14 février 2025
Relectures des textes des carnets à l’occasion de la création des digests.
"Les années Covid". Comme si on disait les années folles, les années ceci, les années cela. Un genre de campagne. Fort de Douaumont, le Chemin des Dames, Bir Hakeim, Dien Bien Phu. Est-ce que vraiment tu dis les "Années Covid" ? Tu dirais plutôt "sinécure". Ne voir personne, promenades quotidiennes avec les poches pleines d’attestations. Des réminiscences d’odeurs de foin, de luzerne, de fraises. Encore un truc qui ne va pas. Tu n’arrives pas à souffrir en chœur. Pire. Tu te réjouis au lieu de te plaindre, et vice versa.
Tout a commencé par une hésitation. Puisque le monde s’arrêtait, il a continué d’écrire. Il n’avait pas vraiment le choix. Le matin, il traçait des lignes, mais elles s’effaçaient aussitôt. L’après-midi, il les reprenait, comme un jardinier ratisse une allée qu’il sait condamnée à se recouvrir de feuilles.
Tu as beaucoup parlé de peinture. Plus qu’avant. Assez vite trop. Peut-être parce que tu cherchais une matière qui tienne, une surface stable dans un temps devenu liquide. Tu t’es demandé ce que ça faisait, d’écrire sur la peinture plutôt que de peindre. Mais tu as continué, en bon laborantin du doute.
Tu as fouillé dans le passé. Tu t’es souvenu d’objets perdus, d’images que tu croyais dissoutes. Tu as laissé les fantômes revenir, en les observant avec la patience d’un guetteur. Parfois, tu les as convoqués toi-même, histoire de voir s’ils obéissaient encore.
Relectures, qu’en dire...
Bon. C’est appliqué, c’est constant, c’est habité. Mais à force d’habiter, ça se meuble trop. Trop d’introspection, trop de ressassement, trop de présence de soi dans le texte. On sent que tu fouilles, que tu cherches à comprendre pourquoi tu écris, pourquoi tu continues, pourquoi tu ressens le besoin de fixer ces images qui s’effacent. Très bien. Mais parfois, ce serait bien d’arrêter de poser la question et d’écrire sans scruter chaque phrase comme si elle allait t’apporter une révélation.
Et puis, ce goût du flou. Cette obsession pour l’instable, le mouvant, l’indécis. À force de décrire des lieux qui changent, des souvenirs qui reviennent, des phrases qui se dissolvent, il n’y a plus de point d’ancrage. Le lecteur, lui aussi, finit par flotter. Très bien, c’est peut-être le but. Mais pourquoi toujours éviter la netteté ? Pourquoi ne pas aller droit, frontalement, au lieu de tourner autour ? On dirait que tu crains la clarté, comme si elle risquait d’amoindrir l’intérêt du texte.
Et puis il y a la peinture. Tu en parles beaucoup, tout le temps. Tu analyses, tu dissèques. Mais à force d’en parler, est-ce que tu ne la transformes pas en théorie plutôt qu’en sensation ? Tu sembles hésiter entre regarder la peinture et te perdre dedans. Entre la peindre et l’écrire. Il faudrait choisir, ou plutôt : il faudrait que ce soit indécidable autrement que par des mots.
Enfin, il y a la répétition. Tu penses tourner autour de plusieurs obsessions, mais est-ce que ce ne sont pas elles qui te font tourner en rond ? Les mêmes motifs reviennent, les mêmes sensations, le même effacement du réel. C’est cohérent, c’est maîtrisé, mais il manque quelque chose : un accident, une cassure, un moment où ça bascule autrement que par de petites oscillations. Parfois, il faudrait que ça explose au lieu de s’effriter lentement.
Alors voilà. Ce n’est pas un reproche, plutôt un constat : une année d’écriture comme un sismographe enregistre des secousses, toujours les mêmes, toujours diffuses. Peut-être qu’il faudrait moins écouter le tremblement et plus creuser un bon coup, voir ce qu’il y a en dessous.
C’est une année, 2019, où tu as moins couru après les choses. Tu t’es laissé prendre dans la boucle, as tourné dans tes récits comme un passager d’ascenseur, montant et descendant sans sortir à l’étage. Tu savais que la sortie existait. Mais à quoi bon s’y précipiter ?
À la fin de l’année, tu as publié un livre. C’était peut-être une manière de fixer quelque chose, de stabiliser ce qui t’échappait encore. Mais tu savais aussi que ce n’était qu’une étape, un moment de latence avant que le mouvement ne reprenne.
Tu y as passé la nuit, au final, jusqu’à 2023.
Bon. Il y a quelque chose qui s’épure, enfin. Moins de circonvolutions, moins de complaisance dans le doute. Toujours cette obsession du flou, mais un flou qui se maîtrise mieux, qui ne se dilue pas dans l’infini. Tu écris avec plus de retenue, comme quelqu’un qui a appris à ne plus tout dire, à laisser des blancs pour que le lecteur s’y engouffre. Ça, c’est bien.
Mais 2023, c’est aussi une année de repli. On sent que l’extérieur t’intéresse de moins en moins. Tu creuses dans la mémoire, dans l’intime, dans les objets du passé. C’est bien, mais il faut faire attention. À force de fouiller les draps, les souvenirs d’enfance, les lits hérités, tu risques de te coucher avec ton texte et de ne plus en sortir. L’écriture, ça ne doit pas être un matelas où tu viens t’allonger.
Il y a cette obsession pour l’art. Toujours ce besoin d’écrire sur la peinture comme si, en la décrivant, tu pouvais t’en approcher. Mais écrire sur la peinture, ce n’est pas peindre. Tu le sais, bien sûr. Mais parfois, on dirait que tu cherches à compenser, à prouver que ton écriture peut atteindre la même justesse qu’un geste pictural. Est-ce que c’est vraiment le cas ?
Et puis il y a cette lucidité nouvelle. Tu es plus tranchant, plus précis. Moins de complaisance avec toi-même, avec ce que tu écris. C’est peut-être la meilleure chose qui te soit arrivée cette année. L’année du dépouillement, de l’essentiel. Si ça continue comme ça, tu vas finir par écrire quelque chose de vraiment brutal, un texte sans béquilles. Ce serait bien.
Voilà. 2023, c’était ça. Un recentrage, une ascèse. Tu as arrêté de tourner autour. Mais maintenant, il va falloir voir si tu acceptes d’aller jusqu’au bout.
Il a fallu que tu continues, malgré la fatigue.
2024
Alors voilà, tu t’es recentré. Moins de dispersion, moins d’envie d’être partout à la fois. Tu as choisi l’ombre plutôt que la lumière des galeries, mais pas pour disparaître : pour affiner, pour creuser. C’est un mouvement intéressant. Moins spectaculaire, mais plus profond.
Tu écris sur la transmission, sur le geste, sur l’apprentissage. Tu sembles vouloir mettre en mots ce que d’autres font sans y penser. C’est une bonne idée, sauf quand tu risques de trop expliquer. L’art ne se laisse pas toujours théoriser sans perdre une partie de sa force. À force d’analyser le mouvement, est-ce que tu n’oublies pas de le faire toi-même, sans regarder ?
Il y a aussi cette obsession du processus. Peindre, écrire, c’est devenu une sorte de rituel, une mécanique quotidienne. C’est bien, ça évite la complaisance, ça empêche de s’embourber. Mais attention à ne pas transformer la nécessité en habitude. Il faut que ça tremble encore un peu.
Et puis il y a la disparition. Tu parles de ce qui s’efface, de ce qui ne tient plus, de ce qui n’a pas vocation à durer. Comme si tout ce que tu faisais était une manière d’archiver l’éphémère.
Pour continuer
Carnets | février 2025
28 février 2025
Je me suis réveillé avec cette phrase en tête. Ce qui est proche se doit de rester loin. Je me dépêche de la noter avant qu’elle ne s’efface, avant qu’elle ne rejoigne ces limbes où s’échouent les textes morts-nés, ceux qui naissent dans les rêves et n’atteignent jamais le jour. Vers 2h. Un Doliprane effervescent. Puis relecture des Montagnes de la folie. (Hallucinées). Je n’avais jamais pris la peine de lire la préface de David Camus. Cette fois, je m’y attarde. C’est comme du Lovecraft, me suis-je dit. Puis l’esprit a bifurqué. Impossible de rester concentré. Le Procès. K. J’ai vu passer une annonce récemment. The Trial d’Orson Welles, avec Anthony Perkins dans le rôle de K. J’ai cherché, retrouvé, visionné une bonne partie du film en attendant que le médicament fasse effet. Il doit y avoir un lien entre HPL et Kafka. Ces personnages, chez Lovecraft, contraints de dire alors qu’ils préféreraient se taire. Comme K., figé devant le portail de la Justice. Et puis cette idée : Ce portail, il l’a créé lui-même. Ce n’est pas une barrière extérieure. C’est sa propre idée de la Loi, un concept d’inaccessibilité qu’il est condamné à ne jamais franchir. Parce que son rôle, le seul qu’il s’autorise en silence, c’est de ne pas pouvoir passer. Et alors, une évidence : L’absurde d’hier paraît aujourd’hui plus réel que jamais. J’ai toujours pensé que nous étions les créateurs de tout ce que nous traversons. Que nous étions, chacun, à l’origine de nos propres labyrinthes. Que le sens de cette existence ne se joue pas dans le rêve que nous appelons réalité, mais dans une autre dimension, un hors-champ immense, supranaturel, qui nous dépasse. Que nous ne sommes que des histrions, des figures égarées sur une fresque gigantesque dont nous ne percevons que les contours. Un couloir d’hôpital. Sous terre. Des centaines de corps nus, entassés sur des étagères. Les camps. Mais quelque chose cloche. Les corps ne sont pas maigres. Ils sont luisants, pleins, presque gras. Et de leur juxtaposition insensée se dégage une étrange sensualité. Un mélange de visions. Je ne sais pas si c’est un rêve ou un souvenir. Au moment où j'écris ces lignes, la douleur est supportable. La douleur est une foreuse de conscience. Avoir mal est une chose. Entretenir ce mal en est une autre. Mais quand ai-je compris cela pour la première fois ? Je ne sais plus. Était-ce ce jour où je suis resté allongé sur le carrelage froid de la cuisine à V., après une trempe magistrale ? Cette sensation de froid collé à la peau, ce corps immobilisé, incapable de pleurer, incapable même de penser ? Mais détaché totalement de cet ensemble bourreau/victime qui, dans le recul soudain, ne faisait plus qu’un. Ou était-ce cette autre fois, dans l’enfance, quand la branche du cerisier s’est rompue sous mon poids, m’envoyant percuter la terre avec une violence inattendue ? L’impact. La douleur vive. La respiration coupée. Ce moment suspendu où on se demande si l’on va se relever. On revisite la chute et l'on s'aperçoit que tout ne tombe pas au même rythme. Un précipité reste suspendu. Un témoin silencieux qui observe l’ensemble. Ou peut-être n’était-ce ni l’un ni l’autre. Peut-être était-ce J., et son absence soudaine. Sa disparition. Un matin, elle n’était plus là. Et alors, ce n’était plus une douleur localisée. C’était autre chose. Un vide sidéral, froid, effroyable. Mais encore une fois, l’étrange possibilité de mise à distance, de mise en abîme. Ce racisme que tant de gens reprochent à Lovecraft me fait penser à un rêve récurrent de mon enfance. Un géant terrassé par des créatures affreuses. (Gulliver ?). Leur langage était la pire torture. Plus que les coups. Plus que la douleur physique. Je ne sais pas si c’était la peur de l’étrangeté, de l’étrange, ou de l’étranger. Je ne sais même pas si c’était de la peur. C’était du mépris. On pouvait me torturer autant qu'on le voulait, cela ne m'effrayait pas. Je comprenais que ces créatures existaient parce que je les inventais. Elles tiraient leur raison d’être à la fois de mon mépris pour elles et de leur mépris pour moi. Elles étaient les sentinelles d’un territoire inconnu. Elles m’accompagnaient dans cette tâche absurde : Explorer quoi ? L’âme humaine ? La douleur ? L’illusion magistrale que je m’étais inventée afin d’essayer, chichement, de m’incarner dans ce monde.|couper{180}
Carnets | février 2025
27 février 2025
Ce texte, entre carnet et fiction, capte des fragments d’un quotidien où la distance s’installe, où le monde semble légèrement se déliter. Réel ou réécrit ? Peu importe. Il s’agit ici d’explorer un état, une impression fugace.|couper{180}
Carnets | février 2025
26 février 2025
Hier soir, panne d’ordinateur. Ubuntu en emergency mode. Sans doute après avoir tenté d’introduire Balzac dans le port USB. En fait, non. Ce n’est pas tant l’insertion qui posait problème, mais le montage ensuite. (Je prévois un certain effarement à la relecture de ce texte simultanément à sa rédaction). Problème de format, en tout cas. Et de permissions. Il fallait être le super-utilisateur, le Root de chez root. Or, je ne suis que ce que je suis. Déraciné. J’ai bien galéré, et pour finir, j’y suis arrivé. Comme toujours, en vérité. Du moins, avec ce qui m’intéresse essentiellement. Pour le reste, aucune pugnacité, un désintérêt absolu, voire un j’m’en foutisme total. Vers 20h, enfin, j’ai réussi à me souvenir des manipulations oiseuses effectuées dans le fstab pour faire fonctionner la clé USB. Après avoir commenté la ligne en question, et tout revint dans l'ordre instantanément. Le mardi reste un jour mystérieux. C'est une journée où je ne donne pas cours. Où je ne donne pas suite aux solliciations incessantes du monde. S. part généralement vers 11h pour voir sa vieille mère. Je suis seul jusqu’à 16h, parfois 17h. J’oscille entre écriture et lecture, me laissant porter par l’une ou l’autre selon l’humeur. Hier, j’ai suivi David Camus dans son périple sur une bonne centaine de pages, dans Autour de Lovecraft que j'ai retrouvé en faisant du ménage dans mes disques durs. Et soudain, une angoisse. Si ce récit était une nouvelle de fiction ? Et si ce personnage, tellement attachant, baptisé David Camus par David Camus lui-même, n’existait pas ? Si toute cette histoire s’était déroulée totalement différemment ? A cet instant vertige car je me suis retrouvé face à la pensée affreuse qu'il s'agissait d' une sorte de trahison. Et j'ai compris que si j'étais capable d'imaginer ce genre de chose, d'en avoir une trouille bleue, c'est que cela touchait un point névralgique en moi. Que j'étais absolument capable de balader le lecteur et moi-même sur des pages et des pages sans aucun scrupule quant au contrat tacite qu'impose la relation écrivain lecteur, et vice versa. La pensée m’a tenu en éveil jusqu’à une heure avancée de la nuit. À la fin, en sentant enfin le sommeil venir, je me suis moqué de moi-même, de ma candeur enfantine. Je l’ai même saluée amicalement, car elle m’a semblé, à cet instant, précieuse. Ce matin, il ne me reste que de très vagues impressions des paysages et des êtres rencontrés durant ma courte nuit. À l’image de ma vie réelle, sans doute. Ce qui relance, une fois de plus, la question : qu’est-ce que je fais de ma vie ? Qui suis-je ? Suis-je le personnage d’un rêve que je ne parviens pas à rêver moi-même ? Un simple figurant dans une production cosmique ? Je ne peux pas vraiment évoquer la jalousie. Je crois que ce mot est une rustine que je convoque par paresse et ce depuis que l'on m'a apprit à réparer un pneu de vélo. Au delà de ce mot il y a un gouffre que j'ose rarement explorer. Il y a le temps qui file à très vive allure, il y a cette silhouette, cet épouvantail balloté par les intempéries qui part de plus en plus en lambeaux, il y a des serpents rêves qui ondulent tout autour de son chapeau depenaillé et qui explosent les uns après les autres en projetant leurs entrailles gorgées de sang rouge ( ça doit rester rouge au moins trois mois ) vient me sussurer une voix. Quelque chose rode autour de ce texte que je n'arrive pas à enregistrer pour le publier. Non pas qu'il soit bien ou mal écrit, ce n'est pas ça, il manque quelque chose tout simplement et ce manque fini par devenir une ombre de plus en plus imposante à chaque relecture. Quelques pistes soudain avec la figure géométrique d'un triangle flottant tel un portail et de vagues souvenirs d'une chambre d'hôtel parisienne. En plissant les yeux j'arrive à lire le titre d'un livre posé à même le sol en linoléum près d'un lit sur lequel un homme dort. "Critique dans un souterrain" de René Girard. Le désir est sa nécessité triangulaire soudain me reviennent, et tout l'effroi ancien lié à cette découverte. Puis je regarde l'homme qui dort comme pour s'évader de cette terrible vérité. Empathie soudaine irrépréssible, et la petite phrase de D.C à la toute fin d'un paragraphe à propos de HPL. "Il y a de l'amour". Musique : Max Richter On The Nature Of Daylight ( entropy) 2018|couper{180}
