Ça ne me fait rien de quitter un cercle, de rejoindre ou non un autre cercle, d’être seul. Ça ne me fait rien d’être seul. Pas doué, certainement. On ne peut pas dire que je n’ai pas essayé, et pas qu’une fois. Ce n’est pas maintenant que je vais faire des efforts pour ça. Et les livres suffisent. Je ne pourrai pas tous les lire, mais leur présence suffit. Comme autrefois sur le portail, à côté de "chien méchant", sur les petites maisons dans l’arrière-pays, ça me suffit. Parfois, les femmes manquent, les hommes moins. Mais là, rien ne manque, le fantôme a disparu. Et je préfère être seul au milieu des autres, c’est ce que je préfère, et tout seul avec moi-même, bien sûr. Moi-même, un autre parmi les autres. Ils sont tout autant seuls, le savent-ils ? Ils ne le savent pas. La plupart ne le savent pas. Pas à ce point-là.
Je rentre dans les cafés, m’installe à une table, déplie un journal, vide mon poisson ; les boyaux poissent le papier et mes doigts. Je ne lis pas les gros titres, ça ne m’intéresse pas, ni les petits, ni la petite casse, rien. Cette fameuse solitude comme l’ennui qu’ils fuient, ça ne me dérange pas non plus. Aucune jalousie à présent, pas de malentendu. Au contraire, je préfère ça plutôt que tout ce charabia, tout cet étalage de poncifs, de sentiments superficiels, ce cinéma perpétuel. Et parmi tout ça, le pire, ce que je hais le plus, c’est ce qu’il me faut afficher pour avoir l’air d’en être. Non merci ; très peu pour moi. Sauf quand je ne peux pas faire autrement, évidemment, quand c’est intenable. À ce moment, c’est à regret forcément que je lâche le manche du couteau et le poisson. Je regarde tout autour, on ne sait jamais, ça fait du bien de ne pas savoir, de se dire qu’on ne sait rien.
Il y a de l’assassin en moi, sûr que je peux tuer, mais avec un silence, une absence. Le couteau, c’est pour le poisson. Et je n’y pense plus, jusqu’à ce que parfois il m’arrive — avec regret ou remord — d’y penser. Pas très longtemps. C’est fugace. La sauvagerie revient vite et c’est ça l’important, le plus important : cette liberté de toujours tout refuser en bloc, cette solitude, cet ennui. Peut-être les emblèmes à la fin d’une ruralité première, mon côté paysan. Une fois, je crois, ma mère remonte jusqu’au Moyen Âge, la généalogie devenant son dada, et voilà : des journaliers, de père en fils — et rien à voir de son côté, voilà, c’est dit : — des aristocrates, des artistes, des voyageurs se délectant du spleen d’exister. Sans doute que ça s’oppose comme les charges positives et négatives en électricité, ces deux côtés : entre le journalier et le gandin, un dialogue incessant, chacun veille sur son bout de gras. Une altercation continuelle, je ne sais pas. C’est une manière de voir les choses, de vouloir, en tout cas, leur donner du sens. Avec toujours la peur que rien n’ait de sens comme motivation première. D’autant plus pressé d’en trouver que ça n’existe pas.
Je prends connaissance de la proposition numéro trois hier soir, ou très tôt ce matin, je ne sais plus. Écrire deux textes presque identiques, à part deux ou trois modifications, des erreurs comme dans l’ancien jeu où il fallait découvrir, dans une image ou un dessin, les anomalies. J’ai toujours été fort à ce jeu, plus que ma grand-mère qui jouait avec moi. Le journal posé sur la toile cirée de la salle à manger, le programme télé. C’est un peu plus compliqué que dans les illustrés, mais guère. Une telle rage en moi, exigeante, tellement pour s’attacher à relever les anomalies. Rare que la moindre alors m’échappe. Comme dans la vie de tous les jours, toute une vie livrée aux transports en commun pour s’entraîner. Le matin, le soir, à observer, dans le train de banlieue, de Parmain à Pontoise, puis ensuite le RER, de Boissy à la gare de Lyon, et encore tout le réseau souterrain, le labyrinthe des métros. Un chef d’orchestre doit faire ainsi : surveiller tous les instruments à la fois, toujours à l’affût des couacs. Et plus ça va, plus on comprend à quel point on ne sait rien de la musique, que le bémol comme le dièse masquent les quarts de ton, dissimulent de plus profondes harmonies. Le monsieur se mouche, la dame renifle, la pancarte Joinville-le-Pont s’enfuit en sens inverse, la noirceur du tunnel peu avant Vincennes ; tout ça fait partie de la musique, un jour ou l’autre.
Il y a toujours devant l’oulipien une réticence, proche de celle qui m’accompagne au bord de la mer, en périphérie des piscines, à l’entrée des cafés, sur les terrains de boules. S’y jeter sans réfléchir trop, comme sur une toile en peinture, c’est sans doute ce mauvais moment à dépasser, le plus difficile. Parce qu’on s’en fait tout un monde. Et une fois qu’on y est, ce n’est rien. Pas si différent du reste. Enfin, par ricochet, le reste ne vaut pas mieux, j’essaie de préciser. À la fin, c’est égal. Au début, immobile à regarder le monde, on ne se sent pas si mal mais pas si bien non plus. C’est bizarre, voilà. Quelque chose comme une oscillation de pendule, un truc magnétique, on sent qu’on peut perdre le contrôle du corps, de l’équilibre, à tout moment, que c’est indépendant de toute volonté, que l’obstination peut ne pas tenir aussi longtemps qu’on le veut, qu’on l’aurait souhaité. Et puis le passage à l’acte peut advenir aussi n’importe quand, n’importe comment. Et puis merde, je plonge, et voilà on y est, on en est. Et ensuite, on s’en veut toujours un peu, enfin c’est pour essayer de se raccrocher aux branches, de vouloir récupérer un peu de cette dignité qu’on pense avoir souillée. La bagarre entre journaliers et propriétaires, on la retrouve là encore. Car la dignité c’est la seule chose qui reste aux pauvres et je ne parle pas d’argent bien sûr, mais d’âme, et c’est pour ça qu’il en faut une, certainement.
En même temps, la cour de récréation revient, ce pourrait être aussi facile que ça. Il y a des gamins qui jouent et je suis là, j’arrive et je me demande ce qu’ils fichent. Ils ont l’air de bien s’amuser. Je m’amuserais bien aussi si je m’écoutais un peu. Mais non, je n’ai pas le temps, pas la place, pas l’espace ; je vois un groupe de gamins qui jouent et ma solitude aussitôt m’emporte loin d’eux. Je sais que ce sera inutile, que je ne pourrai pas me leurrer jusqu’au bout, qu’à un moment ou l’autre le chef d’orchestre repérera un couac — il le faut, le fameux couac — que ça repoussera encore plus loin les limites de l’harmonie. Qu’il lui faudra tuer encore beaucoup de monde, des familles entières pour leur ouvrir le ventre, récupérer leurs boyaux, créer son propre instrument avec ça.
C’est dimanche, mal dormi encore, des rêves sans queue ni tête. Mais il fait beau comme dans l’enfance.