La langue me tient chaud. La langue est mon amie. Sans elle, je ne suis pas grand-chose, une silhouette à contre-jour, une respiration sur le carreau d’une fenêtre, une rature.

Avant, il y a la tempête, l’ouragan, tout ce qui souffle et arrache. Après, quand la bouche se tait, la langue reste là, tapie au chaud, dernier recoin de chaleur, dernier refuge. Ma langue, mon foyer. Ses mots, une famille en exil, et la ponctuation, cette manie d’inscrire des limites : poser un point, une virgule, un soupir. Tandis que le verbe verbe, la phrase phrase, et le café fume sur la cuisinière.

Le feu crépite quelque part dans l’être, sous les tommettes tièdes, entre les murs vert bouteille. Une porte grince, une latte branle au grenier, la maison s’ajuste à la nuit. Dans la boîte aux lettres, une enveloppe. À l’intérieur, peut-être une menace, une facture, une lettre d’amour – les trois à la fois, pourquoi pas. Tout ce qui me traverse, tout ce qui me définit, mes élans, mes peurs, mes écœurements, mon dégoût de certains mots, tout cela vient de ma langue. Et de nulle autre part.

La langue est un pont immense entre rien et rien, et quand on y pense, ça devrait faire quelque chose.

Parfois, je dis que je n’ai rien à dire. Parce que rien ne vient, rien de décisif, rien d’immédiat. J’ai peur des mots qui surgissent comme des alarmes : tout à coup, soudain, brusquement. Je crains le mot vite, vite, vite. La peur devient colère, mais pas une colère qui explose, qui renverse la table, qui cogne le mur du poing. Une autre colère. Une qui se replie, qui ferme soigneusement la porte derrière elle, qui se terre dans l’obscur. Elle serre les dents jusqu’à les briser.

Ma colère, d’ailleurs, est édentée. Ce n’est la faute de personne. Pas même de ce dentiste qui, jugeant plus rentable l’extraction que le soin, m’arrache les dents l’une après l’autre. Ce n’est pas personnel, c’est un modèle économique.

Ma colère paie rubis sur l’ongle. Puis elle repart, s’enroule autour du foie, glisse dans les poumons, s’installe dans la rate. Elle entend encore la voix du dentiste : Va te cacher, mocheté. Dans mon monde, on ne t’offre même pas un détartrage gratuit.


"Désir de fusion besoin de solitude". Lecture de ce brin de phrase dans un article sur Katherine Mansfield dans Poézibo. Ce qui stoppe instantanément la lecture. Où en suis-je de ce vieux serpent de mer —ce fameux désir de fusion ? Je me palpe, me soupèse, m’évalue. Aucun enthousiasme, aucune hystérie, rien. La fusion s’est envolée. Ne reste que le besoin de solitude. Mais élevé à un point de fusion, une incandescence encore rarement atteinte. Hier soir, sous la pluie, j’ai quitté l’atelier des peintres roussillonnais pour me rendre à une invitation. Exposition Exil à Saint-Donas. Comme une dette à rembourser, puisque tant de gens viennent à mes expos, me dis-je il faut bien que de temps en temps je rendre la monnaie de la pièce. En même temps l’Exil ce n’est pas rien. Donc un peu des deux, de l’intérêt à deux têtes. Et bien je ne suis resté que quelques minutes à peine. Le temps de faire le tour des oeuvres exposées , du bon travail c’est à noter. Puis avant même que l’on ne débouche la première bouteille du vernissage je me suis eclipsé sur la pointe des pieds. J’ai croisé M. qui fumait sous le préau. Tu t’en vas déjà. J’ai dit oui. Elle m’a laissé entendre que si elle le pouvait elle aussi rentrerait. J’ai dit aller j’y vais. Pour ne pas avoir à engager la conversation plus avant. J’ai fini je crois que chercher des prétextes pour nourrir mon vice de vouloir être seul. Suis rentré, ébloui encore par la manière dont cette journée à filé. Je n’ai pas même eu la moindre douleur dentaire. J’attribue naïvement ça au somnifère dont je me bourre pour dormir en ce moment. Il faut que je prenne rendez-vous chez le dentiste. Avant-hier je n’en menais pas large. Tout chamane stoïque que je veux encore m’assurer d’être la douleur m’arrachait la moitié du crâne. Peint quatre petits tableaux format A4 sur papier avec les élèves. En fait sans y avoir trop pensé j’ai lancé un travail sur la couleur, ses mélange, le fait de ne pas s’occuper d’autre chose que de la constitution d’une palette personnelle. De modifier l’évidence. De se défendre d’utiliser la couleur sortant d’un tube par exemple, mais toujours la modifier légèrement. Partir ainsi seulement de la couleur qu’on dépose sur le papier, comme un musicien part peut-être d’une suite de notes qu’il augmente ou diminue. Suis parvenu à avaler un peu de riz puis repris un hypnotique pour aller m’enfoncer dans la lecture de Les cercueils en zinc de Svetlana Alexievitch. Mais impression d’avoir déjà lu mille fois ces pages et de n’y découvrir rien de nouveau. Je me suis endormi.

Illustration : Mark Rothko Orange and Yellow 1960-61 Musique : Zaz, La vie en rose