobile où tout ne serait que contentement, où nous afficherions, sans faille, une béatitude ?
Puis le rouleau de PQ s’est achevé, heureusement. Le temps de tendre la main vers un autre, j’étais déjà ailleurs, sur la notion de ductilité de la langue. Retour d’un leitmotiv. Certainement à cause des *Grandes Blondes*. J’ai réouvert le roman d’Echenoz, relu certains passages, notamment celui de l’homoncule perché sur l’épaule de Gloria Abgrall, ou de Gloria Stella. Effaré de n’avoir pas fait plus tôt le lien avec mon Dibbouk. Sacré Echenoz.
Ainsi, la parole intérieure, les divagations infimes, les rebonds de pensée trouvent un écho ailleurs, dans d’autres pages, d’autres récits. Ce qui nous traverse, d’autres l’ont pensé, formulé, porté avant nous. De là, sans doute, l’utilité du pluriel.