Soudain. Ce mot n’est pas mien. Il provient d’un texte lu un jour. Une histoire. Soudain il se passe quelque chose. Soudain, ce n’est pas plus compliqué que ça, il suffirait d’écrire le mot pour qu’il se passe quelque chose. Mais la plupart du temps, c’est un réflexe. Un programme.

Parfois. Est-ce que je dis parfois en dehors de la page ? Jamais. Parfois, une lueur de lucidité. J’adorerais. Cependant non plus, pas bien usuel, trop livresque encore. Je n’adore pas grand-chose à haute voix. Même rien du tout. Du moins — ce qui provient du moins — du retranché, du moins que rien surtout. Le plus souvent, je ne dis pas que j’adore quoi que ce soit. C’est une sensation sur laquelle je colle un mot quand je veux l’écrire, et tout de suite c’est beaucoup trop exagéré. Je. Enfin quelqu’un tout de suite s’en aperçoit. Tu écris soudain, parfois, du moins, je, sans réfléchir. Comme un programme, tu débites.

Pourquoi prendre la rue comme étalon or du langage, comme mesure ? À chaque fois, c’est comme ça. Tu t’en vas dans un style que tu imagines littéraire, puis tu fais marche arrière, et tu reviens à la rue. La rue n’est pas une rue de la ville, c’est une rue de village. Il faut se méfier de ce que l’on dit dans une rue de village, car tout se sait. Si tu veux te distinguer, ce sera à tes risques et périls. Le risque et le péril sont des mots lus dans les livres. Dans la rue de ton village, ils ne te viennent pas à l’esprit. Le danger n’en est pas moins là.

Beaucoup de choses, la plupart, viennent de tes fréquentations. Tu fréquentes une telle, un tel, et tu te mets à causer comme eux. Tu l’as souvent remarqué. Un genre de compromis fâcheux, au détriment de ton intégrité. Tu ne veux surtout pas dire qui tu es, tu sens que ce serait trop dangereux. Tu pourrais te désintégrer aussitôt qu’être vu. Écris-tu pour retrouver cette intégrité ? C’est possible. Ce n’est pas certain, c’est seulement possible. Seulement. Cet adverbe te dit encore quelque chose. Tu cherches à être seul pour te retrouver. Retrouver quoi, tu ne le sais pas. Aucune idée.

Quand tu peins, c’est la même chose, et là, aucun doute. Tu cherches à peindre n’importe quoi pour arriver au bout. Au bout du bout. Peut-être tomber sur le pot aux roses, la source du n’importe quoi. Le doute, désormais, marque un coup d’arrêt. Tu ne peux plus peindre comme ça. Comme si tu avais été expulsé de l’enfance une seconde fois. Ça fait mal. Pour l’écriture, c’est pareil. Tu t’expulses au ralenti de mille enfances. Ça fait mal.

J’écris ça. Puis je me demande si j’ai bien fait. Papa, maman, est-ce que c’est bien ? Toujours, mais maintenant c’est à l’intérieur, chaque acte passé à ce crible. Se dire "je m’en fous que ça soit bien", ce serait logique. Évacuer le jugement, les arbitres. Mais quand même, se retrouver en roue libre nécessite un sens de l’équilibre. Voilà, c’est ça. Le sens de l’équilibre. Je m’y retrouve. C’est toujours ce qui me guide dans la peinture, plus que toute autre pensée. Un sens très personnel de l’équilibre, venant de déséquilibrer tout. Comme un chien dans un jeu de quilles — cette expression si souvent entendue, intégrée depuis belle lurette.

Hier, en conduisant la nuit sur l’autoroute. Peut-être à cause de Sarraute. Peut-être parce que je suis un peu schizophrène. Je me suis vu comme une illusion. C’était bien. Ça n’a pas duré longtemps, quelques secondes. Une méta-position. Une décision a flotté près de moi, côté passager (là je glisse vers la littérature). J’ai décidé de fréquenter certains écrivains encore plus assidûment. Assidûment, ça doit vouloir dire sérieusement. Et encore ce gouffre. Je découvre que je ne sais rien, mais alors rien du tout. Je tombe, c’est sans fin.

Personne. Il suffit de l’écrire pour être dans la grotte avec le cyclope. Un géant avec une glande pinéale hypertrophiée. Un moi poussé à outrance. Le récit en fait un imbécile qui bat la campagne en criant "c’est personne". Drôle, pathétique.