Nous vivons de toute façon dans une simulation. Hier, je suis resté stoïque quand la mâchoire inférieure de L. a acquis une autonomie spectaculaire vis-à-vis de la supérieure en particulier et de son visage en général. Il faut désormais s’attendre à tout. Et sûrement au-delà. Donc, flegme. On ne voit cela que dans les cartoons d’habitude. Eh bien, il me sera encore infligé ça à plus de 64 ans. Voilà ma vie. Reste à savoir si je suis seul, enfermé quelque part sous une montagne, sur une planète lointaine, au fond d’abysses insondables mais seulement connus de moi, ou bien à me lamenter par intermittence, dans une cellule capitonnée, camisole rembourrée, chants d’oiseaux réconfortants à heure fixe, en contrepoint de l’ordinaire égosillement d’un coq enroué.
Ce dévalement, de plus en plus rapide, aussi rapide que fugace. Comme si soudain la ligne d’horizon se prenait d’une incontrôlable envie d’obliquité, tellement penchée tout à coup. À hurler. Et bien sûr, nul autre que moi ne s’en aperçoit. Car il faut, bien entendu, supporter la malédiction d’être seul à voir ces choses. Tout le monde allant et venant comme une vague puis s’échouant, à la renverse, sur la droite, et pourtant continuant de déclarer que non, que tout va bien, qu’il suffirait, n’est-ce pas, simplement de marcher droit, d’avoir foi en la loi de la pesanteur.
Et, était-ce aussi dans un rêve, au plus profond de la nuit noire, entre des draps glacés par la fièvre, que j’aperçus pour la toute première fois, c’était hier, ces horribles créatures, à vingt bras ou tentacules, vivant dans les profondeurs abyssales sous les glaces du pôle Sud. Si horribles de prime abord, ces créatures me devinrent rapidement familières. Comme si moi, j’étais l’une d’elles, nageant auprès d’elles. Mais frappé d’une étrange malédiction : celle de pouvoir prendre du recul pour voir l’ensemble. Et la migraine arrive presque aussitôt quand je me pose la question : quel ensemble ?
Peut-être sommes-nous, tous autant que nous sommes, les silhouettes et le décor tout en même temps, d’un rêve de méduse. Cnidaria, un embranchement aquatique très ancien, à 99% d’eau de mer, présente, au fond de l’imagination cosmique depuis le tout début, flottant gracieusement dans le liquide amniotique général. Avec l’âge, on peut sans doute se prendre d’affection pour ces êtres translucides, effarants de pâleur, après la dose nécessaire de frayeur qu’ils nous injectent, suscitant le désir irrépressible de les voir. Un spectacle qui se mérite, si j’ai bien compris.
Et puis elle arriva, comme d’habitude, quinze minutes en avance, pas moins. La petite S. Elle dégaine aussitôt son portable pour me montrer son travail de la semaine. Un beau portrait en noir et blanc (un peu trop gris, sans assez de contraste, mais on loue l’effort, l’assiduité, on l’encourage). Et de causer pendant deux heures ensuite avec K., car elles ne furent que deux hier matin. Vacances obligent pour les autres. Et d’entendre sur la Russie beaucoup de choses, sur l’enseignement notamment. Et la joie incommensurable pour S. lorsqu’elle arrive à l’école en France et voit le niveau tellement bas. Les doigts dans le nez. Et là, parole, je l’ai vue, les deux doigts enfoncés dans les narines, au moins la première phalange si ce n’est plus. Et de parler, parler, parler. Un vrai moulin à paroles. Comme si soudain j’assistais à une sorte d’expansion. Voilà, c’est cela, l’expansion d’une parole, qui, ne rencontrant plus de frontière, dévale dans l’espace, s’y introduit, coupe des haies, brise des arbres, met à bas des grillages — envahit l’espace sonore de l’atelier tout entier — tout l’intérieur de mon crâne. Et en plus, une parole qui ressemble à de la propagande comme deux gouttes d’eau. Qu’il faut travailler dur pour gagner des médailles. (Elle sort de sa poche une grosse médaille attachée à un ruban bleu, blanc, rouge, se rengorge, fière, et c’est ainsi que j’ai compris que les Russes avaient, d’une certaine manière, déjà envahi la France.) Mais je ne pipe mot, secret de Polichinelle. Et d’un coup de nageoire ou de tentacule, je retourne dans mes familières ténèbres, tout à fait préférables à cette réalité en carton-pâte.
Les homoncules s’agitant vainement, censés nous diriger, me paraissent de plus en plus déformés. Leurs visages, au travers des ondes hertziennes, subissent des avaries quand ils apparaissent via le tube cathodique à la surface de l’écran. J’essaie de le dire à S., mais elle m’envoie bouler. Elle ne veut surtout rien entendre. Ce qui fait que je redonne de plus belle un nouveau coup de nageoire ou de tentacule pour m’enfoncer chaque jour encore un peu plus loin vers les abysses. Je cherche, mais j’ai bien peur d’avoir déjà trouvé. L’alchimiste qui crée les homoncules, je le croise de plus en plus souvent dans la salle de bain. Il vit entre le mur et la surface du miroir, c’est évident.