Je sombre. Une ardoise dégringole du toit , glisse en zigzag, en nuances de gris : aile de pigeon, pierre ponce, volcanique, anthracite. Guidé par une étrange désinvolture, fruit de l’apprentissage des répétitions. Ces jours peu glorieux que nous traversons, accablés. Ces jours où le plus petit prétexte suffit pour ne pas se réjouir. De rien. Tout au contraire : psalmodier intérieurement une plainte, en boucle. Une volonté. Celle de sombrer. Plus profondément encore.

Apnée. Une image facile. Elle remonte à la surface comme une bulle : le plongeur du film Le Grand Bleu. Mais moi, je suis encore là. Pas dans l’eau, non. Dans le désert. Ce mirage : cet horizon qui recule à mesure que l’on avance vers lui. L’inatteignable.

Le dibbouk dort sur le fauteuil crapaud. Son ronflement est régulier, tenace, obstiné. Il a retiré ses godasses, et j’ai vu ses chaussettes trouées, son gros orteil à l’ongle recourbé, comme une griffe d’animal. Une bouffée de compassion a bien failli me tomber dessus. Mais j’ai ouvert mon parapluie juste à temps. Vieux salaud ! Vieille bourrique !

J’ai pensé si fort qu’il a entrouvert une paupière. Puis il a ouvert sa bouche édentée, a baillé. Ses coudes ont pris appui, il a redressé son tronc et sa tête et, après un instant, il a articulé lentement : « Pe-tit con-nard. » Chaque syllabe frappait comme un marteau. J’ai détourné le regard.

Ma chatte m’a appris ça la semaine dernière. Ou peut-être que je ne l’ai compris que récemment. Les bébés, les chattes, les loups ne s’accrochent pas au regard. Pas tous les bébés. Mais la plupart des chattes et des loups, oui.

J’ai lu Les Vestiges du jour de Kazuo Ishiguro. Bien. Mais c’est de la littérature. Et je me demande si ce que je fourre dans ce mot, « littérature », n’est pas la même chose que Monique Pinçon-Charlot fourre dans le mot « riche ». Nous fourrons. Nous avons besoin de ça, de cette manie du fourrage. On y enfouit tout ce qui passe, tout ce qui traîne, tout ce qui nous gêne. Au bout du compte, ce n’est qu’une collection de charentaises confortables. Un fourre-tout. Mais ça donne l’illusion d’avoir quelque chose, pour ne pas se retrouver avec rien.

Passé une grande partie de la nuit à m’amuser sur trois phrases accompagnées de java script, de css. Puis au matin j’ai tout effacé. C’est l’histoire de ma vie en trois mots. Un brouillon qu’on ne cesse pas de biffer.
 Tu pourrais m’appeler par mon petit nom geint le dibbouk. Etre un peu aimable ...
 Ta gueule !


un peu plus tard... Je sombre. Ardoise qui chute, dégringole, se fracasse. Nuances de gris. Pierre ponce, aile de pigeon, volcanique, anthracite. Une palette de cendres. Rien d’autre. Le goût de rien. L’apathie d’une pierre. Je descends, c’est de tout façon une répétition. Une rengaine. Une lassitude qui s’étire, interminable. Ces jours écrasants, plombés. Ces jours où tout devient prétexte à ne pas se réjouir. Pas une seule raison valable, et pourtant… sombrer. Creuser. Toujours plus bas.

Apnée. L’image est facile. Une bulle qui remonte mollement à la surface, dégonflée. Le plongeur du Grand Bleu, oui, mais il n’y a pas d’eau ici. Juste du sable. Le désert. Cet horizon qui te ment en pleine gueule, qui te fait croire qu’il est là alors qu’il est toujours plus loin. Une blague. Un mirage. L’inatteignable.

Le dibbouk dort sur le fauteuil crapaud. Il ronfle comme un moteur grippé, régulier, implacable. Il a jeté ses godasses dans un coin, et ses chaussettes, trouées aux talons, laissent voir la crasse. Un ongle noir, épais comme une griffe d’animal. Ce spectacle m’a filé la nausée. Un instant. Peut-être une once de pitié. Mais non. J’ai ouvert mon parapluie avant que ça me tombe dessus. Pas aujourd’hui. Vieil enfoiré.

Je pensais si fort qu’il a fini par bouger. Un œil s’est entrouvert. Puis il a baillé, une bouche vide comme une tombe. Il s’est redressé, lentement, poussant sur ses coudes. Puis il m’a balancé : « Pe-tit con-nard. » Chaque syllabe était une gifle. Je n’ai rien répondu. Rien. J’ai tourné la tête, comme ma chatte me l’a appris la semaine dernière. Oui, ma chatte. Elle détourne le regard. Les bébés aussi, parfois. Les loups, souvent. Instinct de survie : ne jamais affronter les regards inutiles.

Et puis, Ishiguro. Les Vestiges du jour. Un bon livre, sans doute. Mais ça reste de la littérature. Je dis « littérature » comme Monique Pinçon-Charlot dit « riche ». Un mot fourre-tout. On y jette ce qu’on ne sait pas nommer autrement. On fourre, on remplit, on meuble. Ça donne l’impression d’avoir quelque chose, n’importe quoi, au lieu de rien. Des pantoufles bien usées dans un sac troué. Voilà tout.


Je lis Claro. Tous les diamants du ciel. C’est une écriture qui brille, qui scintille, qui jette des éclats à chaque phrase. Il y a là un petit miracle. À chaque foutue phrase, oui. Et c’est agaçant. Parce que trop de miracle tue le miracle. Parce qu’à force de s’émerveiller, on se lasse. Parce que tu aurais aimé faire pareil ?... Le bouquin me tombe des mains. Pas la tête à la religion, pas aujourd’hui.

Je l’ai vu y a pas longtemps ( toujours le même ) il parle de poésie désormais. Je crois que la poésie c’est une autre histoire. La performance flirt rapidement avec le ridicule en poésie. Je n’ai absolument rien contre le ridicule.

Et puis, autre chose. Concernant la littérature Je vois les coutures. Le fil. Les ficelles. Je les vois chez moi, évidemment, comment ne pas les voir ? C’est mon travail, mon chantier, mon fatras d’imperfections. Mais chez Claro ? Là où je m’attendais à une fluidité parfaite, une absence de traces, de grincements ? Là où je m’attendais à oublier l’artifice ?

C’est comme découvrir le câblage derrière une scène de magie. Le fil qui soutient le miracle. Et une fois que tu le vois, impossible de ne plus le voir. Tout tombe en morceaux.

Ce qu’il me reste de tout ça, c’est une impression mi-figue mi-raisin. Un goût de déception douce-amère. Une idée de performance, surtout. Voilà ce que c’est : un exercice, un tour de force. Une manière de dire : « Regardez comme c’est bien fait, comme c’est brillant. » Et cette idée me déserte. Elle me fuit. Elle s’efface un peu plus chaque jour, me laissant avec un vide abyssal.

Et si je ne peux même plus espérer performer, alors quoi ? Si même cet espoir – cet espoir dérisoire, fragile, de faire quelque chose de juste, de puissant, d’inévitable – s’effondre, alors que me reste-t-il ? Rien. Pas même la peau sur les os. Juste une vieille peau, usée, bonne à jeter.

Il y a dans la littérature – et je commence seulement à le comprendre – une sorte de caste. ( à moins que j’ai la berlue ) Rien de nouveau, évidemment. Mais les évidences, quand elles frappent, c’est toujours elles qui surprennent le plus. Parce qu’elles ne se contentent pas d’être là, non : elles se déplacent. Elles glissent. Elles se cachent, et puis, un jour, elles éclatent au grand jour. Et ce déplacement du curseur, c’est justement le fascinant : la manière dont l’évidence peut mener aussi bien à la catastrophe qu’à l’émerveillement. N’est-ce pas finalement la même chose ?

Je le vois, ce curseur. Il glisse lentement, presque imperceptiblement. Entre le "dedans" et le "dehors". Entre ceux qui appartiennent à ce cercle feutré qu’on appelle la littérature – ses réseaux, ses connivences, ses clins d’œil – et ceux qui restent sur le seuil, à regarder. Un déplacement minuscule, mais aux conséquences énormes. Parce que ce curseur ne se contente pas de délimiter, il tranche. Il exclut, il choisit. Et si tu le vois trop tard, il t’a déjà renvoyé dans l’ombre.

C’est peut-être ça, la littérature : un jeu d’équilibres, une tension entre la caste et l’ouverture, entre le sublime et le grotesque. Un mouvement perpétuel, une oscillation entre ce qui illumine et ce qui consume. La catastrophe ou l’extraordinaire. Rien au milieu.

 C’est vraiment pas clair ton histoire dit le dibbouk , t’as besoin de raconter ta vie, tu peux pas foutre un peu la paix aux gens ?
Il veut arrondir les angles il me fait un sourire édenté. Ecoeurant.