Relectures des textes des carnets à l’occasion de la création des digests.

"Les années Covid". Comme si on disait les années folles, les années ceci, les années cela. Un genre de campagne. Fort de Douaumont, le Chemin des Dames, Bir Hakeim, Dien Bien Phu. Est-ce que vraiment tu dis les "Années Covid" ? Tu dirais plutôt "sinécure". Ne voir personne, promenades quotidiennes avec les poches pleines d’attestations. Des réminiscences d’odeurs de foin, de luzerne, de fraises. Encore un truc qui ne va pas. Tu n’arrives pas à souffrir en chœur. Pire. Tu te réjouis au lieu de te plaindre, et vice versa.

Tout a commencé par une hésitation. Puisque le monde s’arrêtait, il a continué d’écrire. Il n’avait pas vraiment le choix. Le matin, il traçait des lignes, mais elles s’effaçaient aussitôt. L’après-midi, il les reprenait, comme un jardinier ratisse une allée qu’il sait condamnée à se recouvrir de feuilles.

Tu as beaucoup parlé de peinture. Plus qu’avant. Assez vite trop. Peut-être parce que tu cherchais une matière qui tienne, une surface stable dans un temps devenu liquide. Tu t’es demandé ce que ça faisait, d’écrire sur la peinture plutôt que de peindre. Mais tu as continué, en bon laborantin du doute.

Tu as fouillé dans le passé. Tu t’es souvenu d’objets perdus, d’images que tu croyais dissoutes. Tu as laissé les fantômes revenir, en les observant avec la patience d’un guetteur. Parfois, tu les as convoqués toi-même, histoire de voir s’ils obéissaient encore.

Relectures, qu’en dire...

Bon. C’est appliqué, c’est constant, c’est habité. Mais à force d’habiter, ça se meuble trop. Trop d’introspection, trop de ressassement, trop de présence de soi dans le texte. On sent que tu fouilles, que tu cherches à comprendre pourquoi tu écris, pourquoi tu continues, pourquoi tu ressens le besoin de fixer ces images qui s’effacent. Très bien. Mais parfois, ce serait bien d’arrêter de poser la question et d’écrire sans scruter chaque phrase comme si elle allait t’apporter une révélation.

Et puis, ce goût du flou. Cette obsession pour l’instable, le mouvant, l’indécis. À force de décrire des lieux qui changent, des souvenirs qui reviennent, des phrases qui se dissolvent, il n’y a plus de point d’ancrage. Le lecteur, lui aussi, finit par flotter. Très bien, c’est peut-être le but. Mais pourquoi toujours éviter la netteté ? Pourquoi ne pas aller droit, frontalement, au lieu de tourner autour ? On dirait que tu crains la clarté, comme si elle risquait d’amoindrir l’intérêt du texte.

Et puis il y a la peinture. Tu en parles beaucoup, tout le temps. Tu analyses, tu dissèques. Mais à force d’en parler, est-ce que tu ne la transformes pas en théorie plutôt qu’en sensation ? Tu sembles hésiter entre regarder la peinture et te perdre dedans. Entre la peindre et l’écrire. Il faudrait choisir, ou plutôt : il faudrait que ce soit indécidable autrement que par des mots.

Enfin, il y a la répétition. Tu penses tourner autour de plusieurs obsessions, mais est-ce que ce ne sont pas elles qui te font tourner en rond ? Les mêmes motifs reviennent, les mêmes sensations, le même effacement du réel. C’est cohérent, c’est maîtrisé, mais il manque quelque chose : un accident, une cassure, un moment où ça bascule autrement que par de petites oscillations. Parfois, il faudrait que ça explose au lieu de s’effriter lentement.

Alors voilà. Ce n’est pas un reproche, plutôt un constat : une année d’écriture comme un sismographe enregistre des secousses, toujours les mêmes, toujours diffuses. Peut-être qu’il faudrait moins écouter le tremblement et plus creuser un bon coup, voir ce qu’il y a en dessous.

C’est une année, 2019, où tu as moins couru après les choses. Tu t’es laissé prendre dans la boucle, as tourné dans tes récits comme un passager d’ascenseur, montant et descendant sans sortir à l’étage. Tu savais que la sortie existait. Mais à quoi bon s’y précipiter ?

À la fin de l’année, tu as publié un livre. C’était peut-être une manière de fixer quelque chose, de stabiliser ce qui t’échappait encore. Mais tu savais aussi que ce n’était qu’une étape, un moment de latence avant que le mouvement ne reprenne.

Tu y as passé la nuit, au final, jusqu’à 2023.

Bon. Il y a quelque chose qui s’épure, enfin. Moins de circonvolutions, moins de complaisance dans le doute. Toujours cette obsession du flou, mais un flou qui se maîtrise mieux, qui ne se dilue pas dans l’infini. Tu écris avec plus de retenue, comme quelqu’un qui a appris à ne plus tout dire, à laisser des blancs pour que le lecteur s’y engouffre. Ça, c’est bien.

Mais 2023, c’est aussi une année de repli. On sent que l’extérieur t’intéresse de moins en moins. Tu creuses dans la mémoire, dans l’intime, dans les objets du passé. C’est bien, mais il faut faire attention. À force de fouiller les draps, les souvenirs d’enfance, les lits hérités, tu risques de te coucher avec ton texte et de ne plus en sortir. L’écriture, ça ne doit pas être un matelas où tu viens t’allonger.

Il y a cette obsession pour l’art. Toujours ce besoin d’écrire sur la peinture comme si, en la décrivant, tu pouvais t’en approcher. Mais écrire sur la peinture, ce n’est pas peindre. Tu le sais, bien sûr. Mais parfois, on dirait que tu cherches à compenser, à prouver que ton écriture peut atteindre la même justesse qu’un geste pictural. Est-ce que c’est vraiment le cas ?

Et puis il y a cette lucidité nouvelle. Tu es plus tranchant, plus précis. Moins de complaisance avec toi-même, avec ce que tu écris. C’est peut-être la meilleure chose qui te soit arrivée cette année. L’année du dépouillement, de l’essentiel. Si ça continue comme ça, tu vas finir par écrire quelque chose de vraiment brutal, un texte sans béquilles. Ce serait bien.

Voilà. 2023, c’était ça. Un recentrage, une ascèse. Tu as arrêté de tourner autour. Mais maintenant, il va falloir voir si tu acceptes d’aller jusqu’au bout.

Il a fallu que tu continues, malgré la fatigue.

2024

Alors voilà, tu t’es recentré. Moins de dispersion, moins d’envie d’être partout à la fois. Tu as choisi l’ombre plutôt que la lumière des galeries, mais pas pour disparaître : pour affiner, pour creuser. C’est un mouvement intéressant. Moins spectaculaire, mais plus profond.

Tu écris sur la transmission, sur le geste, sur l’apprentissage. Tu sembles vouloir mettre en mots ce que d’autres font sans y penser. C’est une bonne idée, sauf quand tu risques de trop expliquer. L’art ne se laisse pas toujours théoriser sans perdre une partie de sa force. À force d’analyser le mouvement, est-ce que tu n’oublies pas de le faire toi-même, sans regarder ?

Il y a aussi cette obsession du processus. Peindre, écrire, c’est devenu une sorte de rituel, une mécanique quotidienne. C’est bien, ça évite la complaisance, ça empêche de s’embourber. Mais attention à ne pas transformer la nécessité en habitude. Il faut que ça tremble encore un peu.

Et puis il y a la disparition. Tu parles de ce qui s’efface, de ce qui ne tient plus, de ce qui n’a pas vocation à durer. Comme si tout ce que tu faisais était une manière d’archiver l’éphémère.